— Père Alexis, lui dis-je, vous eûtes sans doute quelque peine à reprendre les habitudes de la vie monastique ?

— Sans doute, répondit-il, la vie cénobitique était plus conforme à mes goûts que celle du cloître ; pourtant j’y songeai peu. Une vaine recherche du bonheur ici-bas n’était pas le but de mes travaux ; un puéril besoin de repos ou de bien-être n’était pas l’objet de mes désirs ; je n’avais eu qu’un désir dans ma vie : c’était d’arriver à l’espérance, sinon à la foi religieuse. Pourvu qu’en développant les puissances de mon ame, j’eusse pu parvenir à en tirer le meilleur parti possible pour la vérité, la sagesse ou la vertu, je me serais regardé comme heureux, autant qu’il est donné à l’homme de l’être en ce monde ; mais, hélas ! le doute à cet égard vint encore m’assaillir, après le dernier, l’immense sacrifice que j’avais consommé. J’étais, il est vrai, plus près de la vertu que je ne l’avais été en sortant de ma retraite. Fatigué de cultiver le champ stérile de la pure intelligence, ou, pour mieux dire, comprenant mieux l’étendue de ce vaste domaine de l’ame qu’une fausse philosophie avait voulu restreindre aux froides spéculations de la métaphysique, je sentais la vanité de tout ce qui m’avait séduit, et la nécessité d’une sagesse qui me rendît meilleur. Avec l’exercice du dévouement, j’avais retrouvé le sentiment de la charité ; avec l’amitié, j’avais compris la tendresse du cœur ; avec la poésie et les arts, je retrouvais l’instinct de la vie éternelle ; avec la céleste apparition du bon génie Spiridion, je retrouvai la foi et l’enthousiasme ; mais il me restait quelque chose à faire, je le savais bien, c’était d’accomplir un devoir. Ce que j’avais fait pour soulager autour de moi quelques maux physiques, n’était qu’une obligation passagère dont je ne pouvais me faire un mérite et dont la Providence m’avait récompensé au centuple en me donnant deux amis sublimes : l’ermite sur la terre, Hébronius dans le ciel. Mais, rentré dans le couvent, j’avais sans doute une mission quelconque à remplir, et la grande difficulté consistait à savoir laquelle. Il me venait donc encore à l’esprit de me méfier de ce qu’en d’autres temps j’eusse appelé les visions d’un cerveau enclin au merveilleux, et de me demander à quoi un moine pouvait être bon au fond de son monastère, dans le siècle où nous vivons, après que les travaux accomplis par les grands érudits monastiques des siècles passés ont porté leurs fruits, et lorsqu’il n’existe plus dans les couvens de trésors enfouis à exhumer pour l’éducation du genre humain, lorsque surtout la vie monastique a cessé de prouver et de mériter pour une religion qui elle-même ne prouve et ne mérite plus pour les générations contemporaines. Que faire donc pour le présent, quand on est lié par le passé ? Comment marcher et faire marcher les autres, quand on est garrotté à un poteau ?

Ceci est une grande question, ceci est la véritable grande question de ma vie. C’est à la résoudre que j’ai consumé mes dernières années, et il faut bien que je te l’avoue, mon pauvre Angel, je ne l’ai point résolue. Tout ce que j’ai pu faire, c’est de me résigner, après avoir reconnu douloureusement que je ne pouvais plus rien.

Ô mon enfant ! je n’ai rien fait jusqu’ici pour détruire en toi la foi catholique. Je ne suis point partisan des éducations trop rapides. Lorsqu’il s’agit de ruiner des convictions acquises, et qu’on n’a pu formuler l’inconnue d’une idée nouvelle, il ne faut pas trop se hâter de lancer une jeune tête dans les abîmes du doute. Le doute est un mal nécessaire. On peut même dire qu’il est un grand bien, et que, subi avec douleur, avec humilité, avec l’impatience et le désir d’arriver à la foi, il est un des plus grands mérites qu’une ame sincère puisse offrir à Dieu. Oui, certes, si l’homme qui s’endort dans l’indifférence de la vérité est vil, si celui qui s’enorgueillit dans une négation cynique est insensé ou pervers, l’homme qui pleure sur son ignorance est respectable, et celui qui travaille ardemment à en sortir est déjà grand, même lorsqu’il n’a encore rien recueilli de son travail. Mais il faut une ame forte ou une raison déjà mûre pour traverser cette mer tumultueuse du doute, sans y être englouti. Bien des jeunes esprits s’y sont risqués, et, privés de boussole, s’y sont perdus à jamais ou se sont laissé dévorer par les monstres de l’abîme, par les passions que n’enchaînait plus aucun frein. À la veille de te quitter, je te laisse aux mains de la Providence. Elle prépare ta délivrance matérielle et morale. La lumière du siècle, cette grande clarté de désabusement qui se projette si brillante sur le passé, mais qui a si peu de rayons pour l’avenir, viendra te chercher au fond de ces voûtes ténébreuses. Vois-la sans pâlir, et pourtant garde-toi d’en être trop enivré. Les hommes ne rebâtissent pas du jour au lendemain ce qu’ils ont abattu dans une heure de lassitude ou d’indignation. Sois sûr que la demeure qu’ils t’offriront ne sera point faite à ta taille. Fais-toi donc toi-même ta demeure, afin d’être à l’abri au jour de l’orage. Je n’ai pas d’autre enseignement à te donner que celui de ma vie. J’aurais voulu te le donner un peu plus tard ; mais le temps presse, les évènemens s’accomplissent rapidement. Je vais mourir, et, si j’ai acquis, au prix de trente années de souffrances, quelques notions pures, je veux te les léguer : fais-en l’usage que ta conscience t’enseignera. Je te l’ai dit, et ne sois point étonné du calme avec lequel je te le répète, ma vie a été un long combat entre la foi et le désespoir ; elle va s’achever dans la tristesse et dans la résignation, quant à ce qui concerne cette vie elle-même. Mais mon ame est pleine d’espérance en l’avenir éternel. Si parfois encore tu me vois en proie à de grands combats, loin d’en être scandalisé, sois-en édifié. Vois combien le désespoir est impossible à la raison et à la conscience humaine, puisqu’ayant épuisé tous les sophismes de l’orgueil, tous les argumens de l’incrédulité, toutes les langueurs du découragement, toutes les angoisses de la crainte, l’espoir triomphe en moi aux approches de la mort. L’espoir, mon fils, c’est la foi de ce siècle. — Mais reprenons notre récit. J’étais rentré au couvent dans un état d’exaltation. À peine eus-je franchi la grille, qu’il me sembla sentir tomber sur mes épaules le poids énorme de ces voûtes glacées sous lesquelles je venais une seconde fois m’ensevelir. Quand la porte se referma derrière moi avec un bruit formidable, mille échos lugubres, réveillés comme en sursaut, m’accueillirent d’un concert funèbre. Alors je fus épouvanté, et, dans un mouvement d’effroi impossible à décrire, je retournai sur mes pas et j’allai toucher cette porte fatale. Si elle eût été entr’ouverte, je pense que c’en était fait pour jamais et que je prenais la fuite. Le portier me demanda si j’avais oublié quelque chose. — Oui, lui répondis-je avec égarement, j’ai oublié de vivre.

J’espérais que la vue de mon jardin me consolerait, et, au lieu d’aller tout de suite faire acte de présence et de soumission chez le prieur, je courus vers mon parterre. Je n’en trouvai plus la moindre trace : le potager avait tout envahi ; mes berceaux avaient disparu, mes belles plantes avaient été arrachées ; les palmiers seuls avaient été respectés, ils penchaient leurs fronts altérés dans une attitude morne, comme pour chercher sur le sol fraîchement remué les gazons et les fleurs qu’ils avaient coutume d’abriter. Je retournai à ma cellule ; elle était dans le même état qu’au jour de mon départ ; mais elle ne me rappelait que des souvenirs pénibles. J’allai chez le prieur ; mes traits étaient bouleversés. Au premier coup d’œil qu’il jeta sur moi, il s’en aperçut, et je lus sur son visage la joie d’un triomphe insultant. Alors le mépris me rendit toute mon énergie, et, bien que notre entretien roulât en apparence sur des choses générales, je lui fis sentir en peu de mots que je ne me méprenais pas sur la distance qui séparait un homme comme lui, voué à la captivité par de vulgaires intérêts, et un homme comme moi, rendu à l’esclavage par un acte héroïque de la volonté. Pendant quelques jours, je fus en butte à une lâche et malveillante curiosité. On ne pouvait croire que la peur seule de la discipline ecclésiastique ne m’eût pas ramené au couvent, et on se réjouissait à l’idée de ma souffrance. Je ne leur donnai pas la satisfaction de surprendre un soupir dans ma poitrine ou un murmure sur mes lèvres. Je me montrai impassible ; mais il m’en coûta beaucoup.

L’éclair d’enthousiasme que m’avait apporté ma vision magnifique au bord de la mer, se dissipa promptement, car elle ne se renouvela pas, comme je m’en étais flatté ; et, de nouveau rendu à la lutte des tristes réalités, j’eus le loisir de me considérer encore une fois comme un être raisonnable condamné à subir une aberration passagère, et à s’en rendre compte froidement le reste de sa vie. Dans un autre siècle, ces visions eussent pu faire de moi un saint ; mais dans celui-ci, réduit à les cacher comme une faiblesse ou une maladie, je n’y voyais qu’un sujet de réflexions humiliantes sur la pauvreté bizarre de l’esprit humain. Cependant, à force de songer à ces choses, j’arrivai à me dire que la nature de l’ame, ou ce qu’on appelait alors le principe vital, étant un profond mystère, les facultés de l’ame étaient elles-même profondément mystérieuses ; car de deux choses l’une : ou mon esprit avait par momens la puissance de ranimer fictivement ce que la mort avait replongé dans le passé, ou ce que la mort a frappé avait la puissance de se ranimer pour se communiquer à moi. Or, qui pourrait nier cette double puissance dans le domaine des idées ? Qui a jamais songé à s’en étonner ? Tous les chefs-d’œuvre de la science et de l’art qui nous émeuvent jusqu’à faire palpiter nos cœurs et couler nos larmes, sont-ce des monumens qui couvrent des morts ? La trace d’une grande destinée est-elle effacée par la mort ? N’est-elle pas plus brillante encore au travers des siècles écoulés ? Est-elle dans l’esprit et dans le cœur des générations à l’état d’un simple souvenir ? Non, elle est vivante, elle remplit à jamais la postérité de sa chaleur et de sa lumière. Platon et le Christ ne sont-ils pas toujours présens et debout au milieu de nous ? Ils pensent, ils sentent par des millions d’ames ; ils parlent, ils agissent par des millions de corps. D’ailleurs, qu’est-ce que le souvenir lui-même ? N’est-ce pas une résurrection sublime des hommes et des évènemens qui ont mérité d’échapper à la mort de l’oubli ? Et cette résurrection n’est-ce pas le fait de la puissance du passé qui vient trouver le présent, et de celle du présent qui s’en va chercher le passé ? La philosophie matérialiste a pu prononcer que, toute puissance étant brisée à jamais par la mort, les morts n’avaient pas d’autre force parmi nous que celle qu’il nous plaisait de leur restituer par la sympathie ou l’esprit d’imitation. Mais des idées plus avancées doivent restituer aux hommes illustres une immortalité plus complète, et rendre solidaires l’une de l’autre cette puissance des morts et cette puissance des vivans qui forment un invincible lien à travers les générations. Les philosophes ont été trop avides de néant, lorsque, nous fermant l’entrée du ciel, ils nous ont refusé l’immortalité sur la terre.

Là, pourtant, elle existe d’une manière si frappante, qu’on est tenté de croire que les morts renaissent dans les vivans, et, pour mon compte, je crois à un engendrement perpétuel des ames, qui n’obéit pas aux lois de la matière, aux liens du sang, mais à des lois mystérieuses, à des liens invisibles. Quelquefois je me suis demandé si je n’étais pas Hébronius lui-même, modifié dans une existence nouvelle par les différences d’un siècle postérieur au sien. Mais, comme cette pensée était trop orgueilleuse pour être complètement vraie, je me suis dit qu’il pouvait être moi sans avoir cessé d’être lui, de même que, dans l’ordre physique, un homme, en reproduisant la stature, les traits et les penchans de ses ancêtres, les fait revivre dans sa personne, tout en ayant une existence propre à lui-même qui modifie l’existence transmise par eux. Et ceci me conduisit à croire qu’il est pour nous deux immortalités, toutes deux matérielles et immatérielles : l’une qui est de ce monde et qui transmet nos idées et nos sentimens à l’humanité par nos œuvres et nos travaux ; l’autre qui s’enregistre dans un monde meilleur par nos mérites et nos souffrances, et qui conserve une puissance providentielle sur les hommes et les choses de ce monde. C’est ainsi que je pouvais admettre sans présomption que Spiridion vivait en moi par le sentiment du devoir et l’amour de la vérité qui avait rempli sa vie, et au-dessus de moi par une sorte de divinité qui était la récompense et le dédommagement de ses peines en cette vie.

