Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations/Livre 4/7

Traduction par Germain Garnier, Adolphe Blanqui.
Guillaumin (tome IIp. 163-282).


CHAPITRE VII.

des colonies.


SECTION PREMIÈRE,

Des motifs qui ont fait établir de nouvelles colonies.


Le premier établissement des différentes colonies européennes dans l’Amérique et dans les Indes occidentales n’a pas eu pour cause un intérêt aussi simple et aussi évident que celui qui donna lieu à l’établissement des anciennes colonies grecques et romaines.

Tous les différents États de l’ancienne Grèce ne possédaient chacun qu’un fort petit territoire, et quand la population de l’un d’eux s’était accrue au-delà de ce que le territoire pouvait aisément faire subsister, on envoyait une partie du peuple chercher une nouvelle patrie dans quelque contrée lointaine ; les nations guerrières dont ils étaient entourés de toutes parts ne permettaient guère à aucun de ces États de pouvoir agrandir beaucoup son territoire autour de soi. Les colonies des Doriens se rendaient principalement en Italie et en Sicile, qui, dans les temps antérieurs à la fondation de Rome, étaient habitées par des peuples entièrement barbares ; celles des Ioniens et des Éoliens, les deux autres grandes tribus des Grecs, se rendaient dans l’Asie Mineure et dans les îles de la mer Égée, dont il paraît que les habitants, à cette époque, étaient absolument au même état que ceux de l’Italie et de la Sicile. Quoique la mère patrie regardât la colonie comme un enfant qui avait droit en tout temps à ses secours et à toutes ses préférences, et qui lui devait en retour beaucoup de reconnaissance et de respect, cependant c’était à ses yeux un enfant émancipé, sur lequel elle ne prétendait réclamer aucune autorité ni juridiction directe. La colonie établissait les formes de son gouvernement, portait ses lois, choisissait ses magistrats, et faisait la paix ou la guerre avec ses voisins, comme un État indépendant, sans avoir besoin d’attendre l’approbation ou le consentement de la métropole. Il n’y a rien de plus simple et de plus évident que l’intérêt qui dirigea ces peuples dans chaque établissement de ce genre.

Rome, comme la plupart des autres républiques anciennes, fut fondée originairement sur une loi agraire qui partagea le territoire commun, suivant certaines proportions, entre les différents citoyens qui composaient l’État. Le cours des choses humaines, les mariages, les successions, les aliénations, dérangèrent nécessairement cette division primitive, et il en arriva fréquemment que des terres qui avaient été destinées à la subsistance de plusieurs familles différentes tombèrent dans la possession d’une seule personne. Pour remédier à ce désordre (car cet état de choses fut regardé comme un désordre), on porta une loi, qui restreignait à cinq cents jugera, environ trois cent cinquante acres[1] d’Angleterre, la quantité de terre qu’un citoyen pourrait posséder. Cette loi cependant (quoique nous lisions qu’elle a été mise à exécution en deux ou trois circonstances) fut négligée ou éludée, et l’inégalité des fortunes alla toujours croissant. La plus grande partie des citoyens n’avait pas de terres, et d’après les mœurs et les coutumes de ces temps-là, il était difficile à un homme libre de se maintenir sans cela dans l’indépendance. Aujourd’hui, quoiqu’un homme pauvre n’ait pas de terre en propriété, cependant, s’il a un petit capital, il peut affermer la terre d’un autre ou faire quelque petit commerce de détail ; et s’il n’a pas de capital, il peut trouver de l’emploi, ou comme artisan, ou dans les travaux de la campagne. Mais chez les anciens Romains les terres du riche étaient toutes cultivées par des esclaves qui travaillaient sous un inspecteur esclave lui-même ; de manière qu’un homme libre pauvre n’avait guère la chance de trouver de l’emploi, soit comme fermier, soit comme ouvrier. Toutes les professions du commerce et de l’industrie, même dans le commerce de détail, étaient aussi exercées par les esclaves des riches, pour le compte de leurs maîtres, et ceux-ci avaient trop de puissance et de crédit pour qu’un homme libre pauvre pût espérer de soutenir une pareille concurrence. Les citoyens qui ne possédaient pas de terres n’avaient donc d’autres moyens de subsistance que les largesses des candidats aux élections annuelles. Lorsque les tribuns avaient envie d’animer le peuple contre les riches et les grands, ils lui rappelaient l’ancien partage des terres, et ils lui représentaient la loi qui limitait cette espèce de propriété privée, comme étant la loi fondamentale de la république. Le peuple prit l’habitude de demander des terres à grands cris, et les riches et les grands étaient bien résolus, comme on peut le penser, à ne lui céder aucune partie des leurs. Pour le contenter donc à un certain point, ils proposèrent fréquemment d’envoyer au-dehors une colonie nouvelle. Mais Rome conquérante n’était pas réduite, même dans ces occasions, à la nécessité d’envoyer ses citoyens chercher fortune par le monde, pour ainsi dire, sans savoir où se placer. Elle leur assignait, en général, des terres dans les provinces conquises de l’Italie, où, se trouvant établis dans l’étendue du domaine de la république, ils ne pouvaient jamais former un État indépendant ; ils n’étaient au plus qu’une espèce de corporation qui avait bien la faculté de porter des règlements pour son propre gouvernement, mais qui était sujette en tout temps à l’inspection, à la juridiction et à la puissance législative de la métropole. L’envoi d’une colonie nouvelle de ce genre non-seulement donnait quelque satisfaction au peuple, mais encore souvent formait une sorte de garnison dans une province nouvellement conquise, dont autrement l’obéissance aurait été fort peu assurée. Ainsi, soit que l’on considère la nature de l’établissement en lui-même, soit que l’on considère les motifs qui l’avaient fait faire, une colonie romaine était tout à fait différente d’une colonie grecque. Aussi les mots qui, dans les langues originaires, désignaient ces différents établissements avaient-ils des significations fort différentes. Le mot latin colonia veut simplement dire plantation ou culture des terres. Le mot grec [mot en grec dans le texte] veut dire au contraire une séparation de demeure, une émigration du pays, un abandon de la maison. Mais quoique les colonies établies par le peuple romain différassent à beaucoup d’égards des colonies grecques, cependant l’intérêt qui le porta à les établir n’était pas moins simple ni moins évident. Ces deux institutions tirèrent l’une et l’autre leur origine, ou d’une nécessité indispensable, ou d’une utilité claire et manifeste[2]

L’établissement des colonies européennes dans l’Amérique et dans les Indes occidentales n’a pas été un effet de la nécessité ; et quoique l’utilité qui en est résultée ait été très-grande, cependant elle n’est pas tout à fait si claire ni si évidente. Cette utilité ne fut pas sentie lors de leur premier établissement ; elle ne fut le motif ni de cet établissement ni des découvertes qui y donnèrent occasion, et même encore aujourd’hui, la nature de cette utilité, son étendue et ses bornes ne sont peut-être pas des choses parfaitement bien comprises.

Dans le cours des quatorzième et quinzième siècles, les Vénitiens faisaient un commerce très-avantageux en épiceries et autres denrées des Indes orientales, qu’ils répandaient chez les autres nations de l’Europe. Ils achetaient ces marchandises en Égypte, qui était alors sous la domination des Mamelucks, ennemis des Turcs, comme l’étaient les Vénitiens, et cette union d’intérêt, aidée de l’argent de Venise, forma une telle liaison, que les Vénitiens eurent presque le monopole de ce commerce.

Les grands profits des Vénitiens excitèrent la cupidité des Portugais. Pendant le cours du quinzième siècle, ceux-ci avaient tâché de trouver par mer une route qui les conduisît aux pays d’où les Maures leur apportaient, à travers le désert, de l’ivoire et de la poudre d’or. Ils découvrirent les îles de Madère, les Canaries, les Açores, les îles du Cap-Vert, la côte de Guinée, celle de Loango, Congo, Angola et Benguela, et enfin le cap de Bonne-Espérance. Ils désiraient depuis longtemps avoir part au commerce avantageux des Vénitiens, et cette dernière découverte leur ouvrait une perspective probable d’en venir à bout. En 1497, Vasco de Gama fit voile du port de Lisbonne avec une flotte de quatre vaisseaux, et après une navigation de onze mois, il toucha la côte de l’Indostan et conduisit ainsi à son terme un cours de découvertes suivi avec une grande constance et presque sans interruption pendant près d’un siècle.

Quelques années avant cet événement, tandis que l’Europe en suspens attendait l’issue des entreprises des Portugais, dont le succès paraissait encore être douteux, un pilote génois formait le dessein encore plus hardi de faire voile aux Indes orientales par l’ouest. La situation de ces pays était très-imparfaitement connue en Europe. Le peu de voyageurs européens qui les avaient vus en avaient exagéré la distance, peut-être parce qu’à des yeux simples et ignorants, ce qui était réellement très-grand, et qu’ils ne pouvaient mesurer, paraissait presque infini, ou peut-être parce qu’en représentant à une distance aussi immense de l’Europe les régions par eux visitées, ils croyaient augmenter le merveilleux de leurs aventures. Colomb conclut avec justesse que, plus la route était longue par l’est, moins elle devait l’être par l’ouest. Il proposa donc de prendre cette route, comme étant à la fois la plus courte et la plus sûre, et il eut le bonheur de convaincre Isabelle de Castille de la possibilité du succès. Il partit du port de Palos en août 1492, près de cinq ans avant que la flotte de Vasco de Gama sortît du Portugal ; et, après un voyage de deux ou trois mois, il découvrit d’abord quelques-unes des petites îles Lucayes ou de Bahama, et ensuite la grande île de Saint-Domingue.

Mais les pays découverts par Colomb dans ce voyage ou dans ses voyages postérieurs n’avaient aucune ressemblance avec ceux qu’il avait été chercher. Au lieu de la richesse, de la culture et de la population de la Chine et de l’Indostan, il ne trouva, à Saint-Domingue et dans toutes les autres parties du Nouveau-Monde qu’il put voir, qu’un pays couvert de bois, inculte et habité seulement par quelques tribus de sauvages nus et misérables. Cependant, il ne pouvait aisément se décider à croire que ces pays ne fussent pas les mêmes que ceux décrits par Marco-Polo, le premier Européen qui eût vu les Indes orientales, ou du moins le premier qui en eût laissé quelque description ; et souvent, pour le ramener à l’idée favorite dont il était préoccupé, quoiqu’elle fût démentie par la plus claire évidence, il suffisait de la plus légère similitude, comme celle qui se trouve encore le nom de Cibao, montagne de Saint-Domingue, et le Cipango, mentionné par Marco-Polo. Dans ses lettres à Ferdinand et Isabelle, il donnait le nom de Indes aux pays qu’il avait découverts. Il ne faisait aucun doute que ce ne fût l’extrémité de ceux visités par Marco-Polo, et qu’il ne fût déjà peu éloigné du Gange ou des contrées qui avaient été conquises par Alexandre. Même quand il fut enfin convaincu que les pays où il était ne ressemblaient en rien à ceux-là, il continua toujours de se flatter que ces riches contrées n’étaient pas à une grande distance et, en conséquence, dans un autre voyage, il se mit à leur recherche le long de la côte de Terre-Ferme et vers l’isthme de Darien.

Par une suite de cette méprise de Colomb, le nom d’Indes est toujours demeuré depuis à ces malheureuses contrées, et quand à la fin il fut bien clairement démontré que les nouvelles Indes étaient totalement différentes des anciennes, les premières furent appelées Indes occidentales, pour les distinguer des autres qu’on nomma Indes orientales.

Il était néanmoins important pour Colomb que les pays qu’il avait découverts, quels qu’ils fussent, pussent être représentés à la cour d’Espagne comme des pays de très-grande importance ; et à cette époque, ces contrées, pour ce qui constitue la richesse réelle d’un pays, c’est-à-dire dans les productions animales ou végétales du sol, n’offraient rien qui pût justifier une pareille description.

Le plus gros quadrupède vivipare de Saint-Domingue était le cori, espèce d’animal qui tient le milieu entre le rat et le lapin, et que M. de Buffon suppose être le même que l’aperéa du Brésil. Il ne paraît pas que cette espèce ait jamais été très-nombreuse, et on dit qu’elle a été depuis longtemps presque entièrement détruite, ainsi que quelques autres espèces d’animaux encore plus petits, par les chiens et les chats des Espagnols. C’était pourtant, avec un très-gros lézard nommé ivana ou iguane, ce qui constituait la principale nourriture animale qu’offrit le pays.

La nourriture végétale des habitants, quoique fort peu abondante par leur manque d’industrie, n’était pas tout à fait aussi chétive. Elle consistait en blé d’Inde, ignames, patates, bananes, etc., plantes qui étaient alors totalement inconnues en Europe et qui n’y ont jamais été depuis très-estimées, ou dont on a supposé ne pouvoir jamais tirer une substance aussi nourrissante que des espèces ordinaires de grains et de légumes cultivés de temps immémorial dans cette partie du monde.

La plante qui donne le coton offrait, à la vérité, une matière de fabrication très-importante, et c’était sans doute alors pour les Européens la plus précieuse de toutes les productions végétales de ces îles. Mais, quoiqu’à la fin du quinzième siècle les mousselines et autres ouvrages de coton des Indes orientales fussent très-recherchés dans tous les pays de l’Europe, cependant il n’y avait nulle part de manufactures de coton. Ainsi, cette production elle-même ne pouvait alors paraître d’une très-grande importance aux yeux des Européens.

Colomb ne trouvant donc rien, ni dans les végétaux ni dans les animaux des pays de ses nouvelles découvertes, qui pût justifier la peinture très-avantageuse qu’il voulait en faire, tourna son attention du côté des minéraux, et il se flatta d’avoir trouvé, dans la richesse des productions de ce dernier règne, de quoi compenser largement le peu de valeur de celles des deux autres. Les petits morceaux d’or dont les habitants se faisaient une parure, et qu’ils trouvaient fréquemment, à ce qu’il apprit, dans les ruisseaux et les torrents qui tombaient des montagnes, suffirent pour lui persuader que ces montagnes abondaient en mines d’or des plus riches. En consé­quence, il représenta Saint-Domingue comme un pays où l’or était en abon­dance, et dès lors comme une source inépuisable de véritables richesses Pour la couronne et pour le royaume d’Espagne, conformément aux préjugés qui règnent aujourd’hui et qui régnaient déjà à cette époque. Lorsque Colomb, au retour de son premier voyage, fut admis, avec les honneurs d’une espèce de triomphe, en la présence des souverains de Castille et d’Aragon, on porta devant lui, en pompe solen­nelle, les principales productions des pays qu’il avait découverts. Les seules parties de ces productions qui eussent quelque valeur consistaient en de petites lames, bracelets et autres ornements d’or, et en quelques balles de coton. Le reste était des objets de pure curiosité, propres à exciter l’étonnement du peuple : des joncs d’une taille extra­ordinaire, des oiseaux d’un très-beau plumage et des peaux rembourrées du grand alligator et du manati ; le tout précédé par six ou sept des malheureux naturels du pays, dont la figure et la couleur singulières ajoutaient beaucoup à la nouveauté de ce spectacle.

D’après le rapport de Colomb, le conseil de Castille résolut de prendre possession d’un pays dont les habitants étaient évidemment hors d’état de se défendre. Le pieux dessein de le convertir au christianisme sanctifia l’injustice du projet. Mais l’espoir d’y puiser des trésors fut le vrai motif qui décida l’entreprise ; et pour donner le plus grand poids à ce motif, Colomb proposa que la moitié de tout l’or et de tout l’argent qu’on y trouverait appartînt à la couronne. Cette offre fut acceptée par le conseil.

Tant que la totalité ou la plus grande partie de l’or que les premiers chefs de l’entreprise importèrent en Europe ne leur coûta que la peine de piller des sauvages sans défense, cette taxe, quelque lourde qu’elle fût, n’était pas très-difficile à payer ; mais quand les naturels furent une fois dépouillés de tout ce qu’ils en avaient, ce qui fut complètement achevé en six ou huit ans à Saint-Domingue et dans les autres pays de la découverte de Colomb, et quand, pour en trouver davantage, il fut devenu nécessaire de fouiller les mines, alors il n’y eut plus aucune possibilité d’acquitter cette taxe. Aussi dit-on que la manière rigoureuse dont on l’exigea fut la première cause de l’abandon total des mines de Saint-Domingue, qui, depuis, n’ont jamais été exploitées. Elle fut donc bientôt réduite à un tiers, ensuite à un cinquième, puis à un dixième, et enfin à un vingtième du produit brut des mines d’or. La taxe sur l’argent continua pendant longtemps à rester au cinquième du produit brut, et ce n’est que dans le courant de ce siècle qu’elle a été réduite au dixième. Mais il ne paraît pas que les premiers entrepreneurs aient pris un grand intérêt à ce dernier métal. Tout ce qui était moins précieux que l’or ne leur semblait pas digne d’attention.

Toutes les autres entreprises des Espagnols dans le Nouveau-Monde, postérieures à celles de Colomb, paraissent avoir eu le même motif. Ce fut cette soif sacrilège de l’or qui porta Oïeda, Nicuessa et Vasco Nuñez de Balboa à l’isthme de Darien, qui porta Cortez au Mexique, Almagro et Pizarre au Chili et au Pérou. Quand ces aventuriers arrivaient sur quelque côte inconnue, leur premier soin était toujours de s’enquérir si on pouvait y trouver de l’or et, d’après les informations qu’ils se procuraient sur cet article, ils se déterminaient à s’établir dans le pays ou à l’abandonner.

De tous les projets incertains et dispendieux qui mènent à la banqueroute la plupart des gens qui s’y livrent, il n’y en a peut-être aucun de si complètement ruineux que la recherche de nouvelles mines d’or ou d’argent. C’est, à ce qu’il semble, la plus inégale de toutes les loteries du monde, ou celle dans laquelle il y a le moins de proportion entre le gain de ceux qui ont des lots, et la perte de ceux qui tirent des billets blancs ; car, quoique les lots soient en très-petite quantité et les billets blancs très-nombreux, le prix ordinaire du billet est la fortune tout entière d’un homme très-riche. Au lieu de remplacer le capital employé avec les profits ordinaires que rendent les capitaux, les entreprises pour des recherches de mines absorbent communément et profits et capitaux. De tous les projets, ce sont donc ceux auxquels un législateur prudent, jaloux d’augmenter le capital de son pays, évitera de donner des encourage­ments extraordinaires, ou vers lesquels il cherchera le moins à diriger une plus grande partie de ce capital que celle qui s’y porterait d’elle-même. La folle confiance que les hommes ont presque tous dans leur bonne fortune est telle, qu’il y a toujours une trop grande quantité du capital du pays disposée à se porter à ces sortes d’emplois, pour peu qu’il y ait la moindre probabilité de succès.

Mais, quoique les projets de ce genre aient toujours été jugés très-défavora­ble­ment par la saine raison et par l’expérience, la cupidité humaine les a, pour l’ordi­naire, envisagés d’un tout autre œil. La même passion qui a fait adopter à tant de gens l’idée absurde de la pierre philosophale, a suggéré à d’autres la chimère non moins absurde d’immenses mines abondantes en or et en argent. Ils ne considèrent pas que la valeur de ces métaux, dans tous les siècles et dans tous les pays, a procédé princi­palement de leur rareté, et que leur rareté provient de ce que la nature les a déposés en quantités extrêmement petites à la fois dans un même lieu ; de ce qu’elle a presque partout enfermé ces quantités si petites dans les substances les plus dures et les plus intrai­tables et, par conséquent, de ce qu’il faut partout des travaux et des dépenses propor­tionnées à ces difficultés pour pénétrer jusqu’à eux et pour les obtenir. Ils se flattent qu’on pourrait trouver, en plusieurs endroits, des veines de ces métaux, aussi grandes et aussi abondantes que celles qu’on rencontre communément dans les mines de plomb, de cuivre, d’étain ou de fer. Le rêve de sir Walter Raleigh, sur la ville d’or et le pays d’Eldorado, nous fait bien voir que les gens sages eux-mêmes ne sont pas toujours exempts de se laisser entraîner à ces étranges illusions. Plus de cent ans après la mort de ce grand homme, le jésuite Gumila était encore persuadé de l’exis­ten­ce de cette contrée merveilleuse, et il témoignait avec la plus grande chaleur, je puis dire même avec la plus grande franchise, combien il se trouverait heureux de pouvoir porter la lumière de l’Évangile chez un peuple en état de récompenser aussi généreu­sement les pieux travaux des missionnaires.

On ne connaît aujourd’hui, dans les pays des premières découvertes des Espa­gnols, aucunes mines d’or ou d’argent qui soient censées valoir la peine d’être exploitées. Il est vraisemblable que sur les quantités de ces métaux qu’on a dit y avoir été trouvées par ces premiers aventuriers, ainsi que sur la fertilité des mines qui y ont été exploitées immédiatement après la première découverte, il y avait eu de très-grandes exagérations ; toutefois, le compte rendu de tout ce qu’y trouvèrent ces aventuriers fut suffisant pour enflammer la cupidité de tous leurs compatriotes. Chaque Espagnol qui faisait voile pour l’Amérique s’attendait à rencontrer un Eldorado. La fortune aussi fit à cet égard ce qu’il lui est bien rarement arrivé de faire en d’autres occasions : elle réalisa jusqu’à un certain point les espérances extravagantes de ses adorateurs, et dans la découverte et la conquête du Mexique et du Pérou, dont l’un fut découvert environ trente ans, l’autre environ quarante ans après la première expédition de Colomb, elle leur offrit ces métaux précieux avec une profusion qui répondait en quelque sorte aux idées qu’ils s’en étaient faites.

Ce fut donc un projet de commerce aux Indes orientales qui donna lieu à la première découverte des Indes occidentales. Un projet de conquête donna lieu à tous les établissements des Espagnols dans ces contrées nouvellement découvertes. Les motifs qui les portèrent à entreprendre ces conquêtes, ce furent des projets d’ouvrir des mines d’or et d’argent ; et une suite d’événements qu’aucune sagesse humaine n’aurait pu prévoir rendit ces projets beaucoup plus heureux, dans leur issue, que les entrepreneurs ne pouvaient raisonnablement l’espérer.

Les premiers aventuriers qui, chez toutes les autres nations de l’Europe, tentèrent d’acquérir des établissements en Amérique, y furent entraînés par de semblables chimères ; mais tous ne furent pas également fortunés. Il y avait plus d’un siècle que les premiers établissements au Brésil étaient faits, qu’on n’y avait encore découvert aucune mine d’argent, d’or, ni de diamants. Dans les colonies anglaises, françaises, hollandaises et danoises, on n’en a encore découvert aucune, au moins aucune qui soit actuellement censée valoir la peine d’être exploitée. Cependant, les premiers Anglais qui firent un établissement dans l’Amérique septentrionale offrirent au roi, comme un motif pour obtenir leurs patentes, le cinquième de l’or et de l’argent qu’on pourrait y trouver. En conséquence, ce cinquième fut réservé à la couronne dans les patentes accordées à sir Walter Raleigh, aux compagnies de Londres et de Plymouth, au conseil de Plymouth, etc. À l’espoir de trouver des mines d’or et d’argent, ces premiers entrepreneurs joignaient encore celui de découvrir un passage au nord, pour aller aux Indes orientales. Jusqu’à ce moment, ils n’ont pas été plus heureux dans l’un que dans l’autre.



Section seconde.
Causes de la prospérité des colonies nouvelles.


Une colonie d’hommes civilisés, qui prend possession ou d’un pays désert, ou d’un pays si faiblement peuplé, que les naturels font aisément place aux nouveaux colons, avance plus rapidement qu’aucune autre société humaine vers un état de grandeur et d’opulence.

Ceux qui forment la colonie emportent avec eux des connaissances en agriculture et dans les autres arts utiles, fort supérieures à ce que des peuples sauvages et barbares pourraient en acquérir par eux-mêmes dans le cours de plusieurs siècles. Ils emportent aussi avec eux l’habitude de la subordination, quelque notion du gouvernement établi dans leur pays, du système de lois qui lui sert de base, et d’une administration fixe et uniforme de la justice. Naturellement donc, ils instituent quelque chose du même genre dans leur nouvel établissement, tandis qu’au contraire, parmi les nations sauvages ou barbares, les progrès naturels du gouvernement et des lois sont encore plus lents que les progrès naturels que font les arts quand une fois ils peuvent fleurir, et quand le gouvernement et les lois sont établis au point de leur assurer une protection suffisante. Chaque colon a plus de terre qu’il ne lui est possible d’en cultiver. Il n’a ni fermages à acquitter, ni presque point d’impôts à payer. Il n’y a pas de propriétaire qui vienne partager le produit de son travail, et la part qu’y prend le souverain n’est ordinairement qu’une bagatelle. Il a tous les motifs possibles d’augmenter, autant qu’il le peut, un produit qui lui appartiendra presque tout entier ; mais la terre qu’il possède est pour l’ordinaire d’une telle étendue, qu’avec toute son industrie et celle des autres bras qu’il peut se procurer, à peine viendra-t-il à bout de lui faire produire le dixième de ce qu’elle est capable de rendre. Il s’applique donc à rassembler de tous les côtés des ouvriers, et à se les assurer par les salaires les plus forts ; mais ces salaires élevés, joints à l’abondance des terres et à leur bon marché, mettent bientôt ces ouvriers en état de le quitter, pour devenir eux-mêmes propriétaires, et salarier aussi, avec la même libéralité, d’autres ouvriers qui bientôt à leur tour quitteront leurs maîtres pour la même cause, La récompense libérale du travail est un encouragement au mariage. Les enfants sont bien nourris et soignés convenablement, dans les années de leur âge le plus tendre, et quand ils sont tous élevés, la valeur de leur travail rembourse fort au-delà la dépense de leur entretien. Arrivés à leur pleine croissance, le haut prix du travail et le bas prix des terres les mettent à même de s’établir de la même manière que leurs pères l’ont fait avant eux.

Dans les autres pays, la rente et les profits s’accroissent aux dépenses des salaires et les réduisent presque à rien, en sorte que les deux classes supérieures écrasent la dernière ; mais dans les colonies nouvelles, les deux premières classes se trouvent obligées, par leur propre intérêt, à traiter la classe inférieure avec plus d’humanité et de générosité, au moins dans les colonies où cette dernière classe n’est pas dans un état d’esclavage. On y peut acquérir presque pour rien des terres incultes que la nature a douées de la plus grande fertilité. L’augmentation du revenu qu’attend de leur amélioration le propriétaire, qui est toujours l’entrepreneur de la culture, est ce qui constitue son profit, et dans de telles circonstances ce profit est ordinairement très-fort ; mais il ne peut faire ce grand profit sans mettre en œuvre le travail d’autrui pour défricher et cultiver la terre, et la disproportion qui a lieu, pour l’ordinaire, dans les colonies nouvelles, entre la grande étendue de terre à cultiver et le petit nombre d’habitants, est cause qu’il ne peut se procurer ce travail qu’avec difficulté. Il ne dispute donc pas sur le taux des salaires, car il est disposé à employer le travail à tout prix. Les hauts salaires du travail sont un encouragement à la population. La grande quantité de bonnes terres et leur bon marché excitent à faire des améliorations et mettent le propriétaire en état de payer ces hauts salaires. C’est dans cette élévation des salaires que consiste presque tout le prix que coûte la terre, et quoiqu’ils soient très-forts, considérés comme salaires de travail, ils sont toutefois encore très-bas, considérés comme le prix d’une chose qui a tant de valeur. Or, ce qui encourage la culture et la population amène véritablement l’opulence et la prospérité.

Ainsi paraît-il que les progrès de la plupart des anciennes colonies grecques, en agrandissement et en opulence, ont été extrêmement rapides ; plusieurs d’elles, dans le cours d’un siècle ou deux, ont, à ce qu’il semble, rivalisé et même surpassé leur mère patrie. Syracuse et Agrigente en Sicile, Tarente et Locres en Italie, Éphèse et Milet dans l’Asie Mineure, paraissent, d’après tous les témoignages que nous en avons, avoir été au moins les égales de quelque ville que ce soit de l’ancienne Grèce. Quoique fondées postérieurement, cependant nous y trouvons tous les arts de la civilisation, la philosophie, la poésie et l’éloquence, cultivés d’aussi bonne heure, et portés à un aussi haut degré de perfection que dans tout autre endroit de la mère patrie. Il est remarquable que les écoles des deux plus anciens philosophes grecs, celles de Thalès et de Pythagore, ne furent pas fondées dans l’ancienne Grèce, mais que l’une le fut dans une colonie d’Asie, et l’autre dans une colonie d’Italie. Toutes ces colonies s’étaient établies dans des pays habités par des peuples barbares, qui cédèrent bientôt la place aux nouveaux colons. Elles avaient de bonnes terres en abondance, et comme elles étaient entièrement indépendantes de la mère patrie, elles avaient la liberté de diriger leurs affaires de la manière qu’elles jugeaient la plus conforme à leur intérêt.

Il s’en faut bien que l’histoire des colonies romaines soit aussi brillante. Quelques-unes d’elles, à la vérité, telles que Florence, sont parvenues, dans une période de plusieurs siècles, et après la chute de la mère patrie, à former un État considérable ; mais il ne paraît pas que les progrès d’aucune d’elles aient été très-rapides. Elles furent toutes établies dans les provinces conquises, qui le plus souvent avaient été auparavant pleinement habitées. La portion de terre assignée à chaque colon fut rarement très-considérable ; et comme la colonie n’était pas indépendante, elle n’eut pas toujours la liberté de conduire ses affaires de la manière qui lui aurait paru le plus à son avantage.

Du côté de l’abondance des bonnes terres, les colonies européennes établies en Amérique et dans les Indes occidentales ressemblent à celles de l’ancienne Grèce, et même l’emportent beaucoup sur elles. Du côté de la dépendance de la métropole, elles ressemblent à celles de l’ancienne Rome ; mais le poids de cette dépendance a été, pour toutes, plus ou moins allégé par leur grand éloignement de l’Europe ; à une telle distance, elles se sont trouvées moins sous les yeux et sous la puissance de leur mère patrie. Quand elles ont cherché à diriger leurs affaires d’après leurs propres vues, elles n’ont eu le plus souvent aucune inspection à subir, parce qu’en Europe on ignorait leur conduite, ou qu’on n’en comprenait pas l’objet ; dans quelques autres circonstances, on les a tout simplement laissées faire ; et comme, attendu l’éloignement, il était difficile de les contraindre, on s’est vu réduit à plier. Le gouvernement d’Espagne lui-même, tout arbitraire et violent qu’il est, a bien été obligé, en maintes occasions, de révoquer ou de modifier les ordres qu’il avait donnés pour le régime de ses colonies, et il a cédé à la crainte d’exciter une insurrection générale ; aussi, les colonies européennes ont-elles fait des progrès très-considérables en amélioration, en population et en richesse.

La couronne d’Espagne, au moyen de la portion qu’elle s’était réservée dans l’or et dans l’argent, a tiré un revenu de ses colonies dès l’époque de leur premier établissement ; ce revenu, d’ailleurs, était de nature à exciter la cupidité et à faire naître les plus folles espérances. En conséquence, les colonies espagnoles, dès leur fondation, furent pour leur mère patrie l’objet d’une extrême attention, tandis que celles des autres nations de l’Europe furent, en grande partie, négligées pendant longtemps. Malgré cette attention d’une part et cette négligence de l’autre, les premières n’en prospérèrent pas mieux pour cela, et les autres n’en allèrent pas plus mal. Proportionnellement à l’étendue des pays dont elles ont jusqu’à un certain point la possession, les colonies espagnoles passent pour les moins peuplées et les moins florissantes de presque toutes les autres colonies européennes ; toutefois les colonies espagnoles elles-mêmes ont fait certainement des progrès très-grands et très-rapides en culture et en population. D’après le rapport d’Ulloa, la ville de Lima, fondée depuis la conquête, paraîtrait avoir contenu, il y a près de trente ans, cinquante mille habitants. Le même auteur nous parle de Quito, qui n’avait été qu’un misérable hameau d’Indiens, comme renfermant de son temps une population égale. Gemeli Carreri, qu’on dit être à la vérité un voyageur supposé, mais qui, dans tout ce qu’il a écrit, paraît avoir suivi d’excellentes instructions, représente la ville de Mexico comme contenant cent mille habitants, population qui, malgré toutes les exagérations des écrivains espagnols, est probablement encore plus du quintuple de ce que contenait cette ville au temps de Montezuma. La population de ces villes excède de beaucoup celle de Boston, de New-York et de Philadelphie, les trois plus grandes villes des colonies anglaises[3]. Avant la conquête des Espagnols, il n’y avait ni au Mexique ni au Pérou de bestiaux propres au trait ; le lama était la seule bête de charge qu’eussent ces peuples, et il paraît que pour la force cet animal était fort au-dessous de l’âne ordinaire. La charrue était inconnue aux habitants ; ils ignoraient l’usage du fer. Ils n’avaient pas de monnaie, et n’avaient établi aucune sorte d’instrument de commerce ; leurs échanges se faisaient par troc. Leur principal outil d’agriculture était une espèce de bêche de bois ; des pierres tranchantes leur servaient de couteaux et de haches pour couper ; des arêtes de poisson et des nerfs très-durs de certains animaux, d’aiguilles pour coudre, et c’était en cela que consistaient, à ce qu’il semble, les principaux outils de leurs métiers. Dans cet état de choses, il paraît impossible que l’un ou l’autre de ces empires ait pu être civilisé ni aussi bien cultivé qu’aujourd’hui, où ils sont abondamment pourvus de toutes sortes de bestiaux d’Europe, et où l’usage du fer, de la charrue et de la plupart de nos arts s’est introduit chez eux ; or, la population d’un pays doit nécessairement être en proportion du degré de sa civilisation et de sa culture. Malgré la barbarie avec laquelle on a détruit les naturels du pays après la conquête, vraisemblablement ces deux grands empires sont aujourd’hui plus peuplés qu’ils ne l’ont jamais été, et le peuple y est certainement d’une nature fort différente ; car je pense que tout le monde conviendra que les créoles espagnols sont, à beaucoup d’égards, supérieurs aux anciens Indiens.

