Salle 6 (recueil)/Le Malheur

Traduction par Denis Roche.
Salle 6Librairie Plon (p. 179-189).


La nuit, on avait conduit en prison le directeur de la banque locale, Piotre Sémiônovitch, le comptable, son aide et deux membres du Conseil d’administration. Le lendemain de l’alerte, le marchand Avdiéiév, membre du Comité de surveillance, causait avec des amis dans sa boutique :

– Ainsi Dieu l’a voulu ! disait-il. On n’échappe pas au destin… Aujourd’hui nous dégustons tranquillement du caviar, et demain la prison, la besace ou même la mort ; tout arrive. Ne prenons que l’exemple de Piotre Sémiônytch [1].

Il discourait, ayant bu, les yeux à demi fermés, et ses amis, bribotant du caviar, l’écoutaient. Décrivant l’opprobre et l’abandon de Piotre Sémiônytch qui, la veille encore, était puissant et honoré de tous, Avdiéiév poursuivit en soupirant :

– Il est demandé compte au chat des larmes des souris ; il faut qu’il leur en arrive autant, les filous ! Ils savaient voler, les coquins ; maintenant qu’ils répondent.

– Prends garde de ne pas attraper toi aussi quelque chose, Ivan Danîlytch, observa un de ses amis.

– Moi ! Pourquoi ?

– Parce que… Ils ont volé, mais le Comité de surveillance, que faisait-il ? Tu as signé des comptes de gestion ?

– Ah ! que c’est facile ! dit en souriant Avdiéiév. Oui, j’en ai signé. On m’apportait les comptes dans ma boutique et je signais. Est-ce que je comprends ? Donne-moi ce que tu voudras, je paraphe. Écris que j’ai coupé le cou à quelqu’un et je signe ; je n’ai pas le temps de démêler. Et puis, sans lunettes, je n’y vois pas.

Après avoir parlé du krach de la banque et du sort de Piotre Sémiônytch, Avdiéiév et ses camarades allèrent manger un pâté chez la femme d’un de leurs amis qui célébrait sa fête. On ne parla que du krach ; Avdiéiév, animé plus que personne, assura qu’il l’avait prévu de longue date et que, depuis plus de deux ans, il savait que tout n’était pas net à la banque. Tandis qu’on mangeait le pâté, il énuméra une dizaine d’opérations illicites qui lui étaient connues.

– Si vous les connaissiez, pourquoi ne les dénonciez-vous pas ? demanda un officier.

– Je n’étais pas seul ; toute la ville savait !… dit en souriant Avdiéiév ; et puis je n’ai pas le temps de courir les tribunaux. Bah ! laissons-les !

Il fit un somme après avoir mangé le pâté, puis il dîna et fit un autre somme. Ensuite il alla à la prière du soir à son église dont il était le marguillier. Après la prière, il retourna chez les amis où il y avait eu la fête et il joua jusqu’à minuit. Tout allait bien sans doute.

Cependant lorsqu’Avdiéiév rentra chez lui, la cuisinière, en lui ouvrant, était pâle et si tremblante qu’elle ne put dire un mot. Sa femme Elizavêta Trofîmovna, vieille femme corpulente et soufflée, était assise, ses cheveux gris en désordre, dans la salle sur un divan, tremblant de tout le corps, et elle roulait, comme si elle eût été ivre, des yeux égarés. Auprès d’elle s’empressait, un verre d’eau à la main, pâle aussi et extrêmement troublé, son fils aîné, Vassîli, en costume de collégien.

– Qu’y a-t-il ? demanda Avdiéiév jetant du côté du poêle un regard mécontent.

– Le juge d’instruction est venu avec de la police, répondit Vassîli. On a perquisitionné.

Avdiéiév regarda autour de lui : les armoires, les commodes, les tables, tout portait les traces d’une perquisition récente. Une minute, le marchand demeura immobile, comme pris de catalepsie, sans rien comprendre. Puis, tous ses membres se mirent à trembler et devinrent lourds ; sa jambe gauche fut comme paralysée ; et, ne pouvant s’empêcher de trembler, il se coucha, la figure dans le divan ; ses entrailles se retournaient et sa jambe gauche, engourdie, battait. En quelque deux ou trois minutes, il se ressouvint de tout son passé, sans y trouver aucun acte qui méritât l’attention de la justice.

– Tout cela n’est qu’une plaisanterie ! dit-il, en se levant. On a dû me calomnier. Il faudra porter plainte demain pour qu’on n’ose pas y revenir.

Le lendemain matin, après une nuit sans sommeil, Avdiéiév se rendit comme de coutume à sa boutique. Ses clients lui apprirent que, dans la nuit, le procureur avait fait écrouer encore le sous-directeur de la banque et le fondé de pouvoir. Cette nouvelle n’inquiéta pas Avdiéiév. Il était certain qu’on l’avait calomnié, et que si le jour même il portait plainte, il en cuirait à l’enquêteur pour la perquisition de la veille.

Vers dix heures, il alla chez le secrétaire de la Chambre de commerce qui était le seul homme instruit de cette chambre.