Abîmé dans ces pensées, j’oubliai insensiblement ce monde extérieur, dont le bruit, un instant monté jusqu’à moi, m’avait tant agité. Les instincts tumultueux qu’une heure d’entraînement avait éveillés en moi s’apaisèrent ; et je me dis que les uns étaient appelés à améliorer la forme sociale par d’éclatantes actions, tandis que les autres étaient réservés à chercher, dans le calme et la méditation, la solution de ces grands problèmes dont l’humanité était indirectement tourmentée ; car les hommes cherchaient, le glaive à la main, à se frayer une route sur laquelle la lumière d’un jour nouveau ne s’était pas encore levée. Ils combattaient dans les ténèbres, s’assurant d’abord une liberté nécessaire, en vertu d’un droit sacré. Mais leur droit connu et appliqué, il leur resterait à connaître leur devoir, et c’est de quoi ils ne pouvaient s’occuper durant cette nuit orageuse, au sein de laquelle il leur arrivait souvent de frapper leurs frères au lieu de frapper leurs ennemis. Ce travail gigantesque de la révolution française, ce n’était pas, ce ne pouvait pas être seulement une question de pain et d’abri pour les pauvres ; c’était beaucoup plus haut, et malgré tout ce qui s’est accompli, malgré tout ce qui a avorté en France à cet égard, c’est toujours, dans mes prévisions, beaucoup plus haut que visait et qu’a porté, en effet, cette révolution. Elle devait, non-seulement donner au peuple un bien-être légitime, elle devait, elle doit, quoiqu’il arrive, n’en doute pas, mon fils, achever de donner la liberté de conscience au genre humain tout entier. Mais quel usage fera-t-il de cette liberté ? Quelles notions aura-t-il acquises de son devoir, en combattant comme un vaillant soldat durant des siècles, en dormant sous la tente, et en veillant sans cesse, les armes à la main, contre les ennemis de son droit ? Hélas ! chaque guerrier qui tombe sur le champ de bataille tourne ses yeux vers le ciel, et se demande pourquoi il a combattu, pourquoi il est un martyr, si tout est fini pour lui à cette heure amère de l’agonie. Sans nul doute, il pressent une récompense ; car, si son unique devoir, à lui, a été de conquérir son droit et celui de sa postérité, il sent bien que tout devoir accompli mérite récompense, et il voit bien que sa récompense n’a pas été de ce monde, puisqu’il n’a pas joui de son droit. Et quand ce droit sera conquis entièrement par les générations futures, quand tous les devoirs des hommes entre eux seront établis par l’intérêt mutuel, sera-ce donc assez pour le bonheur de l’homme ? Cette ame qui me tourmente, cette soif de l’infini qui me dévore, seront-elles satisfaites et apaisées, parce que mon corps sera à l’abri du besoin, et ma liberté préservée d’envahissement ? Quelque paisible, quelque douce que vous supposiez la vie de ce monde, suffira-t-elle aux désirs de l’homme, et la terre sera-t-elle assez vaste pour sa pensée ? Oh ! ce n’est pas à moi qu’il faudrait répondre : Oui ; je sais trop ce que c’est que la vie réduite à des satisfactions égoïstes ; j’ai trop senti ce que c’est que l’avenir privé du sens de l’éternité ! Moine, vivant à l’abri de tout danger et de tout besoin, j’ai connu l’ennui, ce fiel répandu sur tous les alimens. Philosophe, visant à l’empire de la froide raison sur tous les sentimens de l’ame, j’ai connu le désespoir, cet abîme entr’ouvert devant toutes les issues de la pensée. Oh ! qu’on ne me dise pas que l’homme sera heureux, quand il n’aura plus ni souverains pour l’accabler de corvées, ni prêtres pour le menacer de l’enfer. Sans doute, il ne lui faut ni tyrans, ni fanatiques, mais il lui faut une religion ; car il a une ame, et il lui faut connaître un Dieu.

Voilà pourquoi, suivant avec attention le mouvement politique qui s’opérait en Europe, et voyant combien mes rêves d’un jour avaient été chimériques, combien il était impossible de semer et de recueillir dans un si court espace, combien les hommes d’action étaient emportés loin de leur but par la nécessité du moment, et combien il fallait s’égarer à droite et à gauche avant de faire un pas sur cette voie non frayée, je me réconciliai avec mon sort et reconnus que je n’étais point un homme d’action. Quoique je sentisse en moi la passion du bien, la persévérance et l’énergie, ma vie avait été trop livrée à la réflexion ; j’avais embrassé la vie toute entière de l’humanité d’un regard trop vaste pour faire, la hache à la main, le métier de pionnier dans une forêt de têtes humaines. Je plaignais et je respectais ces travailleurs intrépides qui, résolus à ensemencer la terre, semblables aux premiers cultivateurs, renversaient les montagnes, brisaient les rochers, et, tout sanglans, parmi les ronces et les précipices, frappaient sans faiblesse et sans pitié sur le lion redoutable et sur la biche craintive. Il fallait disputer le sol à des races dévorantes, il fallait fonder une colonie humaine au sein d’un monde livré aux instincts aveugles de la matière. Tout était permis, parce que tout était nécessaire. Pour tuer le vautour, le chasseur des Alpes est obligé de percer aussi l’agneau qu’il tient dans ses serres. Des malheurs privés déchirent l’ame du spectateur ; pourtant le salut général rend ces malheurs inévitables. Les excès et les abus de la victoire ne peuvent être imputés ni à la cause de la guerre, ni à la volonté des capitaines. Lorsqu’un peintre retrace à nos yeux de grands exploits, il est forcé de remplir les coins de son tableau de certains détails affreux qui nous émeuvent péniblement. Ici, les palais et les temples croulent au milieu des flammes ; là, les enfans et les femmes sont broyés sous le pied des chevaux ; ailleurs, un brave expire sur les rochers teints de son sang. Cependant le triomphateur apparaît au centre de la scène, au milieu d’une phalange de héros ; le sang versé n’ôte rien à leur gloire ; on sent que la main du dieu des armées s’est levée devant eux, et l’éclat qui brille sur leurs fronts annonce qu’ils ont accompli une mission sainte.

Tels étaient mes sentimens pour ces hommes au milieu desquels je n’avais pas voulu prendre place. Je les admirais, mais je comprenais que je ne pouvais les imiter, car ils étaient d’une nature différente de la mienne. Ils pouvaient ce que je ne pouvais pas, parce que moi je pensais comme ils ne pouvaient penser. Ils avaient la conviction héroïque, mais romanesque, qu’ils touchaient au but, et qu’encore un peu de sang versé les ferait arriver au règne de la justice et de la vertu. Erreur que je ne pouvais partager, parce que, retiré sur la montagne, je voyais ce qu’ils ne pouvaient distinguer à travers les vapeurs de la plaine et la fumée du combat ; erreur sainte sans laquelle ils n’eussent pu imprimer au monde le grand mouvement qu’il devait subir pour sortir de ses liens ! Il faut, pour que la marche providentielle du genre humain s’accomplisse, deux espèces d’hommes dans chaque génération : les uns, toute espérance, toute confiance toute illusion, qui travaillent pour produire un œuvre incomplet ; et les autres, toute prévoyance, toute patience, toute certitude, qui travaillent pour que cet œuvre incomplet soit accepté, estimé et continué sans découragement, lors même qu’il semble avorté. Les uns sont des matelots, les autres sont des pilotes ; ceux-ci voient les écueils et les signalent, ceux-là les évitent ou viennent s’y briser, selon que le vent de la destinée les pousse à leur salut ou à leur perte ; et, quoi qu’il arrive des uns et des autres, le navire marche, et l’humanité ne peut ni périr, ni s’arrêter dans sa course éternelle.

J’étais donc trop vieux pour vivre dans le présent, et trop jeune pour vivre dans le passé. Je fis mon choix, je retombai dans la vie d’étude et de méditation philosophique. Je recommençai tous mes travaux, les regardant avec raison comme manqués. Je relus avec une patience austère tout ce que j’avais lu avec une avidité impétueuse. J’osai mesurer de nouveau la terre et les cieux, la créature et le créateur, sonder les mystères de la vie et de la mort, chercher la foi dans mes doutes, relever tout ce que j’avais abattu, et le reconstruire sur de nouvelles bases. En un mot, je cherchai à revêtir la Divinité de son mystère sublime, avec la même persévérance que j’avais mise à l’en dépouiller. C’est là que je connus, hélas ! combien il est plus difficile de bâtir que d’abattre. Il ne faut qu’un jour pour ruiner l’œuvre de plusieurs siècles, et réciproquement. Dans le doute et la négation, j’avais marché à pas de géant. Pour me refaire un peu de foi, j’employai des années, et quelles années ! De combien de fatigues, d’incertitudes et de chagrins elles ont été remplies ! Chaque jour a été marqué par des larmes, chaque heure par des combats. Angel, Angel, le plus malheureux des hommes est celui qui s’est imposé une tâche immense, qui en a compris la grandeur et l’importance, qui ne peut trouver hors de ce travail ni satisfaction, ni repos, et qui sent ses forces le trahir et sa puissance l’abandonner. Ô infortuné entre tous les fils des hommes, celui qui rêve de posséder la lumière refusée à son intelligence ! déplorable entre toutes les générations des hommes, celle qui s’agite et se déchire pour conquérir la science promise à des siècles meilleurs ! Placé sur un sol mouvant, j’aurais voulu bâtir un sanctuaire indestructible, mais les élémens me manquaient aussi bien que la base. Mon siècle avait des notions fausses, des connaissances incomplètes, des jugemens erronés sur le passé aussi bien que sur le présent. Je le savais, quoique j’eusse en main les documens les plus parfaits de mon époque sur l’histoire des hommes et sur celle de la création ; je le savais, parce que je sentais en moi une logique toute-puissante à laquelle tous ces documens sur lesquels j’eusse voulu l’appuyer venaient à chaque instant donner un démenti désespérant. Oh ! si j’avais pu me transporter, sur les ailes de ma pensée, à la source de toutes les connaissances humaines, explorer la terre sur toute sa surface et jusqu’au fond de ses entrailles, interroger les monumens du passé, chercher l’âge du monde dans les cendres dont son sein est le vaste sépulcre, et dans les ruines où des générations innombrables ont enseveli le souvenir de leur existence ! Mais il fallait me contenter des observations et des conjectures de savans et de voyageurs dont je sentais l’incompétence, la présomption et la légèreté. Il y avait des momens où, échauffé par ma conviction, j’étais résolu à partir comme missionnaire, afin d’aller fouiller tous ces débris illustres qu’on n’avait pas compris, ou déterrer tous ces trésors ignorés qu’on n’avait pas soupçonnés. Mais j’étais vieux ; ma santé, un instant raffermie à l’exercice et au grand air des montagnes, s’était de nouveau altérée dans l’humidité du cloître et dans les veilles du travail. Et puis, que de temps il m’eût fallu pour soulever seulement un coin imperceptible de ce voile qui me cachait l’univers ! D’ailleurs, je n’étais pas un homme de détail, et ces recherches persévérantes et minutieuses que j’admirais dans les hommes purement studieux, n’étaient pas mon fait. Je n’étais homme d’action ni dans la politique, ni dans la science ; je me sentais appelé à des calculs plus larges et plus élevés ; j’eusse voulu manier d’immenses matériaux, bâtir, avec le fruit de tous les travaux et de toutes les études, un vaste portique pour servir d’entrée à la science des siècles futurs.