Après les établissements des Espagnols, celui des Portugais au Brésil est le plus ancien de tous ceux des nations européennes en Amérique. Mais, comme il se passa beaucoup de temps après la première découverte sans qu’on y reconnût aucune mine d’or ou d’argent, et que par cette raison il ne rapportait que peu ou point de revenu à la couronne, il fut longtemps en grande partie négligé, et ce fut pendant l’époque où on le traita avec cette indifférence, qu’il prit la forme d’une riche et puissante colonie. Dans le temps où le Portugal était sous la domination de l’Espagne, le Brésil fut attaqué par les Hollandais, qui s’emparèrent de sept des quatorze provinces dont il est composé. Ils se disposaient à se mettre bientôt en possession des sept autres, quand le Portugal recouvra son indépendance par l’élévation de la maison de Bragance au trône. Les Hollandais alors, comme ennemis des Espagnols, ainsi que les Portugais, devinrent amis de ces derniers. Ils consentirent donc à laisser au roi de Portugal la partie du Brésil qu’ils n’avaient pas conquise, et celui-ci convint de leur abandonner celle dont ils étaient en possession, comme un objet qui ne valait pas la peine de se brouiller avec de si bons alliés. Mais le gouvernement hollandais commença bientôt à opprimer les colons portugais, et ceux-ci, au lieu de perdre du temps à se plaindre, prirent les armes contre leurs nouveaux maîtres, et de leur propre détermination, par leur courage seul, de concert il est vrai avec la mère patrie, mais sans aucun secours déclaré de sa part, ils chassèrent les Hollandais du Brésil. Ceux-ci, voyant donc qu’il leur était impossible de garder pour eux aucune portion du pays, aimèrent mieux le voir repasser en entier sous la domination du Portugal. On dit qu’il y a dans cette colonie plus de six cent mille habitants, tant Portugais que descendants des Portugais, créoles, mulâtres et races mêlées de Portugais et de Brésiliens. Aucune colonie en Amérique ne passe pour contenir un aussi grand nombre d’habitants d’origine européenne.

Vers la fin du quinzième siècle, et pendant la plus grande partie du seizième, l’Espagne et le Portugal se trouvèrent être les deux grandes puissances navales de l’Océan ; car, quoique le commerce de Venise s’étendît par toute l’Europe, les flottes de cette république ne s’étaient guère avancées au-delà de la Méditerranée. Les Espagnols, pour avoir les premiers découvert l’Amérique, la réclamaient tout entière comme leur propriété, et quoiqu’ils n’aient pu empêcher une puissance navale aussi considérable que celle du Portugal de s’établir au Brésil, cependant la terreur qu’inspirait leur nom était alors telle, que la plupart des autres nations de l’Europe n’osaient faire d’établissement dans aucune autre partie de ce grand continent. Les Français qui tentèrent de se fixer dans la Floride furent tous mis à mort par les Espagnols. Mais la décadence de la puissance navale de ces derniers, par suite de la déroute ou de la perte de ce qu’ils nommaient leur invincible Armada, qui eut lieu vers la fin du seizième siècle, leur ôta le pouvoir d’arrêter plus longtemps les établissements des autres nations européennes. Ainsi, dans le cours du dix-septième siècle, les Anglais, les Français, les Hollandais, les Danois et les Suédois, c’est-à-dire toutes les grandes nations qui avaient des ports sur l’Océan, essayèrent de faire quelques établissements dans le Nouveau-Monde.

Les Suédois s’établirent à New-jersey, et le nombre de familles suédoises qu’on y trouve encore démontre suffisamment que cette colonie était dans le cas de très-bien prospérer, si elle eût été protégée par la mère patrie. Mais étant abandonnée par la Suède, elle fut bientôt envahie par la colonie hollandaise de New-York, laquelle à son tour, en 1764, tomba au pouvoir des Anglais.

Les petites îles de Saint-Thomas et de Santa-Cruz sont les seuls pays que les Danois aient jamais possédés au Nouveau-Monde. De plus, ces petits établissements ont été mis sous le régime d’une compagnie exclusive, qui seule avait le droit tant d’acheter le produit surabondant des colons, que de leur fournir toutes les marchandises étrangères dont ils avaient besoin, et qui non-seulement avait la faculté de les opprimer dans ses achats ainsi que dans ses ventes, mais encore avait le plus grand intérêt à le faire. Le gouvernement d’une compagnie exclusive de marchands est peut-être, pour un pays quelconque, le pire de tous les gouvernements. Cependant, ce funeste régime ne fut pas encore capable d’arrêter totalement les progrès de ces colonies, quoiqu’il les ait rendus plus lents et plus languissants. Le feu roi de Danemark supprima cette compagnie, et depuis ce temps ces colonies ont extrêmement prospéré.

Les établissements des Hollandais dans les Indes occidentales, aussi bien que ceux des Indes orientales, ont été mis, dès leur origine, sous le régime d’une compagnie exclusive. En conséquence, les progrès de quelques-uns d’eux, quoique rapides si on les compare aux progrès de presque tout autre pays cultivé et peuplé d’ancienne date, ont néanmoins été languissants et tardifs, en comparaison de ceux de la plupart des colonies nouvelles. La colonie de Surinam, quoique très-considérable, est cependant encore inférieure à la plupart des colonies à sucre des autres nations de l’Europe. La colonie de la Nouvelle-Belgique, qui forme aujourd’hui les deux provinces de New-York et de New-jersey, serait aussi devenue probablement bientôt une colonie importante, même quand elle serait restée sous le gouvernement des Hollandais. La grande quantité et le bon marché de bonnes terres sont des causes si puissantes de prospérité, que même le plus mauvais gouvernement est à peine capable d’arrêter totalement leur activité ; et puis, la distance de la mère patrie eût mis les colons à portée d’échapper plus ou moins, par la contrebande, au monopole dont la compagnie jouissait contre eux. À présent, la compagnie permet à tout vaisseau hollandais de commercer à Surinam, en payant, pour cette permission, 2 et demi pour 100 de la valeur de la cargaison, et elle se réserve seulement le monopole exclusif du commerce direct d’Afrique en Amérique, qui consiste presque entièrement dans la traite des esclaves. Cette modification des privilèges exclusifs de la compagnie est vraisemblablement la cause principale du degré de prospérité dont jouit actuellement cette colonie. Curaçao et Saint-Eustache, les deux îles principales qui appartiennent aux Hollandais, sont des ports francs ouverts aux vaisseaux de toutes les nations ; et une telle franchise, au milieu d’autres colonies meilleures, mais dont les ports ne sont ouverts qu’à une seule nation, a été, pour ces deux îles stériles, la grande source de leur prospérité.

La colonie française du Canada a été, pendant la plus grande partie du dernier siècle et une partie de celui-ci, sous le régime d’une compagnie exclusive. Sous une administration aussi nuisible, ses progrès furent naturellement très-lents en comparaison de ceux des autres colonies nouvelles ; mais ils devinrent beaucoup plus rapides lorsque cette colonie fut dissoute, après la chute de ce qu’on appelle l’affaire du Mississippi. Quand les Anglais prirent possession de ce pays, ils y trouvèrent près du double d’habitants de ce que le père Charlevoix y en avait compté vingt à trente ans auparavant. Ce jésuite avait parcouru tout le pays, et il n’avait aucun motif de le représenter moins considérable qu’il ne l’était réellement.

La colonie française de Saint-Domingue fut fondée par des pirates et des flibustiers qui y demeurèrent longtemps sans recourir à la protection de la France et même sans reconnaître son autorité ; et quand cette race de bandits eut assez pris le caractère de citoyens pour reconnaître l’autorité de la mère patrie, pendant longtemps encore il fut nécessaire d’exercer cette autorité avec beaucoup de douceur et de circonspection. Durant le cours de cette période, la culture et la population de la colonie prirent un accroissement extrêmement rapide. L’oppression même de la compagnie exclusive à laquelle, ainsi que toutes les autres colonies françaises, elle fut assujettie pour quelque temps, put bien sans doute ralentir un peu ses progrès, mais ne fut pas encore capable de les arrêter tout à fait. Le cours de sa prospérité reprit le même essor qu’auparavant, aussitôt qu’elle fut délivrée de cette oppression. Elle est maintenant la plus importante des colonies à sucre des Indes occidentales, et l’on assure que son produit excède celui de toutes les colonies à sucre de l’Angleterre, prises ensemble. Les autres colonies à sucre de la France sont toutes, en général, très-florissantes.

Mais il n’y a pas de colonies dont le progrès ait été plus rapide que celui des colonies anglaises dans l’Amérique septentrionale.

L’abondance de terres fertiles et la liberté de diriger leurs affaires comme elles le jugent à propos, voilà, à ce qu’il semble, les deux grandes sources de prospérité de toutes les colonies nouvelles.

Du côté de la quantité de bonnes terres, les colonies anglaises de l’Amérique septentrionale, quoique sans doute très-abondamment pourvues, sont cependant inférieures aux colonies espagnoles et portugaises, et ne sont pas supérieures à quelques-unes de celles possédées par les Français avant la dernière guerre. Mais les institutions politiques des colonies anglaises ont été bien plus favorables à la culture et à l’amélioration de ces bonnes terres, que ne l’ont été les institutions d’aucune des colonies des trois autres nations.

Premièrement, si l’accaparement des terres incultes est un abus qui n’a pu être, à beaucoup près, totalement prévenu dans les colonies anglaises, au moins y a-t-il été plus restreint que dans toute autre colonie. La loi coloniale, qui impose à chaque propriétaire l’obligation de mettre en valeur et de cultiver, dans un temps fixé, une portion déterminée de ses terres, et qui, en cas de défaut de sa part, déclare que ces terres négligées pourront être adjugées à un propriétaire, est une loi qui, sans avoir été peut-être très-rigoureusement exécutée, a néanmoins produit quelque effet.

Secondement, il n’y a pas en Pensylvanie de droit de primogéniture, et les terres se partagent comme des biens meubles, par portions égales, entre tous les enfants. Dans trois des provinces de la Nouvelle-Angleterre, l’aîné a seulement double portion, comme dans la loi de Moïse. Ainsi, quoique dans ces provinces il puisse arriver quelquefois qu’une trop grande quantité de terres vienne se réunir dans les mains d’un individu, il est probable que, dans le cours d’une ou deux générations, elle se retrouvera suffisamment divisée. À la vérité, dans les autres colonies anglaises, le droit de primogéniture a lieu comme dans la loi d’Angleterre. Mais, dans toutes les colonies anglaises, les terres étant toutes tenues à simple cens[4], cette nature de propriété facilite les aliénations, et le concessionnaire d’une grande étendue de terrain trouve son intérêt à en aliéner la plus grande partie le plus vite qu’il peut, en se réservant seulement une petite redevance foncière. Dans les colonies espagnoles et portugaises, ce qu’on nomme le droit de majorat (jus majoratus), a lieu dans la succession de tous ces grands domaines auxquels il y a quelques droits honorifiques attachés. Ces domaines passent tout entiers à une seule personne et sont, en effet, substitués et inaliénables. Les colonies françaises, il est vrai, sont régies par la coutume de Paris, qui est beaucoup plus favorable aux puînés que la loi d’Angleterre, dans la succession des immeubles. Mais, dans les colonies françaises, si une partie quelconque d’un bien noble ou tenu à titre de foi et hommage est aliénée, elle reste assujettie, pendant un certain temps, à un droit de retrait ou rachat, soit envers l’héritier du seigneur, soit envers l’héritier de la famille, et tous les plus gros domaines du pays sont tenus en fief, ce qui gêne nécessairement les aliénations. Or, dans une colonie nouvelle, une grande propriété inculte sera bien plus promptement divisée par la voie de l’aliénation que par celle de la succession. La quantité et le bon marché des bonnes terres, comme on l’a déjà observé, sont les principales sources de la prospérité rapide des colonies nouvelles. Or, la réunion des terres en grandes propriétés détruit, par le fait, et cette quantité et ce bon marché. D’ailleurs, la réunion des terres incultes en grandes propriétés est ce qui s’oppose le plus à leur amélioration. Or, le travail qui est employé à l’amélioration et à la culture des terres est celui qui rend à la société le produit le plus considérable en quantité et en valeur. Le produit du travail, dans ce cas, paye non-seulement ses propres salaires et le profit du capital qui le met en œuvre, mais encore la rente de la terre sur laquelle il s’exerce. Ainsi, le travail des colons anglais étant employé, en plus grande quantité, à l’amélioration et à la culture des terres, est dans le cas de rendre un plus grand produit, et un produit d’une plus grande valeur que le travail de ceux d’aucune des trois autres nations, lequel, par le fait de l’accaparement de la terre, se trouve plus ou moins détourné vers des emplois d’une autre nature.

Troisièmement, il est à présumer, non-seulement que le travail des colons anglais rend un produit plus considérable en quantité et en valeur, mais encore que, vu la modicité des impôts, il leur reste une portion plus grande de ce produit, portion qu’ils peuvent capitaliser et employer à entretenir un nouveau surcroît de travail. Les colons anglais n’ont pas encore payé la moindre contribution pour la défense de la mère patrie ou pour l’entretien de son gouvernement civil. Au contraire, jusqu’à présent les frais de leur propre défense ont été presque entièrement à la charge de la métropole. Or, la dépense qu’exigent l’armée et la marine est, sans aucune proportion, plus forte que celle de l’entretien du gouvernement civil. D’ailleurs, la dépense de leur gouvernement civil a toujours été très-modique. Elle s’est bornée, en général, à ce qu’il fallait pour payer des salaires convenables au gouverneur, aux juges et à quelques autres officiers de police, et pour entretenir un petit nombre d’ouvrages publics de la première utilité. La dépense de l’établissement civil de Massachusets, avant le commencement des derniers troubles, ne montait pour l’ordinaire qu’à environ 18,000 livres sterling par année ; celle de New-Hampshire et de Rhode-Island, à 3,500 livres pour chacun ; celle de Connecticut, à 4,000 livres ; celle de New-York et de la Pensylvanie, à 4,500 livres pour chacun ; celle de New-jersey, à 1,200 livres ; celle de la Virginie et de la Caroline du Sud, à 8,000 livres pour chacune. La dépense de l’établissement civil de la Nouvelle-Écosse et de la Géorgie est en partie couverte par une concession annuelle du parlement ; mais la Nouvelle-Écosse paye seulement environ 7,000 lires par an pour les dépenses publiques de la colonie, et la Géorgie environ 2,500 livres. En un mot, tous les différents établissements civils de l’Amérique septentrionale, à l’exception de ceux du Maryland et de la Caroline du Nord, dont on n’a pu se procurer aucun état exact, ne coûtaient pas aux habitants, avant le commencement des troubles actuels, au-delà de 64,700 livres par année ; exemple à jamais mémorable du peu de frais qu’exigent trois millions d’hommes pour être, non-seulement gouvernés, mais bien gouvernés. Il est vrai que la partie la plus importante des dépenses d’un gouvernement, celles de défense et de protection, ont été constamment défrayées par la mère patrie. Et puis, le cérémonial du gouvernement civil dans les colonies, pour la réception d’un gouverneur, pour l’ouverture d’une nouvelle assemblée, etc., quoique rempli avec la décence convenable, n’est accompagné d’aucun étalage ou pompe dispendieuse. Leur gouvernement ecclésiastique est réglé sur un plan également économique. Les dîmes sont une chose inconnue chez eux, et leur clergé, qui est loin d’être nombreux, est entretenu, ou par de modiques appointements, ou par les contributions volontaires du peuple. Les puissances d’Espagne et de Portugal, au contraire, fournissent à une partie de leur propre entretien par des taxes levées sur leurs colonies. La France, à la vérité, n’a jamais retiré aucun revenu considérable de ses colonies, les impôts qu’elle y lève étant, en général, dépensés pour elles. Mais le gouvernement colonial de ces trois nations est monté sur un pied beaucoup plus dispendieux, et est accompagné d’un cérémonial bien plus coûteux. La réception d’un nouveau vice-roi du Pérou, par exemple, a souvent absorbé des sommes énormes. Des cérémonies aussi coûteuses, non-seulement sont une taxe réelle que les colons riches ont à payer dans ces occa­sions particulières, mais elles contribuent encore à introduire parmi eux des habitudes de vanité et de profusion dans toutes les autres circonstances. Ce sont non-seulement des impôts fort onéreux à payer accidentellement, mais c’est une source d’impôts perpétuels du même genre, beaucoup plus onéreux encore, les impôts ruineux du luxe et des folles dépenses des particuliers. D’ailleurs, dans les colonies de ces trois nations, le gouvernement ecclésiastique est extrêmement oppressif. Dans toutes la dîme est établie, et dans les colonies d’Espagne et de Portugal on la lève avec la der­niè­re rigueur. Elles sont, en outre, surchargées d’une foule immense de moines men­diants, pour lesquels l’état de mendicité est une chose non-seulement autorisée, mais même consacrée par la religion ; ce qui établit un impôt excessivement lourd sur la classe pauvre du peuple, à laquelle on a grand soin d’enseigner que c’est un devoir que de faire l’aumône à ces moines, et un très-grand péché de la leur refuser. Par-dessus tout cela encore, dans toutes ces colonies, les plus grosses propriétés sont réunies dans les mains du clergé.

Quatrièmement, pour la manière de disposer de leur produit surabondant ou de ce qui excède leur propre consommation, les colonies anglaises ont été plus favorisées et ont toujours joui d’un marché plus étendu que n’ont fait celles de toutes les autres nations de l’Europe. Chaque nation de l’Europe a cherché plus ou moins à se donner le monopole du commerce de ses colonies, et par cette raison elle a empêché les vais­seaux étrangers de commercer avec elle, et leur a interdit l’importation des marchan­dises d’Europe d’aucune nation étrangère ; mais la manière dont ce monopole a été exercé par les diverses nations a été très-différente.

Quelques nations ont abandonné tout le commerce de leurs colonies à une compa­gnie exclusive, obligeant les colons à lui acheter toutes les marchandises d’Europe dont ils pouvaient avoir besoin, et à lui vendre la totalité de leur produit surabondant. L’intérêt de la compagnie a donc été non-seulement de vendre les unes le plus cher possible, et d’acheter l’autre au plus bas possible, mais encore de n’acheter de celui-ci, même à ce bas prix, que la quantité seulement dont elle pouvait espérer de disposer en Europe à un très-haut prix : son intérêt a été non-seulement de dégrader, dans tous les cas, la valeur du produit surabondant des colons, mais encore, dans la plupart des circonstances, de décourager l’accroissement de cette quantité, et de la tenir au-dessous de son état naturel. De tous les expédients dont on puisse s’aviser pour comprimer les progrès de la croissance naturelle d’une nouvelle colonie, le plus efficace, sans aucun doute, c’est celui d’une compagnie exclusive. C’est cependant là la politique qu’a adoptée la Hollande, quoique dans le cours de ce siècle sa compagnie ait abandonné, à beaucoup d’égards, l’exercice de son privilège exclusif. Ce fut aussi la politique du Danemark jusqu’au règne du feu roi. Accidentellement aussi, ce fut celle de la France, et récemment, depuis 1755, après que cette politique eut été abandonnée par toutes les autres nations, à cause de son absurdité, elle a été adoptée par le Portugal, au moins à l’égard de deux des principales provinces du Brésil, celles de Fernambouc et de Maragnan.

D’autres nations, sans ériger de compagnie exclusive, ont restreint tout le commerce de leurs colonies à un seul port de la mère patrie, duquel il n’était permis à aucun vaisseau de mettre à la voile, sinon à une époque déterminée, et de conserve avec plusieurs autres, ou bien, s’il partait seul, qu’en vertu seulement d’une permission spéciale, pour laquelle le plus souvent il fallait payer fort cher. Cette mesure politique ouvrait, à la vérité, le commerce des colonies à tous les natifs de la mère patrie, pourvu qu’ils s’astreignissent à commercer du port indiqué, à l’époque permise et dans les vaisseaux permis. Mais, comme tous les différents marchands qui associèrent leurs capitaux pour expédier ces vaisseaux privilégiés durent trouver leur intérêt à agir de concert, le commerce qui se fit de cette manière fut nécessairement conduit sur les mêmes principes que celui d’une compagnie exclusive ; le profit de ces marchands fut presque aussi exorbitant et fondé sur une oppression à peu près pareille ; les colonies furent mal pourvues, et se virent obligées à la fois de vendre à très-bon marché et d’acheter fort cher. Cette politique avait pourtant toujours été suivie par l’Espagne, et elle l’était encore il y a peu d’années ; aussi dit-on que toutes les marchandises d’Europe étaient à un prix énorme aux Indes occidentales espagnoles. Ulloa rapporte qu’à Quito une livre de fer se vendait environ de 4 à 6 deniers sterling, et une livre d’acier environ de 6 à 9 : or, c’est principalement pour se procurer les marchandises d’Europe que les colonies se défont de leur produit surabondant. Par conséquent, plus elles payent pour les premières, moins elles retirent réellement pour le denier, et la cherté des unes est absolument la même chose, pour elles, que le bas prix de l’autre. Le système qu’a suivi le Portugal à l’égard de toutes ses colonies, excepté celles de Fernambouc et de Maragnan, est, sous ce rapport, le même que suivait anciennement l’Espagne ; et quant à ces deux dernières provinces, le Portugal a adopté des mesures encore bien plus mauvaises.

D’autres nations laissent le commerce de leurs colonies libre à tous leurs sujets, lesquels peuvent le faire de tous les différents ports de la mère patrie, et n’ont besoin d’autre permission que des formalités ordinaires de la douane. Dans ce cas, le nombre et la position des différents commerçants répandus dans toutes les parties du pays les met dans l’impossibilité de former entre eux une ligue générale, et la concurrence suffit pour les empêcher de faire des profits exorbitants. Au moyen d’une politique aussi franche, les colonies sont à même de vendre leurs produits, ainsi que d’acheter les marchandises de l’Europe, à des prix raisonnables. Or, depuis la dissolution de la compagnie de Plymouth, arrivée à une époque où nos colonies n’étaient encore que dans leur enfance, cette politique a toujours été celle de l’Angleterre ; elle a été aussi, en général, celle de la France, et c’est le système qu’a suivi constamment celui-ci depuis la dissolution de ce que nous appelons communément la Compagnie française du Mississipi. Aussi, les profits du commerce que font la France et l’Angleterre avec leurs colonies ne sont-ils pas du tout exorbitants, quoique sans doute un peu plus forts que si la concurrence était libre à toutes les autres nations ; et le prix des marchandises de l’Europe, dans la plupart des colonies de ces deux nations, ne monte pas non plus à un taux excessif.

D’ailleurs, ce n’est qu’à l’égard seulement de certaines marchandises que les colonies de la Grande-Bretagne sont bornées au marché de la mère patrie pour l’exportation de leur produit surabondant. Ces marchandises, ayant été détaillées dans l’acte de navigation[5] et dans quelques autres actes subséquents, ont, par cette raison, été nommées marchandises énumérées ; les autres s’appellent non énumérées, et peuvent s’exporter directement aux autres pays, pourvu que ce soit sur des vaisseaux de la Grande-Bretagne ou des colonies, dont les maîtres et les trois quarts de l’équipage soient sujets de l’empire britannique.

Parmi les marchandises non énumérées se trouvent quelques-unes des productions les plus importantes de l’Amérique et des Indes Occidentales les grains de toute espèce, les planches, merrains et bois équarris[6], les viandes salées, le poisson, le sucre et le rhum.

Le grain est naturellement le premier et le principal objet de culture dans les colonies nouvelles. En leur faisant un marché très-étendu pour cette denrée, la loi les encourage à étendre la culture beaucoup au-delà de ce qu’exige la consommation d’un pays faiblement peuplé, et les met à même de préparer ainsi de longue main une ample subsistance pour une population toujours croissante.

Dans un pays tout couvert de forêts où, par conséquent, le bois n’a que peu ou point de valeur, les frais de défrichement du sol sont le principal obstacle à l’amélioration de la terre. La loi qui laisse aux colonies un marché très-étendu pour leurs planches, merrains et bois équarris, tend à faciliter la mise en valeur des terres, en élevant le prix d’une denrée qui serait sans cela de peu de valeur, et en mettant des colons dans le cas de tirer profit de ce qui autrement serait un pur objet de dépense.

Dans un pays qui n’est pas même à moitié peuplé ni à moitié cultivé, les bestiaux multiplient naturellement au-delà de la consommation des habitants, et n’ont souvent, par cette raison, que peu ou point de valeur. Or, il est nécessaire, comme on l’a déjà fait voir[7], que le prix du bétail se trouve dans une certaine portion avec celui du blé, avant qu’on puisse mettre en valeur la plus grande partie des terres d’un pays. En laissant un marché très-étendu aux bestiaux américains, sous toutes les formes, morts et vifs, la loi tend à faire monter la valeur d’une denrée dont le haut prix est si essentiel aux progrès de la culture. Néanmoins, les bons effets de cette liberté ont dû être un peu diminués par le statut de la quatrième année de Georges III, chap. xv, qui met les peaux et les cuirs au nombre des marchandises énumérées, et contribue par là à rabaisser la valeur du bétail américain.

L’accroissement de la puissance navale de la Grande-Bretagne et de sa marine, par l’extension de la pêche de nos colonies, est un objet que la législature semble avoir eu presque constamment en vue. Par cette raison, la pêche a eu tout l’encouragement que lui peut donner la liberté, et aussi a-t-elle été très-florissante. La pêche de la Nouvelle-Angleterre en particulier était, avant les derniers troubles, une des plus importantes peut-être qui fût au monde. La pêche de la baleine, qui, en Grande-Bretagne, malgré une prime énorme, est un objet de si peu d’importance, que, suivant l’opinion de beaucoup de gens (opinion que je ne prétends pourtant pas garantir), tout le produit n’excède guère la valeur des primes payées annuellement pour elle, est un objet de commerce extrêmement étendu dans la Nouvelle-Angleterre, sans l’aide d’aucune prime. Le poisson est un des principaux articles du commerce que les Anglais-Américains font avec l’Espagne, le Portugal et la Méditerranée.

Le sucre était, dans l’origine, une marchandise énumérée qui ne pouvait s’exporter qu’à la Grande-Bretagne. Mais, en 1731, sur une réclamation des planteurs, on en permit l’exportation à toutes les parties du monde. Toutefois, les restrictions avec lesquelles cette liberté a été accordée, jointes au haut prix du sucre en Angleterre, l’ont rendue en grande partie sans effet. La Grande-Bretagne et ses colonies continuent toujours d’être presque le seul marché pour tout le sucre que produisent les plantations anglaises. Leur consommation croît si rapidement, que, quoique l’importation du sucre ait extrêmement augmenté depuis vingt ans, en conséquence des progrès toujours continus de la culture à la Jamaïque, aussi bien que dans les îles cédées[8], on assure néanmoins que l’exportation aux pays étrangers n’en est pas pour cela beaucoup plus forte qu’auparavant.

Le rhum est un article très-important du commerce que les Américains font à la côte d’Afrique, d’où ils ramènent en retour des esclaves noirs.

Si le produit surabondant de l’Amérique en grains de toute espèce, en viandes salées et en poisson, eût été compris dans les marchandises énumérées, et énumérées, et qu’il eût été par là contraint de venir en totalité au marché de la Grande-Bretagne, il aurait pu exercer une trop grande influence sur la valeur de notre propre produit. Ce fut vraisemblablement bien moins par intérêt pour l’Amérique que par la crainte de cette fâcheuse concurrence, que non-seulement ces marchandises importantes ont été affranchies de l’énumération, mais que même, dans l’état ordinaire de la loi, il y a prohibition d’importer en Grande-Bretagne toute espèce de grain, à l’exception du riz, ainsi que les viandes salées.

Dans l’origine, les marchandises non énumérées pouvaient s’exporter dans tous les lieux du monde. Les planches, merrains et bois équarris, ainsi que le riz, compris d’abord dans l’énumération, lorsque par la suite ils en furent affranchis, furent restreints, quant au marché de l’Europe, aux pays situés au sud du cap Finistère. Par le statut de la sixième année de Georges III, chap. lii, toutes les marchandises non énumérées furent assujetties à la même restriction. Les contrées de l’Europe situées au sud du cap Finistère ne sont pas des pays manufacturiers, et notre politique jalouse a peu à craindre que les vaisseaux de nos colonies rapportent de ces pays des ouvrages manufacturés qui puissent nuire au débit des nôtres.

Les marchandises énumérées sont de deux sortes : la première comprend celles qui sont un produit particulier à l’Amérique, ou bien qui ne peuvent être ou, au moins, ne sont pas produites dans la mère patrie. De cette classe sont les mélasses, le café, les noix de cacao, le tabac, le piment, le gingembre, les fanons de baleine, la soie écrue, le coton en laine, le castor et les autres pelleteries d’Amérique, l’indigo, le fustet[9] et autres bois de teinture. La seconde sorte comprend celles qui ne sont pas un produit particulier à l’Amérique, mais qui sont ou peuvent être produites dans la mère patrie, quoique cependant pas en assez grandes quantités pour fournir à la demande, laquelle est remplie principalement par l’étranger. De cette espèce sont les munitions navales, les mâts, vergues et beauprés ; le brai, le goudron et la térébenthine ; le fer en saumon[10] et en barres ; le cuivre brut, les peaux et cuirs non travaillés, la potasse et la perlasse. Les importations les plus abondantes des denrées de la première sorte ne pourraient ni décourager la production, ni nuire à la vente d’aucune partie du produit de la mère patrie. En les bornant à notre seul marché, on espéra que non-seulement nos marchands seraient par là à même de les acheter à meilleur compte dans les colonies et, par conséquent, de les revendre chez nous avec un plus gros profit, mais encore qu’il s’établirait entre nos colonies et les pays étrangers un commerce de transport très-avantageux dont la Grande-Bretagne serait nécessairement le centre ou l’entrepôt, comme étant le pays de l’Europe où ces marchandises seraient importées en premier lieu. L’importation des marchandises de la seconde sorte pourrait aussi, à ce qu’on a supposé, être dirigée de manière à ne pas nuire à la vente des marchandises de même espèce produites chez nous, mais bien à la vente de celles importées de l’étranger, parce qu’au moyen de droits bien combinés, on pourrait toujours les rendre un peu plus chères que les nôtres, et néanmoins à bien meilleur marché que celles des étrangers. Ainsi, en restreignant ces marchandises à notre seul marché, on se proposa de décourager, non le produit de la Grande-Bretagne, mais bien celui de quelques pays étrangers avec lesquels on imaginait que la balance du commerce était défavorable à la Grande-Bretagne.

