Stabs à Schœnbrunn

Littérature[1].

Stabs à Schoenbrunn.
(1809.)


Les faits historiques sont toujours dénaturés par ceux qui veulent les décrire d’après des causeries fugitives.
Napoléon.

Il y a vingt ans ! c’était l’heure où la garde montante s’assemblait dans la cour du château. Ces vieux soldats qui décidaient les batailles étaient là, immobiles, attentifs, et la foule arrivait de Vienne pour voir défiler les vainqueurs des rois.

Le chef de ces Français, ce chef dont les nuits s’écoulaient dans le travail, et le jour dans les revues, les marches et les combats, allait passer devant les rangs, et, tandis qu’au pied du perron du château il donnait audience à tous ceux qui se présentaient à lui, tandis qu’il lisait les demandes, accordait des grâces, et parlait à cette foule qui le pressait, son œil d’aigle embrassait tout, et le moindre mouvement échappé à la surveillance d’un de ses soldats eût été remarqué par lui.

Tout à coup un homme au maintien sombre, au regard fixe, un placet à la main, apparaît à ses côtés.

Que veut cet homme ? dit-il à Rapp. Et Rapp, sans répondre, s’élance entre Stabs et Napoléon ; il mesure des yeux l’inconnu et l’a deviné… C’était encore un instrument ou plutôt une victime du fanatisme.

On se saisit de Stabs, et l’on trouve sur sa poitrine un large couteau… On l’interroge, et il répond qu’il voulait tuer Napoléon.

L’Empereur le fait venir devant lui : « Que voulais-tu de moi, jeune homme ? »

— Vous tuer ? — Que t’ai-je fait ? — Rien, mais vous asservissez l’Allemagne, et en bon Allemand, je dois délivrer ma patrie. Je suis du Tugend-Bund[2], c’est dire votre ennemi.

— Mais que ne te plaçais-tu dans les rangs de ceux que j’ai vaincus ? Tu m’aurais combattu en homme d’honneur et en véritable ami de la vertu.

— J’ai long-temps médité, et j’ai fini par armer mon cœur de résolution et ma main d’un glaive… Je saurai attendre la mort sans crainte et la recevoir avec courage. Des siècles muets ne me succéderont pas, et mon nom traversera la nuit des temps ; je mourrai pour la liberté !

— Pauvre jeune homme, dit Napoléon, son exaltation est arrivée jusqu’à la folie ; et il s’éloigna !…

Tel fut le choc de l’aveugle audace contre le géant des batailles, et pourtant un faible coup de cette main novice eût ébranlé le monde.

Tandis que cette grande scène se passait, j’étais là, moi, jeune de cœur et d’années, mais faible comme le roseau du Prater[3] ; car mon sang avait coulé pour la gloire de mon pays. Encore convalescent, j’étais placé sur l’une des marches du perron, appuyé sur la balustrade, je laissais aller mes pensées aventureuses. Je regardais avec orgueil ces milliers de soldats, foulant comme moi le sol de l’étranger. Elle n’était point à nous cette terre, et nous paraissions être plus que ses maîtres ;… nous passions seulement, mais nous passions en vainqueurs !… Ah ! premières impressions de la gloire, vous êtes donc bien puissantes, puisqu’après vingt années vous remuez encore avec tant de force l’ame d’un vieux soldat.

J’étais heureux d’appuyer ma faiblesse sur la force de ces braves que l’univers admirait. Je me plaisais aussi à comparer leur témérité dans les combats à leur douceur inoffensive chez les vaincus ; et dans le cercle des idées qui m’occupaient, je pensais que, pour récompenser leurs immenses travaux, le Ciel leur réservait peut-être une amie née dans ces climats.

Le soleil se reflétait sur leurs armes brillantes ; le ciel était serein. C’est une belle chose qu’un beau jour pour une ame préoccupée ! Tout paraissait sourire à ma naïve imagination, à mes désirs. Un seul faubourg de Vienne, un seul hôtel absorbait ma pensée ;… et tandis que Stabs creusait un tombeau… moi, simple, je rêvais amour.