J’étais un homme de synthèse plus qu’un homme d’analyse. En tout j’étais avide de conclure, consciencieux jusqu’au martyre, ne pouvant rien accepter qui ne satisfît à la fois mon cœur et ma raison, mon sentiment et mon intelligence, et condamné à un éternel supplice ; car la soif de la vérité est inextinguible, et quiconque ne peut se payer des jugemens de l’orgueil, de la passion ou de l’ignorance, est appelé à souffrir sans relâche. Oh ! m’écriais-je souvent, que ne suis-je un chartreux abruti par la peur de l’enfer, et dressé comme une bête de somme à creuser un coin de terre pour faire pousser quelques légumes en attendant qu’il l’engraisse de sa dépouille ! Pourquoi toute mon affaire en ce monde n’est-elle pas de réciter des offices pour arriver à l’heure du repos, et de manier une bêche pour me conserver en appétit ou pour chasser la réflexion importune, et parvenir dès cette vie à un état de mort intellectuelle ! Il m’arrivait quelquefois de jeter les yeux sur ceux de nos moines qui, par exception, se sont conservés sincèrement dévots : Ambroise, par exemple, que nous avons vu mourir l’an passé en odeur de sainteté, comme ils disent, et dont le corps était desséché par les jeûnes et les macérations, celui-là, à coup sûr, était de bonne foi ; souvent il m’a fait envie. Une nuit, ma lampe s’éteignit, je n’avais pas achevé mon travail ; je cherchai de la lumière dans le cloître, j’en aperçus dans sa cellule ; la porte était ouverte, j’y pénétrai sans bruit pour ne pas le déranger, car je le supposais en prières. Je le trouvai endormi sur son grabat ; sa lampe était posée sur une tablette tout auprès de son visage et donnant dans ses yeux. Il prenait cette précaution toutes les nuits depuis quarante ans au moins, pour ne pas s’endormir trop profondément et ne pas manquer d’une minute l’heure des offices. La lumière, tombant d’aplomb sur ses traits flétris, y creusait des ombres profondes, ravages d’une souffrance volontaire. Il n’était pas couché, mais appuyé seulement sur son lit et tout vêtu, afin de ne pas perdre un instant à des soins inutiles. Je regardai long-temps cette face étroite et longue, ces traits amincis par le jeûne de l’esprit encore plus que par celui du corps, ces joues collées aux os de la face comme une couche de parchemin, ce front mince et haut, jaune et luisant comme de la cire. Ce n’était vraiment pas un homme vivant, mais un squelette séché avec la peau, un cadavre qu’on avait oublié d’ensevelir, et que les vers avaient délaissé, parce que sa chair ne leur offrait point de nourriture. Son sommeil ne ressemblait pas au repos de la vie, mais à l’insensibilité de la mort ; aucune respiration ne soulevait sa poitrine. Il me fit peur, car ce n’était ni un homme ni un cadavre ; c’était la vie dans la mort, quelque chose qui n’a pas de nom dans la langue humaine, et pas de sens dans l’ordre divin. C’est donc là un saint personnage ? pensais-je. Certes, les anachorètes de la Thébaïde n’ont ni jeûné, ni prié davantage, et pourtant je ne vois ici qu’un objet d’épouvante, rien qui attire le respect, parce que tout ici repousse la sympathie. Quelle compassion Dieu peut-il avoir pour cette agonie et pour cette mort anticipée sur ses décrets ? Quelle admiration puis-je concevoir, moi homme, pour cette vie stérile et ce cœur glacé ? vieillard qui chaque soir allumes ta lampe, comme un voyageur pressé de partir avant l’aurore, qui donc as-tu éclairé durant la nuit, qui donc as-tu guidé durant le jour ? À qui donc ton long et laborieux pèlerinage sur la terre a-t-il été secourable ? Tu n’as rien donné de toi à la terre, ni la substance de la reproduction animale, ni le fruit d’une intelligence productive, ni le service grossier d’un bras robuste, ni la sympathie d’un cœur tendre. Tu crois que Dieu a créé la terre pour te servir de cuve purificatoire, et tu crois avoir assez fait pour elle en lui léguant tes os ! Ah ! tu as raison de craindre et de trembler à cette heure ; tu fais bien de te tenir toujours prêt à paraître devant le juge ! Puisses-tu trouver, à ton heure dernière, une formule qui t’ouvre la porte du ciel, ou un instant de remords qui t’absolve du pire de tous les crimes, celui de n’avoir rien aimé hors de toi ! Et ainsi disant, je me retirai sans bruit, sans même vouloir allumer ma lampe à celle de l’égoïste, et depuis ce jour je préférai ma misère à celle des dévots.

En proie à toute la fatigue et à toute l’inquiétude d’une ame qui cherche sa voie, il me fallut pourtant bien des jours d’épuisement et d’angoisse pour accepter l’arrêt qui me condamnait à l’impuissance. Je ne puis me le dissimuler aujourd’hui, mon mal était l’orgueil. Oui, je crois que de tout temps, et aujourd’hui encore, j’ai été et je suis un orgueilleux. Ce zèle dévorant de la vérité, c’est un louable sentiment, mais on peut aussi le porter trop loin. Il faut faire usage de toutes nos forces pour défricher le champ de l’avenir ; mais il faudrait aussi, quand nos forces ne suffisent plus, nous contenter humblement du peu que nous avons fait, et nous asseoir avec la simplicité du laboureur au bord du sillon que nous avons tracé. C’est une leçon que j’ai souvent reçue de l’ami céleste qui me visite, et je ne l’ai jamais su mettre à profit. Il y a en moi une ambition de l’infini qui va jusqu’au délire. Si j’avais été jeté dans la vie du monde et que mon esprit n’eût pas eu le loisir de viser plus haut, j’aurais été avide de gloire et de conquêtes ; j’aurais eu sous les yeux l’existence de Charlemagne ou d’Alexandre, comme j’ai eu celle de Pythagore et de Socrate ; j’aurais convoité l’empire du monde ; j’aurais fait peut-être beaucoup de mal. Grâce à Dieu, j’ai fini de vivre, et tout mon crime est de n’avoir pu faire de bien. J’avais rêvé, en rentrant au couvent, de refaire mes études avec fruit, et d’écrire un grand ouvrage sur les plus hautes questions de la religion et de la philosophie. Mais je n’avais pas assez considéré mon âge et mes forces. J’avais cinquante ans passés, et j’avais souffert, depuis vingt-cinq ans, un siècle par année. Voyant d’ailleurs combien j’étais dépourvu de matériaux, je résolus du moins de jeter les bases et de tracer le plan de mon œuvre, afin de léguer ce premier travail, s’il était possible, à quelque homme capable de le continuer ou de le faire continuer ; et cette idée me rappela vivement ma jeunesse, le secret légué par Fulgence à moi, comme ce même secret l’avait été par Spiridion à Fulgence, et je me persuadai que le temps était venu d’exhumer le manuscrit. Ce n’était plus une ambition vulgaire, ce n’était plus une froide curiosité qui m’y portaient, ce n’était pas non plus une obéissance superstitieuse ; c’était un désir sincère de m’instruire et d’utiliser, pour les autres hommes, un document précieux, sans doute, sur les questions importantes dont j’étais occupé. Je regardais la publication immédiate ou future de ce manuscrit comme un devoir ; car, de quelque façon que je vinsse à considérer les rapports étranges que mon esprit avait eus avec l’esprit d’Hébronius, il me restait la conviction que, durant sa vie, cet homme avait été animé d’un grand esprit.

Pour la troisième fois, dans l’espace d’environ vingt-cinq ans, j’entrepris donc, au milieu de la nuit, l’exhumation du manuscrit. Mais ici, un fait bien simple vint s’opposer à mon dessein, et, tout naturel que soit ce fait, il me plongea dans un abîme de réflexions.

Je m’étais muni des mêmes outils qui m’avaient servi la dernière fois. Cette dernière fois, tu te la rappelles, malgré la longueur de ce récit ; tu te souviens que j’avais alors trente ans révolus, et que j’eus un accès de délire et une épouvantable vision. Je me la rappelais bien aussi, cette hallucination terrible, mais je n’en craignais pas le retour. Il est des images que le cerveau ne peut plus se créer, quand certaines idées et certains sentimens qui les évoquaient n’habitent plus notre ame. J’étais désormais à jamais dégagé des liens du catholicisme, liens si étroitement serrés et si courts, qu’il faut toute une vie pour en sortir, mais, par cela même, impossibles à renouer, quand une fois on les a brisés.

Il faisait une nuit claire et fraîche ; j’étais en assez bonne santé : j’avais précisément choisi un tel concours de circonstances, car je prévoyais que le travail matériel serait assez pénible. Mais quoi ! Angel, je ne pus pas même ébranler la pierre du hic est. J’y passai trois grandes heures, l’attaquant dans tous les sens, m’assurant bien qu’elle n’était rivée au pavé que par son propre poids, reconnaissant même les marques que j’y avais faites autrefois avec mon ciseau, lorsque je l’avais enlevée légèrement et sans fatigue. Tout fut inutile ; elle résista à mes efforts. Baigné de sueur, épuisé de lassitude, je fus forcé de regagner mon lit et d’y rester accablé et brisé pendant plusieurs jours.

Ce premier échec ne me rebuta pas. Je me remis à l’ouvrage la semaine suivante, et j’échouai de même. Un troisième essai, entrepris un mois plus tard, ne fut pas plus heureux, et il me fallut dès lors y renoncer, car le peu de forces physiques que j’avais conservées jusque-là m’abandonna sans retour à partir de cette époque. Sans doute, j’en dépensai le reste dans cette lutte inutile contre un tombeau. La tombe fut muette, les cadavres sourds, la mort inexorable ; j’allai jeter dans un buisson du jardin mon ciseau et mon levier, et revins, tranquille et triste, m’asseoir sur cette tombe qui ne voulait pas me rendre ses trésors.

Là, je restai jusqu’au lever du soleil, perdu dans mes pensées. La fraîcheur du matin étant venue glacer sur mon corps la sueur dont j’étais inondé, je fus paralysé, je perdis non-seulement la puissance d’agir, mais encore la volonté ; je n’entendis pas les cloches qui sonnaient les offices, je ne fis aucune attention aux religieux qui vinrent les réciter. J’étais seul dans l’univers ; il n’y avait entre Dieu et moi que ce tombeau qui ne voulait ni me recevoir ni me laisser partir : image de mon existence toute entière, symbole dont j’étais vivement frappé, et dont la comparaison m’absorbait entièrement ! Quand on vint me relever, comme je ne pouvais ni remuer, ni parler, on se persuada que mon cerveau était paralysé comme le reste. On se trompa ; j’avais toute ma raison, je ne la perdis pas un instant durant la maladie qui suivit cet accident. Il est inutile de te dire qu’on l’imputa au hasard, et qu’on ne soupçonna jamais ce que j’avais tenté.

Une fièvre ardente succéda à ce froid mortel ; je souffris beaucoup, mais je ne délirai point ; j’eus même la force de cacher assez la gravité de mon mal pour qu’on ne me soignât pas plus que je ne voulais l’être, et pour qu’on me laissât seul. Aux heures où le soleil brillait dans ma cellule, j’étais soulagé ; des idées plus douces remplissaient mon esprit ; mais la nuit j’étais en proie à une tristesse inexorable. Aux cerveaux actifs l’inaction est odieuse ; l’ennui, la pire des souffrances qu’entraînent les maladies, m’accablait de tout son poids. La vue de ma cellule m’était insupportable. Ces murs me rappelaient tant d’agitations et de langueurs subies sans arriver à la connaissance du vrai ; ce grabat où j’avais supporté si souvent et si long-temps la fièvre et les maladies, sans conquérir la santé pour prix de tant de luttes avec la mort ; ces livres que j’avais si vainement interrogés ; ces astrolabes et ces télescopes, qui ne savaient que chercher et mesurer la matière ; tout cela me jetait dans une fureur sombre. À quoi bon survivre à soi-même ? me disais-je, et pourquoi avoir vécu, quand on n’a rien fait ? Insensé, qui voulais, par un rayon de ton intelligence, éclairer l’humanité dans les siècles futurs, et qui n’a pas seulement la force de soulever une pierre pour voir ce qui est écrit dessous ! malheureux, qui, durant l’ardeur de ta jeunesse, n’as su t’occuper qu’à refroidir ton esprit et ton cœur, et dont l’esprit et le cœur s’avisent de se ranimer quand l’heure de mourir est venue ! meurs donc, puisque tu n’as plus ni tête, ni bras ; car, si ton cœur a la témérité de vivre encore et de brûler pour l’idéal, ce feu divin ne servira plus qu’à consumer tes entrailles et à éclairer ton impuissance et ta nullité !

