A. Quantin, Imprimeur-éditeur.

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


S P U L L E R


PAR


HECTOR DEPASSE



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1883




SPULLER


1863-1882



Il y a en tout homme public un trait qui le caractérise aux yeux de ses contemporains, qui, rejetant dans l’ombre ses qualités et ses défauts, apparaît de loin à la foule. Ce trait est le seul qui compte pour la généralité de l’opinion ; il semble constituer à lui seul le personnage tout entier.

Le suffrage universel a trop d’affaires à suivre au jour le jour, trop de noms propres à retenir. Il ne conserve en sa mémoire qu’un point de chaque chose ou de chaque personne. Les nuances lui échappent, les détails ne tombent pas sous ses sens. Il ne se livre pas aux analyses de la psychologie et de la critique. On aurait tort de le lui demander : ce n’est pas son métier.

Ce procédé de l’opinion est, pour les uns, l’occasion d’un gain immense, et pour d’autres, il devient la source de pertes incalculables. Le point dominant est-il heureusement situé, en harmonie avec le goût, les passions, les préjugés du jour, tout est bien : voilà un homme sauvé ! Il n’y a presque pas de fautes qu’il ne puisse commettre impunément. Le point qui tient lieu de tout le reste paraît-il choquant au plus grand nombre, c’en est fait, vous pouvez vous retirer du monde, ou tout au moins vous en éloigner pour dix ans avec vos mérites et vos vertus inutiles.

Le plus singulier encore, c’est que ce fameux point dominant n’est pas toujours en vous-même ; il est quelquefois hors de vous, dans votre entourage, dans les circonstances de votre existence, dans les conditions extérieures où vous avez un jour parlé et respiré. Vous avez beau faire, vous ne sortirez plus de ce cadre où le hasard vous a mis. Il tient à votre peau. Il fait partie de vous-même, il est vous-même. Ce n’est pas vous qui vivez, c’est votre cadre qui vit pour vous ! Le tableau possédera en vain les couleurs les plus vives et les marques les plus certaines de l’originalité : le grand public qui vote et lit les journaux ne connaît, vous dis-je, que le cadre.

Qu’est-ce que M. Eugène Spuller pour l’immense majorité de l’opinion ? C’est l’ami de M. Gambetta, le séide de M. Gambetta, l’alter ego de M. Gambetta, suivant les expressions variées des partis, mais toujours quelqu’un qui ne vit qu’en M. Gambetta et ne paraît exister que parce que Gambetta existe… C’est là M. Spuller, hélas ! Il faut dire maintenant c’était, car il a perdu son ami, celui par lequel il semblait être, et il est demeuré debout dans ce grand deuil, étonnamment calme au milieu de ce désert immense dont il a dû avoir l’impression soudaine et profonde. Il n’a plus eu d’autre appui que sa valeur propre, sa conscience et son patriotisme, et il s’est trouvé que c’était assez.

Cette amitié inaltérable de vingt années qui a uni Gambetta et Spuller, cette intimité sans nuage d’une si longue durée dans un temps si orageux, à travers tant de révolutions, parmi tant de ruptures violentes entre les hommes et les partis, est un des problèmes non seulement de l’histoire politique, mais de l’histoire morale de nos jours. Il serait difficile de dire si elle a fait plus d’honneur à M. Gambetta ou à M. Spuller, et si le second, à ne regarder que le train ordinaire des ambitions de ce monde, et suivant le sens banal des mots, y a plus gagné ou plus perdu. Le gain pour M. Spuller, et dont il est seul à connaître le prix véritable, fut la possession et la culture de cette amitié qu’il n’eût sacrifiée à aucune autre jouissance, où il s’est plu à mettre le charme et l’honneur de sa vie ; la perte, pour celui qui regarde les choses du dehors, c’est la difficulté extrême où s’est trouvé désormais M. Spuller d’avoir des qualités politiques qu’on voulût bien lui reconnaître en propre et de faire, comme on dit, sa fortune, d’arriver aux situations officielles que lui promettaient ses talents.

Un peu plus éloigné de M. Gambetta, il y a longtemps que M. Spuller eût été ministre. Tout l’y portait, la fermeté comme la modération de son caractère, le sérieux de sa vie, l’étendue variée de ses connaissances, son ardeur infatigable au travail.