La prohibition d’exporter des colonies à tout autre pays que la Grande-Bretagne les mâts, vergues et beauprés, le brai, le goudron et la térébenthine, tendait naturellement à faire baisser dans les colonies le prix du bois de marine et, par conséquent, à augmenter les dépenses du défrichement des terres, le principal obstacle à leur mise en valeur. Mais, vers le commencement de ce siècle, en 1703, la Compagnie suédoise pour le commerce du goudron tâcha de faire hausser le prix de ses marchandises en Angleterre, en en prohibant l’exportation autrement que sur les propres vaisseaux de la Compagnie, au prix par elle fixé, et en telles quantités qu’elle jugerait à propos. Pour riposter à ce tour remarquable de politique mercantile, et se rendre indépendante, autant que possible, non-seulement de la Suède, mais de toutes les autres puissances du Nord, la Grande-Bretagne accorda une prime sur l’importation des munitions navales d’Amérique. L’effet de cette prime fut de faire monter en Amérique le prix du bois de marine beaucoup plus que ne pouvait l’abaisser sa limitation au marché de la Grande-Bretagne ; et comme les deux règlements furent portés à la même époque, leur effet réuni tendit plutôt à encourager qu’à décourager le défrichement des terres en Amérique.

Quoique le fer en saumons et en barres ait été mis en nombre des marchandises énumérées, cependant, comme il est exempt, à son importation d’Amérique, des droits considérables auxquels il est assujetti à son importation de tout autre pays, une partie du règlement contribue plus à encourager des établissements de forges en Amérique, que l’autre partie ne contribue à les décourager. Or, il n’y a pas de manufacture qui occasionne une aussi grande consommation de bois qu’une forge, ou qui puisse contribuer davantage au défrichement d’un pays surchargé de forêts[11].

La législature n’a peut-être pas eu en vue ni même compris la tendance de quelques-uns de ces règlements à élever la valeur des différentes sortes de bois en Amérique, et par là à faciliter le défrichement des terres. Si, sous ce rapport, leurs effets bienfaisants ont été accidentels, ils n’en ont pas été pour cela moins réels.

La plus parfaite liberté a été laissée au commerce qui se fait entre les colonies anglaises-américaines et les Indes occidentales, pour les marchandises énumérées, comme pour les autres. Ces colonies sont devenues aujourd’hui si peuplées et si florissantes, que chacune d’elles peut trouver dans quelques-unes des autres un vaste marché pour toutes les diverses parties de son produit. Toutes ces colonies prises ensemble forment un immense marché intérieur pour leurs divers produits respectifs. La libéralité de l’Angleterre envers le commerce de ses colonies s’est bornée principalement à leur donner un marché pour leur produit dans son état brut seulement, ou tout au plus dans ce qu’on peut appeler précisément le premier degré de main-d’œuvre. Quant aux ouvrages manufacturés, ou plus avancés, ou plus raffinés, même tirés du produit des colonies, les marchands et manufacturiers de la Grande-Bretagne ont mieux aimé se les réserver ; et ils ont eu assez de crédit sur la législature pour empêcher, tantôt par des droits élevés, tantôt par des prohibitions absolues, l’établissement de ces sortes de fabriques dans les colonies.

Par exemple, tandis que le sucre moscouade des colonies anglaises ne paye à l’importation que 6 schellings 4 deniers le quintal, le sucre blanc paye 1 liv. 1 schelling 1 denier ; et quand il est raffiné double ou simple, en pains, il paye 4 liv. 2 schellings 5 deniers 8 dixièmes. Lorsque ces droits énormes furent établis, la Grande-Bretagne était le seul, et elle est encore aujourd’hui le principal marché sur lequel puisse être exporté le sucre de ses colonies. Ces droits équivalaient donc à une prohibition, d’abord de terrer ou raffiner le sucre pour tout marché étranger quelconque, et ensuite d’en terrer ou raffiner pour le marché qui exporte peut-être à lui seul plus des neuf dixièmes du produit total. Aussi, les fabriques pour terrer ou raffiner le sucre, qui ont été très-florissantes dans toutes les colonies françaises, n’ont guère été en activité, dans celles de l’Angleterre, que pour le marché des colonies elles-mêmes. Lorsque la Grenade était entre les mains des Français, il y avait, presque sur chaque plantation, une raffinerie pour terrer au moins le sucre. Depuis que cette île est tombée entre les mains des Anglais, presque tous les travaux de ce genre ont été abandonnés ; et à présent (octobre 1773), il ne reste pas, à ce qu’on m’a assuré, plus de deux ou trois de ces fabriques dans toute l’île. Cependant actuellement, par une indulgence de la douane, le sucre terré ou raffiné, quand il est importé en poudre au lieu de l’être en pains, entre communément comme moscouade.

Tandis que la Grande-Bretagne encourage en Amérique la fabrication du fer en saumons et en barres, en exceptant ces marchandises des droits auxquels elles sont assujetties à leur importation de tout autre pays, elle établit en même temps une prohibition absolue d’élever des forges et fourneaux pour faire l’acier, ni des moulins de fonderie, dans aucune de ses colonies d’Amérique. Elle n’entend pas permettre que ses colons aillent plus loin dans ce genre d’industrie, même pour leur propre consommation ; mais elle tient obstinément à ce qu’ils achètent de ses marchands et manufacturiers toutes les marchandises de cette sorte dont ils peuvent avoir besoin.

Elle prohibe l’exportation d’une province à l’autre, par eau, et même le transport par terre, en chariot ou à dos de cheval, des chapeaux, des laines et lainages du produit de l’Amérique ; règlement qui a l’effet nécessaire d’empêcher l’établissement d’aucune manufacture de ces sortes de marchandises pour la vente au loin, et qui limite l’industrie de ses colons, dans ce genre, aux seuls ouvrages grossiers et de ménage, tels qu’une famille particulière peut les faire pour son usage personnel ou pour celui de quelques-uns de ses voisins dans la même province.

Cependant, empêcher un grand peuple de tirer tout le parti qu’il peut de chacune de ses propres productions, ou d’employer ses capitaux et son industrie de la manière qu’il croit lui être la plus avantageuse, c’est une violation manifeste des droits les plus sacrés des hommes. Tout injustes néanmoins que puissent être ces prohibitions, elles n’ont pas été jusqu’à présent très-nuisibles aux colonies ; la terre y est toujours à si bon marché et le travail, par conséquent, y est si cher, que les colons peuvent importer de la mère patrie presque tous les ouvrages de fabrique les plus raffinés et les plus avancés en main-d’œuvre, à meilleur compte qu’ils ne pourraient les établir par eux-mêmes. Ainsi, quand même ils n’auraient pas éprouvé de prohibition relativement à l’établissement de ces sortes de fabriques, vraisemblablement encore, dans l’état actuel de leurs progrès et de leur culture, ils en auraient été détournés par pure considération pour leur intérêt personnel. Peut-être, dans l’état actuel où est l’amélioration de leur société, ces prohibitions, sans enchaîner leur industrie ou sans la repousser d’aucun emploi où elle se fût portée d’elle-même, n’agissent-elles seulement que comme des marques injustes et odieuses de servitude, imprimées sur eux sans nulle espèce de raison et simplement par suite de l’absurde jalousie des marchands et manufacturiers de la mère patrie ; dans un état d’amélioration plus avancé, elles pourraient être réellement oppressives et insupportables.

Si la Grande-Bretagne borne à son seul marché quelques-unes des productions les plus importantes des colonies, aussi, en compensation, elle donne à quelques-unes de ces productions un avantage sur ce marché, tantôt en imposant des droits plus forts sur les productions pareilles qui sont importées d’autres pays, et tantôt en accordant des primes à leur importation des colonies. C’est de la première de ces deux manières qu’elle donne sur son marché un avantage au sucre, au tabac et au fer de ses colonies ; et c’est de la seconde manière qu’elle favorise leur soie écrue, leur lin et leur chanvre, leur indigo, leurs munitions navales et leurs bois de construction. Cette seconde manière d’encourager les productions de la colonie par des primes à l’importation est, autant que j’ai pu m’en assurer, particulière à la Grande-Bretagne ; la première ne l’est pas. Le Portugal ne s’est pas contenté d’imposer des droits plus élevés sur l’importation du tabac de tout autre pays, mais il l’a prohibée sous les peines les plus rigoureuses.

Pour ce qui regarde l’importation des marchandises d’Europe, l’Angleterre a pareillement agi avec ses colonies d’une manière beaucoup plus généreuse que n’a fait toute autre nation.

La Grande-Bretagne accorde, sur les droits payés à l’importation des marchandises étrangères, la restitution d’une partie, presque toujours de la moitié, en général d’une plus forte portion, et quelquefois même de la totalité du droit, lorsque ces mêmes marchandises sont exportées en quelque pays étranger. Il n’était pas difficile de prévoir qu’aucun pays étranger indépendant ne les recevrait, si elles lui arrivaient chargées des droits énormes auxquels presque toutes les marchandises étrangères sont assujetties à leur importation dans la Grande-Bretagne. Par conséquent, à moins qu’une partie de ces droits ne fût rendue lors de l’exportation, c’en était fait du commerce de transport, commerce si favorisé par le système mercantile.

Mais nos colonies ne sont nullement des pays étrangers indépendants, et la Grande-Bretagne s’étant emparée du droit exclusif de leur fournir toutes les marchandises d’Europe, elle eût pu les obliger, comme les autres nations ont fait à l’égard de leurs colonies, à recevoir ces marchandises, avec la charge de tous les droits qu’elles payent dans la mère, patrie. Au contraire, jusqu’en 1763 on accorda, sur l’exportation de la plupart des marchandises étrangères à nos colonies, les mêmes drawbacks que sur l’exportation à tout pays étranger indépendant. À la vérité, en 1763, par le statut de la quatrième année de Georges III, chap. xv, on rabattit beaucoup de cette indulgence, et il fut statué : « Qu’aucune partie du droit dit l’ancien subside ne serait restituée pour toutes marchandises d’origine, production ou fabrique de l’Europe ou des Indes orientales, qui seraient exportées de ce royaume à quelque colonie de la Grande-Bretagne ou plantation américaine, à l’exception des vins, des toiles de coton blanches et des mousselines. » Avant cette loi, plusieurs espèces de marchandises étrangères auraient pu être achetées à meilleur marché dans nos colonies que dans la mère patrie, et quelques-unes peuvent l’être encore.

Il faut observer que ce sont les marchands qui font le commerce avec les colonies, dont les avis ont principalement contribué à la création des règlements relatifs à ce commerce. Il ne faut donc pas s’étonner si, dans la plupart de ces règlements, on a eu plus d’égard à leur intérêt qu’à celui des colonies ou à celui de la mère patrie. En donnant à ces marchands le privilège exclusif de fournir aux colonies toutes les marchandises d’Europe dont elles ont besoin, et d’acheter, dans le produit superflu des colonies, tout ce qui n’est pas de nature à nuire à quelqu’un des trafics qu’ils font chez eux, l’intérêt des colonies a été sacrifié à l’intérêt de ces marchands. Quand on a accordé, sur la réexportation de la plupart des marchandises d’Europe et des Indes aux colonies, les mêmes restitutions de droit que sur la réexportation de ces marchandises dans tout autre pays étranger indépendant, en cela c’est l’intérêt de la mère patrie qui lui a été sacrifié, mais suivant les idées que le système mercantile se forme de cet intérêt. Ce furent les marchands qui eurent intérêt à payer le moins possible les marchandises étrangères qu’ils envoyaient aux colonies et, par conséquent, à retirer le plus possible des droits par eux avancés lors de l’importation de ces marchandises dans la Grande-Bretagne. Ils se trouvèrent par là à même de vendre dans les colonies, ou la même quantité de marchandises avec un plus gros profit, ou bien une plus grande quantité de marchandises avec le même profit et, par conséquent, de gagner quelque chose d’une façon ou de l’autre. C’était également l’intérêt des colonies de se procurer toutes ces marchandises au meilleur compte et dans la plus grande abondance possible ; mais cela pouvait n’être pas toujours l’intérêt de la mère patrie. Elle pouvait souvent en souffrir pour son revenu, en rendant ainsi une grande partie des droits qui avaient été perçus à l’importation de ces marchandises, et en souffrir pour ses manufactures dont les produits étaient supplantés sur le marché de la colonie, à cause de la facilité des conditions auxquelles, au moyen de ces restitutions de droits, on pouvait y porter les produits des fabriques étrangères. On croit communément que les drawbacks sur la réexportation des toiles d’Allemagne aux colonies d’Amérique ont retardé les progrès des manufactures de toiles dans la Grande-Bretagne.

Mais quoique la politique de la Grande-Bretagne, à l’égard du commerce de ses colonies, ait été dictée par le même esprit mercantile que celle des autres nations, toutefois elle a été au total moins étroite et moins oppressive que celle d’aucune autre nation.

Quant à la faculté de diriger leurs affaires comme ils le jugent à propos, les colons anglais jouissent d’une entière liberté sur tous les points, à l’exception de leur commerce étranger. Leur liberté est égale, à tous égards, à celle de leurs concitoyens de la mère patrie, et elle est garantie de la même manière par une assemblée de représentants du peuple, qui prétend au droit exclusif d’établir des impôts pour le soutien du gouvernement colonial. L’autorité de cette assemblée tient en respect le pouvoir exécutif, et le dernier colon, le plus suspect même, tant qu’il obéit à la loi, n’a pas la moindre chose à craindre du ressentiment du gouverneur ou de celui de tout autre officier civil ou militaire de la province. Si les assemblées coloniales, de même que la Chambre des communes en Angleterre, ne sont pas toujours une représentation très-légale du peuple, cependant elles approchent de plus près qu’elle de ce caractère ; et comme le pouvoir exécutif ou n’a pas de moyens de les corrompre, ou n’est pas dans la nécessité de le faire, à cause de l’appui que lui donne la mère patrie, elles sont peut-être, en général, plus sous l’influence de l’opinion et de la volonté de leurs commettants. Les conseils qui, dans les législatures coloniales, répondent à la Chambre des pairs dans la Grande-Bretagne, ne sont pas composés d’une noblesse héréditaire. En certaines colonies, comme dans trois des gouvernements de la Nouvelle-Angleterre, ces conseils ne sont pas nommés par le roi, mais ils sont élus par les représentants du peuple. Dans aucune des colonies anglaises, il n’y a de noblesse héréditaire. Dans toutes, à la vérité, comme dans tout autre pays libre, un citoyen issu d’une ancienne famille de la colonie est, à égalité de mérite et de fortune, plus considéré qu’un parvenu ; mais son privilège se borne à être plus considéré, et il n’en a aucun qui puisse être importun à ses voisins. Avant le commencement des troubles actuels, les assemblées coloniales avaient non-seulement la puissance législative, mais même une partie du pouvoir exécutif. Dans les provinces de Connecticut et de Rhode-Island, elles élisaient le gouverneur. Dans les autres colonies, elles nommaient les officiers de finances qui levaient les taxes établies par ces assemblées respectives, devant lesquelles ces officiers étaient immédiatement responsables. Il y a donc plus d’égalité parmi les colons anglais que parmi les habitants de la mère patrie. Leurs mœurs sont plus républicaines, et leurs gouvernements, particulièrement ceux de trois des provinces de la Nouvelle-Angleterre[12], ont aussi jusqu’à présent été plus républicains.

Au contraire, la forme absolue du gouvernement qui domine en Espagne, en Portugal et en France, s’étend à leurs colonies, et les pouvoirs arbitraires que ces sortes de gouvernements délèguent, en général, à tous les agents subalternes, s’exercent naturellement avec plus de violence dans des pays qui se trouvent placés à une aussi grande distance. Dans tous les gouvernements absolus, il y a plus de liberté dans la capitale que dans tout autre endroit de l’empire. Le souverain, personnellement, ne peut jamais avoir d’intérêt ou de penchant à intervertir l’ordre de la justice ou à opprimer la masse du peuple. Dans la capitale, sa présence tient plus ou moins en respect tous ses officiers subalternes, qui, dans des provinces plus éloignées de lui, où les plaintes du peuple sont moins à portée de frapper ses oreilles, peuvent se livrer avec beaucoup plus d’assurance aux excès de leur esprit tyrannique. Or, les colonies européennes de l’Amérique sont à une distance bien plus grande de leur capitale, que les provinces les plus reculées des plus vastes empires qui aient jamais été connus au monde jusqu’à présent. Le gouvernement des colonies anglaises est peut-être le seul, depuis l’origine des siècles, qui ait donné à des provinces aussi éloignées une sécurité parfaite. Toutefois, l’administration des colonies françaises a été conduite avec plus de modération et de douceur que celle des colonies espagnoles et portugaises. Cette supériorité dans la conduite de l’administration est conforme, à la fois, au caractère de la nation française et à ce qui forme le caractère d’une nation, c’est-à-dire à son gouvernement. Or, le gouvernement de France, bien qu’en comparaison de celui de la Grande-Bretagne il puisse passer pour violent et arbitraire, est néanmoins un gouvernement légal et libre, si on le compare à ceux d’Espagne et de Portugal.

C’est principalement dans les progrès des colonies de l’Amérique septentrionale que se font remarquer les avantages du système politique de l’Angleterre. Le progrès des îles à sucre de la France a été au moins égal, peut-être même supérieur à celui de la plupart des îles à sucre de l’Angleterre, et celles-ci cependant jouissent d’un gouvernement libre, de même nature à peu près que celui qui existe dans les colonies anglaises de l’Amérique septentrionale. Mais on n’a pas, dans les îles à sucre de la France, découragé la raffinerie de leurs produits, comme on l’a fait dans celles de l’Angleterre ; et ce qui est encore d’une bien plus grande importance, la nature du gouvernement des îles françaises y amène naturellement un meilleur régime à l’égard des nègres esclaves.

Dans toutes les colonies européennes, la culture de la canne à sucre se fait par des esclaves noirs. On suppose que la constitution des hommes nés dans le climat tempéré de l’Europe ne pourrait pas supporter la fatigue de remuer la terre sous le ciel brûlant des Indes occidentales ; et la culture de la canne à sucre, telle qu’elle est dirigée à présent, est tout entière un travail de main, quoique, dans l’opinion de beaucoup de monde, on pourrait y introduire, avec de grands avantages, l’usage de la charrue. Or, de même que le profit et le succès d’une culture qui se fait au moyen de bestiaux dépend extrêmement de l’attention qu’on a de les bien traiter et de les bien soigner, de même, le produit et le succès d’une culture qui se fait au moyen d’esclaves doit dépendre également de l’attention qu’on apporte à bien les traiter et à les bien soigner ; et du côté des bons traitements envers leurs esclaves, c’est une chose, je crois, généralement reconnue, que les planteurs français l’emportent sur les Anglais. La loi, en tant qu’elle peut donner à l’esclave quelque faible protection contre la violence du maître, sera mieux exécutée dans une colonie où le gouvernement est en grande partie arbitraire, que dans une autre où il est totalement libre. Dans un pays où est établie la malheureuse loi de l’esclavage, quand le magistrat veut protéger l’esclave, il s’immisce jusqu’à un certain point dans le régime de la propriété privée du maître ; et dans un pays libre, où le maître est peut-être un membre de l’assemblée coloniale ou un électeur des membres de cette assemblée, il n’osera le faire qu’avec la plus grande réserve et la plus grande circonspection. La considération et les égards auxquels il est tenu envers le maître rendent plus difficile pour lui la protection de l’esclave. Mais dans un pays où le gouvernement est en grande partie arbitraire, où il est ordinaire que le magistrat intervienne dans le régime même des propriétés particulières des individus, et leur envoie peut-être une lettre de cachet s’ils ne se conduisent pas, à cet égard, selon son bon plaisir, il est bien plus aisé pour lui de donner à l’esclave quelque protection, et naturellement la simple humanité le dispose à le faire. La protection du magistrat rend l’esclave moins méprisable aux yeux de son maître, et engage celui-ci à garder un peu plus de mesure dans sa conduite envers l’autre, et à le traiter avec plus de douceur. Les bons traitements rendent l’esclave non-seulement plus fidèle, mais plus intelligent et, par conséquent, plus utile ; sous ce double rapport il se rapproche davantage de la condition d’un domestique libre, et il peut devenir susceptible de quelque degré de probité et d’attachement aux intérêts de son maître, vertus qu’on rencontre souvent chez les domestiques libres, mais qu’on ne doit jamais s’attendre à trouver chez un esclave, quand il est traité comme le sont communément les esclaves dans les pays où le maître est tout à fait libre et indépendant.

L’histoire de tous les temps et de tous les peuples viendra, je crois, à l’appui de cette vérité, que le sort d’un esclave est moins dur dans les gouvernements arbitraires que dans les gouvernements libres[13] Dans l’histoire romaine, la première fois que nous voyons le magistrat interposer son autorité pour protéger l’esclave contre les violences du maître, c’est sous les empereurs. Lorsque Védius Pollion, en présence d’Auguste, ordonna qu’un de ses esclaves qui avait commis quelque légère faute fût coupé par morceaux et jeté dans un vivier pour servir de pâture à ses poissons, l’empereur, indigné, lui commanda d’affranchir immédiatement, non-seulement cet esclave, mais tous les autres qui lui appartenaient. Sous la république, aucun magistrat n’eût eu assez d’autorité pour protéger l’esclave, encore bien moins pour punir le maître.

Il est à remarquer que le capital qui a servi à améliorer les colonies à sucre de la France, et en particulier la grande colonie de Saint-Domingue, est provenu, presque en totalité, de la culture et de l’amélioration successive de ces colonies. Il a été presque en entier le produit du sol et de l’industrie des colons, ou, ce qui revient au même, le prix de ce produit graduellement accumulé par une sage économie, et employé à faire naître toujours un nouveau surcroît de produit. Mais le capital qui a servi à cultiver et à améliorer les colonies à sucre de l’Angleterre a été en grande partie envoyé d’Angleterre, et ne peut nullement être regardé comme le produit seul du territoire et de l’industrie des colons. La prospérité des colonies à sucre de l’Angleterre a été, en grande partie, l’effet des immenses richesses de l’Angleterre, dont une partie, débordant pour ainsi dire de ce pays, a reflué dans les colonies ; mais la prospérité des colonies à sucre de la France est entièrement l’œuvre de la bonne conduite des colons, qui doit, par conséquent, l’avoir emporté de quelque chose sur celle des colons anglais ; et cette supériorité de bonne conduite s’est par-dessus tout fait remarquer dans leur manière de traiter les esclaves.

Tel est, en raccourci, le tableau général de la politique suivie par les différentes nations de l’Europe, relativement à leurs colonies.

La politique de l’Europe n’a donc pas trop lieu de se glorifier, soit de l’établissement primitif des colonies de l’Amérique, soit de leur prospérité ultérieure, en ce qui regarde le gouvernement intérieur qu’elle leur a donné.

L’extravagance et l’injustice sont, à ce qu’il semble, les principes qui ont conçu et dirigé le premier projet de l’établissement de ces colonies ; l’extravagance qui faisait courir après des mines d’or et d’argent, et l’injustice qui faisait convoiter la possession d’un pays dont les innocents et simples habitants, bien loin d’avoir fait aucun mal aux Européens, les avaient accueillis avec tous les témoignages possibles de bonté et d’hospitalité, quand ils avaient paru pour la première fois dans cette partie du monde.

À la vérité, les aventuriers qui ont formé quelques-uns des derniers établissements ont joint au projet chimérique de découvrir des mines d’or et d’argent d’autres motifs plus raisonnables et plus louables ; mais ces motifs mêmes font encore très-peu d’honneur à la politique de l’Europe.

Les puritains anglais, opprimés dans leur patrie, s’enfuirent en Amérique pour y trouver la liberté, et ils y établirent les quatre gouvernements de la Nouvelle-Angleterre. Les catholiques anglais, traités avec encore bien plus d’injustice, fondèrent celui de Maryland ; les quakers, celui de Pensylvanie. Les juifs portugais, persécutés par l’Inquisition, dépouillés de leur fortune et bannis au Brésil, introduisirent, par leur exemple, quelque espèce d’ordre et d’industrie parmi les brigands déportés et les prostituées dont la colonie avait été peuplée originairement, et ils leur enseignèrent la culture de la canne à sucre. Dans toutes ces différentes circonstances, ce ne fut pas par leur sagesse et leur politique, mais bien par leurs désordres et leurs injustices que les gouvernements de l’Europe contribuèrent à la population et à la culture de l’Amérique.

Les divers gouvernements de l’Europe ne peuvent pas plus prétendre au mérite d’avoir donné naissance à quelques-uns des plus importants de ces établissements, qu’à celui d’en avoir conçu le dessein.

La conquête du Mexique ne fut pas un projet imaginé par le conseil d’Espagne, mais par un gouverneur de Cuba ; et ce projet fut mis à exécution par le génie hardi et entreprenant de l’aventurier qui en fut chargé, en dépit de tout ce que put faire pour le traverser ce même gouverneur, qui se repentit bientôt d’avoir confié cette entreprise à un pareil homme. Les conquérants du Chili et du Pérou, et de presque tous les autres établissements espagnols sur le continent américain, n’emportèrent avec eux d’autre encouragement de la part du gouvernement, qu’une permission générale de faire des établissements et des conquêtes au nom du roi d’Espagne. Les hasards de toutes ces entreprises étaient aux risques et aux frais personnels de ces aventuriers ; à peine le gouvernement d’Espagne contribua-t-il pour la moindre chose à aucune des dépenses. Celui d’Angleterre n’a pas fait plus de frais pour la création des établissements qui forment aujourd’hui quelques-unes de ses plus importantes colonies de l’Amérique septentrionale.

Quand ces établissements furent formés et quand ils furent devenus assez considérables pour attirer l’attention de la mère patrie, les premiers règlements qu’elle fit à leur égard eurent toujours pour objet de s’assurer le monopole de leur commerce, de resserrer leur marché, d’agrandir le sien à leurs dépens et, par conséquent, de décourager et de ralentir le cours de leur prospérité, bien loin de l’exciter et de l’accélérer. Les diverses manières dont a été exercé ce monopole sont ce qui constitue une des différences les plus essentielles entre les systèmes politiques suivis par les différentes nations de l’Europe, à l’égard de leurs colonies. Tout ce qu’on peut dire du meilleur de ces systèmes, celui de l’Angleterre, c’est qu’il est seulement un peu moins mesquin et moins oppressif qu’aucun de ceux des autres nations.

De quelle manière la politique de l’Europe a-t-elle donc contribué soit au premier établissement, soit à la grandeur actuelle des colonies de l’Amérique ? D’une seule manière, et celle-là n’a pas laissé d’y contribuer beaucoup. Magna virum mater ! Elle a élevé, elle a formé les hommes qui ont été capables de mettre à fin de si grandes choses, de poser les fondements d’un aussi grand empire, et il n’y a pas d’autre partie du monde dont les institutions politiques soient en état de former de pareils hommes, ou du moins en aient jamais formé de pareils jusqu’à présent. Les colonies doivent à la politique de l’Europe l’éducation de leurs actifs et entreprenants fondateurs, et les grandes vues qui les ont dirigés ; et pour ce qui regarde leur gouvernement intérieur, c’est presque là tout ce que lui doivent quelques-unes des plus puissantes et des plus considérables.


Section troisième.
Des avantages qu’a retirés l’Europe de la découverte de l’Amérique, et de celle d’un passage aux Indes par le cap de Bonne-Espérance.


On a vu quels sont les avantages que les colonies de l’Amérique ont retirés de la politique de l’Europe.

Quels sont maintenant ceux que l’Europe a retirés de la découverte de l’Amérique et des colonies qui s’y sont formées ?

Ces avantages peuvent se diviser en deux classes premièrement, les avantages généraux que l’Europe, considérée comme un seul vaste pays, a retirés de ces grands événements ; et secondement, les avantages particuliers que chaque pays à colonies a retirés des colonies particulières qui lui appartiennent, en conséquence de l’autorité et de la domination qu’il exerce sur elles.

Les avantages généraux que l’Europe, considérée comme un seul grand pays, a retirés de la découverte de l’Amérique et de sa formation en colonies, consistent, en premier lieu, dans une augmentation de jouissances, et en second lieu, dans un accroissement d’industrie.

Le produit superflu de l’Amérique importé en Europe fournit aux habitants de ce vaste continent une multitude de marchandises diverses qu’ils n’auraient jamais possédées sans cela, les unes pour l’utilité et la commodité, d’autres pour l’agrément et le plaisir, d’autres enfin pour la décoration et l’ornement, et par là il contribue à augmenter leurs jouissances.

On conviendra sans peine que la découverte de l’Amérique et sa formation en colonies ont contribué à augmenter l’industrie, 1° de tous les pays qui commercent directement avec elle, tels que l’Espagne, le Portugal, la France et l’Angleterre ; et 2° de tous ceux qui, sans y faire de commerce direct, y envoient, par l’intermédiaire d’autres pays, des marchandises de leur propre produit, tels que la Flandre autrichienne et quelques provinces d’Allemagne, qui y font passer une quantité considérable de toiles et d’autres marchandises par l’entremise des nations qui y commercent directement. Tous ces pays ont gagné évidemment un marché plus étendu pour l’excédent de leurs produits et, par conséquent ont dû être encouragés à en augmenter la quantité.

Mais ce qui n’est peut-être pas aussi évident, c’est que ces grands événements aient dû pareillement contribuer à encourager l’industrie de pays qui peut-être n’ont jamais envoyé en Amérique un seul article de leurs produits, tels que la Hongrie et la Pologne. C’est cependant ce dont il n’est pas possible de douter. On consomme en Hongrie et en Pologne une certaine partie du produit de l’Amérique ; et il y a dans ces pays une demande quelconque pour le sucre, le chocolat et le tabac de cette nouvelle partie du monde. Or, ces marchandises, il faut les acheter, ou avec quelque chose qui soit le produit de l’industrie de la Hongrie et de la Pologne, ou avec quelque chose qui ait été acheté avec une partie de ce produit. Ces marchandises américaines sont de nouvelles valeurs, de nouveaux équivalents survenus en Hongrie et en Pologne, pour y être échangés contre l’excédent du produit de ces pays. Transportées dans ces contrées, elles y créent un nouveau marché, un marché plus étendu pour cet excédent de produit. Elles en font hausser la valeur, et contribuent par là à encourager l’augmentation. Quand même aucune partie de ce produit ne serait jamais portée en Amérique, il peut en être porté à d’autres nations qui l’achètent avec une partie de la portion qu’elles ont dans l’excédent de produit de l’Amérique, et ainsi ces nations trouveront un débit au moyen de la circulation du commerce nouveau que l’excédent de produit de l’Amérique a primitivement mis en activité.

Ces grands événements peuvent même avoir contribué à augmenter les jouissances et à accroître l’industrie de pays qui non-seulement n’ont jamais envoyé aucune marchandise en Amérique, mais même n’en ont jamais reçu aucune de cette contrée. Ces contrées-là même peuvent avoir reçu en plus grande abondance les marchandises de quelque nation dont l’excédent de produit aura été augmenté par le commerce de l’Amérique. Cette plus grande abondance, ayant nécessairement ajouté à leurs jouissances, a été pour eux un motif d’accroître leur industrie. Il leur a été présenté un plus grand nombre de nouveaux équivalents, d’une espèce ou d’une autre, pour être changés contre l’excédent de produit de cette industrie. Il a été créé un marché plus étendu pour ce produit surabondant, de manière à en faire hausser la valeur, et par là à en encourager l’augmentation. Cette masse de marchandises qui est jetée annuellement dans la sphère immense du commerce de l’Europe, et qui, par l’effet de ses diverses révolutions, est distribuée annuellement entre toutes les différentes nations comprises dans cette sphère, a dû être augmentée de tout l’excédent de produit de l’Amérique. Il y a donc lieu de croire que chacune de ces nations a recueilli une plus grande part dans cette masse ainsi grossie, que ses jouissances ont augmenté et que son industrie a acquis de nouvelles forces.

Le commerce exclusif des métropoles tend à diminuer à la fois les jouissances et l’industrie de tous ces pays en général, et de l’Amérique en particulier, ou au moins il tend à les tenir au-dessous du degré auquel elles s’élèveraient sans cela. C’est un poids mort qui pèse sur l’action d’un des principaux ressorts dont une grande partie des affaires humaines reçoit son impulsion. En rendant le produit des colonies plus cher dans tous les autres pays, il en rend la consommation moindre, et par là il affaiblit l’industrie des colonies, et il retranche à la fois et des jouissances et de l’industrie de tous les autres pays ; ceux-ci se donnant moins de jouissances quand il faut les payer plus cher, et en même temps produisant moins quand leur produit leur rapporte moins. En rendant le produit de tous les autres pays plus cher dans les colonies, il affaiblit de la même manière l’industrie de tous ces autres pays, et il retranche de même aux colonies et de leurs jouissances et de leur industrie. C’est une entrave qui, pour le bénéfice prétendu de quelques pays particuliers, restreint les plaisirs et comprime l’industrie de tous les autres pays, mais encore plus des colonies que de tout autre. Il ne fait qu’exclure tous les autres pays, autant qu’il est possible, d’un marché particulier ; mais il confine les colonies, autant qu’il est possible, à un marché particulier ; et il y a une extrême différence d’être exclu d’un marché particulier quand on a tous les autres ouverts, ou d’être confiné sur un marché particulier quand les autres vous sont fermés. Néanmoins, c’est l’excédent de produit des colonies qui est toujours la source primitive de ce surcroît de jouissances et d’industrie qui revient à l’Europe de la découverte de l’Amérique et de sa formation en colonies, et le commerce exclusif des métropoles tend seulement à rendre cette source beaucoup moins abondante qu’elle n’aurait été sans cela.