Stabs, entraîné et disparaissant comme par enchantement ; les troupes défilant au pas accéléré ; l’artillerie légère exécutant un mouvement rapide, qui éleva bientôt un nuage de poussière au travers duquel les curieux ne distinguaient par intervalle que les lignes cadencées de nos soldats, toutes ces circonstances m’avaient paru si promptes, si soudaines, que mon imagination me les rendait en masse et confusément. J’avais besoin d’être seul pour les élaborer, pour les comprendre. Troublé, interdit, je repris tristement la route de Vienne, péniblement occupé de cette scène si inattendue, dont quelques officiers, blessés comme moi, et placés derrière l’Empereur, avaient pu seuls suivre la rapidité et les premiers détails. Quoi ! me disais-je, la vertu peut commander un crime ! La justice pourrait donc aussi devenir le jouet de nos caprices ! Quel labyrinthe ! Abandonné dès l’âge le plus tendre, élevé dans les camps, comment me diriger ? où trouver un guide sûr ? Chacun me répondra avec son opinion ou suivant son intérêt. N’importe, je sens au fond de moi une répulsion contre une semblable action. Brutus, Clément, Ravaillac, ce Turc qui poignarda Kléber, et tous les fanatiques, me semblent criminels. Ce n’est peut-être que la sensibilité d’un cœur honnête, eh bien ! je bénis ce sentiment, c’est un ami fidèle qui, j’espère, me restera toujours.

Cependant le soleil achevait paisiblement sa carrière : ce sublime témoignage de l’ordre immuable établi par l’Éternel me faisait honte pour l’espèce humaine. Cette calme et grande nature semblait ainsi regarder avec mépris les agitations de pygmées…

Entraînées par ce tableau, mes pensées s’élançaient dans le vague de l’avenir… Un bruit lointain arriva jusqu’à moi. Il partait de Vienne. C’était le glas de la mort… Je m’arrêtai involontairement, et puis faisant un retour sur Stabs, je me rappelai les traits de cet inconnu, ce placet qu’il montrait sans cesse et ne remettait jamais. Je me rappelai sa blonde chevelure, ses yeux bleus, mais fixes et hagards ; sa démarche incertaine, une allure enfin qui peignait la volonté de la pensée et l’hésitation de l’âme. Non, me disais-je, l’heure du crime n’avait pas encore sonné pour toi… ta tête était exaltée par le fanatisme, mais ton cœur est resté pur. Le monde ne peut te pardonner, mais Dieu te jugera.

C’est ainsi que seul et pensif je m’acheminai vers la ville. C’était la fin d’une belle journée, c’était le moment silencieux qui termine les agitations du jour et précède le calme de la nuit, moment où l’ame rêveuse est ouverte aux émotions douces et mélancoliques. Les premières teintes du soir commençaient à m’environner… Je soupirais en pensant à la fragile destinée du bonheur. Louise ! avait dit l’infortuné, et ses yeux, sa pensée, sa vie, s’étaient fixés sur une légère esquisse qu’il tenait à la main. Vainement avait-on employé les menaces et les promesses ; vainement avait-on cherché à tirer la lumière de ce sombre chaos, il n’avait rien dit… Sa main, vierge de crime, s’occupait à presser l’image de son amie, et sa bouche pure allait lui donner le soupir d’adieu. J’approchais d’Alster-for-Stadt[4], mais j’étais mal. L’ombre du soir, le tintement monotone de cette cloche funèbre, enfin les dernières feuilles de l’automne qui tombaient à mes pieds, tout s’attristait autour de moi… J’essuyai mes paupières humides, et je me dis alors que le bonheur était un être solitaire et mystérieux ; que l’homme ne devait le chercher ni dans l’éclat ni dans la renommée, qu’il fuyait le tribun du peuple comme le plus grand des monarques, et que celui qui, sans ambition, pouvait cacher sa vie au monde, et la remplir par les affections de l’ame, était le plus heureux.

(Extrait d’un ouvrage inédit intitulé : Esquisses, Souvenirs et Traditions, par le baron de Mortemart-Boisse.)
  1. Nous venons d’ajouter aux divisions déjà adoptées pour cette Revue une section destinée à la Littérature. Il nous a semblé qu’un recueil spécialement consacré, comme celui-ci, à constater la marche toujours progressive des connaissances humaines sur tous les points du globe, devait laisser quelque place à l’une des branches les plus étendues de la science. À l’instar même des Revues anglaises les mieux accréditées, qui aux documens sérieux de la philosophie et de l’histoire font succéder les sujets plus légers de la poésie, nous insérerons ici quelquefois des fragmens poétiques, contes fantastiques, des ballades, etc., qui nous paraîtraient empreints d’une couleur vraiment originale. C’est dans cette nouvelle section que se trouveront également les chants populaires, guerriers ou religieux, les fables et les traditions mythologiques, etc., qu’on aurait pu recueillir chez des nations jusqu’à présent peu connues ou peu explorées.

    Enfin nous consacrerons, toutes les fois que l’occasion s’en présentera, des sections spéciales pour les sciences, les arts, et généralement pour chacune des grandes divisions soumises à l’investigation de l’esprit humain.

  2. Association des amis de la vertu.
  3. Le Prater est à Vienne ce que les Champs Élysées sont à Paris, c’est la promenade de la bonne compagnie. Le Prater est entouré par les eaux du Danube, et ses bords sont couverts de la plus riche végétation.
  4. L’un des faubourgs de Vienne.