Aussi près de M. Gambetta qu’il l’était, M. Spuller ne pouvait pas être d’un gouvernement dont M. Gambetta n’était pas : il lui était même très difficile d’en être, à son vrai rang, lorsque M. Gambetta en était. Telle est la fatalité des situations. M. Spuller, il est vrai, a montré par toute sa vie qu’il préférait cette situation à toute autre, qu’il mettait sa principale ambition à la conserver intacte, qu’il s’estimait plus heureux d’être éternellement l’ami de M. Gambetta que de voir inscrire son nom sur les listes des ministères qui durent un trimestre.

Dans sa déposition devant la commission d’enquête nommée par l’Assemblée nationale pour examiner les actes du Gouvernement du 4 septembre, M. Spuller a défini lui-même en ces termes sa situation auprès de son ami :

« J’étais lié avec M. Gambetta d’une amitié intime depuis près de dix ans ; je l’avais suivi dans toute sa carrière politique. J’avais mérité sa confiance, et, le jour où il a été appelé aux affaires, il lui a semblé que ma place naturelle était auprès de lui, sans qu’il eût jugé à propos de me donner aucune espèce de titre, tel que celui de secrétaire général du ministère ou de secrétaire particulier du ministre, ou de directeur de tel ou tel service. Mon nom n’a jamais figuré au Journal officiel et je n’ai jamais touché de traitement. Associé à lui dès le 4 septembre, j’ai vécu pour ainsi dire de la vie de M. Gambetta. »

Une amitié aussi haute et aussi constante, dans une liberté entière, avec un désintéressement sans mélange, paraîtra l’une des originalités morales de ce temps, surtout si l’on considère que l’ami le plus puissant des deux était simple citoyen d’une république démocratique, qu’il ne pouvait exercer autour de lui aucune discipline effective ; qu’il était personnellement exposé au flux et au reflux de toutes les variations populaires et parlementaires, et ne possédait enfin d’autre prestige aux yeux de ses amis que celui qu’il tirait de sa propre fidélité, de son patriotisme et de sa belle humeur.

Quand on fera la véritable histoire des hommes de la troisième république, qui ont pu diriger et gouverner la France pendant plus de douze ans à travers des difficultés inouïes ; quand on demandera la véritable explication de leur force, de leur durée, de leur obstination invincible contre tous les coups de l’adversité et des partis, on trouvera à ce phénomène des causes diverses : la sympathie du pays, la confiance du suffrage universel, la division des groupes monarchiques ; mais on dira peut-être aussi que cette amitié rare a été l’un des élements moraux de cette force et l’une des conditions de cette durée. Nous ne parlons ici que de M. Spuller et de M. Gambetta. C’est entre eux deux que l’amitié a été la plus célèbre et la plus évidente. Il y aura plus tard d’autres noms à citer. On trouvera, au centre du parti républicain, un faisceau moral dont aucun autre parti peut-être n’a offert l’exemple, et il faudra reconnaître que ça été une des causes de la constance de ses succès.

M. Gambetta a une confiance sans bornes dans la suite des événements qui doivent donner raison à la république progressive et réformatrice ; rien ne l’abat ni ne le dérange ; il est toujours au-dessus de sa fortune, il accepte les hommes et les choses sans discussion et les emporte dans son mouvement, au risque d’être trompé, trahi ou mal interprété. Il a la confiance absolue qu’il mettra tous les caractères à son point et qu’il fera servir tous les talents aux desseins de sa politique patriotique. M. Spuller paraît plutôt enclin à y regarder à deux fois ; il analyse les situations, il scrute ses interlocuteurs. L’optimisme imperturbable n’est pas du tout son fait. Il a plutôt la défiance de la nature humaine. Ces oppositions servent à l’amitié, quand elles vont avec des principes communs et avec une estime réciproque.