Les avantages particuliers que chaque pays à colonies retire des colonies qui lui appartiennent sont de deux différentes espèces ; premièrement, les avantages généraux que tout État retire des provinces soumises à sa domination ; secondement, les avantages spéciaux qu’on suppose résulter de provinces d’une nature aussi particulière que les colonies européennes de l’Amérique.

Les avantages généraux que retire un État des provinces sujettes à sa domination consistent, en premier lieu, dans la force militaire qu’elles fournissent pour sa défense et, en second lieu, dans le revenu qu’elles donnent pour le soutien de son gouvernement civil. Les colonies romaines fournissaient, dans l’occasion, l’une et l’autre. Les colonies grecques fournissaient quelquefois une force militaire, mais rarement aucun revenu ; rarement elles se reconnaissaient comme soumises à la domination de la métropole ; elles étaient, en général, ses alliées pendant la guerre, mais très-rarement ses sujettes en temps de paix.

Les colonies européennes de l’Amérique n’ont encore fourni aucune force militaire pour la défense de la métropole ; leur force militaire n’a pas encore été suffisante pour leur défense propre ; et dans les guerres différentes dans lesquelles leur mère patrie a été engagée, il lui a fallu, en général, distraire une patrie très-considérable de ses forces militaires pour défendre ses colonies. Ainsi, sous ce rapport, toutes les colonies de l’Europe, sans exception, ont été, pour leurs métropoles respectives, une cause d’affaiblissement plutôt que de force.

Les seules colonies de l’Espagne et du Portugal ont contribué, par un revenu, à la défense de leur mère patrie ou au soutien de son gouvernement civil. Les impôts qui ont été levés sur celles des autres nations européennes, sur celles de l’Angleterre en particulier, ont rarement égalé la dépense qu’on a faite pour elles, et n’ont jamais été suffisants pour défrayer celle qu’elles ont occasionnée en temps de guerre ; ainsi, ces colonies ont été pour leurs métropoles respectives une source de dépense et non de revenu.

Les avantages que ces colonies ont pu procurer à leurs métropoles respectives consistent donc uniquement dans ces avantages spéciaux qu’on suppose résulter de la nature particulière de ces possessions ; et la seule source de tous ces avantages spéciaux, c’est, à ce qu’on assure généralement, le commerce exclusif.

En vertu de ce droit exclusif, toute cette partie du produit surabondant des colonies anglaises, par exemple, qui consiste en ce qu’on appelle marchandises énumérées, ne peut être envoyée à aucun autre pays que l’Angleterre ; il faut que ce soit d’elle que les autres pays l’achètent ensuite. Ce produit doit donc nécessairement être à meilleur marché en Angleterre qu’il ne peut l’être dans tout autre pays, et il doit contribuer à augmenter les jouissances de l’Angleterre plus que celles de tout autre pays ; il doit de même aussi contribuer davantage à encourager son industrie. L’Angleterre doit tirer un meilleur prix de toutes les parties de l’excédant de son propre produit qu’elle échange contre ces marchandises énumérées, que les autres pays ne peuvent en tirer de celles du leur, qu’elles échangeraient contre ces mêmes marchandises. Par exemple, les ouvrages des fabriques anglaises achèteront une plus grande quantité de sucre et de tabac des colonies anglaises, que de pareils ouvrages des fabriques des autres pays ne pourraient en acheter. Ainsi, en tant que les ouvrages des fabriques anglaises et ceux des fabriques des autres pays peuvent être dans le cas de s’échanger contre le sucre et le tabac des colonies anglaises, cette supériorité de prix donne aux premières de ces fabriques plus d’encouragement que les autres ne peuvent en recevoir de la même source. Par conséquent, comme le commerce exclusif des colonies diminue à la fois et les jouissances et l’industrie des pays qui sont exclus de ce commerce, ou qu’au moins il tient ces jouissances et cette industrie au-dessous du degré auquel elles s’élèveraient sans cela, ce commerce donne, aux pays qui en sont en possession, un avantage d’autant plus manifeste sur les autres pays.

Cependant, on trouvera peut-être que cet avantage devrait plutôt passer pour ce qu’on peut appeler un avantage relatif que pour un avantage absolu, et que la supériorité qu’il donne au pays qui en jouit consiste moins à faire monter l’industrie et le produit de ce pays au-dessus de ce qu’ils seraient naturellement, dans le cas où le commerce serait libre, qu’elle ne consiste à rabaisser l’industrie et le produit des autres pays au-dessous de ce qu’ils seraient sans cette restriction.

Par exemple, le tabac du Maryland et de la Virginie, au moyen du monopole dont jouit l’Angleterre sur cette denrée, revient certainement à meilleur marché à l’Angleterre qu’il ne peut revenir à la France, à qui l’Angleterre en vend ordinairement une partie considérable. Mais si la France et tous les autres pays de l’Europe eussent eu, dans tous les temps, la faculté de commercer librement au Maryland et à la Virginie, le tabac de ces colonies aurait pu, pendant cette période, se trouver revenir à meilleur compte qu’il ne revient actuellement, non-seulement pour tous ces autres pays, mais aussi pour l’Angleterre elle-même. Au moyen d’un marché qui eut été si fort étendu au-delà de celui dont il a joui jusqu’à présent, le produit du tabac aurait pu tellement s’accroître, et probablement même se serait tellement accru pendant cette période, qu’il aurait réduit les profits d’une plantation de tabac à leur niveau naturel avec ceux d’une terre à blé, au-dessus desquels ils sont encore, à ce que l’on croit ; durant cette période, le prix du tabac eût pu tomber, et vraisemblablement serait tombé un peu plus bas qu’il n’est à présent. Une pareille quantité de marchandises, soit d’Angleterre, soit de ces autres pays, aurait acheté, dans le Maryland et dans la Virginie, plus de tabac qu’elle ne peut en acheter aujourd’hui, et ainsi elle y aurait été vendue à un prix d’autant meilleur. Par conséquent, si l’abondance et le bon marché de cette plante ajoutent quelque chose aux jouissances et à l’industrie de l’Angleterre ou de tout autre pays, ce sont deux effets qu’ils auraient vraisemblablement produits à un degré un peu plus considérable qu’ils ne font aujourd’hui, si la liberté du commerce eût eu lieu. À la vérité, dans cette supposition, l’Angleterre n’aurait pas eu d’avantage sur les autres pays ; elle aurait bien acheté le tabac de ses colonies un peu meilleur marché qu’elle ne l’achète et, par conséquent, aurait vendu quelques-unes de ses propres marchandises un peu plus cher qu’elle ne fait à présent ; mais elle n’aurait pas pu pour cela acheter l’un meilleur marché, ni vendre les autres plus cher que ne l’eût fait tout autre pays ; elle aurait peut-être gagné un avantage absolu, mais bien certainement elle aurait perdu un avantage relatif.

Cependant, en vue de se donner cet avantage relatif dans le commerce des colonies, en vue d’exécuter un projet de pure malice et de pure jalousie, celui d’exclure, autant que possible, toutes les autres nations de la participation à ce commerce, l’Angleterre a, selon toute apparence, non-seulement sacrifié une partie de l’avantage absolu qu’elle devait retirer, en commun avec toutes les autres nations, de ce commerce particulier, mais encore elle s’est assujettie, dans presque toutes les autres branches de commerce, à un désavantage absolu, et en même temps à un désavantage relatif.

Lorsque, par l’acte de navigation, l’Angleterre s’est emparée du monopole du commerce des colonies, les capitaux étrangers, qui avaient été auparavant employés dans ce commerce, en ont été nécessairement retirés. Le capital anglais, qui n’avait soutenu jusque-là qu’une partie de ce commerce, fut alors obligé d’en soutenir la totalité. Le capital qui jusque-là n’avait fourni aux colonies que partie seulement des marchandises qu’elles recevaient d’Europe, forma alors la totalité du capital employé à leur amener tout ce qu’elles pouvaient tirer d’Europe. Or, ce capital ne pouvait leur fournir la totalité de ce qu’elles demandaient de marchandises, et celles qu’il leur amenait leur étaient nécessairement vendues fort cher. Le capital qui n’avait acheté auparavant qu’une partie seulement du produit surabondant des colonies, composa alors tout le capital destiné à acheter la totalité de ce produit. Mais il ne pouvait pas acheter cette totalité à l’ancien prix, ni même à beaucoup près et, par conséquent, tout ce qu’il en achetait était acheté nécessairement à très-bas prix. Or, dans un emploi de capital, où le marchand vendait fort cher et achetait à très-bon marché, les profits ont dû être nécessairement très-forts, et bien au-dessus du niveau ordinaire des profits dans les autres branches de commerce. Cette supériorité des profits du commerce colonial ne pouvait manquer d’attirer, de toutes les autres branches de commerce, une partie du capital qui leur avait été consacré jusque-là. Mais si cette révolution dans la direction du capital national a dû nécessairement augmenter successivement la concurrence des capitaux dans le commerce des colonies, elle a dû, par la même raison, diminuer successivement cette concurrence dans les autres branches de commerce ; si elle a dû faire baisser par degrés les profits de ce commerce, elle a dû, par la même raison, faire hausser par degrés les profits des autres, jusqu’à ce que le niveau fût rétabli dans les profits de tous, niveau différent, il est vrai, du premier, et un peu plus élevé que celui qui existait entre eux auparavant[14]. Ce double effet d’attirer les capitaux de tous les autres genres de commerce, et de faire monter en même temps, dans tous, le taux du profit un peu plus haut qu’il n’aurait été sans cela, a été non-seulement produit par le monopole, au moment où celui-ci a été établi, mais a continué d’être toujours produit par lui depuis[15].

Premièrement, ce monopole n’a pas cessé d’attirer continuellement le capital de tous les autres genres de commerce, pour le porter dans le commerce des colonies.

Quoique l’opulence de la Grande-Bretagne ait extrêmement augmenté depuis l’établissement de l’acte de navigation, elle n’a certainement pas augmenté dans la même proportion que celle des colonies. Or, le commerce étranger d’un pays augmente naturellement dans la même proportion que son opulence ; l’excédent de son produit augmente dans la proportion qu’augmente son produit total, et la Grande-Bretagne s’étant emparée pour son propre compte de tout ce qu’on peut appeler le commerce étranger des colonies, sans que son capital ait augmenté à proportion de l’extension de ce commerce, elle n’aurait pu le soutenir si elle n’eût pas sans cesse retiré des autres branches de son commerce quelque partie du capital qui leur avait été destiné jusqu’alors, et si elle n’eût pas aussi sans cesse éloigné de ces mêmes branches de trafic une quantité encore bien plus grande de capital qui sans cela s’y serait portée. Aussi, depuis l’établissement de l’acte de navigation, le commerce avec les colonies a-t-il été continuellement en s’étendant de plus en plus, tandis que plusieurs autres branches de commerce étranger, et en particulier celui avec les autres parties de l’Europe, a été continuellement en dépérissant. Les produits de nos manufactures destinés à être vendus à l’étranger, au lieu de s’adapter, comme avant l’acte de navigation, au marché de l’Europe qui nous avoisine, ou au marché plus éloigné que nous offrent les pays situés aux bords de la Méditerranée, se sont appropriés, pour la plupart, aux besoins et aux demandes du marché des colonies, qui est infiniment plus éloigné ; du marché où ces manufactures jouissent du monopole, plutôt que de celui où elles peuvent trouver une foule de concurrents. Ces causes du dépérissement des autres branches de notre commerce étranger, que sir Matthieu Decker et d’autres écrivains ont été chercher dans l’excès des taxes, dans le mode vicieux de l’impôt, dans le haut prix du travail, dans l’accroissement du luxe, etc., on peut les trouver toutes dans la croissance monstrueuse de notre commerce des colonies[16]. Comme le capital de la Grande-Bretagne, quoique extrêmement considérable, n’est pourtant pas infini, et comme ce capital, quoique grandement augmenté depuis l’acte de navigation, n’a cependant pas augmenté dans la même proportion que notre commerce des colonies, il n’aurait jamais été possible de soutenir ce commerce sans enlever aux autres branches quelque portion de capital, ni, par conséquent, sans y occasionner quelque dépérissement.

Il faut observer que l’Angleterre était déjà un grand pays commerçant ; que la masse de ses capitaux engagés dans le négoce était déjà très-considérable, et susceptible de grossir encore de jour en jour, non-seulement avant que l’acte de navigation eût établi le monopole du commerce des colonies, mais avant même que ce commerce eût acquis une grande importance. Pendant la guerre de Hollande, sous le gouvernement de Cromwell, la marine anglaise était supérieure à celle de la Hollande ; et dans la guerre qui éclata au commencement du règne de Charles II, elle était au moins égale, peut-être supérieure aux marines réunies de la France et de la Hollande. Cette supériorité paraîtrait à peine plus grande aujourd’hui, du moins si la marine de Hollande était maintenant proportionnée au commerce actuel de cette république, comme elle l’était alors. Or, dans aucune de ces guerres, ce ne pouvait être à l’acte de navigation qu’elle dut cette grande puissance maritime. Pendant la première, le projet de cet acte venait à peine d’être formé, et quoique, avant les premières hostilités de la seconde, il eût déjà reçu force de loi, cependant aucune de ses dispositions n’avait encore eu le temps de pouvoir produire quelque effet considérable, et bien moins que toutes les autres, celles qui établissaient le commerce exclusif avec les colonies. Les colonies et leur commerce avaient alors fort peu d’importance, en comparaison de celle qu’ils ont aujourd’hui. L’île de la Jamaïque était un désert malsain, fort peu habité et encore moins cultivé. New-York et New-jersey étaient en la possession de la Hollande ; la moitié de Saint-Christophe était aux mains des Français. L’île d’Antigoa, les deux Carolines, la Pensylvanie, la Géorgie et la Nouvelle-Écosse n’étaient pas encore cultivées. La Virginie, le Maryland et la Nouvelle-Angleterre étaient mis en culture ; mais, quoique ces colonies fussent très-florissantes, il n’y avait peut-être pas alors une seule personne en Europe ou en Amérique qui prévît ou qui même soupçonnât le progrès rapide qu’elles ont fait depuis en richesse, en population et en industrie. En un mot, à cette époque, la Barbade était la seule colonie anglaise de quelque importance, dont la situation eût quelque ressemblance avec celle où elle est aujourd’hui. Le commerce des colonies, dont l’Angleterre n’avait encore qu’une partie, même quelque temps encore après l’acte de navigation (car cet acte ne fut exécuté très-strictement que plusieurs années après sa promulgation) ; ce commerce, dis-je, ne pouvait pas, à cette époque, être la cause du grand commerce de l’Angleterre ni de cette grande force navale qui était soutenue par ce commerce. Le commerce qui soutenait alors l’étendue de sa puissance maritime, c’était celui d’Europe et des pays situés autour de la Méditerranée. Or, la part qu’a maintenant l’Angleterre dans ce commerce ne pourrait pas soutenir de pareilles forces navales. Si le commerce des colonies, qui croissait alors, eût été laissé libre à toutes les nations, quelle qu’eût été la part qui en serait échue à la Grande-Bretagne (et il est probable que cette part aurait été très-importante), elle aurait été tout entière en surcroît de ce grand commerce dont l’Angleterre était déjà en possession. Mais, par l’effet du monopole, l’accroissement du commerce des colonies a bien moins été, pour le commerce général de la Grande-Bretagne, la cause d’une addition à ce qu’il était auparavant, que celle d’un change­ment total de direction.

Secondement, ce monopole a contribué nécessairement à maintenir, dans toutes les autres branches du commerce de la Grande-Bretagne, le taux du profit à un degré plus élevé que celui où il se serait tenu naturellement si le commerce avec les colo­nies anglaises eût été laissé libre à toutes, les nations.

Si le monopole du commerce des colonies a nécessairement entraîné vers ce commerce une plus grande partie du capital de la Grande-Bretagne que celle qui s’y serait portée d’elle-même, d’un autre côté, en en expulsant tous les capitaux étrangers, il a nécessairement réduit la quantité totale de capital employé dans ce commerce, au-dessous de ce qu’elle aurait été naturellement dans le cas où le commerce aurait été fibre. Or, en diminuant la concurrence des capitaux dans cette branche de commerce, il y a nécessairement fait hausser le taux du profit. En diminuant aussi la concurrence des capitaux anglais dans toutes les autres branches du commerce, il a nécessairement fait hausser le taux du profit, en Angleterre, dans toutes ces autres branches. Quel qu’ait pu être, à une époque quelconque depuis l’établissement de l’acte de navigation, l’état ou l’étendue de la masse des capitaux de la Grande-Bretagne engagés dans le commerce, nécessairement le monopole du commerce des colonies, tant que cette masse est restée la même, doit avoir élevé le taux du profit en Angleterre plus haut qu’il n’aurait été sans cela dans cette branche de commerce et dans toutes les autres. Si le taux ordinaire du profit en Angleterre a considérablement baissé depuis l’établissement de l’acte de navigation, comme assurément cela est arrivé, il aurait été forcé de tomber encore plus bas si le monopole établi par cet acte n’eût pas contribué à le tenir élevé.

Or, tout ce qui fait monter dans un pays le taux ordinaire du profit plus haut qu’il n’aurait été naturellement, assujettit nécessairement ce pays et à un désavantage absolu et à un désavantage relatif dans toutes les autres branches de commerce dont il n’a pas le monopole.

Il assujettit ce pays à un désavantage absolu, attendu que, dans toutes ces autres branches de commerce, ses marchands ne peuvent retirer ce plus gros profit sans vendre à la fois et les marchandises des pays étrangers qu’ils importent dans le leur, et les marchandises de leur propre pays qu’ils exportent à l’étranger, plus cher qu’ils ne les eussent vendues sans cette circonstance. Il faut que leur propre pays à la fois vende plus cher et achète plus cher qu’il n’aurait fait ; il faut à la fois qu’il achète moins et vende moins ; il faut, enfin, qu’il jouisse moins et qu’il produise moins.

Il assujettit ce pays à un désavantage relatif, attendu que, dans toutes ces autres branches de commerce, les autres pays, qui ne sont pas assujettis au même désavantage absolu, se trouvent par là placés, vis-à-vis de ce pays, ou plus au-dessus, ou moins au-dessous de lui qu’ils n’y auraient été. Il les met en état à la fois de jouir plus et de produire plus relativement à la proportion dans laquelle ce pays jouit et produit. Il rend leur supériorité plus grande à son égard, ou leur infériorité moindre qu’elle n’eût été. En faisant monter le prix du produit de ce pays au-dessus de ce qu’il eût été, il met les marchands des autres pays à même de vendre à meilleur compte que ce pays ne peut le faire sur les marchés étrangers, et par là de le supplanter et de l’exclure dans presque toutes les branches de commerce dont celui-ci n’a pas le monopole.

On entend souvent nos marchands se plaindre de l’élévation des salaires du travail indigène, comme de la cause qui empêche les produits de leurs fabriques de se soutenir sur les marchés étrangers ; mais on ne les entend jamais parler des hauts profits du capital. Ils se plaignent du gain excessif des autres, mais ils ne disent rien du leur. Cependant, les hauts profits du capital en Angleterre peuvent contribuer, dans beaucoup de circonstances, autant que l’élévation des salaires payés au travail, et dans quelques circonstances peut-être contribuer davantage à faire hausser le prix des produits des fabriques anglaises[17].

C’est ainsi qu’on peut dire avec raison que le capital de la Grande-Bretagne a été retiré et en partie exclu de la plupart des différentes branches de commerce dont elle n’a pas le monopole, particulièrement du commerce de l’Europe et de celui des pays situés autour de la Méditerranée.

Il a été en partie retiré de ces branches de commerce par l’attraction qu’a exercée sur lui la supériorité du profit dans notre commerce des colonies, supériorité résultant de l’accroissement continuel de ce commerce, et de l’insuffisance continuelle du capital qui l’avait soutenu une année, à pouvoir le soutenir l’année suivante.

Il a été en partie exclu de ces branches de commerce par l’avantage que le taux élevé des profits qui a lieu en Angleterre donne aux autres pays dans toutes les différentes branches de commerce dont la Grande-Bretagne n’a pas le monopole[18].

Comme le monopole du commerce des colonies a retiré de ces autres branches de commerce une partie du capital anglais qui y aurait sans cela été employé, de même il y a poussé forcément beaucoup de capitaux étrangers, qui n’y seraient jamais entrés s’ils n’avaient pas été chassés du commerce des colonies. Dans ces autres branches de commerce, il a diminué la concurrence des capitaux anglais, et par là il a fait monter le taux du profit du négociant anglais plus haut qu’il n’aurait pu atteindre. Au contraire, il a augmenté la concurrence des capitaux étrangers, et par là il a abaissé le taux du profit du négociant étranger au-dessous de ce qu’il aurait été. Il a donc dû nécessairement à la fois, de ces deux manières, assujettir la Grande-Bretagne à un désavantage relatif dans toutes ses autres branches de commerce.

Mais peut-être, va-t-on dire, le commerce des colonies est plus avantageux que tout autre à la Grande-Bretagne et, en forçant d’entrer dans ce commerce une plus forte portion du capital de la Grande-Bretagne que celle qui s’y serait portée sans cela, le monopole a tourné ce capital vers un emploi plus avantageux à la nation que tout autre emploi qu’il eût pu trouver.

La manière la plus avantageuse dont un capital puisse être employé pour le pays auquel il appartient, c’est celle qui y entretient la plus grande quantité de travail productif, et qui ajoute le plus au produit annuel de la terre et du travail de ce pays. Or, nous avons fait voir, dans le second livre, que la quantité de travail productif que peut entretenir un capital employé dans le commerce étranger de consommation est exactement en proportion de la fréquence de ses retours. Un capital de 1,000 livres, par exemple, employé dans un commerce étranger de consommation dont les retours se font régulièrement une fois par an, peut tenir constamment en activité, dans le pays auquel il appartient, une quantité de travail productif égale à ce que 1,000 livres peuvent y en faire subsister pour un an[19]. Si les retours se font deux ou trois fois dans l’année, il peut tenir constamment en activité une quantité de travail productif égale à ce que 2 ou 3,000 livres peuvent y en faire subsister pour un an. Par cette raison un commerce étranger de consommation qui se fait avec un pays voisin est, en général, plus avantageux qu’un autre qui se fait dans un pays éloigné ; et par la même raison, un commerce étranger de consommation qui se fait par voie directe est, en général, comme on l’a fait voir pareillement dans le second livre, plus avantageux que celui qui se fait par circuit.

Or, le monopole du commerce des colonies, autant qu’il a pu influer sur l’emploi du capital de la Grande-Bretagne, a, dans toutes les circonstances, détourné forcément une partie de ce capital d’un commerce étranger de consommation fait avec un pays voisin, pour la porter vers un pareil commerce avec un pays plus éloigné ; et dans beaucoup de circonstances, il l’a détournée d’un commerce étranger de consommation fait par voie directe, pour la porter vers un autre fait par circuit.

Premièrement, le monopole du commerce des colonies a, dans toutes les circonstances, enlevé quelque portion du capital de la Grande-Bretagne à un commerce étranger de consommation fait avec un pays voisin, pour la porter vers un pareil commerce fait avec un pays plus éloigné.

Il a, dans toutes les circonstances, enlevé quelque portion de ce capital au commerce avec l’Europe et avec les pays environnant la Méditerranée, pour la porter au commerce avec les contrées bien plus reculées de l’Amérique et des Indes occidentales, commerce dont les retours sont nécessairement moins fréquents, non-seulement par rapport au grand éloignement, mais encore par rapport à la situation particulière où se trouvent les affaires de ces contrées. De nouvelles colonies, comme on l’a déjà observé, sont toujours dépourvues de capitaux ; la masse de leurs capitaux est toujours fort au-dessous de ce qu’elles pourraient employer avec beaucoup d’avan­tage et de profit dans l’amélioration et la culture de leurs terres ; elles ont donc constamment chez elles une demande de capitaux pour plus que ce qu’elles en pos­sèdent en propre, et, pour suppléer au déficit de la masse de leurs propres capitaux, elles tâchent d’emprunter, autant qu’elles le peuvent, de la mère patrie, envers laquelle, par ce moyen, elles sont toujours endettées. La manière la plus ordinaire dont les colons contractent ces dettes, ce n’est pas en empruntant par obligation aux riches capitalistes de la métropole, quoiqu’ils le fassent aussi quelquefois, mais c’est en traînant leurs payements en longueur avec leurs correspondants qui leur expédient des marchandises d’Europe, aussi longtemps que ces correspondants veulent bien le leur laisser faire. Leurs retours annuels très-souvent ne montent pas à plus d’un tiers de ce qu’ils doivent, quelquefois moins ; par conséquent, la totalité du capital que leur avancent leurs correspondants ne rentre guère dans la Grande-Bretagne avant trois ans, et quelquefois pas avant quatre ou cinq. Or, un capital anglais de 1,000 livres, par exemple, qui ne rentre en Angleterre qu’une fois dans un espace de cinq ans, ne peut tenir constamment en activité qu’un cinquième seulement de l’industrie anglaise qu’il aurait pu entretenir s’il fût rentré en totalité dans le cours d’une année et, au lieu de tenir en activité la quantité d’industrie que 1,000 livres pourraient entretenir pendant une année, il n’y tient constamment, employée que celle seulement que peuvent entretenir pendant une année 200 livres. Le planteur, sans contredit, par le haut prix auquel il paye les marchandises d’Europe, par l’intérêt qu’il paye sur les lettres de change qu’il donne à de longues échéances, et par le droit de commission pour le renouvellement de celles qu’il donne à de plus courts termes, bonifie à son corres­pondant, et probablement fait plus que lui bonifier toute la perte que celui-ci pourrait essuyer de ce délai ; mais, s’il peut dédommager son correspondant de sa perte, il ne peut dédommager de même la Grande-Bretagne de celle qu’elle éprouve. Dans un commerce dont les retours sont très-lents, le profit du marchand peut être aussi grand et même plus grand que dans un autre où ils sont très-fréquents et très-rapprochés ; mais l’avantage du pays où réside ce marchand, la quantité du travail productif qui peut y être constamment en activité, le produit annuel des terres et du travail, en doivent toujours nécessairement beaucoup souffrir[20]. Or, je pense que quiconque a la moindre expérience dans ces différentes branches de commerce, m’accordera sans peine que les retours d’un commerce en Amérique, et encore plus ceux d’un commerce aux Indes occidentales, sont, en général, non-seulement plus lents que ceux d’un commerce à quelque endroit de l’Europe, et même aux pays circonvoisins de la Méditerranée, mais encore plus irréguliers et plus incertains.

Secondement, le monopole du commerce des colonies a, dans beaucoup de circonstances, enlevé une certaine portion du capital de la Grande-Bretagne à un commerce étranger de consommation fait par voie directe, pour la forcer d’entrer dans un autre fait par circuit.

Parmi les marchandises énumérées qui ne peuvent être envoyées à aucun autre marché qu’à celui de la Grande-Bretagne, il y en a plusieurs dont la quantité excède de beaucoup la consommation de la Grande-Bretagne, et dont il faut, par conséquent, qu’une partie soit exportée à d’autres pays ; or, c’est ce qui ne peut se faire sans entraîner quelque partie du capital de la Grande-Bretagne dans un commerce étranger de consommation par circuit. Par exemple, le Maryland et la Virginie envoient annuellement à la Grande-Bretagne au-delà de quatre-vingt-seize mille muids de tabac, et la consommation de la Grande-Bretagne n’excède pas, à ce qu’on dit, quatorze mille muids ; il y en a donc plus de quatre-vingt-deux mille qu’il faut exporter dans d’autres pays, en France, en Hollande et aux contrées situées autour de la mer Baltique et de la Méditerranée. Or, cette portion du capital de la Grande-Bretagne qui porte ces quatre-vingt-deux mille muids à la Grande-Bretagne, qui de là les réexporte à ces autres pays, et qui rapporte de ces autres pays dans la Grande-Bretagne ou d’autres marchandises, ou de l’argent en retour, est employée dans un commerce étranger de consommation par circuit, et elle est forcément entraînée à cet emploi par la nécessité qu’il y a de disposer de cet énorme excédent. Pour supputer en combien d’années la totalité de ce capital pourra vraisemblablement être rentrée dans la Grande-Bretagne, il faudrait ajouter à la lenteur des retours de l’Amérique celle des retours de ces autres pays. Si, dans le commerce étranger de consommation qui se fait par voie directe avec l’Amérique, il arrive souvent que la totalité du capital employé ne rentre pas en moins de trois ou quatre ans, il y a lieu de présumer que la totalité du capital employé dans ce commerce ainsi détourné ne rentrera pas en moins de quatre ou cinq. Si le premier ne peut tenir constamment en activité qu’un tiers ou qu’un quart seulement du travail national que pourrait entretenir un capital dont la rentrée aurait lieu une fois par an, l’autre ne pourra tenir constamment employé qu’un quart ou un cinquième de ce travail. Des négociants de quelques-uns de nos ports accordent ordinairement un crédit aux correspondants étrangers auxquels ils exportent leur tabac ; à la vérité, au port de Londres, il se vend communément argent comptant ; la règle est : Pesez et payez. Par conséquent, au port de Londres, les retours définitifs de la totalité du circuit de ce commerce se trouvent être plus tardifs que les retours d’Amérique de la quantité de temps seulement pendant laquelle les marchandises peuvent rester dans le magasin sans être vendues, temps qui ne laisse pas cependant d’être quelquefois assez long. Mais si les colonies n’eussent pas été confinées au marché de la Grande-Bretagne pour la vente de leur tabac, il n’en serait probablement venu chez nous que très-peu au-delà de ce qui est nécessaire à notre propre consommation. Les marchandises que la Grande-Bretagne achète à présent, pour sa consommation, avec cet énorme excédent de tabac qu’elle exporte à d’autres pays, elle les aurait probablement, dans ce cas, achetées immédiatement avec le produit de son industrie ou avec quelque partie du produit de ses manufactures ; ce produit, ces ouvrages de manufactures, au lieu d’être, comme à présent, presque entièrement assortis aux demandes d’un seul grand marché, auraient été vraisemblablement appropriés à un grand nombre de marchés plus petits, au lieu d’un immense commerce étranger de consommation par circuit, la Grande-Bretagne aurait probablement entretenu un grand nombre de petits commerces étrangers du même genre par voie directe. À cause de la fréquence des retours, une partie seulement, et vraisemblablement une petite partie, peut-être pas plus d’un tiers ou d’un quart du capital sur lequel roule aujourd’hui cet immense commerce par circuit, aurait été suffisante pour faire aller tous ces petits commerces directs, aurait tenu constamment en activité une égale quantité d’industrie anglaise, et aurait fourni le même aliment au produit annuel des terres et du travail de la Grande-Bretagne. Tous les objets utiles de ce commerce se trouvant ainsi remplis par un capital beaucoup moindre, il y aurait eu une grosse portion de capital épargnée, qu’on eût pu appliquer à d’autres objets, à l’amélioration des terres de la Grande-Bretagne, à l’accroissement de ses manufactures et à l’extension de son commerce, qui eût pu servir au moins à venir en concurrence avec les autres capitaux anglais employés dans tous ces divers genres d’affaires, à réduire dans tous ces emplois le taux du profit, et par là à donner à la Grande-Bretagne, dans ces mêmes emplois, une plus grande supériorité sur tous les autres pays que celle dont elle jouit maintenant.

Le monopole du commerce des colonies a de plus enlevé au commerce étranger de consommation une certaine portion du capital de la Grande-Bretagne, pour la forcer d’entrer dans le commerce de transport et, par conséquent, il a enlevé à l’industrie de la Grande-Bretagne le soutien qu’elle en recevait, pour le faire servir uniquement à soutenir en partie celle des colonies et en partie celle de quelque autre pays.