– Vladimir Stépânytch, lui dit-il à l’oreille, qu’est-ce que c’est que cette mode ? Des gens ont volé : en quoi cela me regarde-t-il ? À quel propos ? Mon cher ami, balbutia-t-il, cette nuit on a perquisitionné chez moi. Ma foi, pourquoi s’en prennent-ils à moi ?

– Et parce qu’il ne faut pas être un mouton, répondit tranquillement le secrétaire. Avant de signer, il fallait regarder.

– Quoi regarder ! Quand je regarderais mille ans ces comptes, je n’y comprendrais rien ! Le diable soit chauve si j’y vois goutte ! Suis-je un comptable ? On portait, je signais.

– Permettez ; en dehors de cela, vous et votre comité, êtes fortement compromis ! Vous avez, sans laisser aucune garantie, pris à la banque dix-neuf mille roubles !

– Ta volonté, Seigneur !… s’exclama Avdiéiév. Les dois-je seul !… Toute la ville doit ! Je paie les intérêts et j’acquitterai ma dette, Dieu vous bénisse !… Et puis, disons-le, à parler franc, ai-je pris moi-même cet argent ? C’est Piotre Sémiônytch qui me l’a fait prendre. Prends-le, m’a-t-il dit ; prends ! Si tu ne le prends pas, m’a-t-il dit, cela voudra dire que tu n’as pas confiance en nous et que tu fais bande à part. Prends, m’a-t-il dit, et construis un moulin à ton père… Je l’ai pris !

– Eh bien, voyez-vous, il n’y a que les enfants et les moutons qui puissent raisonner ainsi ! En tout cas, signor, ne vous émotionnez pas pour rien. Sans doute vous n’éviterez pas d’être mis en jugement, mais selon toute vraisemblance on vous acquittera.

Le ton calme et le flegme du secrétaire apaisèrent Avdiéiév. Revenu à sa boutique, où il trouva des amis, il se mit à boire, à fripoter du caviar, et à philosopher. Il avait déjà presque oublié la perquisition ; mais il était un point qui le tourmentait : sa jambe gauche était devenue depuis quelque temps extrêmement faible et son estomac ne digérait plus du tout.

Le soir de ce jour-là, le destin porta encore à Avdiéiév un coup accablant. À une séance extraordinaire de l’assemblée municipale, tous les gens de la banque, Avdiéiév y compris, furent rayés du nombre des membres, comme se trouvant sous le coup de poursuites. Le lendemain matin, il reçut un papier qui l’invitait à donner immédiatement sa démission de marguillier de l’église.

Il perdit ensuite entièrement le compte des autres coups. Des jours étranges, nouveaux, coulèrent l’un après l’autre. Chacun apportait quelque nouvelle surprise. Ainsi le juge d’instruction lui envoya une assignation ! Avdiéiév revint de chez le juge, rouge, offensé…

– Il a insisté comme avec le couteau sur la gorge ! Pourquoi j’ai signé ? J’ai signé, voilà tout !… Est-ce que je l’ai fait à dessein ?… On m’apportait les papiers à la boutique et je signais. Je ne sais même pas lire ce qui n’est pas imprimé.

Il vint ensuite des jeunes hommes, l’air indifférent, qui mirent les scellés dans la boutique et inventorièrent les meubles d’Avdiéiév.

Ne se sentant coupable en rien, et supposant en tout cela quelque machination, le marchand courait de bureaux en bureaux et portait plainte. Il restait dans les antichambres des heures entières, faisait écrire de longs placets, pleurait et se fâchait. À ses plaintes, le procureur et le juge d’instruction répondaient avec flegme :

– Vous viendrez quand on vous appellera ; maintenant nous n’avons pas le temps.

D’autres disaient :

– Ce n’est pas notre affaire.

Et le secrétaire, l’homme instruit, qui, semblait-il à Avdiéiév, pouvait l’aider, ne faisait que lever les épaules et répéter :

– Vous l’avez voulu ; il ne faut pas être un mouton…

Le vieillard multipliait ses démarches, et sa jambe était toujours molle et son estomac digérait de plus en plus mal. Quand l’oisiveté lui pesa et que la gêne commença, il résolut de s’en aller chez son père, au moulin, ou chez son frère, et de s’y occuper du commerce des blés. Mais on ne le laissa pas quitter la ville. Sa famille partit ; il resta seul.

Livré à lui-même, sans travail et sans argent, l’ancien marguillier passait des journées entières dans les boutiques de ses amis, buvait, mangeait, et écoutait des conseils. Le matin et le soir, pour tuer le temps, il allait à l’église. Il regardait les Images pendant des heures, sans prier ; il pensait. Sa conscience était pure et il s’expliquait sa situation par quelque erreur ou un malentendu. À son avis, tout venait de ce que le juge d’instruction et les autres fonctionnaires étaient jeunes et inexpérimentés. Il lui paraissait que si quelque vieux juge eût pu causer avec lui, âme à âme, et en détail, tout serait rentré dans l’ordre coutumier. Il ne comprenait pas les juges ; et les juges, lui semblait-il, ne le comprenaient pas…

Des jours passèrent encore, et enfin, après de longs et fastidieux délais, le temps du jugement arriva. Avdiéiév emprunta cinquante roubles, fit provision d’alcool pour sa jambe et de simples pour son estomac, et partit pour la ville où siégeait le tribunal.