Tous les recueils de biographies contemporaines vous apprendront que M. Spuller est né à Seurre (Côte-d’Or), en décembre 1835, d’une famille d’agriculteurs et de commerçants, qu’il fut élevé à la campagne auprès de son grand-père, et qu’il y demeura jusqu’à l’âge de douze ans. En 1847, il alla continuer ses études au lycée de Dijon. On a dit qu’il était par nature un homme des champs, un paysan qui s’en va par le monde à grands pas tranquilles, d’un pied un peu lourd, habitué à fouler la glèbe, avec un air méditatif et scrutateur, presque timide, vite inquiet, et pourtant brave au péril et infatigable au travail ; qu’on n’arrachera pas plus du terrain qu’il a choisi et où il entend se tenir qu’on ne déracinera le chêne à l’ombre duquel il a grandi. Il y a du vrai dans ce jugement. Où M. Spuller est planté il demeure ; vous pouvez faire le tour de la terre, vous le retrouverez à la même place. S’il se met à creuser son sillon, il passera et repassera sur la même trace, sans connaître l’ennui ni la peine, toujours creusant plus à fond, suant et piochant, assez rafraîchi par la pensée riante de la moisson qui va germer.

Que de sillons égaux et droits ! quelle innombrable quantité de lignes il a tracées dans les journaux de ce temps ! C’est que notre plume est aussi une charrue à sa manière, ni moins lourde ni moins féconde que l’autre parfois. Quand la moisson s’appelle la République, le droit, la liberté, c’est aussi une belle moisson. Dans ce champ-là, depuis vingt ans, M. Spuller a été un des grands laboureurs et un des grands semeurs.

Apres avoir terminé ses études classiques au lycée de Dijon, c’est encore dans cette ville qu’il fit son droit, et il n’avait pas bien loin de trente ans quand il vint prendre sa place au barreau de Paris, en 1862. Sa jeunesse laborieuse et sévère était arrivée presque à la maturité quand il parut pour la première fois dans la capitale et dans les milieux où s’élabore la politique. Au Palais, il rencontra M. Léon Gambetta, de quelques années plus jeune, qui était alors dans la fermentation de la période orageuse et qui à tout propos, sur tous les sujets, lançait autour de lui les premiers éclairs de son éloquence. Les observateurs se disaient que de ce chaos étonnant, plein de feu et de fumée, une création devait sortir, on ne savait encore laquelle. M. Spuller, avec ses habitudes de méditation approfondie, vit peut-être dès ce moment plus profond que personne. Il est certain qu’il se lia dès lors très étroitement avec Léon Gambetta ; il l’aima et le comprit mieux que les autres ne savaient le faire. Cette liaison de hasard allait devenir cette forte et puissante amitié que n’ont pas altérée vingt années de révolutions.

En 1863, M. Spuller commença à se signaler comme un redoutable adversaire des candidatures officielles. Il entra dans la presse militante, il se mit à cette œuvre de labeur quotidien et de lutte sans relâche qui allait absorber sa vie. L’opinion se réveillait de son long abattement, la France reprenait conscience d’elle-même ; libéraux et républicains travaillaient ensemble à restaurer le régime du droit commun et de la liberté politique, sans lequel la vie nationale allait devenir impossible, quittes à voir plus tard si les résultats de leur double effort profiteraient à une monarchie constitutionnelle ou à une république parlementaire. M. Spuller collabora à un grand nombre de journaux et de recueils : au Nain Jaune, au Journal de Paris, où l’on voyait alors réunis des hommes qui ont pris depuis lors des chemins différents ; à l’Encyclopédie générale, qui contient entre autres articles de lui une très remarquable étude sur l’Allemagne, du Grand interrègne à la bataille de Sadowa; puis il devint l’un des principaux rédacteurs de la Revue politique, où se rencontraient MM. Challemel-Lacour, Gambetta, Allain-Targé, Jules Ferry, Henri Brisson, presque tous ceux qui depuis ont le plus contribué à la fondation et à l’affermissement de la troisième république. Il créa, avec le concours de son frère, plus tard préfet de la République, une feuille hebdomadaire, le Journal de Langres, qui s’adressait surtout aux habitants des campagnes. Aux élections de 1869, M. Spuller fut chargé de rédiger la fameuse pièce, appuyée des signatures de quinze cents électeurs, par laquelle M. Émile Ollivier était déclaré indigne. Son parti et ses amis lui ont fait souvent le même honneur dans des circonstances graves. Il possède, en effet, à un degré éminent les qualités de style et de pensée les plus propres à la rédaction de ces documents politiques qui doivent contenir le programme d’un groupe : l’expression générale qui embrasse les nuances, la solidité et la vigueur que le suffrage universel attend de ceux qui s’adressent à lui, le détachement de toute espèce de luxe superflu, l’abnégation littéraire, cet esprit de sacrifice si rare chez les hommes de plume, qui les fait renoncer à leur goût personnel pour mieux atteindre le but commun. Ces qualités, qui sont des vertus politiques naturelles chez M. Spuller et cultivées par le long effort de la volonté, ont fait de lui le meilleur interprète d’une pensée générale.