Par exemple, les marchandises qui s’achètent annuellement avec cet énorme excédent de tabac, ces quatre-vingt-deux mille muids annuellement réexportés de la Grande-Bretagne, ne sont pas toutes consommées dans la Grande-Bretagne. Partie de ces marchandises, les toiles d’Allemagne et de Hollande, par exemple, sont renvoyées aux colonies pour leur consommation particulière. Or, cette portion du capital de la Grande-Bretagne qui achète le tabac avec lequel ensuite on achète ces toiles, est nécessairement retirée à l’industrie de la Grande-Bretagne, pour aller servir uniquement à soutenir en partie celle des colonies, et en partie celle des pays qui payent ce tabac avec le produit de leur industrie.

D’un autre côté, le commerce des colonies, en entraînant dans ce commerce une portion beaucoup plus forte du capital de la Grande-Bretagne que celle qui s’y serait naturellement portée, paraît avoir entièrement rompu cet équilibre qui se serait établi sans cela entre toutes les diverses branches de l’industrie britannique. Au lieu de s’assortir à la convenance d’un grand nombre de petits marchés, l’industrie de la Grande-Bretagne s’est principalement adaptée aux besoins d’un grand marché seulement. Son commerce, au lieu de parcourir un grand nombre de petits canaux, a pris son cours principal dans un grand canal unique. Or, il en est résulté que le système total de son industrie et de son commerce en est moins solidement assuré qu’il ne l’eût été de l’autre manière ; que la santé de son corps politique en est moins ferme et moins robuste. La Grande-Bretagne, dans son état actuel, ressemble à l’un de ces corps malsains dans lesquels quelqu’une des parties vitales a pris une croissance monstrueuse, et qui sont, par cette raison, sujets à plusieurs maladies dangereuses auxquelles ne sont guère exposés ceux dont toutes les parties se trouvent mieux proportionnées. Le plus léger engorgement dans cet énorme vaisseau sanguin qui, à force d’art, s’est grossi chez nous fort au-delà de ses dimensions naturelles, et au travers duquel circule, d’une manière forcée, une portion excessive de l’industrie et du commerce national, menacerait tout le corps politique des plus funestes maladies. Aussi jamais l’armada des Espagnols ni les bruits d’une invasion française n’ont-ils frappé le peuple anglais de plus de terreur que ne l’a fait la crainte d’une rupture avec les colonies. C’est cette terreur, bien ou mal fondée, qui a fait de la révocation de l’acte du timbre une mesure populaire, au moins parmi les gens de commerce. L’imagination de la plupart d’entre eux s’est habituée à regarder une exclusion totale du marché des colonies, ne dût-elle être que de quelques années, comme un signe certain de ruine complète pour eux ; nos marchands y ont vu leur commerce totalement arrêté, nos manufacturiers y ont vu leurs fabriques absolument perdues, et nos ouvriers se sont crus à la veille de manquer tout à fait de travail et de ressources. Une rupture avec quelques-uns de nos voisins du continent, quoique dans le cas d’entraîner aussi une cessation ou une interruption dans les emplois de quelques individus dans toutes ces différentes classes, est pourtant une chose qu’on envisage sans cette émotion générale. Le sang dont la circulation se trouve arrêtée dans quelqu’un des petits vaisseaux se dégorge facilement dans les plus grands, sans occasionner de crise dangereuse ; mais s’il se trouve arrêté dans un des grands vaisseaux, alors les convulsions, l’apoplexie, la mort, sont les conséquences promptes et inévitables d’un pareil accident. Qu’il survienne seulement quelque léger empêchement ou quelque interruption d’emploi dans un de ces genres de manufacture qui se sont étendus d’une manière démesurée, et qui, à force de primes ou de monopoles sur les marchés national et colonial, sont arrivés artificiellement à un degré d’accroissement contre nature, il n’en faut pas davantage pour occasionner de nombreux désordres, des séditions alarmantes pour le gouvernement, et capables même de troubler la liberté des délibérations de la législature. À quelle confusion, à quels désordres ne serions-nous pas exposés infailliblement, disait-on, si une aussi grande portion de nos principaux manufacturiers venait tout d’un coup à manquer totalement d’emploi ?

Le seul expédient, à ce qu’il semble, pour faire sortir la Grande-Bretagne d’un état aussi critique, ce serait un relâchement modéré et successif des lois qui lui donnent le monopole exclusif du commerce colonial, jusqu’à ce que ce commerce fût en grande partie rendu libre. C’est le seul expédient qui puisse la mettre à même ou la forcer, s’il le faut, de retirer de cet emploi, monstrueusement surchargé, quelque portion de son capital pour la diriger, quoique avec moins de profit, vers d’autres emplois et qui, en diminuant par degrés une branche de son industrie et en augmentant de même toutes les autres, puisse insensiblement rétablir entre toutes les différentes branches cette juste proportion, cet équilibre naturel et salutaire qu’amène nécessairement la parfaite liberté, et que la parfaite liberté peut seule maintenir. Ouvrir tout d’un coup à toutes les nations le commerce des colonies pourrait non-seulement donner lieu à quelques inconvénients passagers, mais causer même un dommage durable et important à la plupart de ceux qui y ont à présent leur industrie ou leurs capitaux engagés. Une cessation subite d’emploi, seulement pour les vaisseaux qui importent les quatre-vingt-deux mille muids de tabac qui excèdent la consommation de la Grande-Bretagne, pourrait occasionner des pertes très-sensibles. Tels sont les malheureux effets de tous les règlements du système mercantile ! non-seulement ils font naître des maux très-dangereux dans l’état du corps politique, mais encore ces maux sont tels qu’il est souvent difficile de les guérir sans occasionner, pour un temps au moins, des maux encore plus grands. Comment donc le commerce des colonies devait-il être successivement ouvert ? Quelles sont les barrières qu’il faut abattre les premières, et quelles sont celles qu’il ne faut faire tomber qu’après toutes les autres ? Ou enfin, par quels moyens et par quelles gradations rétablir le système de la justice et de la parfaite liberté ? C’est ce que nous devons laisser à décider à la sagesse des hommes d’État et des législateurs futurs[21].

Cinq événements différents, qui n’ont pas été prévus et auxquels on ne pensait pas, ont concouru très-heureusement à empêcher la Grande-Bretagne de ressentir d’une manière aussi sensible qu’on s’y était généralement attendu l’exclusion totale qu’elle éprouve aujourd’hui, depuis plus d’un an (depuis le 1er décembre 1774), d’une branche très-importante du commerce des colonies, celui des douze Provinces-Unies de l’Amérique septentrionale. Premièrement, ces colonies, en se préparant à l’accord fait entre elles de ne plus importer, ont épuisé complètement la Grande-Bretagne de toutes les marchandises qui étaient à leur convenance ; secondement, la demande extraordinaire de la flotte espagnole a épuisé cette année l’Allemagne et le Nord d’un grand nombre de marchandises, et en particulier des toiles qui avaient coutume de faire concurrence, même sur le marché britannique, aux manufactures de la Grande-Bretagne ; troisièmement, la paix entre la Russie et les Turcs a occasionné une demande extraordinaire sur le marché de la Turquie, qui avait été extrêmement mal pourvu dans le temps de la détresse du pays et pendant qu’une flotte russe croisait dans l’Archipel ; quatrièmement, la demande d’ouvrages de manufacture anglaise pour le nord de l’Europe a été, depuis quelque temps, toujours en augmentant d’année en année ; et cinquièmement, le dernier partage de la Pologne et la pacification qui en a été la suite, en ouvrant le marché de ce grand pays, ont ajouté, cette année, à la demande toujours croissante du Nord, une demande extraordinaire de ce côté-là.

Ces événements, à l’exception du quatrième, sont tous, de leur nature, accidentels et passagers, et si malheureusement l’exclusion d’une branche aussi importante du commerce des colonies venait à durer plus longtemps, elle pourrait occasionner encore quelque surcroît d’embarras et de dommage. Mais néanmoins, comme cette gêne sera survenue par degrés, on la sentira moins durement que si elle fût survenue tout d’un coup, et en même temps l’industrie et le capital du pays pourront trouver un nouvel emploi et prendre une nouvelle direction, de manière à empêcher que le mal ne devienne jamais très-considérable.

Ainsi, toutes les fois que le monopole du commerce des colonies a entraîné dans ce commerce une plus forte portion du capital de la Grande-Bretagne que celle qui s’y serait portée sans lui, il a toujours déplacé ce capital d’un commerce étranger de consommation avec un pays voisin, pour le jeter dans un pareil commerce avec un pays plus éloigné ; souvent encore, il l’a éloigné d’un commerce étranger de consommation par voie directe, pour le jeter dans un pareil commerce fait par circuit ; et enfin, quelques autres fois, il l’a enlevé à toute espèce de commerce étranger de consommation pour le faire entrer dans un commerce de transport. Par conséquent, dans toutes ces circonstances il a détourné cette portion du capital d’une direction dans laquelle elle aurait entretenu une plus grande quantité de travail productif, pour la pousser dans une autre où elle ne peut en entretenir qu’une quantité beaucoup moindre. En outre, en obligeant une si grande portion du commerce et de l’industrie de la Grande-Bretagne à s’assortir uniquement aux convenances d’un marché particulier, il a rendu l’ensemble de cette industrie et de ce commerce plus précaire, et moins solidement assuré que si tout leur produit eût été assorti aux besoins et aux demandes d’un plus grand nombre de marchés divers.

Gardons-nous bien cependant de confondre les effets du commerce des colonies avec les effets du monopole de ce commerce. Les premiers sont nécessairement, et, dans tous les cas, bienfaisants ; les autres sont nécessairement et, dans tous les cas nuisibles ; mais les premiers sont tellement bienfaisants, que le commerce des colonies, quoique assujetti à un monopole, et malgré tous les effets nuisibles de ce monopole, est encore, au total, avantageux et grandement avantageux, quoiqu’il le soit beaucoup moins qu’il ne l’aurait été sans cela.

L’effet du commerce des colonies, dans son état fibre et naturel, c’est d’ouvrir un marché vaste, quoique lointain, pour ces parties du produit de l’industrie anglaise qui peuvent excéder la demande des marchés plus prochains, du marché national, de celui de l’Europe et de celui des pays situés autour de la Méditerranée. Dans son état libre et naturel, le commerce des colonies, sans enlever à ces marchés aucune partie du produit qui leur avait toujours été envoyé, encourage la Grande-Bretagne à augmenter continuellement son excédent de produit, parce qu’il lui présente continuellement de nouveaux équivalents en échange. Dans son état libre et naturel, le commerce des colonies tend à augmenter dans la Grande-Bretagne la quantité du travail productif, mais sans changer en rien la direction de celui qui y était déjà en activité auparavant. Dans l’état libre et naturel du commerce des colonies, la concurrence de toutes les autres nations empêcherait que, sur le nouveau marché ou dans les nouveaux emplois de l’industrie, le taux du profit ne vînt à s’élever au-dessus du niveau commun. Le nouveau marché, sans rien enlever à l’ancien, créerait, pour ainsi dire, un nouveau produit pour son propre approvisionnement ; et ce nouveau produit constituerait un nouveau capital pour faire marcher les nouveaux emplois, qui de même n’auraient pas besoin de rien ôter aux anciens.

Le monopole du commerce des colonies, au contraire, en excluant la concurrence des autres nations, et en faisant hausser ainsi le taux du profit, tant sur le nouveau marché que dans les nouveaux emplois, enlève le produit à l’ancien marché, et le capital aux anciens emplois. Le but que se propose ouvertement le monopole, c’est d’augmenter notre part dans le commerce des colonies au-delà de ce qu’elle serait sans lui. Si notre part dans ce commerce ne devait pas être plus forte avec le monopole qu’elle ne l’eût été sans lui, il n’y aurait pas eu de motif pour l’établir. Or, tout ce qui entraîne dans une branche de commerce dont les retours sont plus tardifs et plus éloignés que ceux de la plupart des autres branches une plus forte portion du capital d’un pays que celle qui s’y serait portée d’elle-même, fait nécessairement que la somme totale de travail productif annuellement tenue en activité dans ce pays, que la masse totale du produit annuel des terres et du travail de ce pays, seront moindres qu’elles n’eussent été sans cela. Il retient le revenu des habitants de ce pays au-dessous du point auquel il s’élèverait naturellement, et diminue par là en eux la faculté d’accumuler. Non-seulement il empêche en tout temps que leur capital n’entretienne une aussi grande quantité de travail productif qu’il en ferait subsister, mais il empêche encore que ce capital ne vienne à grossir aussi vite qu’il le pourrait, et par là n’arrive au point d’entretenir une quantité de travail productif encore plus grande.

Néanmoins, les bons effets qui résultent naturellement du commerce des colonies font plus que contre-balancer, pour la Grande-Bretagne, les mauvais effets du monopole ; de manière qu’en prenant tous ces effets ensemble, ceux du monopole ainsi que les autres, ce commerce, même tel qu’il se fait à présent, est une circonstance non-seulement avantageuse, mais encore grandement avantageuse. Le nouveau marché et les nouveaux emplois que le commerce des colonies a ouverts sont d’une beaucoup plus grande étendue que ne l’était cette portion de l’ancien marché et des anciens emplois qui s’est perdue par l’effet du monopole. Le nouveau produit et le nouveau capital qui ont été créés, pour ainsi dire, par le commerce des colonies, entretiennent dans la Grande-Bretagne une plus grande quantité de travail productif que celle qui s’est trouvée paralysée par l’effet de l’absence des capitaux enlevés à ces autres commerces dont les retours sont plus fréquents. Mais si le commerce des colonies, même tel qu’il se pratique aujourd’hui, est avantageux à la Grande-Bretagne, ce n’est assurément pas grâce au monopole, mais c’est malgré le monopole.

Si les colonies ouvrent à l’Europe un nouveau marché, c’est bien moins à son produit brut qu’au produit de ses manufactures. L’agriculture est proprement l’industrie des colonies nouvelles, industrie que le bon marché de la terre rend plus avantageuse que toute autre. Aussi abondent-elles en produit brut et, au lieu d’en importer des autres pays, elles en ont, en général, un immense excédent à exporter. Dans les colonies nouvelles, l’agriculture enlève des bras à tous les autres emplois, ou les détourne de toute autre profession. Il y a peu de bras qu’on puisse réserver pour la fabrication des objets nécessaires ; il n’y en a pas pour celle des objets de luxe. Les colons trouvent mieux leur compte à acheter des autres pays les objets fabriqués de l’un et de l’autre genre, qu’à les fabriquer eux-mêmes. C’est principalement en encourageant les manufactures de l’Europe, que le commerce des colonies encourage indirectement son agriculture. Les ouvriers des manufactures d’Europe, auxquels ce commerce fournit de l’emploi, forment un nouveau marché pour le produit de la terre, et c’est ainsi qu’un commerce avec l’Amérique se trouve donner en Europe une extension prodigieuse au plus avantageux de tous les marchés, c’est-à-dire au débit intérieur du blé et du bétail, du pain et de la viande de boucherie.

Mais, pour se convaincre que le monopole du commerce avec des colonies bien peuplées et florissantes ne suffit pas seul pour établir ou même pour soutenir des manufactures dans un pays, il ne faut que jeter les yeux sur l’Espagne et le Portugal. L’Espagne et le Portugal étaient des pays à manufactures avant qu’ils eussent aucune colonie considérable ; ils ont l’un et l’autre cessé de l’être depuis qu’ils ont les colonies les plus riches et les plus fertiles du monde.

En Espagne et en Portugal, les mauvais effets du monopole, aggravés par d’autres causes, ont peut-être, à peu de chose près, fait plus que contre-balancer les bons effets naturels du commerce des colonies ; ces causes, à ce qu’il semble, sont des monopoles de différentes sortes : la dégradation de la valeur de l’or et de l’argent au-dessous de ce qu’est cette valeur dans la plupart des autres pays ; l’exclusion des marchés étrangers causée par des impôts déraisonnables sur l’exportation, et le rétrécissement du marché intérieur par des impôts encore plus absurdes sur le transport des marchandises d’un lieu du royaume à l’autre ; mais, par-dessus toutes choses, c’est cette administration irrégulière et partiale de la justice, qui protège souvent le débiteur riche et puissant contre les poursuites du créancier lésé, ce qui détourne la partie industrieuse de la nation de préparer des marchandises pour la consommation de ces grands si hautains auxquels elle n’oserait refuser de vendre à crédit, et dont il serait ensuite si difficile de se faire payer.

En Angleterre, au contraire, les bons effets naturels du commerce des colonies, aidés de plusieurs autres causes, ont surmonté en grande partie les mauvais effets du monopole. Ces causes, à ce qu’il semble, sont la liberté générale du commerce, qui, malgré quelques entraves, est au moins égale et peut-être supérieure à ce qu’elle est dans tout autre pays, la liberté d’exporter, franches de droits, presque toutes les espèces de marchandises qui sont le produit de l’industrie nationale à presque tous les pays étrangers, et ce qui est peut-être d’une plus grande importance encore, la liberté illimitée de les transporter d’un endroit de notre pays à l’autre, sans être obligé de rendre compte à aucun bureau public, sans avoir à essuyer des questions ou des examens d’aucune espèce ; mais, par-dessus tout, c’est cette administration égale et impartiale de la justice qui rend les droits du dernier des sujets de la Grande-Bretagne respectables aux yeux du plus élevé en dignité et qui, par l’assurance qu’elle donne à chacun de jouir du fruit de son travail, répand sur tous les genres quelconques d’industrie le plus grand et le plus puissant de tous les encouragements.

Néanmoins, si le commerce des colonies a favorisé, comme certainement il l’a fait, les manufactures de la Grande-Bretagne, ce n’est pas à l’aide du monopole, mais c’est malgré le monopole. L’effet du monopole n’a pas été d’augmenter la quantité, mais de changer la forme et la qualité d’une partie des ouvrages de manufactures de la Grande-Bretagne, et d’approprier à un marché dont les retours sont éloignés et tardifs ce qui eût été approprié à un marché dont les retours sont fréquents et rapprochés. Par conséquent, son effet a été de déplacer une partie du capital de la Grande-Bretagne d’un emploi dans lequel ce capital aurait entretenu une plus grande quantité d’industrie manufacturière, pour le porter dans une autre où il entretient une moindre quantité ; et ainsi il a diminué la masse totale d’industrie manufacturière en activité dans la Grande-Bretagne, au lieu de l’augmenter.

Comme tous les autres expédients misérables et nuisibles de ce système mercantile que je combats, le monopole du commerce des colonies opprime l’industrie de tous les autres pays, et principalement celle des colonies, sans ajouter le moins du monde à celle du pays en faveur duquel il a été établi, mais au contraire en la diminuant.

Quelle que puisse être, à une époque quelconque, l’étendue du capital de ce pays, le monopole empêche que ce capital n’entretienne une aussi grande quantité de travail productif qu’il ferait naturellement, et qu’il ne fournisse aux habitants vivant de leur industrie un aussi grand revenu que celui qu’il pourrait leur fournir. Or, comme le capital ne peut s’accroître que de l’épargne des revenus, si le monopole l’empêche de produire un aussi grand revenu que celui qu’il aurait pu donner naturellement, il l’empêche nécessairement d’augmenter aussi vite qu’il aurait pu le faire et, par conséquent, d’entretenir une quantité encore plus grande de travail productif, et de produire un revenu encore plus grand aux habitants de ce pays vivant de leur travail. Ainsi, une des grandes sources primitives du revenu, les salaires du travail, devient nécessairement, par l’effet du monopole, moins abondante, dans tous les temps, qu’elle ne l’aurait été.

En faisant hausser le taux des profits mercantiles, le monopole met obstacle à l’amélioration des terres. Le profit de cette amélioration dépend de la différence entre ce que la terre produit actuellement et ce qu’on pourrait lui faire produire au moyen de l’application d’un certain capital. Si cette différence offre un plus gros profit que celui qu’on pourrait retirer d’un pareil capital dans quelque emploi de commerce, alors l’amélioration des terres enlèvera les capitaux à toutes les opérations de commerce. Si le profit est moindre, les entreprises de commerce enlèveront les capitaux à l’amélioration des terres. Ainsi, tout ce qui fait hausser le taux des profits du commerce doit ou affaiblir la supériorité du profit de l’amélioration des terres, ou augmenter son infériorité, et dans un cas, doit empêcher les capitaux de se porter vers cette amélioration ; dans l’autre, il doit lui enlever les capitaux qui y sont consacrés. Or, en décourageant l’amélioration des terres, le monopole retarde nécessairement l’accroissement naturel d’une autre grande source primitive de revenu, la rente de la terre. D’un autre côté, en faisant hausser le taux des profits, le monopole contribue nécessairement à tenir le taux courant de l’intérêt plus élevé qu’il n’aurait été. Or, le prix capital de la terre relativement à la rente qu’elle rapporte, c’est-à-dire le denier auquel elle se vend, ou le nombre d’années de revenu qu’on paye communément pour acquérir le fonds, baisse nécessairement à mesure que le taux de l’intérêt monte, et monte à mesure que le taux de l’intérêt baisse. Par conséquent, le monopole nuit de deux manières aux intérêts du propriétaire de terre, en retardant l’accroissement naturel, premièrement de sa rente, et secondement du prix relatif qu’il retirerait de sa terre, c’est-à-dire en retardant l’accroissement de la proportion entre la valeur du fonds et celle du revenu qu’il rapporte.

À la vérité, le monopole élève le taux des profits mercantiles, et augmente par ce moyen le gain de nos marchands. Mais, comme il nuit à L’accroissement naturel des capitaux, il tend plutôt à diminuer qu’à augmenter la masse totale du revenu que recueillent les habitants du pays, comme profits de capitaux, un petit profit sur un gros capital donnant un plus grand revenu que ne fait un gros profit sur un petit capital. Le monopole fait hausser le taux du profit, mais il empêche que la somme totale des profits ne monte aussi haut qu’elle aurait fait sans lui.

Toutes les sources primitives de revenu, les salaires du travail, la rente de la terre et les profits des capitaux deviennent donc, par l’effet du monopole, beaucoup moins abondantes qu’elles ne l’auraient été sans lui. Pour favoriser les petits intérêts d’une petite classe d’hommes dans un seul pays, il blesse les intérêts de toutes les autres classes dans ce pays-là, et ceux de tous les hommes dans tous les autres pays.

Si le monopole est devenu ou peut devenir profitable à une classe particulière d’hommes, c’est uniquement par l’effet qu’il a de faire monter le taux ordinaire du profit. Mais, outre tous les mauvais effets que nous avons déjà dit résulter nécessairement contre le pays, en général, du taux élevé du profit, il y en a un plus fatal peut-être que tous les autres pris ensemble, et qui se trouve inséparablement lié avec lui, si nous en jugeons par l’expérience. Le taux élevé du profit semble avoir partout l’effet de détruire cet esprit d’économie qui est naturel à l’état de commerçant dans d’autres circonstances. Quand les profits sont élevés, il semble que cette vertu sévère soit devenue inutile, et qu’un luxe dispendieux convienne mieux à l’abondance dans laquelle on nage. Or, les propriétaires des grands capitaux de commerce sont nécessairement les chefs et les directeurs de tout ce qui compose l’industrie d’un pays, et leur exemple a une bien plus grande influence que celui de toute autre classe sur la totalité des habitants vivant de leur travail. Si le maître est économe et rangé, il y a beaucoup à parier que l’ouvrier le sera aussi ; mais s’il est sans ordre et sans conduite, le compagnon, habitué à modeler son ouvrage sur le dessin que lui prescrit son maître, modèlera aussi son genre de vie sur l’exemple que celui-ci lui met sous les yeux. Ainsi, la disposition à l’épargne est enlevée à tous ceux qui y ont naturellement le plus de penchant ; et le fonds destiné à entretenir le travail productif ne reçoit point d’augmentation par les revenus de ceux qui devraient naturellement l’augmenter le plus. Le capital du pays fond successivement au lieu de grossir, et la quantité de travail productif qui y est entretenue devient moindre de jour en jour. Les profits énormes des négociants de Cadix et de Lisbonne ont-ils augmenté le capital de l’Espagne et du Portugal[22] ? Ont-ils été de quelque secours à la pauvreté de ces deux misérables pays ? En ont-ils animé l’industrie ? La dépense des gens de commerce est montée sur un si haut ton dans ces deux villes commerçantes, que ces profits exorbitants, bien loin d’ajouter au capital général du pays, semblent avoir à peine suffi à entretenir le fonds des capitaux qui les ont produits. Les capitaux étrangers pénètrent de plus en plus journellement, comme des intrus, pour ainsi dire, dans le commerce de Cadix et de Lisbonne. C’est pour chasser ces capitaux étrangers d’un commerce à l’entretien duquel leur propre capital devient de jour en jour moins en état de suffire, que les Espagnols et les Portugais tâchent, à tout moment, de resserrer de plus en plus les liens si durs de leur absurde monopole. Que l’on compare les mœurs du commerce à Cadix et à Lisbonne avec celles qu’il nous montre à Amsterdam, et on sentira combien les profits exorbitants ou modérés affectent différemment le caractère et la conduite des commerçants. Les négociants de Londres, il est vrai, ne sont pas encore devenus, en général, d’aussi magnifiques seigneurs que ceux de Cadix et de Lisbonne, mais ils ne sont pas non plus, en général, des bourgeois rangés et économes, comme les négociants d’Amsterdam. Cependant, plusieurs d’entre eux passent pour être de beaucoup plus riches que la plupart des premiers, et pas tout à fait aussi riches que beaucoup de ces derniers. Mais le taux de leur profit est d’ordinaire bien plus bas que celui des premiers, et de beaucoup plus élevé que celui des autres. Ce qui vient vite s’en va de même, dit le proverbe ; et c’est bien moins sur le moyen réel qu’on a de dépenser, que sur la facilité avec laquelle on voit venir l’argent, qu’on règle partout, à ce qu’il semble, le ton de sa dépense.

C’est ainsi que l’unique avantage que le monopole procure à une classe unique de personnes est, de mille manières différentes, nuisible à l’intérêt général du pays.

Aller fonder un vaste empire dans la vue seulement de créer un peuple d’acheteurs et de chalands, semble, au premier coup d’œil, un projet qui ne pourrait convenir qu’à une nation de boutiquiers. C’est cependant un projet qui accommoderait extrêmement mal une nation toute composée de gens de boutique, mais qui convient parfaitement bien à une nation dont le gouvernement, est sous l’influence des boutiquiers. Il faut des hommes d’État de cette espèce, et de cette espèce seulement, pour être capable de s’imaginer qu’ils trouveront de l’avantage à employer le sang et les trésors de leurs concitoyens à fonder et à soutenir un pareil empire. Allez dire à un marchand tenant boutique : Faites pour moi l’acquisition d’un bon domaine, et moi j’achèterai toujours mes habits à votre boutique, quand je devrais même les payer un peu plus cher que chez les autres ; vous ne lui trouverez pas un grand empressement à accueillir votre proposition. Mais si quelque autre personne consentait à acheter un pareil domaine pour vous, le marchand serait fort aise qu’on imaginât de vous imposer la condition d’acheter tous vos habits à sa boutique. L’Angleterre a acheté un vaste domaine dans un pays éloigné, pour quelques-uns de ses sujets qui ne se trouvaient pas commodément chez elle. Le prix n’en a pas été, à la vérité, bien cher, et au lieu de payer ce fonds au denier 30 du produit, qui est à présent le prix courant des terres, elle n’a eu guère autre chose à donner que la dépense des différents équipements des vaisseaux qui ont fait la première découverte, qui ont reconnu la côte, et qui ont pris une possession fictive du pays. La terre était bonne et fort étendue, et les cultivateurs, ayant en abondance de bons terrains à faire valoir, et étant restés un certain temps les maîtres de vendre leur produit partout où il leur plaisait, sont devenus, dans l’espace de trente ou quarante ans à peu près (entre 1620 et 1660), si nombreux et si prospères, que les gens de boutique et autres industriels et commerçants de l’Angleterre ont conçu l’envie de s’assurer le monopole de leur pratique. Ainsi, quoiqu’ils ne prétendissent pas avoir rien payé ou pour l’acquisition primitive du fonds, ou pour les dépenses postérieures de l’amélioration, ils n’en ont pas moins présenté au parlement leur pétition, tendant à ce que les cultivateurs de l’Amérique fussent à l’avenir bornés à leur seule boutique, d’abord pour y acheter toutes les marchandises d’Europe dont ils auraient besoin, et secondement pour y vendre toutes les différentes parties de leur produit que ces marchands jugeraient à propos d’acheter ; car ils ne pensaient pas qu’il leur convînt d’acheter toutes les espèces de produits de ce pays. Il y en avait certaines qui, importées en Angleterre, auraient pu faire concurrence à quelqu’un des trafics qu’ils y faisaient eux-mêmes. Aussi, quant à ces espèces particulières, ils ont consenti volontiers que les colons les vendissent où ils pourraient ; le plus loin était le meilleur ; et pour cette raison ils ont proposé que ce marché fût borné aux pays situés au sud du cap Finistère. Ces propositions, vraiment dignes de boutiquiers, ont passé en loi par une clause insérée dans le fameux Acte de navigation.

Jusqu’à présent, le soutien de ce monopole a été le principal, ou, pour mieux dire, peut-être le seul but et le seul objet de l’empire que la Grande-Bretagne s’est attribué sur ces colonies. C’est dans le commerce exclusif, à ce qu’on suppose, que consiste le grand avantage de provinces qui jamais encore n’ont fourni ni revenu ni force militaire pour le soutien du gouvernement civil ou pour la défense de la mère patrie. Le monopole est le signe principal de leur dépendance, et il est le seul fruit qu’on ait recueilli jusqu’ici de cette dépendance. Dans le fait, toute la dépense que la Grande-Bretagne a pu faire jusqu’à ce moment pour maintenir cette dépendance a été consacrée au soutien de ce monopole. Avant le commencement des troubles actuels, la dépense de l’établissement ordinaire des colonies pendant la paix consistait dans la solde de vingt régiments d’infanterie, dans les frais d’artillerie, de munitions et de provisions extraordinaires qu’exigeait leur entretien, et dans les frais d’une force navale très-considérable, constamment sur pied, pour garder les côtes immenses de l’Amérique septentrionale et celle de nos îles des Indes occidentales contre les navires de contrebande des autres nations. La dépense totale de cet établissement pendant la paix était à la charge du revenu de la Grande-Bretagne, et pendant cette époque ce n’a été encore que la moindre partie de ce qu’a coûté à la métropole sa domination sur les colonies. Si nous voulons avoir une idée du total de ces dépenses, il faut ajouter à la dépense annuelle de cet établissement l’intérêt des sommes que la Grande-Bretagne a employées, en plusieurs occasions, pour leur défense, par suite de l’habitude qu’elle avait prise de considérer ses colonies comme des provinces sujettes de son empire. Il faut y ajouter en particulier la dépense totale de la dernière guerre, et une grande partie de celle de la guerre précédente. La dernière guerre fut absolument une querelle de colonies, et c’est avec raison qu’on doit porter au compte des colonies toutes les dépenses qu’elle a pu entraîner, en quelque partie du monde que ses dépenses aient été faites, en Allemagne ou aux Indes orientales. Elles forment un objet de plus de 90 millions sterling, en comprenant non-seulement la nouvelle dette qui a été contractée, mais les deux schellings pour livre additionnels à la taxe foncière et les sommes qu’on a empruntées chaque année sur le fonds d’amortissement. La guerre d’Espagne, commencée en 1739, était principalement une querelle de colonies. Son premier objet était d’empêcher la visite (recherche) des navires de la colonie, qui faisaient un commerce interlope avec le continent espagnol. Toute cette dépense n’est dans le fait qu’une prime accordée pour soutenir un monopole. On supposait qu’elle avait pour but d’encourager les manufactures de la Grande-Bretagne et d’étendre son commerce ; mais son effet réel a été de faire hausser les taux des profits du commerce, et de mettre nos marchands à même de reporter dans une branche de commerce, dont les retours sont plus lents et plus éloignés que ceux de la majeure partie des autres trafics, une plus forte portion de leur capital qu’ils n’auraient fait sans cela ; deux effets tels, qu’on eût peut-être mieux fait de donner la prime pour les prévenir, si une prime avait pu le faire.

Ainsi, avec le système actuel d’administration adopté par la Grande-Bretagne pour ses colonies, l’empire qu’elle s’attribue sur elles n’est pour elle qu’une source de pertes et de désavantages[23].

Proposer que la Grande-Bretagne abandonne volontairement toute autorité sur ses colonies, qu’elle les laisse élire leurs magistrats, se donner des lois et faire la paix et la guerre comme elles le jugeront à propos, ce serait proposer une mesure qui n’a jamais été et ne sera jamais adoptée par aucune nation du monde. Jamais nation n’a abandonné volontairement l’empire d’une province, quelque embarras qu’elle pût trouver à la gouverner, et quelque faible revenu que rapportât cette province proportionnellement aux dépenses qu’elle entraînait.