L’affaire se prolongea une semaine et demie. Avdiéiév, tout le temps, resta assis au milieu de ses compagnons d’infortune, avec le sérieux et la dignité qui conviennent à un homme honorable, injustement accusé, écoutant et ne comprenant absolument rien. Il s’irritait, de ce qu’on le tînt longtemps en jugement, de ce qu’il ne pouvait trouver de maigre nulle part, et de ce que son défenseur ne le comprenait point, et ne disait pas, à son avis, ce qu’il aurait dû dire.

Les juges aussi, lui parut-il, ne jugeaient pas comme il fallait. Ils ne faisaient presque aucune attention à lui, ne lui posaient que tous les trois jours une question, et ces questions encore étaient d’un ordre tel qu’en y répondant, Avdiéiév chaque fois excitait le rire du public. Quand il essayait de parler de ses pertes, et de son désir d’être remboursé de ses dépenses, son défenseur se retournait vers lui et lui faisait une grimace incompréhensible ; le public riait et le président déclarait que ce n’était pas la question. Lorsqu’on lui demanda s’il n’avait rien à ajouter, il ne dit pas ce que lui avait enseigné son défenseur, mais tout autre chose qui excita encore le rire…

Durant les angoissantes heures où le jury délibéra, Avdiéiév resta assis au buffet sans songer aucunement aux jurés. Il ne comprenait pas qu’on délibérât si longtemps lorsque tout était si clair, et il ne comprenait pas le besoin qu’on avait de lui. Il eut faim et demanda quelque chose de maigre et de bon marché. On lui donna pour quarante kopeks une espèce de morceau de poisson froid avec des carottes. Sitôt qu’il l’eut mangé, il le sentit aller et venir comme une lourde boule dans son estomac.

Lorsque ensuite il écouta le chef du jury lire les questions posées, ses entrailles se retournaient toutes ; une sueur froide mouillait son corps, et il ne sentait plus sa jambe gauche. Il n’entendait pas ; il ne comprenait rien ; et il souffrait intolérablement de ne pouvoir pas écouter le chef du jury, assis ou étendu. Quand enfin on lui permit, ainsi qu’à ses compagnons, de s’asseoir, le procureur se leva et dit quelque chose d’inintelligible pour lui. Des gendarmes, comme sortis de terre, apparurent, sabre nu, et entourèrent tous les inculpés. On ordonna à Avdiéiév de se lever et de marcher.

Avdiéiév comprit alors qu’on l’avait déclaré coupable et qu’on l’arrêtait ; mais il ne s’en effraya pas encore, et ne s’en étonna pas : le dérangement de son estomac était tel qu’il ne pouvait se soucier d’autre chose.

– On ne nous laisse donc pas retourner à l’hôtel ? demanda-t-il à un de ses compagnons. Et moi qui ai dans ma chambre trois roubles d’argent et un quart de livre de thé pas entamé !

Il passa la nuit au commissariat de police, et ne fit, tout le temps, que ressentir du dégoût pour le poisson et songer à ses trois roubles et à son quart de livre de thé.

Le matin, à l’aube, quand le ciel commençait à bleuir, on lui ordonna de s’habiller et de marcher. Deux soldats, baïonnette au fusil, le conduisirent à la prison. On ne le faisait pas passer sur le trottoir, mais au milieu de la rue, dans la neige sale et fondante. Son estomac était toujours aux prises avec le poisson ; sa jambe gauche était sans force ; il avait oublié ses caoutchoucs il ne savait où, au tribunal ou au commissariat, et ses pieds étaient glacés.

Cinq jours après, on reconduisit tous les prévenus au tribunal pour le prononcé de la sentence. Avdiéiév entendit qu’il était condamné à la relégation dans le gouvernement de Tobolsk. Et cela non plus ne l’effraya pas, ni ne l’étonna ! Il lui semblait que le procès n’était pas fini, que les choses traînaient encore et qu’il n’y avait pas encore de véritable « décision ». Il attendait en prison, chaque jour, cette « décision ».

Au bout de six mois seulement, quand sa femme et son fils Vassîli vinrent lui dire adieu, quand il reconnut à peine, dans la vieille, maigre et misérablement vêtue qui lui apparut, sa corpulente et majestueuse femme, Elizavêta Trofîmovna ; quand il vit à son fils, au lieu de son vêtement de collégien, un veston de commis, tout usé, et des pantalons de mauvaise toile, il comprit que son sort était réglé et que, quelle que pût être une nouvelle décision, elle ne lui rendrait pas son passé.

Et pour la première fois, depuis le commencement du procès et depuis son emprisonnement, il quitta son air de courroux, et se mit à pleurer amèrement.



Notes modifier

  1. Forme plus familière du second prénom ci-dessus. (N. d. tr.)