Avant le dernier plébiscite impérial qui devait être la préparation de la guerre, il publia sa Petite Histoire du second empire, utile à lire avant le plébiscite. Cette brochure d’un format populaire, destinée à la propagande démocratique, fut répandue dans le pays à un grand nombre d’exemplaires : elle servit de modèle à beaucoup de publications du même genre qui parurent dans la suite.

La République, au 4 septembre, fut chargée par l’acclamation populaire de sauver l’honneur de la France. La situation était trop désespérée pour que tout autre gouvernement eût le courage d’en assumer le fardeau. Il n’y a dans les grandes crises nationales que cette illustre parvenue, la République, semblable à un soldat de fortune, qui n’a rien à perdre et tout à gagner ; il n’y a qu’elle pour se précipiter à travers des difficultés surhumaines et retirer de dessous les ruines la patrie expirante, la remettre sur pied, lui restituer en main son drapeau reconquis. Les vieux régimes tiennent trop à l’ombre de vie qui leur reste encore : ils demeurent tranquilles à regarder faire la République. Ils ne vont pas se risquer dans ces formidables parties. La crise à peine résolue bien ou mal, ils s’en viennent réclamer la France pacifiée, qui leur appartient toujours par droit d’aînesse.

M. Spuller, dès le 4 septembre, se fit le collaborateur quotidien de M. Gambetta dans le Gouvernement de la défense nationale. Avec lui, il sortit de Paris en ballon, et les deux amis reprirent terre sur la lisière de la forêt d’Épineuse, à une faible distance des postes prussiens. De là, ils se rendirent à Montdidier, dans le chariot d’un paysan, puis à Amiens au milieu de la nuit. Le ballon de Gambetta et Spuller vaut bien certaine mauvaise barque demeurée célèbre dans l’histoire. Le panier de l’Armand Barbés ne contenait pas la victoire et l’empire : il portait au moins l’honneur de la défense nationale et la fortune de la République.

Dans la matinée du 9 octobre, un train spécial emporta les deux amis vers Rouen et de là à Tours, où M. Gambetta devait prendre si vigoureusement en main le gouvernement du pays. M. Spuller, sans titre officiel, comme il l’a dit, sans place déterminée, devait prendre pour lui-même toute la place que son patriotisme et son intelligence étaient capables de remplir.

Nous savons ce qu’ont fait les autres, nous avons mesuré l’étendue de leur action et défini leur rôle. Nous avons dit : ceci appartient à Gambetta, cela est à Freycinet. Nous n’avons point de prise sur Spuller. Il nous échappe. Nous savons seulement qu’il était dans cette fournaise, dans cet atelier flamboyant de la défense. La fumée et la poussière l’enveloppent. Nous ne le voyons pas, mais nous l’entendons travailler. Et il lui eût été si facile de se faire voir, de nous prendre à témoins de son labeur, qu’il nous plaît et qu’il nous paraît juste de lui attribuer une part de mérite d’autant plus belle qu’il ne nous en a jamais parlé.