Et en parlant ainsi, je m’agitais sur mon lit de douleur, et des larmes de rage coulaient sur mes joues. Alors une voix pure s’éleva dans le silence de la nuit et me parla ainsi :

— Crois-tu donc n’avoir rien à expier, toi qui oses te plaindre avec tant d’amertume ? Qui accuses-tu de tes maux ? N’es-tu pas ton seul, ton implacable ennemi ? À qui imputeras-tu la faute de ton orgueil coupable, de cette insatiable estime de toi-même qui t’a aveuglé quand tu pouvais approcher de l’idéal par la science, et qui t’a fait chercher ton idéal en toi seul ?

— Tu mens ! m’écriai-je avec force, sans songer même à me demander qui pouvait me parler de la sorte. Tu mens ! Je me suis toujours haï ; j’ai toujours été ennuyeux, accablant, insupportable à moi-même. J’ai cherché l’idéal partout avec l’ardeur du cerf qui cherche la fontaine dans un jour brûlant ; j’ai été consumé de la soif de l’idéal, et si je ne l’ai pas trouvé…

— C’est la faute de l’idéal, n’est-ce pas ? interrompit la voix d’un ton de froide pitié. Il faut que Dieu comparaisse au tribunal de l’homme et lui rende compte du mystère dont il a osé s’envelopper, pendant que l’homme daignait se donner la peine de le chercher, et vous n’appelez pas cela l’orgueil, vous autres !…

— Vous autres ! repris-je frappé d’étonnement ; et qui donc es-tu, toi qui regardes en pitié la race humaine, et qui te crois, sans doute, exempt de ses misères ?

— Je suis, répondit la voix, celui que tu ne veux pas connaître, car tu l’as toujours cherché où il n’est pas.

À ces mots, je me sentis baigné de sueur de la tête aux pieds ; mon cœur tressaillit à rompre ma poitrine, et, me soulevant sur mon lit, je lui dis :

— Es-tu donc celui qui dort sous la pierre ?

— Tu m’as cherché sous la pierre, répondit-il, et la pierre t’a résisté. Tu devrais savoir que le bras d’un homme est moins fort que le ciment et le marbre. Mais l’intelligence transporte les montagnes, et l’amour peut ressusciter les morts.

— Ô mon maître ! m’écriai-je avec transport, je te reconnais. Ceci est ta voix, ceci est ta parole. Béni sois-tu, toi qui me visites à l’heure de l’affliction. Mais où donc fallait-il te chercher, et où te retrouverai-je sur la terre ?

— Dans ton cœur, répondit la voix. Fais-en une demeure où je puisse descendre. Purifie-le comme une maison qu’on orne et qu’on parfume pour recevoir un hôte chéri. Jusque-là que puis-je faire avec toi ?

La voix se tut, et je parlai en vain : elle ne me répondit plus. J’étais seul dans les ténèbres. Je me sentis tellement ému, que je fondis en larmes. Je repassai toute ma vie dans l’amertume de mon cœur. Je vis qu’elle était, en effet, un long combat et une longue erreur ; car j’avais toujours voulu choisir entre ma raison et mon sentiment, et je n’avais pas eu la force de faire accepter l’un par l’autre. Voulant toujours m’appuyer sur des preuves palpables, sur des bases jetées par l’homme, et ne trouvant pas ces bases suffisantes, je n’avais eu ni assez de courage, ni assez de génie pour me passer du témoignage humain, et pour le rectifier avec cette puissante certitude que le ciel donne aux grandes ames. Je n’avais pas osé rejeter la métaphysique et la géométrie là où elles détruisaient le témoignage de ma conscience. Mon cœur avait manqué de feu, partant mon cerveau de puissance, pour dire à la science : C’est toi qui te trompes ; nous ne savons rien, nous avons tout à apprendre. Si le chemin que nous suivons ne nous conduit pas à Dieu, c’est que nous nous sommes trompés de chemin. Retournons sur nos pas et cherchons Dieu, car nous errons loin de lui dans les ténèbres, et les hommes ont beau nous crier que notre habileté nous a faits dieux nous-mêmes, nous sentons le froid de la mort, et nous sommes entraînés dans le vide, comme des astres qui s’éteignent et qui dévient de l’ordre éternel.

À partir de ce jour, je m’abandonnai aux mouvemens les plus chaleureux de mon ame, et un grand prodige s’opéra en moi. Au lieu de me refroidir moralement avec la vieillesse, je sentis mon cœur, vivifié et renouvelé, rajeunir à mesure que mon corps penchait vers la destruction. Je sens la vie animale me quitter comme un vêtement usé ; mais, à mesure que je dépouille cette enveloppe terrestre, ma conscience me donne l’intime certitude de mon immortalité. L’ami céleste est revenu souvent, mais n’attends pas que j’entre dans le détail de ses apparitions. Ceci est toujours un mystère pour moi, un mystère que je n’ai pas cherché à pénétrer, et sur lequel il me serait impossible d’étendre le réseau d’une froide analyse : je sais trop ce qu’on risque à l’examen de certaines impressions ; l’esprit se glace à les disséquer, et l’impression s’efface. Quoique j’aie cru de mon devoir d’établir mes dernières croyances religieuses le plus logiquement possible dans quelques écrits dont je te fais le dépositaire, je me suis permis de laisser tomber un voile de poésie sur les heures d’enthousiasme et d’attendrissement qui, dissipant autour de moi les ténèbres du monde physique, m’ont mis en rapport direct avec cet esprit supérieur. Il est des choses intimes qu’il vaut mieux taire que de livrer à la risée des hommes. Dans l’histoire que j’ai écrite simplement de ma vie obscure et douloureuse, je n’ai pas fait mention de Spiridion. Si Socrate lui-même a été accusé de charlatanisme et d’imposture pour avoir révélé ses communications avec celui qu’il appelait son génie familier, combien plus un pauvre moine comme moi ne serait-il pas taxé de fanatisme, s’il avouait avoir été visité par un fantôme ? Je ne l’ai pas fait, je ne le ferai pas. Et pourtant je m’en expliquerais naïvement avec le savant modeste et consciencieux qui, sans ironie et sans préjugé, voudrait pénétrer dans les merveilles d’un ordre de choses vieux comme le monde, qui attend une explication nouvelle. Mais où trouver un tel savant aujourd’hui ? L’œuvre de la science, en ces temps-ci, est de rejeter tout ce qui paraît surnaturel, parce que l’ignorance et l’imposture en ont trop long-temps abusé. De même que les hommes politiques sont forcés de trancher avec le fer les questions sociales, les hommes d’étude sont obligés, pour ouvrir un nouveau champ à l’analyse, de jeter au feu, pêle-mêle, le grimoire des sorciers et les miracles de la foi. Un temps viendra où l’œuvre nécessaire de la destruction étant accompli, on recherchera soigneusement, dans les débris du passé, une vérité qui ne peut se perdre, et qu’on saura démêler de l’erreur et du mensonge, comme jadis Crésus reconnut à des signes certains que tous les oracles étaient menteurs, excepté la Pythie de Delphes, qui lui avait révélé ses actions cachées avec une puissance incompréhensible. Tu verras peut-être l’aurore de cette science nouvelle sans laquelle l’humanité est inexplicable, et son histoire dépourvue de sens. Tous les miracles, tous les augures, tous les prodiges de l’antiquité ne seront peut-être pas, aux yeux de tes contemporains, des tours de sorciers ou des terreurs imbéciles accréditées par les prêtres. Déjà la science n’a-t-elle pas donné une explication satisfaisante de beaucoup de faits qui semblaient surnaturels à nos aïeux ? Certains faits qui semblent impossibles et mensongers en ce siècle, auront peut-être une explication non moins naturelle et concluante, quand la science aura élargi ses horizons. Quant à moi, bien que le mot prodige n’ait pas de sens pour mon entendement puisqu’il peut s’appliquer aussi bien au lever du soleil chaque matin, qu’à la réapparition d’un mort, je n’ai pas essayé de porter la lumière sur ces questions difficiles : le temps m’eût manqué. J’ai entendu parler de Mesmer ; je ne sais si c’est un imposteur ou un prophète ; je me méfie de ce que j’ai entendu rapporter, parce que les assertions sont trop hardies et les prétendues preuves trop complètes pour un ordre de découvertes aussi récent. Je ne comprends pas encore ce qu’ils entendent par ce mot magnétisme ; je t’engage à examiner ceci en temps et lieu. Pour moi, je n’ai pas eu le loisir de m’égarer dans ces propositions hardies ; j’ai évité même de me laisser séduire par elles. J’avais un devoir plus clair et plus pressé à accomplir, celui d’écrire, sous l’impression de mes entretiens avec l’Esprit, les fragmens brisés de ma méditation éternelle.

Ici, Alexis s’interrompit, et posa sa main sur un livre que je connaissais bien pour le lui avoir souvent vu consulter, à mon grand étonnement, bien qu’il ne me parût formé que de feuillets blancs. Comme je le regardais avec surprise, il sourit :

Je ne suis pas fou, comme tu le penses, reprit-il ; ce livre est criblé de caractères très lisibles pour quiconque connaît la composition chimique dont je me suis servi pour écrire. Cette précaution m’a paru nécessaire pour échapper à l’espionnage de la censure monastique. Je t’enseignerai un procédé bien simple au moyen duquel tu feras reparaître les caractères tracés sur ces pages, quand le temps sera venu. Tu cacheras ce manuscrit en attendant qu’il puisse servir à quelque chose, si toutefois il doit jamais servir à quoi que ce soit : cela, je l’ignore. Tel qu’il est, incomplet, sans ordre et sans conclusion, il ne mérite pas de voir le jour. C’est peut-être à toi, c’est peut-être à quelque autre, qu’il appartient de le refaire. Il n’a qu’un mérite, c’est d’être le récit fidèle d’une vie d’angoisse, et l’exposé naïf de mon état présent.

— Et cet état, m’est-il permis, mon père, de vous demander de me le faire mieux connaître ?

— Je le ferai en trois mots qui résument pour moi la théologie, répondit-il en ouvrant son livre à la première page : Croire, espérer, aimer. Si l’église catholique avait pu conformer tous les points de sa doctrine à cette sublime définition des trois vertus théologales : la foi, l’espérance, la charité, elle serait la vérité sur la terre, elle serait la sagesse, la justice, la perfection. Mais l’église romaine s’est porté le dernier coup ; elle a consommé son suicide le jour où elle a fait Dieu implacable et la damnation éternelle. Ce jour-là, tous les grands cœurs se sont détachés d’elle ; et, l’élément d’amour et de miséricorde manquant à sa philosophie, la théologie chrétienne n’a plus été qu’un jeu d’esprit, un sophisme où de grandes intelligences se sont débattues en vain contre leur témoignage intérieur, un voile pour couvrir de vastes ambitions, un masque pour cacher d’énormes iniquités…

Ici le père Alexis s’arrêta de nouveau et me regarda attentivement pour voir quel effet produirait sur moi cet anathème définitif. Je le compris, et, saisissant ses mains dans les miennes, je les pressai fortement en lui disant d’une voix ferme et avec un sourire qui devait lui révéler toute ma confiance :

— Ainsi, père, nous ne sommes plus catholiques ?

— Ni chrétiens, répondit-il d’une voix forte, ni protestans, ajouta-t-il en me serrant les mains, ni philosophes comme Voltaire, Helvétius, et Diderot ; nous ne sommes pas même socialistes comme Jean-Jacques et la convention française ; et cependant nous ne sommes ni païens ni athées !

— Que sommes-nous donc, père Alexis ? lui dis-je ; car, vous l’avez dit, nous avons une ame. Dieu existe, et il nous faut une religion.