Si de tels sacrifices sont bien souvent conformes aux intérêts d’une nation, ils sont toujours mortifiants pour son orgueil, et ce qui est peut-être encore d’une plus grande conséquence, ils sont toujours contraires à l’intérêt privé de la partie qui gouverne, laquelle se verrait par là enlever la disposition de plusieurs places honorables et lucratives, de plusieurs occasions d’acquérir de la richesse et des distinctions, avantages que ne manque guère d’offrir la possession des provinces les plus turbulentes et les plus onéreuses pour le corps de la nation. À peine si le plus visionnaire de tous les enthousiastes serait capable de proposer une pareille mesure avec quelque espérance sérieuse de la voir jamais adopter. Si pourtant elle était adoptée, non-seulement la Grande-Bretagne se trouverait immédiatement affranchie de toute la charge annuelle de l’entretien des colonies, mais elle pourrait encore faire avec elles un traité de commerce fondé sur des bases propres à lui assurer de la manière la plus solide un commerce libre, moins lucratif pour les marchands, mais plus avantageux au corps du peuple, que le monopole dont elle jouit à présent. En se séparant ainsi de bonne amitié, l’affection naturelle des colonies pour leur mère patrie, ce sentiment que nos dernières divisions ont peut-être presque entièrement éteint, reprendrait bien vite sa force. Il les disposerait non-seulement à respecter, pendant une suite de siècles, ce traité de commerce conclu avec nous au moment de la séparation, mais encore à nous favoriser dans les guerres aussi bien que dans le commerce et, au lieu de sujets turbulents et factieux, à devenir nos alliés les plus fidèles, les plus généreux et les plus affectionnés. On verrait revivre entre la Grande-Bretagne et ses colonies cette même espèce d’affection paternelle d’un côté et de respect filial de l’autre, qui avait coutume de régner entre celles de l’ancienne Grèce et la métropole dont elles étaient descendues[24].

Pour qu’une province devienne avantageuse à l’empire auquel elle appartient, il faut qu’elle fournisse en temps de paix à l’État un revenu qui suffise non-seulement à défrayer la dépense totale de son propre établissement pendant la paix, mais encore à contribuer au soutien du gouvernement général de l’empire. Chaque province contribue nécessairement, plus ou moins, à augmenter la dépense de ce gouvernement général. Ainsi, si une province particulière ne contribue pas, pour sa portion, à défrayer cette dépense, alors il Lut que la charge retombe inégalement sur quelque autre partie de l’empire. Par une raison semblable aussi, le revenu extraordinaire que chaque province fournit à l’État en temps de guerre doit être, avec le revenu extraordinaire de la totalité de l’empire, dans la même proportion que le revenu ordinaire qu’elle a à fournir en temps de paix. Or, on n’aura pas de peine à convenir que ai le revenu ordinaire ni le revenu extraordinaire que la Grande-Bretagne retire de ses colonies ne sont dans cette proportion avec le revenu total de l’empire britannique. Il est vrai qu’on a prétendu que le monopole, en augmentant les revenus privés des particuliers de la Grande-Bretagne, et les mettant par là en état de payer de plus forts impôts, compense le déficit dans le revenu public des colonies. Mais j’ai tâché de faire voir que ce monopole, quoiqu’il soit un impôt très-onéreux sur les colonies, et quoiqu’il puisse augmenter le revenu d’une classe particulière d’individus de la Grande-Bretagne, diminue toutefois, au lieu de l’augmenter, le revenu de la masse du peuple et, par conséquent, retranche, bien loin d’y ajouter, aux moyens que peut avoir le peuple de payer des impôts. Et puis, les hommes dont le monopole augmente les revenus constituent une classe particulière qu’il est absolument impossible d’imposer au-delà de la proportion des autres classes, et qu’il est à la fois extrêmement impolitique de vouloir imposer au-delà de cette proportion, comme je tâcherai de le faire voir dans le livre suivant[25]. Il n’y a donc aucune ressource particulière à tirer de cette classe.

Les colonies peuvent être imposées ou par leurs propres assemblées, ou par le parlement de la Grande-Bretagne.

Il ne paraît pas très-probable qu’on puisse jamais amener les assemblées coloniales à lever sur leurs commettants un revenu public qui suffise, non-seulement à entretenir en tout temps l’établissement civil et militaire des colonies, mais à payer encore leur juste proportion dans la dépense du gouvernement général de l’empire britannique. Bien que le parlement d’Angleterre soit immédiatement placé sous les yeux du souverain, il s’est encore passé beaucoup de temps avant qu’on en ait pu venir à le rendre assez docile ou assez libéral dans les subsides à l’égard du gouvernement pour soutenir les établissements civils et militaires de son propre pays comme il convient qu’ils le soient. Pour manier le parlement d’Angleterre lui-même jusqu’au point de l’amener là, il n’y a pas eu d’autre moyen que de distribuer entre les membres de ce corps une grande partie des places provenant de ces établissements civils et militaires, ou de laisser ces places à leur disposition. Mais quant aux assemblées coloniales, quand même le souverain aurait les mêmes moyens de s’y ménager cette influence permanente, la distance où elles sont de ses yeux, leur nombre, leur situation dispersée et la variété de leurs constitutions lui rendraient cette tâche extrêmement difficile ; et d’ailleurs, ces moyens n’existent pas. Il serait impossible de distribuer entre tous les membres les plus influents de toutes les assemblées coloniales une part dans les places ou dans la disposition des places dépendant du gouvernement général de l’empire britannique, assez importante pour les engager à sacrifier leur popularité chez eux et à charger leurs commettants de contributions pour le soutien de ce gouvernement général, dont presque tous les émoluments se partagent entre des gens qui leur sont tout à fait étrangers. D’un autre côté, l’ignorance inévitable où serait l’administration sur l’importance relative de chacun des différents membres de ces différentes assemblées la mettrait dans le cas de les choquer très-souvent, et de commettre perpétuellement des bévues dans les mesures qu’elle tenterait pour les diriger de cette manière ; ce qui paraît rendre un pareil plan de conduite totalement impraticable à leur égard.

D’ailleurs, les assemblées coloniales ne peuvent être en état de juger ce qu’exigent la défense et le soutien de tout l’empire. Ce n’est pas à elles qu’est confié le soin de cette défense et de ce soutien. Ce n’est pas là leur fonction, et elles n’ont aucune voie constante et légale de se procurer à cet égard les informations nécessaires. L’assemblée d’une province, comme la fabrique d’une paroisse, peut juger très-convenablement de ce qui est relatif aux affaires de son district particulier, mais elle ne peut pas avoir de moyens pour juger de ce qui est relatif à celles de l’ensemble de l’empire. Elle ne peut pas même bien juger de la proportion de sa propre province avec la totalité de l’empire, ou bien du degré relatif de richesse et d’importance de cette province par rapport aux autres, puisque ces autres provinces ne sont pas sous l’inspection et la surintendance de l’assemblée provinciale. Pour juger de ce qui est nécessaire à la défense et au soutien de l’ensemble de l’empire, et dans quelle proportion chaque partie du tout doit contribuer, il faut absolument l’œil de cette assemblée qui a l’inspection et la surintendance des affaires de tout l’empire. On a proposé, en conséquence, de taxer les colonies par réquisition, le parlement de la Grande-Bretagne déterminant la somme que chaque colonie aurait à payer, et l’assemblée provinciale faisant la répartition et la levée de cette somme de la manière qui conviendrait le mieux à la situation particulière de la province. De cette manière, la chose qui intéresserait l’ensemble de l’empire serait déterminée par l’assemblée qui a l’inspection et la surintendance des affaires de tout l’empire, tandis que les convenances locales et les intérêts particuliers de chaque colonie se trouveraient toujours réglés par sa propre assemblée. Quoique, dans ce cas, les colonies n’eussent pas de représentants dans le parlement britannique, cependant, si nous en jugeons par l’expérience, il n’y a pas de probabilité que la réquisition parlementaire fût déraisonnable. Dans aucune occasion, le parlement d’Angleterre n’a montré la moindre disposition à surcharger les parties de l’empire qui ne sont pas représentées dans le parlement. Les îles de jersey et de Guernesey, qui n’ont aucun moyen de résister à l’autorité du parlement, sont taxées plus modérément qu’aucun endroit de la Grande-Bretagne. Lorsque le parlement a essayé d’imposer les colonies, il n’a jusqu’à présent jamais exigé d’elles rien qui approchât même de la juste proportion de ce qui était payé par les habitants de la mère patrie. D’ailleurs, si la contribution des colonies était telle qu’elle dût monter ou baisser à proportion que viendrait à monter ou baisser la taxe foncière, le parlement ne pourrait les taxer sans taxer en même temps ses propres commettants et, dans ce cas-là, les colonies pourraient se regarder comme virtuellement représentées dans le parlement.

Il ne manque pas d’exemples d’empires dans lesquels toutes les différentes provinces ne sont pas taxées, si je puis m’exprimer ainsi, en une seule masse, mais où le souverain, ayant déterminé la somme que doit payer chacune des différentes provinces, en fait l’assiette et la perception dans quelques-unes suivant le mode qu’il juge convenable, tandis que, dans d’autres, il laisse faire l’assiette et la perception de leur contingent d’après la détermination des états respectifs de chacune d’elles.

Dans certaines provinces de France, non-seulement le roi impose telles sommes qu’il juge à propos, mais encore il en fait l’assiette et la perception de la manière qu’il lui plaît d’adopter. Dans d’autres provinces, il demande une certaine somme, mais il laisse aux états de chacune de ces provinces à asseoir et à lever cette somme comme ils le jugent convenable. Dans le plan proposé de taxer par réquisition, le parlement de la Grande-Bretagne se trouverait à peu près dans la même situation, à l’égard des assemblées coloniales, que celle du roi de France à l’égard des états de ces provinces qui jouissent encore du privilège d’avoir leurs États particuliers, et qui sont les provinces de France qui passent pour être le mieux gouvernées.

Mais si, dans ce projet, les colonies n’ont aucun motif raisonnable de craindre que leur part des charges publiques excède jamais la juste proportion de ce qu’en supportent leurs compatriotes européens, la Grande-Bretagne pourrait avoir, elle, des motifs fondés de craindre que cette part n’atteignît jamais à la hauteur de cette juste proportion. Le parlement de la Grande-Bretagne n’a pas sur les colonies une autorité établie de longue main, telle que celle qu’a le roi de France sur ses provinces, qui ont conservé le privilège d’avoir leurs états particuliers. Si les assemblées coloniales n’étaient pas très-favorablement disposées (et à moins qu’elles ne soient maniées avec beaucoup plus d’adresse qu’on n’y en a mis jusqu’à présent, il est très-probable qu’elles ne le seraient pas), elles trouveraient toujours mille prétextes pour rejeter ou pour éluder les réquisitions les plus raisonnables du parlement. Qu’une guerre avec la France, je suppose, vienne à éclater, il faut lever immédiatement 10 millions pour défendre le siège de l’empire. Il faut emprunter cette somme sur le crédit de quelque fonds parlementaire destiné au payement des intérêts. Le parlement propose de créer une partie de ce fonds par un impôt à lever dans la Grande-Bretagne, et une partie par une réquisition aux différentes assemblées coloniales de l’Amérique et des Indes occidentales. Or, je le demande, se presserait-on beaucoup d’avancer son argent sur le crédit d’un fonds qui dépendrait en partie des bonnes dispositions de ces assemblées, toutes extrêmement éloignées du siège de la guerre, et quelquefois peut-être ne se regardant pas comme fort intéressées aux résultats de cette guerre ? Vraisemblablement on n’avancerait guère sur un tel fonds plus d’argent que la somme présumée devoir être produite par l’impôt à lever dans la Grande-Bretagne. Tout le poids de la dette contractée pour raison de la guerre tomberait ainsi, comme il a toujours fait jusqu’à présent, sur la Grande-Bretagne, sur une partie de l’empire, et non sur la totalité de l’empire. La Grande-Bretagne est peut-être le seul État, depuis que le monde existe, qui, à mesure qu’il a agrandi son domaine, ait seulement ajouté à ses dépenses sans augmenter une seule fois ses ressources. Les autres États, en général, se sont déchargés sur leurs provinces sujettes et subordonnées de la partie la plus considérable des dépenses de la souveraineté. Jusqu’à présent, la Grande-Bretagne a souffert que ses provinces sujettes et subordonnées se déchargeassent sur elle de presque toute cette dépense. Pour mettre la Grande-Bretagne sur un pied d’égalité avec ses colonies, que la loi a supposées jusqu’ici provinces sujettes et subordonnées, il paraît nécessaire, dans le projet de les imposer par réquisition parlementaire, que le parlement ait quelques moyens de donner un effet sûr et prompt à ses réquisitions, dans le cas où les assemblées coloniales chercheraient à les rejeter ou à les éluder. Or, quels sont ces moyens ? C’est ce qu’on n’a pas encore dit jusqu’à présent, et c’est ce qu’il n’est pas trop aisé d’imaginer.

En même temps, si le parlement de la Grande-Bretagne venait jamais à être en pleine possession du droit d’imposer les colonies, indépendamment même du consentement de leurs propres assemblées, dès ce moment l’importance de ces assemblées serait détruite, et avec elle celle de tous les hommes influents de l’Amérique anglaise. Les hommes désirent avoir part au maniement des affaires publiques, principalement pour l’importance que cela leur donne. C’est du plus ou moins de pouvoir que la plupart des meneurs (les aristocrates naturels du pays) ont de conserver ou de défendre leur importance respective, que dépendent la stabilité et la durée de toute constitution libre. C’est dans les attaques que ces meneurs sont continuellement occupés à livrer à l’importance l’un de l’autre, et dans la défense de leur propre importance, que consiste tout le jeu des factions et de l’ambition domestique. Les meneurs de l’Amérique, comme ceux de tous les autres pays, désirent conserver leur importance personnelle. Ils sentent ou au moins ils s’imaginent que si leurs assemblées, qu’ils se plaisent à décorer du nom de parlements, et à regarder comme égales en autorité au parlement de la Grande-Bretagne, allaient être dégradées au point de devenir les officiers exécutifs et les humbles ministres de ce parlement, ils perdraient eux-mêmes à peu près toute leur importance personnelle. Aussi ont-ils rejeté la proposition d’être imposés par réquisition parlementaire, et comme tous les autres hommes ambitieux qui ont de l’élévation et de l’énergie, ils ont tiré l’épée pour maintenir leur importance.

Vers l’époque du déclin de la république romaine, les alliés de Rome, qui avaient porté la plus grande partie du fardeau de la défense de l’État et de l’agrandissement de l’empire, demandèrent à être admis à tous les privilèges de citoyens romains. Le refus qu’ils essuyèrent fit éclater la guerre sociale. Pendant le cours de cette guerre, Rome accorda le droit de citoyen à la plupart d’entre eux, un à un, et à mesure qu’ils se détachaient de la confédération générale. Le parlement d’Angleterre insiste pour taxer les colonies ; elles se refusent à l’être par un parlement où elles ne sont pas représentées. Si la Grande-Bretagne consentait à accorder à chaque colonie qui se détacherait de la confédération générale un nombre de représentants proportionné à sa portion contributive dans le revenu public de l’empire (cette colonie étant alors soumise aux mêmes impôts et, par compensation, admise à la même liberté de commerce que ses co-sujets d’Europe), avec la condition que le nombre de ses représentants augmenterait à mesure que la proportion de sa contribution viendrait à augmenter par la suite, alors on offrirait par ce moyen aux hommes influents de chaque colonie une nouvelle route pour aller à l’importance, un objet d’ambition nouveau et plus éblouissant. Au lieu de perdre leur temps à courir après les petits avantages de ce qu’on peut appeler le jeu mesquin d’une faction coloniale, ils pourraient alors, d’après cette bonne opinion que les hommes ont naturellement de leur mérite et de leur bonheur, se flatter de l’espoir de gagner quelque lot brillant à cette grande loterie d’État que forment les institutions politiques de la Grande-Bretagne. À moins qu’on n’emploie cette méthode (et il paraît difficile d’en imaginer de plus simple), ou enfin quelque autre qui puisse conserver aux meneurs de l’Amérique leur importance et contenter leur ambition, il n’y a guère de vraisemblance qu’ils veuillent jamais se soumettre à nous de bonne grâce ; et nous ne devons jamais perdre de vue que le sang, que chaque goutte de sang qu’il faudra répandre pour les y contraindre, sera toujours ou le sang de nos concitoyens, ou le sang de ceux que nous désirons avoir pour tels. Ils voient bien mal, ceux qui se flattent que dans l’état où en sont venues les choses il sera facile de conquérir nos colonies par la force seule. Les hommes qui dirigent aujourd’hui les résolutions de ce qu’ils appellent leur congrès continental se sentent, dans ce moment, un degré d’importance que ne se croient peut-être pas les sujets de l’Europe les plus hauts en dignité. De marchands, d’artisans, de procureurs, les voilà devenus hommes d’État et législateurs ; les voilà employés à fonder une nouvelle constitution pour un vaste empire qu’ils croient destiné à devenir, et qui en vérité paraît bien être fait pour devenir un des plus grands empires et des plus formidables qui aient jamais été au monde. Cinq cents différentes personnes peut-être, qui agissent immédiatement sous les ordres du congrès continental, et cinq cent mille autres qui agissent sous les ordres de ces cinq cents, tous sentent également leur importance personnelle augmentée. Presque chaque individu du parti dominant en Amérique remplit à présent, dans son imagination, un poste supérieur non-seulement à tout ce qu’il a pu être auparavant, mais même à tout ce qu’il avait jamais pu s’attendre à devenir ; et à moins que quelque nouvel objet d’ambition ne vienne s’offrir à lui ou à ceux qui le mènent, pour peu qu’il ait le cœur d’un homme, il mourra à la défense de ce poste.

C’est une observation du président Hénault que nous recherchons aujourd’hui avec curiosité et que nous lisons avec intérêt une foule de petits faits de l’histoire de la Ligue, qui alors ne faisaient peut-être pas une grande nouvelle dans le monde. Mais alors, dit-il, chacun se croyait un personnage important, et les mémoires sans nombre qui nous ont été transmis de ces temps-là ont, pour la plupart, été écrits par des gens qui aimaient à conserver soigneusement et à relever les moindres faits, parce qu’ils se flattaient d’avoir joué un grand rôle dans ces événements. On sait quelle résistance opiniâtre fit la ville de Paris dans cette occasion, et quelle horrible famine elle supporta plutôt que de se soumettre au meilleur des rois de France, au roi qui, par la suite, fut le plus chéri. La plus grande partie des citoyens, ou ceux qui en gouvernaient la plus grande partie, se battaient pour maintenir leur importance personnelle, dont ils prévoyaient bien le terme au moment où l’ancien gouvernement viendrait à être rétabli. À moins que l’on n’amène nos colonies à consentir à une union, il est très-probable qu’elles se défendront contre la meilleure des mères patries avec autant d’opiniâtreté que s’est défendu Paris contre un des meilleurs rois.

La représentation était une idée inconnue dans les temps anciens. Quand les gens d’un État étaient admis au droit de citoyen dans un autre, ils n’avaient pas d’autre manière d’exercer ce droit que de venir en corps voter et délibérer avec le peuple de cet autre État. L’admission de la plus grande partie des habitants de l’Italie aux privilèges de citoyen romain amena la ruine totale de la république. Il ne fut plus possible de distinguer celui qui était citoyen romain de celui qui ne l’était pas. Une tribu ne pouvait plus reconnaître ses membres. Un ramas de populace de toute espèce s’introduisit dans les assemblées nationales ; il lui fut aisé d’en chasser les véritables citoyens et de décider des affaires, comme s’il eût composé lui-même la république. Mais quand l’Amérique aurait à nous envoyer cinquante ou soixante nouveaux représentants au parlement, l’huissier de la Chambre des communes n’aurait pas pour cela plus de peine à distinguer un membre de la chambre d’avec quelqu’un qui ne le serait pas. Ainsi, quoique la constitution de la république romaine ait dû nécessairement trouver sa ruine dans l’union de Rome avec les États d’Italie, ses alliés, il n’y a pas pour cela la moindre probabilité que la constitution britannique ait quelque échec à redouter de l’union de la Grande-Bretagne avec ses colonies. Cette union, au contraire, serait le complément de la constitution, qui, sans cela, paraîtra toujours imparfaite. L’assemblée qui délibère et prononce sur les affaires de chaque partie de l’empire devrait certainement, pour être convenablement éclairée, avoir des représentants de chacune de ces parties. Je ne prétends pourtant pas dire que cette union soit une chose très-facile à réaliser, ou que l’exécution ne présente pas des difficultés et de grandes difficultés. Toutefois, je n’en ai entendu citer aucune qui paraisse insurmontable. Les principales ne viennent pas peut-être de la nature des choses, mais des opinions et des préjugés qui dominent tant de ce côté-ci que de l’autre de l’océan Atlantique.

De ce côté, nous avons peur que le grand nombre de représentants que donnerait l’Amérique ne vînt à détruire l’équilibre de la constitution, en ajoutant trop ou à l’influence de la couronne sur l’un des côtés de la balance, ou à la force de la démocratie sur l’autre. Mais si le nombre des représentants de l’Amérique était proportionné au produit des contributions en Amérique, alors le nombre des gens à ménager et à se concilier augmenterait précisément dans la même proportion que les moyens de le faire ; et d’un autre côté, les moyens pour gagner des suffrages augmenteraient en proportion du nombre des nouveaux votants qu’on serait obligé de se concilier. La partie monarchique et la partie démocratique de la constitution resteraient donc, à l’égard l’une de l’autre, après l’union, précisément au même degré de force relative où elles étaient auparavant.

Les gens de l’autre côté de la mer Atlantique ont peur que leur distance du siège du gouvernement ne les expose à une foule d’oppressions ; mais leurs représentants dans le parlement, qui dès le principe ne laisseraient pas d’être fort nombreux, seraient bien en état de les protéger contre toute entreprise de ce genre. La distance ne pourrait pas affaiblir beaucoup la dépendance des représentants à l’égard de leurs commettants, et les premiers sentiraient toujours bien que c’est à la bonne volonté des autres qu’ils sont redevables de l’honneur de siéger au parlement et de tous les avantages qui en résultent. Il serait donc de l’intérêt des représentants d’entretenir cette bonne volonté, en se servant de tout le poids que leur donnerait le caractère de membres de la législature, pour faire réprimer toute vexation commise dans ces lieux reculés de l’empire par quelque officier civil ou militaire. D’ailleurs, les habitants de l’Amérique se flatteraient, et ce ne serait pas non plus sans quelque apparence de raison, que la distance où se trouve aujourd’hui l’Amérique du siège du gouvernement pourrait bien ne pas être d’une très-longue durée. Les progrès de ces contrées en industrie, en richesse et en population ont été tels jusqu’à présent, que, dans le cours peut-être d’un peu plus d’un siècle, le produit des contributions d’Amérique pourrait excéder celui des contributions de la Grande-Bretagne. Naturellement alors, le siège de l’empire se transporterait dans la partie qui contribuerait le plus à la défense générale et au soutien de l’État.

La découverte de l’Amérique et celle d’un passage aux Indes orientales par le cap de Bonne-Espérance sont les deux événements les plus remarquables et les plus importants dont fassent mention les annales du genre humain ; ils ont déjà produit de bien grands effets. Mais dans le court espace de deux à trois siècles qui s’est écoulé depuis que ces découvertes ont été faites, il est impossible qu’on aperçoive encore toute l’étendue des conséquences qu’elles doivent amener à leur suite. Aucune sagesse humaine ne peut prévoir quels bienfaits ou quelles infortunes ces deux grands événements préparent aux hommes dans la suite des temps. Par l’union qu’ils ont établie en quelque sorte entre les deux extrémités du monde, par les moyens qu’ils leur ont donnés de pourvoir mutuellement aux besoins l’une de l’autre, d’augmenter réciproquement leurs jouissances et d’encourager de part et d’autre leur industrie, il paraîtrait que leur tendance générale doit être bienfaisante. Il est vrai que, pour les naturels des Indes orientales et occidentales, les avantages com­mer­ciaux qui peuvent avoir été le fruit de ces découvertes ont été perdus et noyés dans un océan de calamités qu’elles ont entraînées après elles. Toutefois, ces cala­mités semblent avoir été plutôt un effet accidentel que le résultat naturel de ces grands événements. À l’époque particulière où furent faites ces découvertes, la supé­riorité de forces se trouva être si grande du côté des Européens, qu’ils se virent en état de commettre impunément toutes sortes d’injustices dans ces contrées reculées. Peut-être que dans la suite des temps les naturels de ces contrées deviendront plus forts ou ceux de l’Europe plus faibles, de sorte que les habitants de toutes les différentes parties du monde arriveraient à cette égalité de forces et de courage qui, par la crainte réciproque qu’elle inspire, peut seule contenir l’injustice des nations indépendantes, et leur faire sentir une sorte de respect des droits les unes des autres. Or, il n’y a rien qui paraisse plus propre à établir une telle égalité de forces que cette communication mutuelle des connaissances et des moyens de perfection de tous les genres, qui est la suite naturelle ou plutôt nécessaire d’un vaste et immense commerce de tous les pays du monde avec tous les pays du monde.

En même temps aussi, un des principaux effets de ces découvertes a été d’élever le système mercantile à un degré de splendeur et de gloire auquel il ne serait jamais arrivé sans elles. L’objet de ce système est d’enrichir une grande nation, plutôt par le commerce et les manufactures que par la culture et l’amélioration des terres, plutôt par l’industrie des villes que par celle des campagnes. Or, par une conséquence de ces découvertes, les villes commerçantes de l’Europe, au lieu d’être les manufacturiers et les voituriers seulement d’une très-petite partie du monde (cette partie de l’Europe qui est baignée par l’océan Atlantique, et les pays voisins des mers Baltique et Méditerra­née), sont devenues maintenant les manufacturiers des cultivateurs nombreux et florissants de l’Amérique ; elles sont devenues les voituriers et, à quelques égards aussi, les manufacturiers de presque toutes les différentes nations de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique. Deux mondes nouveaux ont été ouverts à leur industrie, chacun desquels est beaucoup plus vaste et plus étendu que l’ancien, et dont un lui offre un marché qui s’agrandit encore tous les jours de plus en plus.

Les pays qui possèdent les colonies de l’Amérique et qui commercent directement avec les Indes orientales jouissent, à la vérité, de tout l’appareil et de la splendeur de ce vaste commerce. Néanmoins d’autres pays, en dépit de toutes les barrières jalouses qu’on a élevées dans le dessein de les en exclure, jouissent bien souvent d’une part plus grande dans ses avantages réels. Les colonies de l’Espagne et du Portugal, par exemple, donnent plus d’encouragement réel à l’industrie de quelques autres pays, qu’elles n’en donnent à celle de l’Espagne et du Portugal. Pour le seul article des toiles, on dit (mais je ne prétends pas garantir la quantité) que la consommation de ces colonies s’élève à plus de trois millions sterling par an. Or, cette énorme consommation est presque en entier fournie par la France, la Flandre, la Hollande et l’Allemagne. L’Espagne et le Portugal n’en fournissent qu’une très-petite partie. Le capital employé à pourvoir les colonies de cette grande quantité de toile se distribue annuellement parmi les habitants de ces contrées, et leur forme un revenu. Les profits seuls de ce capital se dépensent en Espagne et en Portugal, où ils servent à soutenir le faste et la prodigalité des marchands de Cadix et de Lisbonne.

Les mesures mêmes et les règlements par lesquels une nation tâche de s’assurer le commerce exclusif de ses colonies sont souvent plus nuisibles aux pays en faveur desquels on a voulu les établir, qu’ils ne le sont à ceux contre lesquels ils sont dirigés. Le poids de l’oppression injuste dont on veut accabler l’industrie des autres pays retombe, pour ainsi dire, sur la tête des oppresseurs, et écrase leur propre industrie plus que celle des autres pays. Par exemple, au moyen de ces règlements, il faut que le marchand de Hambourg envoie à Londres la toile qu’il destine pour le marché de l’Amérique, et il faut qu’il rapporte aussi de Londres le tabac qu’il destine pour le marché de l’Allemagne, parce qu’il n’a pas la liberté d’envoyer la toile directement en Amérique, ni d’en rapporter directement le tabac. Cette gêne l’oblige vraisemblablement à vendre la première un peu meilleur marché, et d’acheter l’autre un peu plus cher qu’il n’aurait fait sans cela, et ses profits s’en trouvent probablement affaiblis de quelque chose. Néanmoins, dans ce commerce entre Hambourg et Londres, il reçoit certainement des retours de son capital beaucoup plus promptement qu’il n’aurait jamais pu les recevoir dans le commerce direct avec l’Amérique, quand même on supposerait, ce qui n’est certainement pas, que les payements d’Amérique se fissent aussi ponctuellement que ceux de Londres. Par conséquent, dans le genre de commerce auquel le marchand de Hambourg se trouve restreint par ces règlements, son capital peut tenir constamment en activité une beaucoup plus grande quantité d’industrie en Allemagne, qu’il ne l’aurait sans doute pu faire dans le genre de commerce dont ce marchand se trouve exclu. Ainsi, quoique le premier de ces genres d’emploi soit peut-être pour lui moins lucratif que n’eût été ]’autre, il ne peut pas être moins avantageux pour son pays. Il en est tout autrement à l’égard de l’emploi dans lequel le monopole entraîne naturellement, pour ainsi dire, le capital du marchand de Londres. Il se peut bien que cet emploi soit plus lucratif pour lui que la plupart des autres sortes d’emploi ; mais, par rapport à la lenteur des retours, cet emploi ne saurait être plus avantageux que les autres à son pays.

Ainsi, en dépit de tous les injustes efforts de chaque nation de l’Europe pour se réserver à elle seule la totalité des avantages du commerce de ses colonies, aucune encore n’a pu réussir à se réserver exclusivement autre chose que la charge de maintenir en temps de paix et de défendre en temps de guerre la puissance oppressive qu’elle s’est arrogée sur elles. Pour les inconvénients résultant de la possession de ses colonies, chaque nation se les est pleinement réservés tout entiers ; quant aux avantages qui sont le fruit de leur commerce, elle a été obligée de les partager avec plusieurs autres nations.

Sans doute, au premier coup d’œil, le monopole du vaste commerce d’Amérique semble naturellement une acquisition de la plus haute valeur. À des yeux troublés par les chimères d’une folle ambition, il se présente, au milieu de la mêlée confuse des luttes opposées que se livrent la guerre et la politique, comme un objet éblouissant, digne prix de la victoire. C’est cependant le grand éclat de l’objet, l’immense étendue du commerce, qui est la qualité même pour laquelle le monopole est nuisible ; c’est elle qui est cause qu’un emploi, par sa nature moins avantageux au pays que la plupart des autres emplois, absorbe une bien plus grande portion du capital national que celle qui s’y serait portée sans cela.

On a fait voir, dans le livre second, que le capital commercial d’un pays cherche naturellement et prend de lui-même, pour ainsi dire, l’emploi le plus avantageux au pays. S’il est employé à faire le commerce de transport, alors le pays auquel appartient ce capital devient l’entrepôt général des marchandises de tous les pays dont il transporte ainsi les produits. Or, le propriétaire de ce capital cherche nécessairement à se défaire chez lui de la plus grande partie possible de ses marchandises. Il s’épargne par là la peine, les risques et les frais de l’exportation, et par cette raison il les vendra volontiers chez lui, non-seulement à un bien moindre prix, mais même quand il devrait en retirer un peu moins de profit que ce qu’il eût pu en espérer en les envoyant au-dehors. Il tâche donc naturellement de convertir, autant qu’il peut, son commerce de transport en commerce étranger de consommation. Si encore son capital se trouve employé dans le commerce étranger de consommation, il sera bien aise, par la même raison, de trouver à se défaire chez lui de la plus grande partie possible des marchandises nationales qu’il amasse en vue de les exporter, et par là il tâche de convertir, autant qu’il peut, son commerce étranger de consommation en commerce intérieur. Ce capital commercial de chaque pays recherche ainsi naturellement l’emploi le plus rapproché, et se retire de lui-même du plus éloigné ; naturellement, il se porte à l’emploi où les retours sont fréquents, et quitte celui où ils sont distants et tardifs ; naturellement, il est attiré vers l’emploi par lequel il peut entretenir le plus de travail productif, dans le pays auquel il appartient ou dans lequel réside son possesseur, et il est repoussé de l’emploi qui ne lui permet par d’en entretenir autant. Ainsi, de lui-même il cherche l’emploi qui, dans les circonstances ordinaires, est le plus avantageux à ce pays, et il fuit celui qui, dans les circonstances ordinaires, est le moins avantageux à ce pays.