Lorsque M. Spuller et ses amis eurent été réduits à l’impuissance de rien faire de plus pour la défense de la patrie, ils ne tardèrent pas à reprendre leur œuvre de propagande républicaine par la plume et par la parole. Ils fondèrent, en novembre 1871, le journal la République française. M. Spuller fut appelé à la rédaction en chef, sous la direction politique de M. Gambetta. Là, pendant cinq années, il s’est livré de nouveau tout entier à ce métier du journaliste, qu’il connaît à fond, où il est passé maître, qu’il a toujours traité avec tant de gravité, de solidité, avec un si vif sentiment du devoir. La nature d’esprit de M. Spuller et la forme de son talent, ses méthodes de travail, sa façon d’entendre le journalisme ont grandement contribué à donner à la République française le ton qu’elle a gardé, et à lui assurer devant l’opinion la grande place qu’elle occupe. Nous savons bien les critiques qu’on a adressées à ce journal et personnellement à son premier rédacteur en chef. On a fait à celui-ci un reproche vraiment terrible : on a dit qu’il manquait de légèreté. Les sylphides du journalisme l’ont trouvé lourd. Il est vrai que pour M. Spuller un journal n’est pas une baraque où des danseurs et des clowns amusent le public de leurs cabrioles. Quand il prend la plume, il se propose toujours de développer quelque vérité utile à la démocratie, de faire comprendre à ses lecteurs les principes et les règles dont l’application est essentielle au bon gouvernement et à la grandeur de la France. Un article est toujours pour lui une démonstration. Le journalisme devient avec lui comme une haute école de politique, et non seulement de politique, mais de morale. Le souci des grands problèmes moraux est naturel chez Spuller et ne le quitte jamais. Il considère sa fonction de journaliste comme une sorte de professorat qui a pour objet l’éducation politique du suffrage universel.

Une autre tendance de son esprit réfléchi et si essentiellement politique est d’aller chercher, parmi les acquisitions de l’expérience ancienne et parmi les ruines du passé, les éléments, les matériaux encore bons qui peuvent entrer dans les constructions de la société nouvelle. Il aime à expliquer à la jeune démocratie ardente et quelque peu présomptueuse, qui se vante de ne compter que sur elle-même, qui fixe volontiers les origines de l’histoire et de la science politique à la date de sa propre apparition dans le monde, il aime à lui expliquer comment il y a des principes certains dont relèvent toutes les sociétés et tous les gouvernements, des vérités fondamentales auxquelles la Révolution française est elle-même obligée de plier son génie pour vivre et pour durer.

Ce n’est pas lui qui sera le flatteur du suffrage, le courtisan de la basse popularité. Il est sans complaisance pour les sophismes, impitoyable aux utopies de ses contemporains et aux illusions de ses amis. Nous voudrions citer quelques lignes parmi ses innombrables articles, lignes caractéristiques, où l’on trouvât réunis le politique et le moraliste, et peut-être ne pourrions-nous pas, dans toute l’étendue de l’œuvre, en rencontrer de meilleures pour notre but que celles-ci, empruntées au hasard à un article d’hier :

« Il est parfaitement certain, car toute notre histoire le prouve, que le parti républicain a constamment promis à la France de lui donner le libre gouvernement d’elle-même, encore faut-il, dit M. Spuller, que ce libre gouvernement soit un gouvernement véritable, sérieux, fort, durable, tout-puissant pour le bien et contre le mal. Qu’est-ce que le bien ? demandera-t-on. Nulle réponse plus facile. Le bien, c’est la liberté dans l’ordre ; c’est le développement de la justice dans les institutions sociales ; c’est la paix, la diffusion des lumières et du bien-être ; c’est, enfin, la France heureuse, respectée, en pleine possession de son génie, de son influence civilisatrice au dedans comme au dehors. Voilà le bien, et ce bien les gouvernements ont pour tâche de l’accomplir…

