Un pari de milliardaires, et autres nouvelles/Un pari de milliardaires (v2)/Chapitre 5

Traduction par François de Gaïl.
Société du Mercure de France (p. 16-19).
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Après une heure de réflexion, je n’étais pas plus avancé qu’avant.

Au fond, que me voulaient ces deux messieurs ? Du bien ou du mal ? Impossible de le deviner. Ils s’amusaient certainement à mes dépens, dans un but déterminé. J’admets, mais comment percer leurs desseins ? Et ce pari engagé sur mon dos ! Mystère, comme tout le reste ! Si je demande à la banque d’Angleterre de porter ce billet au crédit de la personne à laquelle il appartient, la banque le fera certainement, car elle connaît le possesseur de ce billet ; mais elle ne manquera pas de me demander par quel hasard je détiens ce billet ; si je dis la vérité, on m’enfermera à l’asile des fous ; si je raconte une blague quelconque, on me bouclera en prison. De toute façon, que j’essaie d’encaisser ce billet ou d’emprunter de l’argent en l’exhibant, le résultat sera le même : me voilà bel et bien condamné à trimbaler ce dépôt gênant jusqu’au retour de ces deux individus et cela, que je le veuille ou non ! Ma fortune passagère ne me sera d’aucune utilité, pas plus qu’une poignée de cendres ; je veillerai sur ce trésor et le couverai des yeux en mendiant péniblement ma vie.

Impossible pour moi de me débarrasser de cet argent ; aucun honnête homme ne voudrait l’accepter pour me tirer de ce mauvais pas.

Mes deux individus ne risquent rien : car, en admettant que je perde ou détruise leur billet de banque, ils peuvent immédiatement en arrêter le paiement, et la Banque leur facilitera la chose. En attendant, je vais passer un mois odieux, sans le moindre profit pour moi, à moins que je ne réussisse à lui faire gagner son pari et que je ne mérite la belle situation qu’il a fait miroiter à mes yeux. Comme je voudrais que cela m’arrivât ! Des gens de cette espèce-là doivent tenir la clef des positions les plus enviables !

En réfléchissant bien à cette situation, je finis cependant par bâtir des châteaux en Espagne. Sans aucun doute, on me donnerait la forte somme ; je commencerais à « palper » le mois prochain et, après cela, tout irait bien pour moi. Pour le moment j’en étais réduit à errer dans les rues.

La vue d’un magasin de tailleur me suggéra l’idée d’échanger mes haillons contre un complet présentable.

Je ne le pouvais pas, puisque je ne possédais qu’un million de livres sterling. J’en mourais d’envie, mais j’eus le courage de passer mon chemin sans m’arrêter ; la tentation me ramena sur mes pas ; je passai et repassai devant le magasin peut-être bien plus de six fois. N’y tenant plus, j’entrai et demandai s’ils avaient à vendre un vêtement d’occasion. Le commis auquel j’avais parlé ne me répondit pas et me fit signe de m’adresser au rayon voisin ; là, on m’envoya un peu plus loin, toujours d’un signe de tête et sans m’adresser la parole.