— Nous en avons une, s’écria-t-il en se levant et en étendant vers le ciel ses bras maigres avec un mouvement d’enthousiasme. Nous avons la seule vraie, la seule immense, la seule digne de la Divinité. Nous croyons en la Divinité, c’est dire que nous la connaissons et la voulons ; nous espérons en elle, c’est dire que nous la désirons ; nous l’aimons, c’est dire que nous la sentons et la possédons ; et Dieu lui-même est une trinité sublime dont notre vie mortelle est le reflet affaibli. Ce qui est foi chez l’homme est science chez Dieu ; ce qui est espérance chez l’homme est puissance chez Dieu ; ce qui est charité, c’est-à-dire piété, vertu, effort, chez l’homme, est amour, c’est-à-dire production, conservation et progression éternelle chez Dieu. Aussi Dieu nous connaît, nous appelle et nous aime ; c’est lui qui nous révèle cette connaissance que nous avons de lui, c’est lui qui nous commande le besoin que nous avons de lui, c’est lui qui nous inspire cet amour dont nous brûlons pour lui ; et une des grandes preuves de Dieu et de ses attributs, c’est l’homme et ses instincts. L’homme conçoit, aspire et tente sans cesse, dans sa sphère finie, ce que Dieu sait, veut et peut dans sa sphère infinie. Si Dieu pouvait cesser d’être un foyer d’intelligence, de puissance et d’amour, l’homme retomberait au niveau de la brute ; et chaque fois qu’une intelligence humaine a nié la Divinité intelligente, elle s’est suicidée.

— Mais, mon père, interrompis-je, ces grands athées du siècle dont on vante les lumières et l’éloquence…

— Il n’y a pas d’athées, reprit le père Alexis avec chaleur ; non, il n’y en a pas ! Il est des temps de recherche et de travail philosophique, où les hommes, dégoûtés des erreurs du passé, cherchent une nouvelle route vers la vérité. Alors ils errent sur des sentiers inconnus. Les uns, dans leur lassitude, s’asseient et se livrent au désespoir. Qu’est-ce que ce désespoir, sinon un cri d’amour vers cette Divinité qui se voile à leurs yeux fatigués ? D’autres s’avancent sur toutes les cimes avec une précipitation ardente, et, dans leur présomption naïve, s’écrient qu’ils ont atteint le but et qu’on ne peut aller plus loin. Qu’est-ce que cette présomption, qu’est-ce que cet aveuglement, sinon un désir inquiet et une impatience immodérée d’embrasser la Divinité ? Non, ces athées, dont on vante avec raison la grandeur intellectuelle, sont des ames profondément religieuses, qui se fatiguent ou qui se trompent dans leur essor vers le ciel. Si, à leur suite, on voit se traîner des ames basses et perverses, qui invoquent le néant, le hasard, la nature brutale, pour justifier leurs vices honteux et leurs grossiers penchans, c’est encore là un hommage rendu à la majesté de Dieu. Pour se dispenser de tendre vers l’idéal, et de soutenir par le travail et la vertu la dignité humaine, la créature est forcée de nier l’idéal. Mais, si une voix intérieure ne troublait pas l’ignoble repos de sa dégradation, elle ne se donnerait pas tant de peine pour rejeter l’existence d’un juge suprême. Quand les philosophes de ce siècle ont invoqué la Providence, la nature, les lois de la création, ils n’ont pas cessé d’invoquer le vrai Dieu sous ces noms nouveaux. En se réfugiant dans le sein d’une Providence universelle et d’une nature inépuisablement généreuse, ils ont protesté contre les anathèmes que les sectes farouches se lançaient l’une à l’autre, contre les monstruosités de l’inquisition, contre l’intolérance et le despotisme. Lorsque Voltaire, à la vue d’une nuit étoilée, proclamait le grand horloger céleste ; lorsque Rousseau conduisait son élève au sommet d’une montagne pour lui révéler la première notion du Créateur au lever du soleil, quoique ce fussent là des preuves incomplètes et des vues étroites, en comparaison de ce que l’avenir réserve aux hommes de preuves éclatantes et d’infaillibles certitudes, c’étaient du moins des cris de l’ame élevés vers ce Dieu que toutes les générations humaines ont proclamé sous des noms divers et adoré sous différens symboles.

— Mais ces preuves éclatantes, mais cette certitude, lui dis-je, où les puiserons-nous, si nous rejetons la révélation, et si le sens intérieur ne nous suffit pas ?

— Nous ne rejetons pas toute la révélation, reprit-il vivement, et le sens intérieur nous suffit jusqu’à un certain point ; mais nous y joignons d’autres preuves encore : quant au passé, le témoignage de l’humanité tout entière ; quant au présent, l’adhésion de toutes les consciences pures au culte de la Divinité, et la voix éloquente de notre propre cœur.

— Si je vous entends bien, repris-je, vous acceptez de la révélation ce qu’elle a d’éternellement divin, les grandes notions sur la Divinité et l’immortalité, les préceptes de vertu et de devoir qui en découlent.

— Et aussi, interrompit-il, les grandes découvertes de la science, les chefs-d’œuvre de l’art et de la poésie, les novations des réformistes de tous les pays et de tous les temps. Tout ce que l’homme appelle inspiration, je l’appelle aussi révélation ; car l’homme arrache au ciel même la connaissance de l’idéal, et la conquête des vérités sublimes qui y conduisent est un pacte, un hyménée entre l’intelligence humaine qui cherche, aspire et demande, et l’intelligence divine qui, elle aussi, cherche le cœur de l’homme, aspire à s’y répandre, et consent à y régner. Nous reconnaissons donc des maîtres, de quelque nom que l’on ait voulu les appeler. Héros, demi-dieux, philosophes, saints ou prophètes, nous pouvons nous incliner devant ces pères et ces docteurs de l’humanité. Nous pouvons adorer chez l’homme investi d’une haute science et d’une haute vertu un reflet splendide de la Divinité. Ô Christ ! un temps viendra où l’on t’élèvera de nouveaux autels, plus dignes de toi, en te restituant ta véritable grandeur, celle d’avoir été vraiment le fils de la femme et le sauveur, c’est-à-dire l’ami de l’humanité, le prophète de l’idéal.

— Et le successeur de Platon, ajoutai-je.

— Comme Platon fut celui des autres révélateurs que nous vénérons, et dont nous sommes les disciples.

— Oui, poursuivit Alexis après une pause, comme pour me donner le temps de peser ses paroles, nous sommes les disciples de ces révélateurs ; mais nous sommes leurs libres disciples. Nous avons le droit de les examiner, de les commenter, de les discuter, de les redresser même ; car, s’ils participent, par leur génie, de l’infaillibilité de Dieu, ils participent, par leur nature, de l’impuissance de la raison humaine. Il est donc, non-seulement dans notre privilége, mais dans notre devoir, comme dans notre destinée, de les expliquer et d’aider à la continuation de leurs travaux.

— Nous, mon père ! m’écriai-je avec effroi. Mais quel est donc notre mandat ?

— C’est d’être venus après eux. Dieu veut que nous marchions, et, s’il fait lever des prophètes au milieu du cours des âges, c’est pour pousser les générations devant eux, comme il convient à des hommes, et non pour les enchaîner à leur suite, comme il appartient à de vils troupeaux. Quand Jésus guérit le paralytique, il ne lui dit pas : Prosterne-toi, et suis-moi. Il lui dit : Lève-toi, et marche.

— Mais où irons-nous, mon père ?

— Nous irons vers l’avenir ; nous irons, pleins du passé et remplissant nos jours présens par l’étude, la méditation, et un continuel effort vers la perfection. Avec du courage et de l’humilité, en puisant dans la contemplation de l’idéal la volonté et la force, en cherchant dans la prière l’enthousiasme et la confiance, nous obtiendrons que Dieu nous éclaire et nous aide à instruire les hommes, chacun de nous selon ses forces… Les miennes sont épuisées, mon enfant. Je n’ai pas fait ce que j’aurais pu faire, si je n’eusse pas été élevé dans le catholicisme. Je t’ai raconté ce qu’il m’a fallu de temps et de peines pour arriver à proclamer, sur le bord de ma tombe, ce seul mot : Je suis libre !

— Mais ce mot en dit beaucoup, mon père ! m’écriai-je. Dans votre bouche, il est tout-puissant sur moi, et c’est de votre bouche seule que j’ai pu l’entendre sans méfiance et sans trouble. Peut-être, sans ce mot de vous, toute ma vie eût été livrée à l’erreur. Que j’eusse continué mes jours dans ce cloître, il est probable que j’y eusse vécu courbé et abruti sous le joug du fanatisme. Que j’eusse vécu dans le tumulte du monde, il est possible que je me fusse laissé égarer par les passions humaines et les maximes de l’impiété. Grâce à vous, j’attends mon sort de pied ferme. Il me semble que je ne peux plus succomber aux dangers de l’athéisme, et je sens que j’ai secoué pour toujours les liens de la superstition.

— Et si ce mot de ma bouche, dit Alexis profondément ému, est le seul bien que j’aie pu faire en ce monde, ces mots de la tienne sont une récompense suffisante. Je ne mourrai donc pas sans avoir vécu, car le but de la vie est de transmettre la vie. J’ai toujours pensé que le célibat était un état sublime, mais tout-à-fait exceptionnel, parce qu’il entraînait des devoirs immenses. Je pense encore que celui qui se refuse à donner la vie physique à des êtres de son espèce, doit donner, en revanche, par ses travaux et ses lumières, la vie intellectuelle au grand nombre de ses semblables. C’est pour cela que je révère la féconde virginité du Christ. Mais, lorsqu’après avoir nourri, dans ma jeunesse, des espérances orgueilleuses de science et de vertu, je me suis vu courbé sous les années et les mains vides de grandes œuvres, je me suis affligé et repenti d’avoir embrassé un état à la hauteur duquel je n’avais pas su m’élever. Aujourd’hui, je vois que je ne tomberai pas de l’arbre comme un fruit stérile. La semence de vie a fécondé ton ame. J’ai un fils, un enfant plus précieux qu’un fruit de mes entrailles ; j’ai un fils de mon intelligence.

— Et de ton cœur, lui dis-je en pliant les deux genoux devant lui, car tu as un grand cœur, ô père Alexis ! un cœur plus grand encore que ton intelligence ! Et quand tu t’écries : Je suis libre ! cette parole puissante implique celle-ci : J’aime et je crois.

— J’aime, je crois et j’espère, tu l’as dit ! répondit-il avec attendrissement ; s’il en était autrement, je ne serais pas libre. La brute, au fond des forêts, ne connaît point de lois, et pourtant elle est esclave, car elle ne sait ni le prix, ni la dignité, ni l’usage de sa liberté. L’homme privé d’idéal est l’esclave de lui-même, de ses instincts matériels, de ses passions farouches, tyrans plus absolus, maîtres plus fantasques que tous ceux qu’il a renversés avant de tomber sous l’empire de la fatalité.

Nous causâmes ainsi long-temps encore. Il m’entretint des grands mystères de la foi pythagoricienne, platonicienne et chrétienne, qu’il disait être un même dogme continué et modifié, et dont l’essence lui semblait le fond de la vérité éternelle ; vérité progressive, disait-il, en ce sens qu’elle était enveloppée encore de nuages épais, et qu’il appartenait à l’intelligence humaine de déchirer ces voiles un à un, jusqu’au dernier. Il s’efforça de rassembler tous les élémens sur lesquels il basait sa foi en un Dieu-Perfection : c’est ainsi qu’il l’appelait. Il disait : 1o que la grandeur et la beauté de l’univers accessible aux calculs et aux observations de la science humaine, nous montraient, dans le Créateur, l’ordre, la sagesse et la science omnipotente ; 2o que le besoin qu’éprouvent les hommes de se former en société et d’établir entre eux des rapports de sympathie, de religion commune et de protection mutuelle, prouvait, dans le législateur universel, l’esprit de souveraine justice ; 3o que les élans continuels du cœur de l’homme vers l’idéal prouvaient l’amour infini du père des hommes répandu à grands flots sur la grande famille humaine, et manifesté à chaque ame en particulier dans le sanctuaire de sa conscience. De là il concluait pour l’homme trois sortes de devoirs. Le premier, appliqué à la nature extérieure : devoir de s’instruire dans les sciences, afin de modifier et de perfectionner autour de lui le monde physique. Le second, appliqué à la vie sociale : devoir de respecter les institutions librement acceptées par la famille humaine et favorables à son développement. Le troisième, applicable à la vie intérieure de l’individu : devoir de se perfectionner soi-même en vue de la perfection divine, et de chercher sans cesse pour soi et pour les autres les voies de la vérité, de la sagesse et de la vertu.