« Il y en a qui croient que nous allons à une simplification de plus en plus grande du gouvernement dans les sociétés humaines. C’est une profonde et déplorable erreur, qui provient sans doute de l’idée que les gouvernements sont invinciblement associés à la tyrannie pour la servir et la perpétuer. Historiquement, rien n’est plus faux qu’une telle idée… Les gouvernements sont bons ou mauvais, selon qu’ils font le bien ou n’empêchent pas le mal, sous l’influence de causes qu’ils ne portent pas nécessairement en eux-mêmes. Et que parlons-nous d’ailleurs de gouvernement ? Élevons-nous et passons du concret à l’abstrait, du gouvernement à la société, à l’État, qui en est la personnification philosophique et politique. L’État ne peut périr, car ce serait la mort même de la patrie ; on ne peut pas demander le moins d’État possible, car ce serait demander le moins de société policée possible. Nous ne marchons donc pas vers cette suppression de l’État, vers cette abolition progressive du pouvoir, dont on parle, etc… » Voilà un exemple typique des considérations auxquelles M. Spuller aime à se livrer dans son journal ; sans cesse il y revient, il les prend et les reprend, et les tourne sous toutes les faces pour les faire pénétrer dans l’esprit de la démocratie. Le journalisme ainsi compris n’est pas l’art de mettre en œuvre des paradoxes, d’affiler des pointes et d’assembler des jeux de mots, ni de combattre sans trêve le gouvernement quel qu’il soit de son pays et les hommes publics de son temps, avec une fécondité d’injures et une abondance de fiel dont la source coule également en toutes les saisons, ni non plus de traiter chaque sujet avec ce scepticisme léger et stérile qui remue tout et n’éclaire rien. Le journaliste que M. Spuller veut être et qu’il est se donne pour but d’agir sur l’éducation politique de son pays et de le mener au bien et au mieux. Il fait sa principale étude de démontrer chaque jour quelles sont les conditions de la force, de l’honneur et de la liberté de sa patrie. Il s’emploie, suivant ses propres expressions, « à empêcher que le vieux et noble patrimoine de la France ne s’amoindrisse, parce qu’il est la condition nécessaire de son influence et de son prestige au dehors, et que le rayonnement de la France, c’est la part contributive de notre nation dans l’œuvre de la civilisation humaine. »

Voilà les vérités que le journaliste de ce caractère répand chaque jour au courant de la plume. Voilà comme il entend son métier et sa fonction. Par cette conduite soutenue pendant plus de vingt années M. Spuller a honoré la presse française et il a contribué à maintenir le journalisme de son temps à la hauteur où l’avait placé ses devanciers.

Ses cinq années de rédacteur en chef à la République française ont été marquées par deux faits importants : il prit, en décembre 1872, l’initiative du pétitionnement pour la dissolution de l’Assemblée nationale qui réunit plus d’un million de signatures, et au 30 janvier 1876 il fut, toujours simple journaliste, délégué suppléant de Paris aux élections sénatoriales de la Seine : le délégué était Victor Hugo.

Un mois après, aux élections législatives du 20 février, M. Spuller fut élu député dans le IIIe arrondissement de Paris. Il arrivait à la Chambre parfaitement préparé pour les grandes affaires auxquelles il allait être mêlé, instruit de toutes les difficultés de la politique intérieure de son pays, ayant approfondi, pendant de longues années, tous les problèmes les plus considérables de la politique européenne. Les questions d’enseignement et d’Église, où se trouvent engagées si étroitement les destinées de la démocratie républicaine, et les questions de politique extérieure, d’où dépendent l’honneur, l’indépendance, la vie de la patrie, se partagèrent surtout l’attention du nouveau membre de l’Union républicaine. M. Spuller, dès son entrée, eut tout naturellement une place importante dans ce groupe et dans la Chambre. Nommé rapporteur du budget du ministère des affaires étrangères, il exerça une action déterminante sur la réforme extrêmement difficile et délicate des divers services de ce département, où les traditions monarchiques étaient demeurées maîtresses.

Le département des affaires étrangères est le lien entre la France et les autres États, l’intermédiaire entre la République française et les monarchies de l’Europe. Il faut qu’il puisse toujours comprendre un esprit, une langue, des mœurs politiques, des institutions si différentes des nôtres, et qu’il s’en fasse comprendre lui-même, en conservant vivace l’instinct de la France et le feu sacré de la patrie. C’est un très gros problème pour une démocratie en révolution qui veut vivre dans la paix et la liberté. On ne le résout pas sans des qualités très variées dont la réunion est rare. Il y faut une intelligence qui ne soit ni sceptique ni sectaire, qui sache attacher aux traditions, aux usages, aux préjugés même des autres régimes le juste prix qui convient, assez ferme cependant pour ne pas se laisser entamer par l’influence quotidienne de ce commerce, pour demeurer robuste dans sa foi démocratique et dans son patriotisme républicain. Nous avons reconnu la plupart de ces traits en M. Spuller ; et soit dans la presse, soit à la Chambre, soit plus tard au palais du quai d’Orsay où il a suivi M. Gambetta, il a efficacement contribué à renouveler l’esprit de notre ministère des affaires étrangères et à rectifier, sans secousse, la marche de nos grands services diplomatiques au dehors.