Mais s’il arrive que, dans quelques-uns de ces emplois éloignés qui, dans les circonstances ordinaires, sont les moins avantageux pour le pays, le profit vienne à s’élever un peu au-dessus de ce qu’il faut pour contre-balancer la préférence que l’on est porté naturellement à donner aux emplois les plus rapprochés, cette supériorité de profit enlèvera le capital à ces emplois plus rapprochés, jusqu’à ce que les profits de tous les emplois reviennent entre eux à leur juste niveau. Cependant, cette supériorité dans le profit est une preuve que, dans l’état actuel où se trouve la société, ces emplois éloignés sont un peu moins fournis de capitaux, à proportion, que ne le sont les autres emplois, et que le capital national n’est pas réparti de la manière le plus convenable entre tous les différents emplois existant dans le pays. C’est une preuve qu’il y a quelque chose qui s’achète à meilleur marché, ou se vend plus cher qu’il ne devrait se faire, et que quelque classe particulière de citoyens est plus ou moins opprimée, soit en payant plus, soit en gagnant moins, que ne le comporte cette égalité qui devrait avoir lieu entre toutes les différentes classes, et qui s’y établit naturellement. Quoique dans un emploi éloigné le même capital ne puisse jamais entretenir la même quantité de travail productif qu’il le ferait dans un emploi plus rapproché, cependant un emploi éloigné peut être tout aussi nécessaire au bien-être de la société qu’un emploi rapproché, attendu que les marchandises qui font l’objet du trafic de cet emploi éloigné peuvent être nécessaires pour faire marcher plusieurs des emplois les plus rapprochés. Mais si les profits de ceux qui trafiquent sur ces sortes de marchandises sont au-dessus de leur juste niveau, ces marchandises seront alors vendues plus cher qu’elles ne devraient l’être, ou un peu au-dessus de leur prix naturel, et tous ceux qui se trouvent engagés dans les emplois plus rapprochés auront plus ou moins à souffrir de ce haut prix. Leur intérêt exige donc, dans ce cas, qu’on retire quelques capitaux de ces emplois plus rapprochés, pour les porter dans cet emploi éloigné, afin de réduire à leur juste niveau les profits de celui-ci, et de faire redescendre à leur prix naturel les marchandises sur lesquelles roule cet emploi. Dans cette circonstance extraordinaire, l’intérêt public veut qu’on retire quelque capital de ces emplois qui, dans les circonstances ordinaires, sont le plus avantageux à la société, pour le porter dans un emploi qui est moins avantageux pour elle dans les circonstances ordinaires. Et, dans cette circonstance extraordinaire, l’intérêt et le penchant naturel des individus se trouvent d’accord avec l’intérêt général, aussi exactement que dans toutes les autres circonstances ordinaires ; ils portent les capitalistes à retirer leurs capitaux de l’emploi le plus rapproché, pour les porter vers le plus éloigné.

C’est ainsi que les intérêts privés et les passions des individus les portent naturellement à diriger leurs capitaux vers les emplois qui, dans les circonstances ordinaires, sont les plus avantageux à la société. Mais si, par une suite de cette préférence naturelle, ils venaient à diriger vers ces emplois une trop grande quantité de capital, alors la baisse des profits qui se ferait sentir dans ceux-ci, et la hausse qui aurait lieu dans tous les autres, les amèneraient sur-le-champ à réformer cette distribution vicieuse. Ainsi, sans aucune intervention de la loi, les intérêts privés et les passions des hommes les amènent à diviser et à répartir le capital d’une société entre tous les différents emplois qui y sont ouverts pour lui, dans la proportion qui approche le plus possible de celle que demande l’intérêt général de la société[26].

Toutes les différentes mesures et les règlements du système mercantile dérangent nécessairement plus ou moins cette distribution naturelle du capital, la plus avantageuse de toutes. Mais les règlements relatifs au commerce de l’Amérique et des Indes orientales la dérangent peut-être plus que tout autre, parce que le commerce avec ces deux vastes continents absorbe une plus grande quantité de capital que deux autres branches de commerce quelconque n’en pourraient absorber. Néanmoins, les règlements qui opèrent ce dérangement à l’égard de ces deux différentes branches de commerce ne sont pas absolument de même nature. Le monopole est bien le grand ressort de ces règlements, dans l’une de ces branches comme dans l’autre ; mais ce sont deux sortes de monopoles différents. C’est toujours le monopole, d’une espèce ou d’une autre, qui est, à ce qu’il semble, le ressort unique employé par le système mercantile.

Dans le commerce de l’Amérique, chaque nation tâche de s’emparer toute seule, autant qu’il lui est possible, de tout le marché de ses colonies, en excluant ouvertement les autres nations de tout commerce direct avec elles. Pendant le cours de la plus grande partie du seizième siècle, les Portugais tâchèrent de soumettre à un pareil régime le commerce des Indes orientales, en vertu du droit exclusif de naviguer dans les mers de l’Inde, auquel ils prétendaient pour en avoir trouvé la route les premiers. Les Hollandais continuent encore à exclure toutes les autres nations européennes de tout commerce direct avec leurs îles à épices. Les monopoles de cette sorte sont évidemment établis contre toutes les autres nations de l’Europe, qui, par là, se voient non-seulement exclues d’un commerce dans lequel elles pourraient trouver de l’avantage à placer une partie de leurs capitaux, mais sont encore obligées d’acheter les marchandises sur lesquelles roule ce commerce, un peu plus cher que si elles avaient la faculté de les importer directement des pays qui les produisent.

Mais depuis la décadence de la puissance de Portugal, aucune nation de l’Europe n’a prétendu au droit exclusif de naviguer dans les mers des Indes, et les ports principaux de ces mers sont maintenant ouverts aux vaisseaux de toutes les nations européennes. Cependant le commerce des Indes, excepté en Portugal et depuis quelques années en France, a été soumis, dans chaque pays de l’Europe, au régime d’une compagnie exclusive[27]. Les monopoles de ce genre sont proprement établis contre la nation même qui les institue. La majeure partie de cette nation se trouve par là non-seulement exclue d’un commerce vers lequel elle pourrait trouver l’avantage à diriger une partie de ses capitaux, mais encore obligée d’acheter les marchandises sur lesquelles porte ce commerce, un peu plus cher que s’il était ouvert et libre à tous les citoyens. Depuis l’établissement de la Compagnie des Indes anglaises, par exemple, les autres habitants de l’Angleterre, outre ce qu’ils ont eu à souffrir de l’exclusion de ce commerce, ont encore été obligés de payer dans le prix des marchandises de l’Inde qu’ils ont consommées, non-seulement tous les profits extraordinaires que la Compagnie peut avoir faits sur ces marchandises en conséquence de son monopole, mais encore tout le dégât et les pertes extraordinaires qu’ont nécessairement entraînés les abus et les malversations inséparables de l’administration des affaires d’une aussi grande compagnie. L’absurdité de cette seconde espèce de monopole est donc beaucoup plus évidente encore que l’absurdité de la première.

Ces deux sortes de monopoles dérangent plus ou moins la distribution naturelle du capital de la société, mais ils ne la dérangent pas toujours de la même manière.

Les monopoles de la première sorte attirent toujours dans le commerce pour lequel ils sont établis une plus forte portion du capital de la société que celle qui s’y serait portée naturellement d’elle-même.

Les monopoles de la seconde sorte peuvent quelquefois attirer le capital dans le commerce particulier pour lequel ils sont établis, et quelquefois ils peuvent l’en repousser, selon la différence des circonstances. Dans les pays pauvres, ils attirent naturellement vers ce commerce plus de capital qu’il ne s’en serait porté sans cela. Dans les pays riches, ils repoussent naturellement de ce commerce une bonne partie du capital qui s’y rendrait sans eux.

De pauvres pays, tels que la Suède et le Danemark par exemple, n’auraient probablement jamais équipé un seul vaisseau pour les Indes orientales, si le commerce n’eût pas été mis sous le régime d’une compagnie exclusive. L’établissement d’une telle compagnie encourage nécessairement les entreprises maritimes. Le monopole des entreprises de ce commerce les garantit de tous concurrents sur le marché intérieur, et pour les marchés étrangers, ils ont la même chance que les commerçants des autres nations ; ce monopole leur présente la certitude d’un très-gros profit sur une quantité assez considérable, et la chance d’un profit assez considérable sur une très-grande quantité de marchandises. Sans un encouragement extraordinaire comme celui-là, les pauvres commerçants de ces pauvres pays n’auraient vraisemblablement jamais songé à hasarder leurs petits capitaux dans une spéculation aussi incertaine et aussi éloignée qu’aurait dû leur paraître naturellement le commerce des Indes orientales.

Au contraire, un pays riche comme la Hollande, dans le cas de la liberté de commerce aux Indes orientales, y aurait probablement envoyé un plus grand nombre de vaisseaux qu’il ne le fait actuellement. Le capital limité de la Compagnie des Indes hollandaises repousse vraisemblablement de ce commerce un grand nombre de capitaux de commerce qui s’y seraient portés sans cela. Le capital commercial de la Hollande est tellement abondant, qu’il déborde continuellement, pour ainsi dire, et va chercher un écoulement tantôt dans les fonds publics des nations étrangères, tantôt dans des prêts particuliers à des marchands et à des armateurs des pays étrangers, tantôt dans des commerces étrangers de consommation du plus long circuit, tantôt dans le commerce de transport. Tous les emplois rapprochés se trouvant complètement remplis, tous les capitaux qui peuvent s’y placer avec quelque profit un peu passable y étant déjà entrés, nécessairement le capital de la Hollande reflue vers des emplois plus éloignés. Si le commerce aux Indes orientales était totalement libre, il absorberait probablement la plus grande partie de ce capital surabondant. Les Indes orientales ouvrent à la fois aux manufactures de l’Europe et aux métaux précieux de l’Amérique, ainsi qu’à plusieurs autres de ses productions, un marché plus vaste et plus étendu que l’Europe et l’Amérique tout ensemble.

Tout dérangement dans la distribution naturelle du capital est nécessairement nuisible à la société dans laquelle il a lieu, soit qu’il arrive parce qu’une partie du capital est repoussée d’un commerce particulier où elle se serait rendue sans cela, soit qu’il arrive parce qu’une partie du capital est attirée dans un commerce particulier où elle ne serait pas entrée. S’il est vrai que, sans compagnie exclusive, le commerce de la Hollande aux Indes orientales serait plus grand qu’il n’est actuellement, alors ce pays doit souffrir une perte considérable par l’exclusion d’une partie de son capital de l’emploi qui lui convient le mieux. Et de même, s’il est vrai que, sans compagnie exclusive, le commerce de la Suède et du Danemark aux Indes orientales serait moindre que ce qu’il est actuellement, ou, ce qui est peut-être plus probable, n’existerait pas du tout, dès lors ces deux derniers pays doivent pareillement souffrir une perte considérable de ce qu’une partie de leur capital se trouve ainsi entraînée dans un emploi qui est plus ou moins mal assorti à leur situation particulière. Il vaudrait mieux peut-être pour eux, dans leur situation actuelle, acheter des autres nations les marchandises de l’Inde, quand même ils devraient les payer un peu plus cher, que d’aller porter une si grande portion de leur petit capital dans un commerce d’une distance si considérable, dont les retours sont si excessivement tardifs, et dans lequel ce capital ne peut entretenir qu’une faible quantité de travail productif dans leur pays où ils en ont tant besoin, où il y a si peu de chose de fait et tant à faire.

Ainsi, quand même un pays serait hors d’état de faire, sans l’aide d’une compagnie exclusive, aucun commerce direct aux Indes orientales, il ne s’ensuivrait pas pour cela qu’il fallût y établir une compagnie de cette espèce, mais seulement qu’un tel pays, dans cette situation, ne devrait pas faire de commerce direct aux Indes orientales. Pour se convaincre que ces sortes de compagnies ne sont pas, en général, nécessaires pour soutenir un commerce aux Indes orientales, il suffit de l’expérience qu’en ont faite les Portugais, qui, sans aucune compagnie exclusive, ont joui de ce commerce presque tout entier pendant plus d’un siècle de suite.

Il ne pourrait guère se faire, a-t-on dit, qu’un commerçant particulier possédât un capital suffisant pour entretenir, dans les différents ports des Indes orientales, des agents et des facteurs, à l’effet d’y commander et faire préparer à l’avance des marchandises pour les vaisseaux qu’il aurait occasion d’y faire passer ; et cependant, à moins qu’il ne fût en état de faire ces avances, la difficulté de trouver une cargaison toute prête pourrait mettre très-souvent ses vaisseaux dans le cas de perdre la saison favorable pour le retour, et la dépense d’un retard aussi long consommerait non-seulement tout le profit de l’armement, mais entraînerait encore fréquemment une perte énorme. Mais si un tel argument pouvait prouver quelque chose, il prouverait qu’aucune branche de commerce ne pourrait se soutenir sans compagnie exclusive, ce qui se trouve démenti par l’expérience de toutes les nations. Il n’y a pas de grande branche de commerce dans laquelle le capital d’un commerçant particulier suffise pour faire marcher toutes les branches subordonnées qui doivent être mises en activité pour que la branche principale puisse marcher. Mais, quand une nation est mûre pour quelque grande branche de commerce, il s’y trouve des commerçants qui dirigent naturellement leurs capitaux vers la branche principale, et d’autres qui dirigent les leurs vers les branches accessoires et subordonnées ; et quoique, par ce moyen, toutes les branches différentes de ce commerce se trouvent marcher à la fois, cependant il n’arrive presque jamais qu’elles roulent toutes sur le capital d’un commerçant particulier. Ainsi, si une nation est mûre pour le commerce des Indes orientales, une certaine portion de son capital se subdivisera naturellement entre toutes les branches différentes de ce commerce. Quelques-uns de ses négociants trouveront leur intérêt à établir leur résidence dans l’Inde, et à employer leurs capitaux en contractant et disposant des marchandises pour les vaisseaux que pourront y envoyer les autres négociants de ce pays résidant en Europe. Les établissements qu’ont obtenus dans les Indes orientales différentes nations de l’Europe, étant ôtés aux compagnies exclusives auxquelles ils appartiennent aujourd’hui et mis immédiatement sous la protection du souverain, rendraient cette résidence sûre et commode, au moins pour les commerçants des nations particulières auxquelles appartiennent ces établissements. Mais si, à une époque quelconque, il venait à se trouver que cette portion du capital d’un pays, qui d’elle-même tendait ou inclinait, pour ainsi dire, vers le commerce des Indes orientales, ne fût pas suffisante pour faire marcher toutes ces branches différentes qui le composent, ce serait une preuve qu’à ce moment-là ce pays n’était pas mûr pour ce commerce, et qu’il vaudrait mieux pour lui, pendant quelque temps, acheter des autres nations de l’Europe, même à un plus haut prix, les marchandises de l’Inde dont il a besoin, que de les importer lui-même directement des Indes orientales. Ce qu’il pourrait perdre par le haut prix auquel il achèterait ces marchandises ne pourrait guère équivaloir à la perte qu’il aurait à essuyer en détournant une forte partie de son capital de quelques autres emplois plus nécessaires, ou plus utiles, ou mieux assortis à sa situation et à ses circonstances particulières, que ne le serait un commerce direct aux Indes orientales.

Quoique les Européens possèdent, tant sur la côte d’Afrique que dans les Indes orientales, une quantité d’établissements considérables, ils n’ont cependant encore fondé ni dans l’une ni dans l’autre de ces contrées d’aussi nombreuses et d’aussi florissantes colonies que celles des îles et du continent de l’Amérique. Cependant l’Afrique, aussi bien que plusieurs des pays compris sous le nom général d’Indes orientales, sont habités par des nations barbares. Mais ces peuples n’étaient pas, à beaucoup près, aussi faibles ni aussi dépourvus de moyens de défense que les malheureux Américains, et ils étaient, d’ailleurs, bien plus nombreux proportionnellement à la fertilité naturelle du sol. Les nations les plus barbares de l’Afrique ou des Indes orientales étaient dans l’état pastoral ; les Hottentots mêmes étaient un peuple pasteur. Mais les naturels de tous les pays de l’Amérique, à l’exception du Mexique et du Pérou, n’étaient que des chasseurs, et il y a une différence immense entre le nombre de pasteurs et celui de chasseurs que peut faire subsister une même étendue de territoire également fertile. Ainsi, dans l’Afrique et dans les Indes orientales, il était plus difficile de déplacer les naturels et d’étendre les colonies européennes sur la plus grande partie des terres des habitants originaires. En outre, comme on l’a déjà observé, le régime et l’esprit des compagnies exclusives ne sont pas favorables à l’avancement des nouvelles colonies, et ils ont été probablement la cause principale du peu de progrès qu’elles ont fait dans les Indes orientales. Les Portugais ont soutenu leur commerce avec l’Afrique et les Indes orientales, sans aucune compagnie exclusive ; aussi, quoique leurs établissements du Congo, d’Angola et de Benguela sur la côte d’Afrique, et de Goa dans les Indes orientales, soient extrêmement opprimés sous le poids de la superstition et de tous les genres de mauvais gouvernement, cependant ils ont encore quelque ombre de ressemblance avec les colonies de l’Amérique, et sont habités en partie par des Portugais qui y sont établis depuis plusieurs générations. Les établissements hollandais au cap de Bonne-Espérance et à Batavia sont à présent les colonies les plus considérables fondées par les Européens soit en Afrique, soit aux Indes orientales, et ces établissements se trouvent situés l’un et l’autre d’une manière singulièrement heureuse. Le cap de Bonne-Espérance était habité par une sorte de peuple presque aussi barbare et tout aussi peu capable de se défendre que les naturels de l’Amérique. Ce cap est d’ailleurs, pour ainsi dire, un lieu de repos qui coupe en deux moitiés la route de l’Europe aux Indes orientales, et auquel presque tout vaisseau européen fait quelque relâche, tant en allant qu’en revenant. L’approvisionnement de ces vaisseaux en denrées fraîches de toute espèce, en fruits et quelquefois en vin, ouvre seul à l’excédent de produit des colons un marché très-étendu. Batavia occupe entre les principaux établissements des Indes orientales la même position que le cap de Bonne-Espérance entre l’Europe et tout point quelconque des Indes ; il est situé sur la route la plus fréquentée de l’Indostan à la Chine et au japon, et à peu près à moitié chemin de cette route. Presque tous les vaisseaux qui naviguent entre l’Europe et la Chine relâchent aussi à Batavia ; il est par-dessus tout cela le centre et le rendez-vous principal de ce qu’on nomme le commerce du pays même des Indes, non-seulement de cette partie de ce commerce que font les Européens, mais de celle que font les naturels de l’Inde, et l’on voit fréquemment dans son port des vaisseaux montés par des marchands de la Chine et du japon, par des habitants de Tonquin, de Malacca, de la Cochinchine et de l’île des Célèbes. Des situations aussi avantageuses ont mis ces deux colonies en état de surmonter tous les obstacles que le génie oppressif d’une compagnie exclusive leur a dû souvent faire rencontrer dans le cours de leur avancement. Cette situation a mis Batavia à même de surmonter en outre le désavantage du climat le plus malsain peut-être qui soit au monde.

Quoique les Compagnies anglaise et hollandaise n’aient pas fondé de colonies con­si­dérables aux Indes orientales, à l’exception des deux dont je viens de parler, elles y ont fait cependant des conquêtes importantes. Mais si l’esprit qui dirige natu­rel­le­ment une compagnie exclusive s’est jamais bien fait voir, c’est surtout dans la manière dont celles-ci gouvernent l’une et l’autre leurs nouveaux sujets. Dans les îles à épices, les Hollandais brûlent de ces denrées tout ce qu’en produit une année fertile au-delà de ce qu’ils peuvent espérer en débiter en Europe avec un profit qui leur paraisse suffisant. Dans les îles où ils n’ont pas d’établissement, ils donnent une prime à ceux qui arrachent les boutons et les feuilles nouvelles de girofliers et de musca­diers qui y croissent naturellement, et que cette politique barbare a maintenant, dit-on, presque entièrement détruits. Dans les îles mêmes où ils ont des établissements, ils ont extrêmement réduit, à ce qu’on dit, le nombre de ces arbres. Ils ont peur que si le produit même de leurs propres îles était beaucoup plus abondant que ce qu’il faut à leur marché, les naturels du pays ne puissent trouver moyen d’en faire passer quelque partie aux autres nations, et le meilleur moyen, à ce qu’ils s’imaginent, d’assurer leur monopole sur ces denrées, c’est de prendre bien garde qu’il n’en croisse plus que ce qu’ils portent eux-mêmes au marché. Par différentes mesures oppressives, ils ont réduit la population de plusieurs des Moluques au nombre d’hommes seulement suffisant pour fournir des provisions fraîches et les choses de première nécessité aux garnisons presque nulles qu’ils y tiennent, et à ceux de leurs vaisseaux qui viennent de temps en temps y prendre leur cargaison d’épices. Cependant, sous le gouverne­ment même des Portugais, ces îles étaient, dit-on, passablement peuplées. La compa­gnie anglaise n’a pas encore eu le temps d’établir dans le Bengale un système aussi complètement destructeur. Toutefois, le plan suivi par l’administration de cette compagnie a eu exactement la même tendance. On m’a assuré qu’on y avait vu assez communément le chef, c’est-à-dire le premier commis d’une factorerie, donner ordre à un paysan de passer la charrue sur un riche champ de pavots, et d’y semer du riz ou quelque autre grain. Le prétexte dont il se servait était l’intention de prévenir une disette de subsistances ; mais la véritable raison, c’était de laisser à ce chef la facilité de vendre à un meilleur prix une grande quantité d’opium dont il se trouvait chargé pour le moment. Dans d’autres occasions, l’ordre a été donné en sens inverse, et il a fallu passer la charrue sur un champ de riz ou d’autre grain pour faire place à une plantation de pavots, quand le chef prévoyait la possibilité de faire quelque profit extraordinaire sur l’opium. En maintes circonstances, les facteurs de la compagnie ont tâché d’établir pour leur propre compte le monopole de quelques-unes des plus importantes branches, non-seulement du commerce étranger, mais même du commerce intérieur du pays. Si on les eût laissés faire, il est certain qu’ils auraient essayé, dans un temps ou dans l’autre, de restreindre la production des articles particuliers dont ils avaient ainsi usurpé le monopole, de manière à la réduire non-seulement à ce qu’ils auraient pu acheter eux-mêmes, mais même à ce qu’ils auraient pu espérer vendre avec un profit qui leur eût semblé raisonnable. Avec de pareils moyens, il ne fallait pas plus d’un siècle ou deux pour que la politique de la Compagnie anglaise se fût probablement montrée, par ses effets, tout aussi complètement destructive que celle de la compagnie hollandaise.

Il n’y a cependant rien qui soit plus directement contraire au véritable intérêt d’une Compagnie de ce genre, considérée comme souverain des pays qu’elle a conquis, que ce régime destructeur. Dans presque tous les pays, le revenu du souverain est tiré de celui du peuple. Ainsi, plus le revenu du peuple sera considérable, plus le produit annuel de ses terres et de son travail sera abondant, et plus alors il sera en état d’en rendre au souverain. L’intérêt de celui-ci est donc d’augmenter le plus possible ce produit annuel. Mais si c’est l’intérêt de tout souverain, c’est plus particulièrement encore celui d’un souverain qui, comme ceux du Bengale, tire principalement son revenu d’une redevance foncière. Cette redevance doit nécessairement être proportionnée à la quantité et à la valeur du produit ; or, l’une et l’autre doivent dépendre aussi nécessairement de l’étendue du marché. La quantité du produit se proportionnera toujours, avec plus ou moins d’exactitude, à la consommation de ceux qui sont en état de le payer, et le prix qu’ils en payeront sera toujours en raison de l’activité de la concurrence. Il est donc de l’intérêt d’un tel souverain d’ouvrir au produit de son pays le marché le plus étendu, de laisser au commerce la plus entière liberté, pour augmenter le plus possible le nombre et la concurrence des acheteurs et, à cet effet, d’abolir non-seulement tous les monopoles, mais de supprimer encore toutes les barrières qui pourraient gêner ou le transport du produit national d’un endroit du pays à l’autre, ou son exportation aux pays étrangers, ou enfin l’importation des marchandises de toute espèce contre lesquelles il pourrait s’échanger. Une telle conduite mettra de plus en plus ce souverain dans le cas de voir augmenter et la quantité et la valeur de ce produit, et celles, par conséquent, de la part qui lui en appartient, c’est-à-dire de voir augmenter son propre revenu.

Mais il semble qu’il soit tout à fait hors du pouvoir d’une compagnie de marchands de se considérer comme souverain, même après qu’elle l’est devenue. Trafiquer ou acheter pour revendre est toujours ce que ces gens-là regardent comme leur affaire principale et, par une étrange absurdité, ils ne considèrent le caractère de souverain que comme accessoire de celui de marchand, comme quelque chose de subordonné à ce dernier titre, et qui doit leur servir seulement comme un moyen d’acheter à plus bas prix dans l’Inde, et par là de revendre avec un plus gros profit. Dans cette vue, ils mettent tous leurs soins à écarter du marché des pays soumis à leur gouvernement le plus de concurrents possible et, conséquemment, à réduire quelque partie au moins de l’excédent de produit de ces pays à la quantité purement suffisante pour remplir ce qu’eux-mêmes jugent à propos d’en demander, c’est-à-dire à la quantité qu’ils espèrent pouvoir débiter en Europe avec un profit qui leur paraisse raisonnable. Leurs habitudes mercantiles les entraînent ainsi par une pente presque irrésistible, quoique peut-être insensible, à préférer le plus souvent les petits profits passagers du monopoleur au riche et permanent revenu du souverain, et elles les conduiront infailliblement, par degrés, à traiter les pays soumis à leur gouvernement à peu près comme les Hollandais traitent les Moluques. L’intérêt de la Compagnie des Indes considérée comme souverain, c’est que les marchandises européennes qui sont apportées dans les États soumis à sa domination y soient vendues au meilleur marché possible, et que les marchandises indiennes qu’on tire de ces mêmes États y rendent le plus haut prix possible ou s’y vendent le plus cher possible. Mais, considérée comme compagnie de marchands, son intérêt est entièrement opposé. Comme souverain, son avantage est précisément le même que celui des pays qu’elle gouverne ; comme compagnie marchande, il se trouve directement contraire à celui-ci.

Mais si l’esprit d’un pareil gouvernement, même pour ce qui a rapport à sa direction en Europe, se trouve ainsi essentiellement vicieux et peut-être irrémédiable, celui de son administration dans l’Inde l’est encore davantage. Cette administration est nécessairement composée d’un conseil de marchands, profession sans doute extrêmement recommandable, mais qui, dans aucun pays du monde, ne porte avec soi le caractère imposant qui inspire naturellement du respect au peuple, et qui commande une soumission volontaire sans qu’il soit besoin de recourir à la contrainte. Un conseil ainsi composé ne peut obtenir d’obéissance qu’au moyen des forces militaires qui l’entourent et, par conséquent, son gouvernement est nécessairement militaire et despotique. Toutefois, le véritable état de ces administrateurs, c’est l’état de marchands[28]. Leur principale affaire, c’est de vendre pour le compte de leurs maîtres les marchandises d’Europe qui leur sont commises, et d’acheter en retour des marchandises indiennes pour le marché de l’Europe ; c’est donc de vendre les unes aussi cher, et d’acheter les autres à aussi bon marché que possible et, par conséquent, d’exclure, autant qu’ils le peuvent, toute espèce de rivaux du marché particulier où ils tiennent leur boutique. Ainsi, l’esprit de l’administration, en ce qui concerne le commerce de la Compagnie, est le même que l’esprit de la direction ; il tend à subordonner le gouvernement aux intérêts du monopole et, par conséquent, à étouffer la croissance naturelle de quelques parties au moins de l’excédent de produits du pays, et à les réduire à la quantité purement nécessaire pour remplir la demande qu’en fait la Compagnie.

D’un autre côté, tous les membres de l’administration commercent plus ou moins pour leur propre compte, et c’est en vain qu’on voudrait le leur défendre. Il serait trop absurde de s’attendre que les commis d’une immense maison de commerce à quatre mille lieues de distance, et sur lesquels, par conséquent, il est presque impossible d’avoir les yeux, iront, sur un simple ordre de leurs maîtres, renoncer tout d’un coup à faire aucune espèce d’affaires pour leur compte, abandonner pour jamais toute perspective de faire fortune, quand ils en ont les moyens sous la main, et se contenter des modiques salaires que ces maîtres leur abandonnent, salaires qui, tout modiques qu’ils sont, ne sont guère susceptibles d’augmentation, puisqu’ils sont ordinairement aussi forts que le peuvent supporter les profits réels de la Compagnie. Dans de pareilles circonstances, une défense aux agents de la Compagnie de commercer pour leur compte ne pourrait guère produire d’autre effet que de mettre les agents supérieurs à même d’opprimer, sous prétexte d’exécuter cette défense, ceux des agents inférieurs qui auraient eu le malheur de leur déplaire. Les agents tâchent naturellement d’établir, en faveur de leur commerce particulier, le même monopole que celui du commerce public de la Compagnie. Si on les laisse faire à leur fantaisie, ils établiront ce monopole directement et ouvertement, en défendant tout uniment à qui que ce soit de commercer sur les articles qu’ils auront choisis pour l’objet de leur trafic, et c’est peut-être là la meilleure manière et la moins oppressive de l’établir. Mais s’il existe un ordre venu d’Europe qui leur défend d’en user ainsi, alors ils n’en chercheront pas moins à s’assurer un monopole du même genre, mais secrètement et indirectement, par des voies bien plus oppressives pour le pays. Ils emploieront toute l’autorité du gouvernement, ils abuseront de l’administration de la justice pour vexer et pour perdre les personnes qui s’aviseront de leur faire concurrence dans quelque branche de commerce qu’ils aient jugé à propos d’adopter, et qu’ils exerceront à l’aide de courtiers cachés ou au moins non avoués publiquement. Mais le commerce particulier des agents s’étendra naturellement à un bien plus grand nombre d’articles divers, que le commerce public de la Compagnie. Le commerce public de la Compagnie ne s’étend pas au-delà du commerce avec l’Europe, et ne peut embrasser qu’une partie seulement du commerce étranger du pays, tandis que le commerce particulier des agents peut s’étendre à toutes les branches différentes, tant du commerce intérieur du pays que de son commerce étranger. Le monopole de la Compagnie ne peut tendre à rien de plus qu’à étouffer la croissance naturelle de cette partie du produit qui serait exportée en Europe en cas de liberté du commerce. Le monopole des agents tend à étouffer la croissance naturelle de toute espèce de produit sur laquelle il leur plaira de trafiquer, de celle destinée pour la consommation du pays aussi bien que de celle qui est destinée pour l’exportation et, par conséquent, tend à dégrader la culture générale du pays et à diminuer la population ; il tend à réduire toutes les espèces de productions, même celles nécessaires aux besoins de la vie (s’il plaît aux agents de la Compagnie de trafiquer sur ces articles), aux quantités seulement que ces agents peuvent suffire à acheter, avec la perspective de les revendre au profit qui leur convient.

De plus, par la nature même de leur position, les agents doivent être plus portés à soutenir, avec rigueur et avec dureté, leurs intérêts personnels contre l’intérêt du pays qu’ils gouvernent, que leurs maîtres n’y seraient disposés pour soutenir les leurs. C’est à ces maîtres qu’appartient le pays, et ceux-ci ne peuvent s’empêcher d’avoir quelque ménagement pour la chose qui leur appartient. Mais le pays n’appartient pas aux agents. Le véritable intérêt de leurs maîtres, si ceux-ci étaient bien en état de l’entendre, est le même que celui du pays[29], et s’ils l’oppriment, ce ne peut être jamais que par ignorance et par suite de leurs misérables préjugés mercantiles. Mais l’intérêt réel des agents n’est nullement le même que celui du pays et, à quelque point qu’ils vinssent à s’éclairer, il n’en résulterait pas pour cela nécessairement un terme à leurs oppressions. Aussi, les règlements qui ont été envoyés d’Europe, quoiqu’ils fussent souvent mauvais, annonçaient ordinairement de bonnes intentions ; mais dans ceux qui ont été faits par les agents dans l’Inde, on a pu remarquer quelquefois plus d’intelligence et peut-être des intentions moins bonnes. C’est un gouvernement d’une espèce bien singulière, qu’un gouvernement dans lequel chaque membre de l’administration ne songe qu’à quitter le pays au plus vite et, par conséquent, à se débarrasser du gouvernement le plut tôt qu’il peut, et verrait avec une parfaite indifférence la contrée tout entière engloutie par un tremblement de terre le lendemain du jour où il l’aurait quittée, emportant avec soi toute sa fortune.