Ces entretiens et ces enseignemens furent au moins aussi longs que le récit qui les avait amenés. Ils durèrent plusieurs jours, et nous absorbèrent tellement l’un et l’autre, que nous prenions à peine le temps de dormir. Mon maître semblait avoir recouvré, pour m’instruire, une force virile. Il ne songeait plus à ses souffrances et me les faisait oublier à moi-même ; il me lisait son livre et me l’expliquait à mesure. C’était un livre étrange, plein d’une grandeur et d’une simplicité sublime. Il n’avait pas affecté une forme méthodique ; il avouait n’avoir pas eu le temps de se résumer, et avoir plutôt écrit, comme Montaigne, au jour le jour, une suite d’essais où il avait exprimé naïvement, tantôt les élans religieux, tantôt les accès de tristesse et de découragement sous l’empire desquels il s’était trouvé. J’ai senti, me disait-il, que je n’étais plus capable d’écrire un grand ouvrage pour mes contemporains, tel que je l’avais rêvé dans mes jours de noble, mais aveugle ambition. Alors, conformant ma manière à l’humilité de ma position, et mes espérances à la faiblesse de mon être, j’ai songé à répandre mon cœur tout entier sur ces pages intimes, afin de former un disciple qui, ayant bien compris les désirs et les besoins de l’ame humaine dont je suis un type douloureux, consacrât son intelligence à chercher le soulagement et la satisfaction de ces désirs et de ces besoins, dont tôt ou tard, après les agitations politiques, tous les hommes sentiront l’importance. Expression plaintive de la triste époque où le sort m’a jeté, je ne puis qu’élever un cri de détresse afin qu’on me rende ce qu’on m’a ôté : une foi, un dogme et un culte. Je sens bien que nul encore ne peut me répondre et que je vais mourir hors du temple plein de trouble et de frayeur, n’emportant pour tout mérite, aux pieds du juge suprême, que le combat opiniâtre de mes sentimens religieux contre l’action dissolvante d’un siècle sans religion. Mais j’espère, et mon désespoir même enfante chez moi des espérances nouvelles ; car, plus je souffre de mon ignorance, plus j’ai horreur du néant, et plus je sens que mon ame a des droits sacrés sur cet héritage céleste dont elle a l’insatiable désir…

C’était la troisième nuit de cet entretien, et, malgré l’intérêt puissant qui m’y enchaînait, je fus tout à coup saisi d’un tel accablement, que je m’assoupis auprès du lit de mon maître, tandis qu’il parlait encore d’une voix affaiblie, au milieu des ténèbres ; car toute l’huile de la lampe était consumée, et le jour ne paraissait point encore. Au bout de quelques instans, je m’éveillai ; Alexis faisait entendre encore des sons inarticulés et semblait se parler à lui-même. Je fis d’incroyables efforts pour l’écouter et pour résister au sommeil ; ses paroles étaient inintelligibles, et, la fatigue l’emportant, je m’endormis de nouveau, la tête appuyée sur le bord de son lit. Alors, dans mon sommeil j’entendis une voix pleine de douceur et d’harmonie qui semblait continuer les discours de mon maître, et je l’écoutais sans m’éveiller et sans la comprendre. Enfin, je sentis comme un souffle rafraîchissant qui courait dans mes cheveux, et la voix me dit : Angel, Angel, l’heure est venue. Je m’imaginai que mon maître expirait, et, faisant un grand effort, je m’éveillai et j’étendis les mains vers lui. Ses mains étaient tièdes, et sa respiration régulière annonçait un paisible repos ; je me levai alors pour rallumer la lampe, mais je crus sentir le frôlement d’un être d’une nature indéfinissable qui se plaçait devant moi et qui s’opposait à mes mouvemens. Je n’eus point peur, et je lui dis avec assurance : Qui es-tu, et que veux-tu ? es-tu celui que nous aimons ? as-tu quelque chose à m’ordonner ?

— Angel, dit la voix, le manuscrit est sous la pierre, et le cœur de ton maître sera tourmenté tant qu’il n’aura pas accompli la volonté de celui…

Ici la voix se perdit, je n’entendis plus aucun autre bruit dans la chambre que la respiration égale et faible d’Alexis. J’allumai la lampe, je m’assurai qu’il dormait, que nous étions seuls, que toutes les portes étaient fermées ; je m’assis incertain et agité. Puis, au bout de peu d’instans, je pris mon parti, je sortis de la cellule, sans bruit, tenant d’une main ma lampe, de l’autre une barre d’acier que j’enlevai à une des machines de l’observatoire, et je me rendis à l’église.

Comment, moi, si jeune, si timide et si superstitieux jusqu’à ce jour, j’eus tout à coup la volonté et le courage d’entreprendre seul une telle chose, c’est ce que je n’expliquerai pas. Je sais seulement que mon esprit était élevé à sa plus haute puissance en cet instant, soit que je fusse sous l’empire d’une exaltation étrange, soit qu’un pouvoir supérieur à moi agît en moi à mon insu. Ce qu’il y a de certain, c’est que j’attaquai sans trembler la pierre du hic est, et que je l’enlevai sans peine. Je descendis dans le caveau, et je trouvai le cercueil de plomb dans sa niche de marbre noir. M’aidant du levier et de mon couteau, j’en dessoudai sans peine une partie ; je trouvai, à l’endroit de la poitrine où j’avais dirigé mes recherches, des lambeaux de vêtement que je soulevai et qui se roulèrent autour de mes doigts comme des toiles d’araignée. Puis, glissant ma main jusqu’à la place où ce noble cœur avait battu, je sentis sans horreur le froid de ses ossemens. Le paquet de parchemin, n’étant plus retenu par les plis du vêtement, roula dans le fond du cercueil ; je l’en retirai, et, refermant le sépulcre à la hâte, je retournai auprès d’Alexis et déposai le manuscrit sur ses genoux. Alors, un vertige me saisit, et je faillis perdre connaissance ; mais ma volonté l’emporta encore, car Alexis dépliait le manuscrit d’une main ferme et empressée, et il lut ce peu de pages.

LE MANUSCRIT DE SPIRIDION.

« Combien j’ai pleuré, combien j’ai prié, combien j’ai travaillé, combien j’ai souffert, avant de comprendre la cause et le but de mon passage sur cette terre ! Après bien des incertitudes, après bien des remords, après bien des scrupules, j’ai compris que j’étais un martyr. Mais pourquoi mon martyre, disais-je, et quel crime ai-je commis avant de naître, pour être ainsi condamné au labeur et aux gémissemens depuis l’heure où j’ai vu le jour jusqu’à celle où je vais rentrer dans la nuit du tombeau ?

« Enfin, à force d’implorer Dieu, à force d’interroger l’histoire des hommes, un rayon de la vérité est descendu sur mon front, et les ombres du passé se sont dissipées devant mes yeux. J’ai levé un coin du rideau, et j’ai assez vu pour comprendre que ma vie, comme celle du genre humain, était une suite d’erreurs nécessaires, ou, pour mieux dire, de vérités incomplètes, conduisant toutes, plus ou moins lentement, plus ou moins directement, vers une vérité éclatante, vers une perfection idéale. Mais quand se lèveront-elles sur la face de la terre, quand sortiront-elles du sein de la Divinité, les générations qui salueront la face auguste de la vérité et qui proclameront le règne de l’idéal sur la terre ? Je vois bien comment marche l’humanité, mais je ne vois ni son berceau, ni son apothéose. Il me semble que l’homme est une race transitoire entre la bête et l’ange ; mais j’ignore combien de siècles il a fallu pour qu’il passât de l’état de brute à l’état d’homme, et je ne puis savoir combien de siècles il lui faudra pour passer de l’état d’homme à l’état d’ange.

« Pourtant j’espère, et ce que je sens en moi de force et de calme aux approches de la mort me prouve que de grandes destinées attendent l’humanité. Tout est fini pour moi en cette vie ; je me suis agité beaucoup pour avancer bien peu, j’ai travaillé sans relâche, et je n’ai presque rien fait. Cependant je meurs content après des peines immenses, car j’ai la conviction d’avoir fait ce que j’ai pu, et j’ai la certitude que le peu que j’ai fait ne sera point perdu.

« Qu’ai-je donc fait ? Tu me le demanderas, ô toi, homme de l’avenir, qui chercheras la vérité dans les témoignages du passé. Toi qui ne seras plus catholique, toi qui ne seras plus chrétien, tu demanderas au moine couché dans la poussière compte de sa vie et de sa mort. Tu voudras savoir pourquoi ses vœux, pourquoi ses austérités, pourquoi sa retraite, pourquoi ses travaux, pourquoi ses prières ?

« Toi qui te retournes vers moi, afin de me demander ta route, et de marcher plus vite vers le but que je n’ai pu atteindre, arrête-toi un instant encore, et tourne-toi tout-à-fait vers le passé de l’humanité : tu la verras toujours forcée de choisir entre deux maux le moindre, et toujours commettre de grandes fautes pour en éviter de plus grandes. Tu verras l’antiquité partagée tour à tour entre le principe orgiaque qui court à la reproduction nécessaire et providentielle de la race humaine par les chemins d’une licence effrénée, et le principe essénien qui, en voulant ramener les hommes à la sagesse et à la chasteté, proclame la loi d’un célibat contraire au vœu de la nature et aux fins de la Providence. Ici, la mythologie profane, avilissant l’esprit à force de diviniser la matière ; là, le christianisme austère, avilissant trop la matière pour relever le culte de l’esprit. Plus près de toi, tu vois la religion du Christ se constituer en église et s’élever comme une puissance généreuse et démocratique contre la tyrannie des princes. Regarde plus près encore, tu vois cette puissance atteindre son but et le dépasser. Tu la vois, lorsqu’elle a soumis et enchaîné les princes, se liguer avec eux pour écraser les peuples et partager la puissance temporelle. Alors tu vois le schisme élever des étendards de révolte et prêcher le principe courageux et légitime de la liberté de conscience. Mais aussi, tu vois cette liberté d’interprétation de la doctrine religieuse amener l’anarchie dans les croyances, ou, ce qui est pire, une froideur funeste, le dégoût de toute croyance. Et si ton ame, ébranlée par tant de variations que tu vois subir à l’humanité, veut se frayer une route entre les écueils où se débat, comme un frêle esquif, la vérité craintive et chancelante, tu es bien embarrassé de choisir entre les philosophes nouveaux qui, en prêchant la tolérance, détruisent l’unité sociale et religieuse, et les derniers chrétiens qui, pour conserver une société, c’est-à-dire une religion et une philosophie, se voient forcés de braver le principe de la tolérance. Au temps où tu vivras, homme de l’avenir, à qui j’adresse à la fois ma justification et mon enseignement, sans doute, la science de la vérité aura fait un pas ; songe donc à ce que tes pères ont eu à souffrir, courbés sous le fardeau de leur ignorance et de leur incertitude, en traversant ce désert aux limites duquel ils t’ont si péniblement conduit ! Et si l’orgueil de ta jeune science te fait contempler avec un sourire de pitié les combats misérables où nous avons consumé notre vie, arrête, et frémis en songeant à ce que tu ignores encore et au jugement que tes descendans porteront de toi et de ton siècle. Sache-le, et apprends à respecter tous ceux qui, cherchant sincèrement leur route, ont erré sur des sentiers perdus, tourmentés par l’orage et fortement éprouvés par la main sévère du Tout-Puissant. Sache-le bien, et prosterne-toi, car tous ceux-là, même les plus égarés, sont des saints et des martyrs.