Dans les questions d’enseignement et d’Église, il fut rapporteur du projet de loi de M. Waddington sur la collation des grades (1876) ; il rapporta également et défendit devant la Chambre le projet de loi de M. Jules Ferry sur la liberté de l’enseignement supérieur, qui contenait ce fameux article 7 dont les suites et les effets inattendus ont eu tant de retentissement (1879). Les deux rapports de M. Spuller sur ces questions demeureront au nombre des documents parlementaires les plus considérables de ce temps. Comme il était dans ce courant d’idées, il publia son livre Ignace de Loyola et la Compagnie de Jésus. Pour rajeunir une question qui avait allumé tant de controverses passionnées, il n’eut qu’à la traiter en historien et en philosophe, et, sur un sujet rebattu, il sut faire un livre original (1876).

On l’avait vu au premier rang des 363, après le 16 mai 1877, mener contre la réaction la campagne qui aboutit à la victoire définitive du parti républicain. C’est lui qui avait rédigé le manifeste des 363. Réélu le 14 octobre par 14,530 voix dans l’arrondissement qui l’avait déjà nommé, M. Spuller ne tarda pas à être appelé à la présidence du groupe de l’Union républicaine, puis à la vice-présidence de la Chambre. C’était la juste récompense, plus tardive que prématurée, de ses travaux et de ses services. Président de l’Union républicaine, à la veille des élections législatives du mois d’août 1881, il adressa à ses collègues un discours où il définissait en ces termes la politique de son groupe :

« Et vous direz à la France ce que vous lui avez toujours dit : la République est fondée, il faut l’affermir. On ne pourra l’affermir qu’en lui donnant pour base la démocratie la plus large, la plus libre, la plus éclairée. Le pays attend des réformes profondes, radicales ; le devoir du gouvernement de la République est de travailler à ces réformes sans arrière-pensée ni réticences, résolument, en allant de l’avant, car le mouvement c’est la vie, et l’ordre véritable c’est le progrès et non l’immobilité. Si la Chambre de 1877 a eu pour mandat de fonder la République, la Chambre de 1881 aura pour mandat de donner au gouvernement de la République toute la force dont on aura besoin pour accomplir les réformes que le pays demande. »

On sait comment ce langage, qui était l’expression de la vérité même, fut confirmé par le pays aux élections générales d’août et de septembre ; comment l’Union républicaine a paru un moment le pivot d’une véritable majorité de gouvernement, de progrès et de réforme ; comment M. Gambetta fut poussé alors par d’unanimes acclamations à la présidence du conseil et à la direction du ministère des affaires étrangères, où M. Spuller le suivit avec le titre officiel, cette fois, de sous-secrétaire d’État ; comment tout d’un coup cet ordre de choses renversé laissa la place à l’impuissance et à l’anarchie.

M. Spuller revint à la République française, dont M. Gambetta reprenait la direction politique. Il n’avait jamais quitté ce journal qui est comme sa maison et sa famille, mais il avait cessé d’en être le rédacteur en chef depuis son entrée dans le parlement. Aujourd’hui il travaille de nouveau par la plume et par la parole à la grande tâche de sa vie, qui est aussi la tâche de l’Union républicaine, à l’organisation du gouvernement de la démocratie dans l’ordre, la paix et la liberté.

M. Spuller n’est pas seulement un écrivain, un député, un homme politique qui, par la sagesse de ses conseils, a exercé souvent une influence décisive sur la conduite de son parti et de ses amis les plus haut placés et sur la direction des affaires de son pays : il est aussi un orateur extrêmement remarquable, doué de souffle et d’une vigueur peu commune, toujours prêt à porter la parole républicaine sur tous les points du territoire. Il nous a donné deux volumes intitulés Conférences populaires et Nouvelles conférences populaires (1879 et 1881), où l’on trouvera doctement traitées un grand nombre des questions qui ont le plus agité la France républicaine depuis dix ans.

Le premier volume s’ouvre par un discours prononcé, le 23 octobre 1875, au banquet des républicains de la ville de Seurre (Côte-d’Or), où M. Spuller est né. Ce discours est capital pour la biographie de M. Spuller, pour l’histoire de ses idées et de ses relations avec M. Gambetta. « J’ai cru devoir, dit-il lui-même dans sa préface, reproduire en tête du présent recueil ce discours tout intime, que j’ai prononcé devant les républicains de ma petite ville natale avant d’entrer dans la vie parlementaire. C’est là qu’on peut voir qui je suis, ce que j’ai fait, ce que je désire continuer de faire, aussi longtemps que je serai de quelque utilité au parti dans lequel j’ai toujours vécu et combattu. Ce discours m’a permis de faire connaître à mes compatriotes les liens anciens et étroits qui m’unissent à M. Gambetta et que les années qui s’écoulent n’ont fait que resserrer encore. »

Nous n’aurions pas donné une idée complète de l’homme que nous avons essayé de faire comprendre avec son caractère, ses idées et ses sentiments, si nous ne reproduisions ici quelques passages de ce discours intime.

« Vous vous souvenez, dit-il à ses compatriotes de Seurre, du cri profond et terrible qui fut poussé un jour, à la fin de 1868, par un jeune homme encore inconnu, dans ce procès intenté aux vengeurs de la loi violée et fusillée le matin du 2 décembre.

« Dès cette époque, nous étions en parfaite communion d’idées et de principes. Rapprochés par l’âge, par les études communes, par les travaux quotidiens et le mutuel échange de nos opinions, nous nous sentions d’accord sur le point qui nous paraissait et nous paraît encore le point essentiel et capital de la politique républicaine : je veux parler de la nécessité impérieuse de rattacher à la République ces foules innombrables de Français…

« C’est en vue de cette grande et nécessaire transformation des masses profondes du suffrage universel qu’ont été entrepris tous ces voyages, qu’ont été prononcés tous ces discours d’un si grand effet sur l’opinion, et dont vous avez sans doute entendu parler. J’étais à ma place aux côtés de M. Gambetta dans toutes ces excursions si profitables, qui nous ont appris à connaître la France, sa pensée intime, son tempérament politique, ses besoins et ses vœux. C’est dans ces entrevues avec tant de citoyens, sur tous les points du pays, que nous avons compris et admiré la puissante unité française…

« Partout où il y a un homme qui réfléchit et qui pense au devoir, à l’honneur, à ses enfants, à la patrie, au présent, à l’avenir, soit qu’il soit courbé sur la terre, dure nourricière, soit qu’il peine et travaille à l’atelier, à l’usine, soit qu’il fabrique, soit qu’il échange des produits par le grand et le petit commerce, soit qu’il invente, soit qu’il applique les arts, soit qu’il cultive les sciences ou qu’il préside aux relations sociales, cet homme-là, Messieurs, appartient à cette grande politique républicaine et nationale que j’ai cherché à vous faire connaître… »

C’est l’enfant de la féconde terre de Seurre qui parle ainsi, le paysan de la Côte-d’Or arrivé à la haute intelligence des conditions sociales et politiques de sa patrie. Peut-être bien était-il nécessaire qu’il fut né là pour comprendre aussi pleinement ces vérités et pour les exprimer de cette manière ; et peut-être bien était-il nécessaire qu’il sortît de son terroir et vînt à Paris pour que la nouvelle politique républicaine prît la couleur et le ton que nous lui avons vus.

M. Spuller, comme il le dit, fut partout à côté de M. Gambetta dans ce tour de France par lequel les nouvelles couches sociales furent soulevées, discutant avec son ami la situation du jour, élaborant les idées principales de la harangue du lendemain, plus d’une fois modérant ou rectifiant le feu de l’éloquence indomptée.

On a justement admiré la politique de Gambetta faisant accepter au parti républicain la Constitution de 1875 et le système des deux Chambres : on ne sait pas à quel point M. Spuller eut sa part d’influence dans cette transformation du parti républicain et dans l’évolution féconde de celui qui devait être le grand réformateur et le régulateur de tout le reste.

Pour toutes ces raisons, M. Spuller est et sera toujours l’un des hommes les plus considérables de la troisième République ; et comme il arrive souvent aux hommes politiques, emportés par les tourbillons de ce monde, d’être très inférieurs à leur renommée, M. Spuller, au contraire, nous a toujours paru supérieur à la sienne qui est grande.