« Sans leurs conquêtes et sans leurs défaites, tu serais encore plongé dans les ténèbres. Oui, leurs revers et leurs égaremens même ont droit à ton respect, car l’homme est faible ; et, pour franchir des abîmes, il lui faut faire des efforts au-dessus de sa nature. De là vient que son élan l’entraîne au-delà du but, lorsque sa faiblesse ne l’a pas trahi sur le bord du précipice. Quel est donc celui de vous qui sera assez puissant et assez sage en même temps pour dire à son esprit ce que l’Éternel a dit aux flots de la mer, selon la Genèse : — Tu iras jusqu’ici, et tu n’iras pas plus loin ! — Homme de l’avenir, si tu peux saluer de tels hommes autour de toi, pleure sur nous, obscurs travailleurs, victimes ignorées, qui, par des souffrances mortelles et des labeurs inconnus, avons préparé le règne de tes contemporains ! Pleure sur moi qui, ayant aimé la justice avec passion et cherché la vérité avec persévérance, ouvris les yeux pour la première fois au moment de les fermer pour jamais, et m’aperçus que j’avais travaillé vainement à soutenir une ruine, à m’abriter sous une voûte dont les fondemens étaient écroulés. Disciple du grand Bossuet, j’ai cru m’arrêter sous l’ombre de ce chêne robuste ; mais j’ai vu le chêne se dessécher au souffle de la tyrannie qu’il avait protégée, et périr victime des poisons que son écorce avait nourris. J’ai compris que c’en était fait de l’église romaine, que l’église gallicane n’avait point de principe vital, que la religion du Christ était souillée, que la doctrine du Christ était incomplète, que le Christ devait prendre place au panthéon des hommes divins ; mais que sa tâche était accomplie, et qu’un nouveau messie devait se lever, un nouvel évangile surgir, une loi nouvelle réformer, perfectionner, remplacer l’ancienne loi. Et quand j’ai vu que je m’étais trompé, que j’avais marché par un rude chemin pour aboutir à un impasse, le désespoir s’est emparé de moi, la fièvre s’est allumée dans mon sang, mon ame s’est brisée, et voilà que mon corps penche vers la tombe. Mais à cette heure solennelle, une vision bienfaisante est venue me rendre le calme et la confiance. Le Christ m’est apparu, comme une ombre flottante suspendue entre la terre et le ciel. Prosterné et comme affaissé sur lui-même, je l’ai vu joncher de ses beaux cheveux le gravier de la montagne, à l’heure de sa dernière prière, de sa dernière méditation. Des larmes amères inondaient ses joues pâles. Une sueur froide coulait sur ses membres exténués. Il disait : — Seigneur, seigneur, pourquoi vous êtes-vous retiré de moi ? Vérité, vérité, pourquoi, à l’heure où je croyais vous saisir, me semblez-vous inaccessible, comme la cime d’une montagne qui toujours grandit et se perd dans les nuées à mesure qu’on marche pour y atteindre ! — Et j’ai entendu résonner, parmi le feuillage des oliviers que blanchissait la lune, une voix plus douce que la brise de la nuit, plus harmonieuse que la voix de la mer calme sur le rivage galiléen, plus mélancolique que celle de la cigale, qui chante dans un jour brûlant sur le figuier dépouillé ; c’était la voix de l’ange que Dieu envoyait à son serviteur bien-aimé. Et Jésus reconnut cet ange ; car c’était l’esprit de Moïse, qui déjà lui était apparu une fois, et venait l’aider à boire le calice d’amertume. Et l’esprit dit à Jésus : — Comme toi, j’ai souffert ; comme toi, j’ai travaillé ; comme toi, j’ai invoqué le Seigneur, et, comme toi, j’ai erré dans les ténèbres du doute et de l’ignorance. J’ai salué, moi aussi, des lueurs divines ; et après avoir, comme toi, sué le sang et l’eau sur la montagne pour entrer en communion avec l’Esprit saint, j’ai senti sur ma tête le souffle brûlant de l’inspiration divine, et j’ai osé écrire d’une main ferme, sur la pierre du Sinaï, une loi nouvelle pour la race humaine. Tu es venu, non pour détruire mon œuvre, mais pour le continuer, l’épurer et le sanctifier. Tu es mon fils ; tu es la chair de ma chair, l’esprit de mon esprit. Sois béni, sois consolé, sois fortifié ; car tu as fait de grandes choses, et ton règne sera long sur la terre. — Mais Jésus gémissait encore, et il disait : — père de la loi judaïque ! ô grand homme ! ô philosophe inspiré ! toi aussi, tu as fait de grandes choses, et ton règne a été long sur la terre ; et pourtant ta loi a fait aux hommes de grands maux. Tu n’as pu extirper la brutalité de l’idolâtrie qu’en promulguant des lois sanguinaires ; et, outre les effets inévitables de tes austères préceptes, tes descendans ont abusé du pouvoir sacré, ils ont souillé la gloire de ton nom. Ils ont fait servir ta doctrine terrible et sainte à satisfaire de honteuses passions, des vengeances féroces, des ambitions insensées. Et maintenant tes successeurs sont des scribes, et des pharisiens, et des docteurs de la loi, des faussaires, des hypocrites et des infâmes, qui se servent de ta parole et de ton autorité pour arrêter mes prédications et persécuter mes adeptes.

« Alors la voix de Moïse répondit : — Ils s’en serviront, ô mon fils, pour t’abreuver d’opprobres, pour te condamner à la mort, pour te suspendre à un gibet, toi et tes disciples. Prends donc courage, car mon esprit est avec toi, il est en toi, et tu es mon héritier sur la terre. Ton supplice va sanctionner la vérité de tes paroles, et tu seras la grande victime divinisée devant laquelle deux mille générations plieront les genoux. Et cependant un jour viendra où ta loi aura le même sort que la mienne, où ton nom sera profané comme le mien, où des pontifes et des rois se serviront de ta parole et de ton autorité pour persécuter, condamner à mort, et livrer aux plus affreux supplices les prophètes nouveaux qui viendront continuer et perfectionner ta doctrine. Va donc en paix. Ceci est la loi de l’humanité. La vérité ne peut marcher qu’escortée de l’ignorance et de l’imposture. Elle ne peut régner sans que ses ministres usurpent son sceptre et l’assassinent en secret pour tyranniser les consciences en son nom. Mais cette loi est nécessaire et ses effets sont providentiels. Nous sommes des instrumens dans la main de Dieu ; humilions-nous, et gémissons d’être la cause de si grands maux ; mais aussi souvenons-nous que nous sommes la cause de plus grands biens. Que notre orgueil ne s’irrite pas de n’avoir pas atteint l’idéal. Qu’il nous suffise d’être sur la route. D’autres prophètes, d’autres messies viendront, et jamais ces grandes ames ne manqueront aux grands besoins de l’humanité.

« Alors, au lieu d’un ange, j’en vis trois, qui abaissaient leur vol vers Jésus, ou plutôt c’était un ange triple qui résumait en lui Moïse, David, Élie. Ils présentaient aux lèvres de Jésus une coupe d’or, symbole de liberté et de vérité. Et alors le Nazaréen se leva fortifié et consolé, et il marcha vers ceux qui venaient le lier pour le conduire devant les princes des prêtres, et je vis dans ses yeux quelque chose de divin qui me força de me prosterner et de m’écrier : — Ô homme divin, ô fils de Dieu !… Et il se tourna vers moi en me disant : — Nous sommes tous fils de Dieu, nous sommes tous des hommes divins, quand nous aimons et quand nous concevons la perfection. Nous sommes tous des messies, quand nous travaillons à amener son règne sur la terre ; nous sommes tous des Christs quand nous souffrons pour elle. Alors il étendit la main pour me bénir, et je m’éveillai. Mais, dès cet instant, je fus consolé, et, m’humiliant profondément, je ne maudis plus mon œuvre et ne pensai plus à le détruire. Convaincu que j’étais tombé dans l’erreur en professant le catholicisme et en fondant un monastère, je me dis que j’avais obéi à une force supérieure, et que de ce couvent, le dernier peut-être qui serait fondé sur la terre, sortiraient encore quelques grands hommes, ou bien que les vices des moines qui m’entouraient, et dont j’étais si profondément blessé, tourneraient au profit de la vérité, en amenant plus vite la destruction des couvens et la ruine du clergé. Et je me suis dit encore que mes variations de doctrine, mes études, mes abjurations, mon enthousiasme, mes doutes, mon désespoir, ma mort, tout cela n’était pas, comme il pouvait sembler aux esprits vulgaires, une vie manquée, des peines perdues. L’homme qui, le premier, voulut bâtir une maison, vit, sans doute, bien des fois s’écrouler son ouvrage mal assuré. Peut-être même cet homme termina-t-il sa vie sans avoir pu reposer sa tête en sûreté, une seule nuit, sous la voûte élevée par ses mains. Mais les hommes qui vinrent après lui profitèrent de ses essais ; ils profitèrent également de ses fautes pour les éviter ; car l’expérience est le fruit qui tombe de l’arbre et dont la semence se répand sur la terre. De même, quand une maison s’écroule, il est bon de l’étayer et de la réparer jusqu’à ce qu’une nouvelle maison ait été bâtie. Ceux qui construisent sur ses ruines un palais splendide, raillent ceux qui ont conservé, le plus long-temps qu’ils ont pu, le vieil édifice. Et pourtant il est certain que, sans l’obstination de ces conservateurs, les novateurs se seraient trouvés sans abri.

« Mais, ô mon Dieu ! que la peine est rude, et que le calice est amer pour ceux qui travaillent à soutenir des décombres et qui meurent sans avoir servi à autre chose qu’à creuser un tombeau ! hommes du passé, qui avez, comme moi, assisté aux funérailles d’une religion, sans pouvoir saluer l’aurore d’une religion nouvelle ; ô malheureux ouvriers, dont le ciseau s’est brisé sur la pierre froide du sépulcre et dont les yeux n’ont pu se tourner vers la façade d’un nouveau temple ; combien votre agonie fut lente ! combien votre ame a défailli sous le poids du doute et de la lassitude ! hommes de l’avenir, à qui de pareils tourmens sont réservés, souvenez-vous de vos frères, évoquez leur souvenir ; aspirez les forces qu’ils ont répandues sur la terre ; rendez-leur la vie dans vos ames ; faites-les renaître en vous et continuez leur ouvrage, en formant une chaîne invincible entre le passé et l’avenir. Heureusement, Dieu n’abandonne point les infortunés qu’il condamne à de tels travaux. Quand le champ où ils ont essayé de cultiver la raison et la science s’épuise et dépérit sous leurs mains débiles, il leur envoie je ne sais quel instinct céleste, un secret sentiment du passé, un vague pressentiment de l’avenir, qui leur rend la conscience de leur immortalité. C’est parce que l’homme, avec le sentiment de l’infini, ne peut rien finir dans sa vie, que d’autres existences l’attendent et d’autres travaux le réclament. Est-ce sur cette même terre, est-ce, comme on aime à le penser, dans un monde meilleur ? Où que ce soit, c’est une récompense pour les hommes de bonne foi et de bonne intention. Quand ce ne serait qu’une réapparition sur la terre sous une nouvelle forme humaine, chaque génération n’est-elle pas plus avancée que celle qui précède ? Et n’est-ce pas déjà un sentiment d’immortalité, n’est-ce pas une jouissance divine que j’éprouve à me dire que j’ai déjà vécu, et que cet instinct est une première récompense du bien que j’ai pu faire dans une existence précédente sans espoir de récompense ?

« Quoi que tu veuilles faire de moi, ô mon Dieu ! ô grande ame de l’univers ! je t’appartiens et je m’endors avec confiance sur ton sein, qui m’a donné la vie et qui peut me la rendre encore. Il me semble, à mesure que mon existence me quitte, sentir la tienne se manifester davantage et passer dans la partie immatérielle de mon être. Oui, je sens tressaillir ton cœur ardent et fécond. Ô grand tout, ô grand amour, que j’ai cherché à embrasser pour étancher ma soif brûlante ! ô toi que, sous des noms divers, toutes les générations et tous les peuples ont pressenti et adoré ! je rentre en toi, toujours altéré de toi, et je sens, à l’horreur que le néant m’inspire, que tu ne m’as pas créé pour le néant. »


Ici finissait le manuscrit de Spiridion. Quand Alexis l’eut achevé, il se leva et s’écria d’une voix forte : Amen ! Puis, se jetant dans mes bras avec une émotion profonde : — Tu vois bien, dit-il, que c’en est fait de nous. Nous sommes une race finie, et Spiridion a été, à vrai dire, le dernier moine. Ô maître infortuné ! ajouta-t-il en levant les yeux au ciel, toi aussi tu as bien souffert, et ta souffrance a été ignorée des hommes. Mais Dieu t’a reçu en expiation de tes erreurs sublimes, et il t’a envoyé, à tes derniers instans, l’instinct prophétique qui t’a consolé ; car ton grand cœur a dû oublier sa propre souffrance en apercevant l’avenir de la race humaine tournée vers l’idéal. Ainsi donc je suis arrivé au même résultat que toi. Quoique ta vie ait été consacrée seulement aux études théologiques, et que la mienne ait embrassé un plus large cercle de connaissances, nous avons trouvé la même conclusion. C’est que le passé est fini et ne doit point entraver l’avenir ; c’est que notre chute est aussi nécessaire que l’a été notre existence ; c’est que nous ne devons ni renier l’une, ni maudire l’autre. Eh bien ! Spiridion, dans l’ombre de ton cloître et dans le secret de tes méditations, tu as été plus grand que ton maître ; car celui-ci est mort en jetant un cri de désespoir et en croyant que le monde s’écroulait sur lui, et toi tu t’es endormi dans la paix du Seigneur, rempli d’un divin espoir pour la race humaine. Oh ! oui, je t’aime mieux que Bossuet, car tu n’as pas maudit ton siècle, et tu as noblement abjuré une longue suite d’illusions, incertitudes respectables, efforts sublimes d’une ame ardemment éprise de la perfection. Sois béni, sois glorifié : le royaume des cieux appartient à ceux dont l’esprit est vaste et dont le cœur est simple.

Il passa deux heures à commenter et à m’expliquer ce manuscrit ; puis il me le remit avec ses propres écrits, et me dit de prendre les précautions nécessaires pour qu’ils ne fussent ni égarés dans les évènemens qui pouvaient survenir, ni saisis par les moines. — Car tu le sais, me dit-il en se mettant en devoir de se lever, l’heure est venue.

— Quelle heure donc, lui dis-je, et que voulez-vous faire ? Ces paroles ont déjà frappé mon oreille cette nuit, et je croyais avoir été le seul à les entendre. Dites, maître, que signifient-elles ?

— Ces paroles, je les ai entendues, me répondit-il ; car, pendant que tu descendais dans le tombeau de notre maître, j’avais ici un long entretien avec lui.

— Vous l’avez vu ? lui dis-je.

— Je ne l’ai jamais vu la nuit, répondit-il, mais seulement le jour, à la clarté du soleil. Je ne l’ai jamais vu ni entendu en même temps : c’est la nuit qu’il me parle, c’est le jour qu’il m’apparaît. Cette nuit, il m’a dit tout ce que nous venons de lire et plus encore, et, s’il t’a ordonné d’exhumer le manuscrit, c’est afin que jamais le doute n’entrât dans ton ame au sujet de ce que les hommes de ce siècle appelleraient nos visions et nos délires.

— Délires célestes, m’écriai-je, et qui me feraient haïr la raison, si la raison pouvait en anéantir l’effet ! Mais ne le craignez pas, mon père ; je porterai à jamais dans mon cœur la mémoire sacrée de ces jours d’enthousiasme.

— Maintenant, viens ! dit Alexis, en se mettant à marcher dans sa cellule d’un pas assuré, et en redressant son corps brisé avec la noblesse et l’aisance d’un jeune homme.

— Eh quoi ! vous marchez ! vous êtes donc guéri ? lui dis-je ; ceci est un prodige nouveau.

— La volonté est seule un prodige, répondit-il, et c’est la puissance divine qui l’accomplit en nous. Suis-moi, je veux revoir le soleil, les palmiers, les murs de ce monastère, la tombe de Spiridion et de Fulgence ; je me sens possédé d’une joie d’enfant ; mon ame déborde. Il faut que j’embrasse cette terre de douleurs et d’espérances, où les larmes sont fécondes, et que nos genoux, fatigués de prières, n’ont pas creusée en vain.

Nous descendîmes au jardin ; plusieurs moines s’y promenaient. En voyant passer Alexis, qu’ils croyaient mourant, ils furent comme saisis d’épouvante, et l’un d’eux murmura ces mots : — Les morts ressuscitent, cela présage quelque malheur. — Oui, sans doute, dit Alexis quand ils se furent éloignés, cela présage un malheur pour vous.

Il prit mon bras, car il trouvait que je ne marchais pas assez vite, et il m’entraîna sous les palmiers. Il contempla quelque temps la mer et les montagnes avec délices ; puis, se retournant vers le nord, il me dit : — Ils viennent ! ils viennent avec la rapidité de la foudre !

— Qui donc ? mon père.

— Les vengeurs terribles de la liberté outragée. Peut-être les représailles seront-elles insensées. Qui peut se sentir investi d’une telle mission, et garder le calme de la justice ? Les temps sont mûrs ; il faut que le fruit tombe ; qu’importent quelques brins d’herbe écrasés ?

— Parlez-vous des ennemis de notre pays ?

— Je parle de glaives étincelans dans la main du dieu des armées. Ils approchent, l’esprit me l’a révélé, et ce jour est le dernier de mes jours, comme disent les hommes. Mais je ne meurs pas, je ne te quitte pas, Angel, tu le sais.

— Vous allez mourir, m’écriai-je en m’attachant à son bras avec un effroi insurmontable, oh ! ne dites pas que vous allez mourir ! Il me semble que je commence à vivre d’aujourd’hui.

— Telle est la loi providentielle de la succession des êtres et des choses, répondit-il. Ô mon fils, adorons le Dieu de l’infini ! Cette mer embrasée des feux du soleil est pour nos faibles yeux un spectacle sublime ; mais ce rayon de l’astre immense qui traverse l’immense élément n’est qu’une faible image, un symbole modeste des splendeurs incommensurables qui s’ouvrent au-delà de cette vie pour la pensée immortelle. Et ce soleil, ce n’est pas seulement un globe igné, appréciable aux combinaisons de la physique ; c’est l’ame de Galilée qui vit éternellement pour nous, après avoir arraché à l’immensité le secret de ses lois ; c’est la pensée humaine fécondée par la pensée divine qui règne là-haut, et qui plonge sur nous plus puissante et plus féconde encore que la chaleur et la lumière du monde physique. Cette pensée céleste, où Dieu appelle l’homme à une mystérieuse communion, se retrouve partout, et c’est pourquoi les yeux du corps ne suffisent pas pour admirer la nature. Spiridion ! je ne te demande pas de m’apparaître en ce jour ; les yeux de mon ame s’ouvrent sur un monde où ta forme humaine n’est pas nécessaire à ma certitude ; tu es avec moi, tu es en moi. Il n’est plus nécessaire que le sable crie sous tes pieds, pour que je sache retrouver ton empreinte sur mon chemin…

En ce moment, un bruit lointain vint tonner comme un écho affaibli sur la croupe des montagnes, et la mer le répéta au loin d’une voix encore plus faible.

— Qu’est ceci, mon père ? demandai-je à Alexis qui écoutait en souriant.

— C’est le canon, répondit-il, c’est le vol de la conquête qui se dirige sur nous.

Puis il prêta l’oreille, et le canon se faisait entendre régulièrement. — Ce n’est pas un combat, dit-il, c’est un hymne de victoire. Nous sommes conquis, mon enfant ; il n’y a plus d’Italie. Que ton cœur ne se déchire pas à l’idée d’une patrie perdue. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’Italie n’existe plus, et ce qui achève de crouler aujourd’hui, c’est l’église des papes. Ne prions pas pour les vaincus : Dieu sait ce qu’il fait, et les vainqueurs l’ignorent.

Comme nous rentrions dans l’église, nous fûmes abordés brusquement par le prieur suivi de quelques moines. La figure de Donatien était bouleversée. — Savez-vous ce qui se passe ? nous dit-il ; entendez-vous le canon ? on se bat.

— On s’est battu, répondit tranquillement Alexis.

— D’où le savez-vous ? s’écria-t-on de toutes parts ; avez-vous quelque nouvelle ? Pouvez-vous nous apprendre quelque chose ?

— Ce ne sont de ma part que des conjectures, répondit-il, mais je vous conseille de prendre la fuite, ou d’apprêter un grand repas pour les hôtes qui vous arrivent…

Et aussitôt, sans se laisser interroger davantage, il leur tourna le dos et entra dans l’église. À peine y étions-nous, que des cris confus se firent entendre au dehors. C’était comme des chants de triomphe et d’enthousiasme, mêlés d’imprécations et de menaces. Aucun cri, aucune menace ne répondait à ces voix étrangères. Tout ce que le pays avait d’habitans avait fui devant le vainqueur comme une volée d’oiseaux timides à l’approche du vautour. C’était un détachement de soldats français envoyés à la maraude. Ils avaient, en errant dans les montagnes, découvert les dômes du couvent, et, fondant sur cette proie, ils avaient traversé les ravins et les torrens avec cette rapidité effrayante qu’on voit seulement dans les rêves. Ils s’abattaient sur le couvent comme une nuée d’orage. En un instant, les portes furent brisées et les cloîtres inondés de soldats ivres qui faisaient retentir les voûtes d’un chant rauque et terrible dont ces mots vinrent entre autres frapper distinctement mon oreille :

Liberté, liberté chérie,
Combats avec tes défenseurs !

J’ignore ce qui se passa dans le couvent. J’entendis, le long des murs extérieurs de l’église, des pas précipités qui semblaient, dans leur fuite pleine d’épouvante, vouloir percer les marbres du pavé. Sans doute, il y eut un grand pillage, des violences, une orgie… Alexis, à genoux sur la pierre du hic est, semblait sourd à tous ces bruits. Absorbé dans ses pensées, il avait l’air d’une statue sur un tombeau.

Tout à coup la porte de la sacristie s’ouvrit avec fracas ; un soldat s’avança avec méfiance ; puis, se croyant seul, il courut à l’autel, força la serrure du tabernacle avec la pointe de sa baïonnette, et commença à cacher avec précipitation, dans son sac, les ostensoirs et les calices d’or et d’argent. Alors Alexis, voyant que j’étais ému, se tourna vers moi, et me dit : — Soumets-toi, l’heure est arrivée ; la Providence, qui me permet de mourir, te condamne à vivre.

En ce moment d’autres soldats entrèrent et cherchèrent querelle à celui qui les avait devancés. Ils s’injurièrent et se seraient battus, si le temps ne leur eût semblé précieux pour dérober d’autres objets, avant l’arrivée d’autres compagnons de pillage. Ils se hâtèrent donc de remplir leurs sacs, leurs shakos et leurs poches de tout ce qu’ils pouvaient emporter. Pour y mieux parvenir, ils se mirent à casser, avec la crosse de leur fusil, les reliquaires, les croix et les flambeaux. Au milieu de cette destruction qu’Alexis contemplait d’un visage impassible, le christ du maître-autel, détaché de la croix, tomba avec un grand bruit. Les soldats éclatèrent de rire, et, courant après les morceaux de cette statue, virent qu’elle était seulement de bois doré. Alors ils l’écrasèrent sous leurs pieds avec une gaieté méprisante et brutale ; et l’un d’eux, prenant la tête du crucifié, la lança contre les colonnes qui nous protégeaient ; elle vint rouler à nos pieds. Alexis se leva, et, plein de foi, il dit :

— Christ ! on peut briser tes autels, et traîner ton image dans la poussière. Ce n’est pas à toi, fils de Dieu, que s’adressent ces outrages. Du sein de ton père, tu les vois sans colère et sans douleur. Tu sais que c’est l’étendard de Rome, l’insigne de l’imposture et de la cupidité, que l’on renverse et que l’on déchire au nom de cette liberté que tu eusses proclamée aujourd’hui le premier, si la volonté céleste t’eût rappelé sur la terre.

— À mort ! à mort ce fanatique qui nous injurie dans sa langue ! s’écria un soldat en s’élançant vers nous le fusil en avant.

— Croisez la baïonnette sur le vieux inquisiteur ! répondirent les autres en le suivant. — Et l’un d’eux, portant un coup de baïonnette dans la poitrine d’Alexis, s’écria : — À bas l’inquisition ! Alexis se pencha et se retint sur un bras, tandis qu’il étendait l’autre vers moi, pour m’empêcher de le défendre. Hélas ! déjà ces insensés s’étaient emparés de moi et me liaient les mains.

— Mon fils, dit Alexis avec la sérénité d’un martyr, nous-mêmes nous ne sommes que des images qu’on brise, parce qu’elles ne représentent plus les idées qui faisaient leur force et leur sainteté. Ceci est l’œuvre du destin ; soumets-toi, ne fais aucune résistance ; Dieu t’ordonne de vivre

Puis, il tomba la face contre terre, et un autre soldat, lui ayant porté un coup sur la tête, la pierre du hic est fut inondée de son sang.

— Spiridion ! dit-il d’une voix mourante, ta tombe est purifiée ! Angel ! fais que cette trace de sang soit fécondée ! Dieu ! je t’aime, fais que les hommes te connaissent !…

Et il expira. Alors une figure rayonnante apparut auprès de lui, et je tombai évanoui.


George Sand.