Dans tout ce que je viens de dire, néanmoins, je n’entends pas jeter la moindre impression défavorable sur l’honnêteté des facteurs de la Compagnie des Indes en général, et bien moins encore sur celle de qui que ce soit en particulier. C’est le système de gouvernement, c’est la position dans laquelle ils se trouvent placés que j’entends blâmer, et non pas le personnel de ceux qui ont eu à agir dans cette position et dans ce gouvernement. Ils ont agi selon la pente naturelle de leur situation particulière, et ceux qui ont déclamé le plus haut contre eux n’auraient probablement pas mieux fait à leur place. En matière de guerre et de négociation, les conseils de Madras et de Calcutta se sont conduits, dans plusieurs occasions, avec une sagesse et une fermeté mesurées qui auraient fait honneur au sénat romain dans les plus beaux jours de la république. Cependant, les membres de ces conseils avaient été élevés dans des professions fort étrangères à la guerre et à la politique[30]. Mais leur situation toute seule, sans le secours que donnent l’instruction, l’expérience et l’exemple, semble avoir formé en eux tout d’un coup les grandes qualités qu’elle exigeait, et leur avoir donné, comme par inspiration, des talents et des vertus qu’ils ne se flattaient guère de posséder. Si donc, dans quelques circonstances, cette situation les a excités à des actes de magnanimité qu’on n’était pas trop en droit d’attendre de leur part, il ne faut pas s’étonner que, dans d’autres circonstances, elle les ait poussés à des exploits d’une nature un peu différente.

De telles Compagnies exclusives sont donc un mal public, sous tous les rapports ; c’est un abus toujours plus ou moins incommode aux pays dans lesquels elles sont établies, et un fléau destructeur pour les pays qui ont le malheur de tomber sous leur gouvernement.



CHAPITRE VIII.

conclusion du système mercantile.


Quoique l’encouragement de l’exportation et le découragement de l’importation soient les deux grandes mesures par lesquelles le système mercantile se propose d’enrichir le pays, cependant, à l’égard de certaines marchandises en particulier, il paraît suivre un plan tout opposé :


  1. Cette loi ne s’appliquait qu’au territoire conquis, et non aux anciens patrimoines. A. B.
  2. La constitution des anciennes colonies comporte des considérations qui ont excité beaucoup d’intérêt et donné lieu à de nombreuses investigations. Une Dissertation de Bougainville, qui remporta le prix décerné par l’Académie des inscriptions au meilleur essai sur cette question, fut publiée en 1745.

    Le professeur Barron de Saint-André, dans un écrit anonyme intitulé History of the colonisation of the free states of antiquities, s’efforça de prouver que les anciens exerçaient sur leurs colonies la même espèce de contrôle que les modernes exerçaient ordinairement sur les leurs. Le traité de Barron fut réfuté par le docteur Lymonds, de Cambridge, qui publia des Remarks à ce sujet en 1778, et par sir William Mereddith, dans les Historical remarks on the taxation of free states, publiées en 1784. Beyne a écrit quelques dissertations savantes sur ce sujet dans ses Opuscula academica. Mais le meilleur ouvrage sur les colonies des anciens est sans doute celui de Sainte-Croix ; De l’état et du sort des anciennes colonies, publié en 1778. La Verona illustrata du savant marquis Maffei contient un excellent exposé du système de colonisation des Romains. Raoul-Rochette, dans son volumineux ouvrage sur les Colonies grecques, a recherché leur histoire jusque dans les plus petits détails ; mais il manque de la connaissance des principes, et ses vues générales ne sont pas suffisamment approfondies.

    Malgré les nombreux ouvrages publiés pendant le dernier demi-siècle, un bon traité sur cet important sujet est encore à désirer. L’History of the British west Indian colonies de Bryan Edward est bien écrite ; mais il exagère leur importance, et il a une forte propension pour les propriétaires. La Colonial policy de lord Breugham fut publiée en 1803. Elle contient des renseignements auxquels on ne peut pas toujours se fier, sur les systèmes coloniaux des différentes nations européennes ; mais, sous les autres rapports, cet ouvrage n’a aucune valeur. L’auteur exagère l’importance des colonies beaucoup plus encore qu’Edward ; il défend ou atténue les oppressions restrictives si fréquemment imposées sur leur commerce, et qui ont été aussi funestes aux métropoles qu’aux colonies. Il prétend, pour justifier ces restrictions, « que les intérêts des commerçants, dans l’emploi de leurs capitaux, ne sont nullement les mêmes, dans tous les cas, que les intérêts de la communauté à laquelle ils appartiennent… » (T. I, p. 254.) Il n’est pas nécessaire de parler des ouvrages plus récents sur la colonisation*. Mac Culloch.

    *. Un professeur d’économie politique à l’université d’Oxford, M. Merivale, a fait, pendant les trois dernières années, de la Colonisation et des colonies le principal objet de ses cours. Ces leçons viennent de paraître en deux volumes. A. B.
    .

  3. La population relative des différentes contrées et villes d’Amérique s’est beaucoup modifiée depuis la publication de la Richesse des nations. A. B.
  4. Ce qu’on nomme en Angleterre libre soccage est une sorte de tenure suivant laquelle le seigneur n’a droit à autre chose qu’à une redevance fixe et annuelle en argent, ce qui ressemble à nos censives, si ce n’est que les droits seigneuriaux, en cas de mutation par vente ou aliénation, ont été abolis en Angleterre par un statut de Charles II.
  5. L’origine des lois de navigation de l’Angleterre remonte au règne de Richard II, ou peut-être à une époque encore plus reculée. Mais comme il serait difficile de rendre compte de tous les changements et variations survenus dans un temps aussi éloigné, nous nous bornerons à constater que les deux principes essentiels des lois de navigation ont été posés d’une manière explicite sous le règne de Henri VII ; l’importation de certaines marchandises fut alors interdite, à moins qu’elles ne fussent portées par des navires anglais et n’ayant à bord que des marins anglais. Au commencement du règne d’Élisabeth (S. Élis., ch. v), les navires étrangers furent exclus des pêcheries et du commerce de cabotage. Le parlement républicain donna une grande extension aux lois de navigation par l’acte de 1650, qui interdit aux vaisseaux de toutes les nations étrangères de faire le commerce avec les colonies de l’Amérique, sans en avoir préalablement obtenu l’autorisation. Ces différents actes se rapportaient plutôt au commerce entre les différents ports et colonies de l’empire qu’aux relations commerciales et étrangères. Mais l’année suivante (9 oct. 1651), le parlement républicain publia le célèbre acte de navigation. Cet acte avait un double but ; il devait, d’un côté, donner de plus grands développements à notre navigation et frapper un coup décisif sur la puissance maritime des Hollandais, qui avaient alors le monopole du commerce de transport, et contre lesquels différentes circonstances avaient fait naître, en Angleterre, une grande aigreur. L’acte dont il est ici question établit, que ni produits ni marchandises provenant de l’Asie, de l’Afrique ou de l’Amérique ne pourraient être importés en Angleterre, en Irlande ou en aucune de leurs colonies, que sur des navires appartenant à des sujets anglais, commandés par des Anglais, et dont les équipages se composeraient en grande partie de marins anglais. Après avoir ainsi assuré aux armateurs anglais le commerce d’importation de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, cet acte leur garantit en outre, autant que cela était possible, le commerce d’importation de l’Europe. A cet effet, il fut expressément dit, que les produits provenant de n’importe quel pays de l’Europe ne pourraient être importés en Angleterre que sur des navires anglais, ou sur des vaisseaux qui seraient la propriété réelle de la nation et du pays d’où ces produits seraient exportés.

    Cette dernière mesure est entièrement dirigée contre les Hollandais, qui avaient très-peu de produits indigènes à exporter, et dont les navires étaient principalement employés à transporter les produits des autres pays aux marchés étrangers. Telles étaient les principales dispositions de ce fameux acte. Elles furent maintenues par le gouvernement royal qui suivit le protectorat de Cromwell, et forment la base de l’acte xii (Charles II, chap. xviii). Elles sont restées jusqu’aux temps modernes la loi d’après laquelle nos relations commerciales avec les pays étrangers ont été réglées, et qu’on a pompeusement appelée la Charte maritime de l’Angleterre.

    En supposant que tout ce qui a été dit par les apologistes de cet acte fût parfaitement vrai ; en admettant que l’acte de navigation, au moment où il fut conçu, était bien réellement le résultat d’une pensée politique profonde, il ne s’ensuivrait pas encore qu’il dût être maintenu de notre temps. Les institutions humaines ne sont pas fondées pour l’éternité. Elles doivent toujours s’adapter aux circonstances ainsi qu’aux besoins de la société. Mais la situation de la Grande-Bretagne et des autres pays de l’Europe a complètement changé depuis 1650. La grandeur commerciale et les richesses tant enviées des Hollandais ont disparu ; nous n’avons plus rien à craindre de leur inimitié ; et ce serait un véritable anachronisme que de conserver aujourd’hui quelques-unes de ces haines ou préventions qui ont donné naissance à cette mesure. Londres est aujourd’hui ce que Tut autrefois Amsterdam, le grand entrepôt du monde commercial, universi orbit terrarum emporium. Et la véritable question est maintenant de savoir, non point quels sont les meilleurs moyens pour arriver à la grandeur maritime, mais quels sont les meilleurs moyens pour nous conserver la supériorité incontestée que nous avons déjà atteinte. La réponse à cette question ne présente pas de grandes difficultés. La navigation et la puissance maritime sont les effets, non les causes du commerce. Si ce dernier augmente, l’agrandissement de la puissance navale s’ensuivra naturellement. Plus le commerce entre les différents pays s’étend, plus l’augmentation des marins et des navires deviendra nécessaire.

    Il serait difficile, par conséquent, de mettre en doute la sagesse des modifications opérées dans les lois de navigation, en partie par les bills introduits par M. (aujourd’hui lord) Wallace en 1824, par M. Huskisson en 1825, et en partie par l’adoption du système dit de réciprocité. Sous le régime des lois existantes (6, George IV, chap. cix), une égalité parfaite règle les relations commerciales entre la Grande-Bretagne et celles des contrées de l’Europe qui se trouvent en bons rapports avec elle. Les souvenirs de nos anciennes haines et de notre jalousie de la prospérité de quelques-uns de nos voisins n’existent plus, et c’est une législation uniforme qui règle notre commerce avec le continent. Cette uniformité de législation, en ouvrant une plus grande carrière aux opérations mercantiles, et en donnant au commerce avec les plus riches de nos voisins une plus grande importance, éloigne beaucoup d’embarras et de difficultés, en même temps qu’elle diminue l’idée qu’on s’était faite, non sans quelque raison, sur le continent, que les principes essentiels de notre système de commerce étaient conçus dans des vues exclusives et égoïstes.

    Il résulte des observations précédentes, que les lois de navigation, à part le préjudice qu’elles causaient au commerce du pays, étaient en outre impuissantes à atteindre leur véritable but, c’est-à-dire à produire l’emploi d’un plus grand nombre de vaisseaux. Mais, en supposant même que, par rapport à ce dernier objet, elles aient eu un plein et entier succès, et qu’elles n’aient point eu de suites fâcheuses pour la prospérité de notre commerce extérieur, leur véritable utilité n’en serait pas pour cela démontrée.

    On a toujours regardé comme un axiome en fait de politique maritime que, pour avoir des forces navales puissantes, il faut absolument avoir une marine marchande considérable qui puisse fournir des matelots ; et A. Smith se prononce en faveur des lois de navigation, principalement en vue de l’accroissement qu’elles procureraient à la marine marchande du pays, accroissement qu’il regarde comme indispensable pour le développement de notre marine de guerre, et par conséquent pour la sécurité et la défense du pays. Mais il serait facile de démontrer que cette opinion ne repose sur aucun fondement solide. Mac Culloch.

  6. En général, tous les bois propres à la menuiserie, au charronnage, à la tonnellerie et à la charpente, en exceptant ceux propres aux mâtures, etc., dont il est question plus bas.
  7. Liv. I, chap. ii.
  8. Les îles cédées par la paix de Paris, de 1763, sont proprement la Grenade et les Grenadins ; mais les îles de Saint-Vincent, de la Dominique et de Tabago, qui ont été laissées à l’Angleterre par la même paix, ne l’ont pas été à titre de cession. Néanmoins l’auteur comprend ici toutes ces îles sous le nom d’îles cédées.
  9. Bois jaune propre à la teinture, et qu’on tire principalement de Tabago.
  10. C’est le fer non forgé, qui se nomme aussi fonte.
  11. Après la denrée dont l’ouvrier se nourrit, celle dont le bon marché contribue davantage à donner de l’activité au travail et à augmenter l’aisance générale du peuple, c’est le fer. Il y a peu de substances dont la consommation soit aussi étendue et dont les services soient à la fois plus utiles et plus variés. Le fer fournit des instruments à presque tous les arts et métiers, depuis le soc de la charrue jusqu’au ciseau du sculpteur et à la lime de l’horloger ; il sert à mettre en œuvre les autres matières, le bois, la pierre, les métaux et le fer lui-même ; il taille le diamant et les pierres précieuses ; il entre, comme partie essentielle, dans la construction des édifices et des vaisseaux, ainsi que dans la fabrication de presque tous les meubles solides et durables. Il sert à fournir une quantité d’ustensiles de ménage, et n’est pas moins nécessaire dans le foyer et dans la cuisine du pauvre que dans ceux du riche ; enfin, il contribue puissamment à la défense du pays en temps de guerre.

    Mais le fer, tel que la nature nous le donne, se trouve combiné avec certaines substances minérales qui, d’après les proportions dans lesquelles elles existent, le rendent ou plus doux, ou plus cassant, et, par cette raison, plus ou moins propre à des usages particuliers ; et comme ces qualités du fer varient en différentes contrées, il en résulte que certains pays possèdent en quantité surabondante la qualité du fer recherchée pour quelques genres de travaux, tandis que d’autres pays, ou ne la trouvent point dans leur sol dans une quantité égale à leurs besoins, ou du moins ne peuvent la produire chez eux qu’avec de très-grands frais.

    La France, avant la révolution de 1789, consommait, année commune, à ce que l’on croit, environ 180 millions de livres ou 1,800 mille quintaux de fer, acier et fonte moulée, dans laquelle somme on peut compter l’acier pour 8 millions de livres et la fonte moulée pour 16. Sur ces 180 millions de livres pesant de fer consommé ou travaillé en France, on pense que près des quatre cinquièmes étaient de fabrication française, et qu’un peu plus d’un cinquième (trois à quatre mille quintaux du poids de marc) était importé de la Suède, de l’Espagne et de l’Allemagne, mais principalement du premier de ces trois pays.

    Quelques personnes ont porté beaucoup plus haut le montant de la fabrication française, parce qu’elles ont établi leur calcul sur le nombre des hauts-fourneaux existant dans le royaume, et qu’elles les ont supposés tous roulant sans interruption, c’est-à-dire neuf à dix mois dans l’année, tandis qu’il en est plusieurs qui ne sont allumés que tous les deux ans et même tous les trois ans, et d’autres qui ne le sont que cinq et six mois par année.

    Une partie du fer travaillé en France, soit qu’il provint du sol, soit qu’il eût été acquis par l’importation, était exportée aux colonies françaises de l’Amérique.

    Le fer de Suède acquittait à l’entrée dans le royaume de France un droit de dix sous par quintal du poids de marc, et ce modique droit subsistait ainsi depuis plus de cent ans, sans exciter aucune plainte de la part de nos maîtres de forges, dont l’exploitation étant partout réglée sur les besoins habituels de la consommation, tant pour la quantité que pour la qualité des fers, ne recevait aucune atteinte de l’importation étrangère, également mesurée sur ces besoins. Mais ce qui excitait alors avec justice de vives réclamations de la part de ces fabricants, c’était la taxe perçue dans l’intérieur sur les produits de leur fabrication, sous le nom de droit de la marque des fers, taxe dont la perception était accompagnée de visites gênantes et même de mesures vexatoires.

    L’assemblée qui exerça la première le pouvoir législatif en France, depuis cette révolution, supprima le droit de la marque des fers ; et pour que le fisc reçût une indemnité de cette suppression, elle doubla le droit d’entrée sur les fers étrangers, et le porta, par une loi de 1794, à un franc par quintal, poids de marc.

    Mais les événements qui suivirent amenèrent bientôt après une grande secousse dans l’état de la fabrication et de la consommation des fers en France. La guerre qui éclata entre ce pays et les puissances du nord et de l’est de l’Europe, ainsi que l’interruption de tout commerce maritime, empêchèrent l’importation ordinaire des fers de la Suède et de l’Espagne. Quoique les mêmes causes arrêtassent aussi l’exportation du fer fabriqué en France que recevaient les colonies, cependant les besoins immenses d’une guerre dans laquelle on armait presque tout individu en âge de porter les armes, joints au défaut d’ordre et d’économie qui est inséparable d’un état de confusion et de turbulence, élevèrent la demande pour le fer à un tel point, qu’il s’établit de toutes parts des forges nouvelles, et jusque dans les cantons voisins des côtes de la mer, dans lesquels on n’aurait jamais songé à en établir dans d’autres circonstances, puisque le transport d’une telle marchandise étant très-dispendieux, des forges ainsi situées n’auraient pu soutenir la concurrence des produits étrangers qui étaient transportés par mer. La fabrication du fer fut, en France, fort au-dessus de ce qu’elle avait jamais été. On lit dans quelques écrivains très-judicieux, mais qui n’ont point indiqué la source où ils avaient puisé cette information*, que la fabrication du fer, en France, s’éleva à 225 millions de kilogrammes ; ce qui serait presque trois fois la fabrication antérieure à 1789, et ce qui semble trop peu vraisemblable pour qu’on ne soit pas tenté de soupçonner ce calcul d’une forte exagération.

    Quand, après les jours de tumulte et d’anarchie, le gouvernement eut pris, en France, une forme régulière et que les relations commerciales commencèrent à se renouer, la plupart de ces forges, qui ne devaient leur naissance qu’à des circonstances tout à fait extraordinaires, ne pouvaient plus lutter contre les fers étrangers. Ceux-ci étaient le produit naturel du développement de l’industrie dans des pays couverts de forêts sans utilité ; mais la fabrication française était, à certains égards, une véritable superfétation hors de toute proportion avec la valeur des autres produits du pays. Le gouvernement crut donc, en 1806, devoir accorder comme encouragement aux forges françaises, un doublement du droit d’entrée sur les fers étrangers, ce qui quadrupla le droit qui avait été perçu jusqu’à l’époque de 1790.

    Mais, en 1806, les fabricants français trouvaient dans l’anéantissement presque total du commerce maritime une garantie suffisante contre l’introduction des fers du Nord, ceux dont ils avaient le plus à redouter la concurrence. Aussi ces fabricants eurent-ils, dans le fait, le monopole absolu de la fabrication des fers pour tous les besoins de la consommation de leur pays ; et comme l’état permanent de guerre rendait continuelles les demandes du gouvernement pour ce genre de fourniture, que ce consommateur est le moins économe de tous et le moins difficile sur les conditions de ses achats, le prix du fer monta à une hauteur excessive, au grand détriment de tous les arts mécaniques et de tous les consommateurs privés.

    La cherté extrême du fer ne fut pas le seul dommage qui résulta de cet état forcé et contraire au cours naturel des choses. Une autre espèce de denrée de consommation générale et de première nécessité fut entraînée dans le renchérissement des fers et obligée de suivre le mouvement qu’ils avaient pris, parce qu’elle est en quelque sorte la matière première dont ce métal est fabriqué. Le bois entre pour plus des deux tiers dans les frais de la fabrication du fer, et forme, avec la subsistance des ouvriers et employés de la forge, la totalité des valeurs qui se consomment dans ce genre d’exploitation ; le minerai, la casline et autres substances minérales qui entrent dans le fourneau avec le charbon, n’ayant presque d’autre valeur que la dépense faite pour le transport. Ainsi, l’opération du maître de forges consiste principalement à acheter des bois qu’il convertit en charbon, puis en fonte et en fer, et c’est surtout le prix auquel il achète le bois qui détermine le prix auquel il peut livrer sa marchandise au commerce. La rareté du bois est la cause qui force à éteindre les fourneaux. Au commencement du dix-huitième siècle, on comptait en Angleterre trois cents hauts-fourneaux en activité ; ils se trouvaient réduits, vers le milieu du même siècle, au nombre de cinquante-neuf seulement, à cause du manque de bois ; mais l’industrie anglaise vint à bout de relever cette branche importante de manufacture, en substituant au bois un combustible minéral dans la fabrication de la fonte qui n’était pas destinée à être convertie en fer, et en adoptant plusieurs procédés ingénieux tendant à économiser la consommation du bois dans les diverses manipulations qui avaient pour objet de donner au fer en barres ces formes carrées ou cylindriques, plates ou laminées, qu’exigent les services différents auxquels il doit être employé.

    L’épuisement de bois a mis également les maîtres de forges de la Russie dans la nécessité d’abandonner leurs exploitations, mais sans que ce genre d’industrie en éprouvât aucune diminution, de nouvelles forges s’étant élevées à mesure dans d’autres parties de l’empire où le bois se trouvait surabondant.

    Le bois propre au service des forges, et qui est désigné dans le commerce sous le nom de charbonnette, forme, en France, environ un quart, quant à sa valeur, du produit total de nos bois, et fournit annuellement, à ce que l’on croit, deux millions huit cent mille cordes. La corde de ce bois est de quatre-vingts pieds cubes. D’après ce qu’on lit dans le Journal des Mines**, on brûle dans les fourneaux du département du Cher deux cent quarante pieds cubes de bois pour obtenir un quintal métrique de fer, et, d’après les observations faites par le baron de Dietrich***, on brûle, en Alsace, deux cent trente pieds cubes de bois pour fabriquer la même quantité de cent kilogrammes de fer. En prenant pour moyenne deux cent quarante pieds cubes de bois, il s’ensuivrait que, pour obtenir les quatre-vingt-huit millions de kilogrammes de fer auxquels on évalue la consommation de la France actuelle, année commune, il faudrait consommer deux millions six cent quarante mille cordes. Il ne resterait donc pour le charbon des villes, celui des autres manufactures et des cuisines, que cent soixante mille cordes. Mais Paris seul brûle, par an, quatre millions de pieds cubes de charbon, qui sont le produit de cent soixante mille cordes de bois de charbonnette. Comme l’emploi de la houille dans las procédés de la fonte est si peu répandu qu’il ne mérite pas d’entrer en compte, on doit inférer des calculs ci-dessus que le travail des forges, poussé au delà de sa mesure naturelle, a entraîné nécessairement une cherté permanente et un renchérissement dans le charbon du commerce, ainsi que dans les bois destinés au même chauffage, au même service de la boulangerie et à quelques autres usages semblables.

    D’après les recherches les plus étendues et les plus exactes, on s’est assuré qu’en 1814 la consommation du charbon dans les forges françaises était de cinq cents à cinq cent vingt-cinq parties pondérables pour cent parties de fer, et c’est sur cette proportion que les maîtres de forges ont établi le prix de leurs fers au taux de 37 à 30 fr. les cinquante kilogrammes.

    Mais si l’on compare cette consommation des forges françaises à celle qui a lieu dans les autres forges de l’Europe, on se convaincra aisément combien le travail du fer en France, à cette époque, était éloigné du point d’amélioration auquel il lui était facile de parvenir.

    Dans le travail ordinaire du fer, la consommation de charbon se divise en deux parties ou en deux degrés différents de main-d’œuvre, qui sont : 1° la conversion du minerai en fonte ; 2° l’affinage de la fonte ou sa conversion en fer.

    Dans la première de ces opérations, la consommation varie de soixante-six à cinq cent quarante-neuf parties pondérables pour cent parties ; et, sur plus de cent hauts-fourneaux de différents pays, la moyenne s’est trouvée être de cent soixante-deux parties****. La consommation de fonte et de charbon, pour obtenir du fer, est de cent dix à cent cinquante parties pondérables de fonte, et de cent dix à deux cent soixante parties de charbon pour obtenir cent parties de fer*****.

    En général, la consommation moyenne de charbon pour obtenir cent parties pondérables de fer par la méthode des hauts-fourneaux et de l’affinage de la fonte, varie entre deux cent quatre-vingt-cinq et quatre cent quarante parties****** ; en sorte que la plus forte consommation, dans ces différents pays, est encore de 13 à 20 pour 100 plus faible que celle qui a été observée dans nos forges. Il ne faudrait cependant pas se figurer que cette différence dans la proportion du charbon consommé procédât de la nature du minerai qu’on traite en France : on voit, dans l’ouvrage déjà cité, que cette différence doit être uniquement attribuée au mode de procéder dans les deux opérations, et qu’il suffirait d’adopter de meilleures méthodes pour obtenir une économie de deux cinquièmes dans la quantité du charbon brûlé.

    Dégagés de toute concurrence étrangère, les maîtres de forges de France n’avaient guère d’intérêt à économiser la consommation de charbon, et ils préféraient suivre les vieilles routines plutôt que de travailler à introduire les méthodes nouvelles. Comme ils étaient assurés de se faire rembourser de leurs avances, et qu’ils pouvaient élever le prix de leur marchandise en raison de leurs frais de fabrication, ils ne songèrent qu’à se procurer les bois qui leur étaient nécessaires. Aussi la corde de charbonnette qui, dans quelques cantons du royaume, ne se vendait guère, en 1790, que 50 à 40 sous, tripla de valeur dans ces mêmes endroits, et même elle se paya jusqu’à 8 et 9 fr. dans quelques districts de la Normandie où l’on s’était avisé d’élever des fourneaux pour la fabrication de la fonte moulée.

    Tel était l’état des choses au moment où la paix générale fut rétablie en Europe, et quand les relations commerciales purent reprendre, entre la France et les pays du Nord, sur le pied où elles étaient avant 1789. Alors les maîtres de forges virent avec effroi l’introduction des fers de la Suède et de la Russie, qui pouvaient entrer dans les ports de France au prix de 10 à 12 fr. les cinquante kilogrammes, c’est-à-dire à moins de moitié du prix qu’avaient chez nous les fers d’une qualité à peu près pareille. Ils se liguèrent donc entre eux et réclamèrent en corps contre cette invasion des fers étrangers, en invoquant la protection due par le gouvernement à l’industrie nationale, et, suivant le langage toujours usité en pareil cas, ils ne manquèrent pas de prédire les plus sinistres conséquences et de montrer la France comme sur le point de manquer de fer même pour sa défense et pour ses premiers besoins, ou du moins réduite à subir le joug de l’étranger pour se procurer un des articles les plus importants de notre consommation.

    Les clameurs de l’intérêt privé n’ont pas de peine à étouffer la voix toujours calme de la raison et de la justice. Quelques autres intérêts particuliers qui se trouvaient menacés par la prohibition des fers étrangers ne parvinrent pas à se faire entendre, parce que la masse de ces intéressés était peu nombreuse. Les maîtres de forges, au contraire, se fortifièrent encore de l’alliance des propriétaires de bois, qu’ils entraînèrent dans leur ligue en leur persuadant que l’introduction des fers étrangers, anéantissant toutes les forges en France, laisserait une grande partie de bois sans aucune espèce de valeur. Enfin une loi fut rendue en décembre 1814, dont la première disposition fut de prohiber l’entrée des fontes en gueuse dont le poids serait au-dessous de quatre cents kilogrammes, ce qui a pour but de réserver aux seuls maîtres de forges français la fourniture du lest des vaisseaux de la marine royale, au grand préjudice de l’administration, qui eût pu se procurer ce lest à très-bon marché, et qui se trouve forcée de le faire venir de loin et de supporter, outre l’élévation du prix d’achat, les frais d’un transport très-dispendieux.

    Par les autres dispositions de cette loi, les fers en barres ou fers de commerce sont chargés d’un droit d’entrée de 13 fr. par cent kilogrammes, ce qui est quinze fois le droit que payaient les fers de Suède avant 1791. Le droit fut porté à 25 fr. pour les petits fers, et à 40 fr. pour le fer de platinerie, connu sous le nom de tôle. Enfin l’acier fut grevé du droit énorme de 45 fr. par quintal métrique, ce qui peut être considéré comme une prohibition absolue de l’acier d’Allemagne, qui, jusqu’alors, avait été employé avec grand avantage pour la fabrication des ressorts de voiture et pour quelques autres usages. Heureusement, sur ce point, l’activité de notre industrie, si puissamment secondée par les recherches et les études de nos savants, est venue à bout de se passer du secours des aciers étrangers. Mais la cherté générale du fer de commerce, maintenue par la loi de 1814, est une calamité contre laquelle ne peuvent rien les efforts de l’industrie ni les découvertes de la science. Cette calamité affecte presque tous les arts et métiers, et pèse particulièrement sur l’agriculture. On croit que, dans le cours de l’année, chaque charrue qui travaille donne lieu à une consommation de cinquante livres pesant de fer que le laboureur pouvait aisément se procurer, avant 1790, pour une somme de 7 livres 10 sous au plus, et qui, maintenant, lui coûte au moins trois fois cette somme. Ainsi, s’il y a, comme on le suppose, neuf cent vingt mille charrues mouvantes en France, le renchérissement seul du fer grève l’agriculture d’un nouvel impôt de 14 millions. On assure que la construction d’un vaisseau de premier rang coûte aujourd’hui trois cinquièmes de plus qu’auparavant, par le seul effet de l’élévation survenue dans le prix du fer qui doit entrer dans cette construction.

    On ne saurait donc trop se hâter de révoquer une loi aussi désastreuse, pour revenir à cet ancien état de choses qu’une épreuve de plus d’un siècle a dû faire suffisamment apprécier. La concurrence des fers étrangers ramènera parmi nos maîtres de forges une émulation et une activité dont ils ont depuis longtemps perdu l’habitude, et les forcera à sortir de cette ornière dans laquelle leur industrie reste immobile. On se rassurera contre cette crainte chimérique de l’anéantissement des forges en France, quand on observera qu’il existe dans ce royaume plusieurs districts très-étendus, abondants en minerai, et dont les bois ne peuvent être employés à aucun autre service qu’à alimenter les fourneaux. Il faut songer aussi que le fer étranger ne peut pénétrer fort avant dans l’intérieur des terres, parce que cette marchandise n’ayant qu’une valeur très-faible relativement à son poids, renchérit au double de son premier prix lorsqu’elle est transportée par terre à une distance tant soit peu considérable ; qu’en conséquence, dès que notre industrie en ce genre d’exploitation se sera élevée au niveau de celle des autres pays de l’Europe, il est extrêmement probable que les consommateurs français trouveront presque toujours de l’avantage à se fournir de fer de fabrication nationale, et que l’importation des fers de l’étranger n’aura jamais intérêt & dépasser les limites dans lesquelles elle se tenait autrefois circonscrite, et qui ne comprenait pas plus d’un cinquième de notre consommation totale.
    Garnier.

    *. M. de Humboldt : Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, tome IV, pag. 246 de l'édit. in-8o.

    **. Tome XXVI, page 321.

    ***. Description des gîtes de minerai, tomes III et IV.

    ****. Sidérotechnie, tome I, pages 208 à 210, et tome II, pages 38 et 51.

    *****. idem, tome III, page 75.

    ******. Idem, idem, pages 48.

  12. Les quatre gouvernements qui composaient la Nouvelle-Angleterre avant la révolution d’Angleterre étaient Massachusets, Connecticut, New-Hampshire et Rhode-Island. Le premier avait eu, en 1684, sa charte révoquée et tous ses priviléges supprimés par Charles II.
  13. Ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis démontre avec la dernière évidence la vérité de cette observation d’Adam Smith. A. B.
    .
  14. L’opinion développée ici par A. Smith, relativement à l’augmentation des profils, par suite du monopole, dans le commerce des colonies, n’est qu’une conséquence de sa théorie, qui fait dépendre le taux des profits de la quantité du capital et de l’étendue du champ ouvert à son emploi. En fait, cependant, le taux des profits dépend plutôt de la fécondité d’une entreprise industrielle que de l’espace ouvert à ses opérations. Les profits ne sont autre chose que des valeurs nouvelles créées par l’emploi des capitaux et du travail dans les entreprises industrielles, qui restent, quand le capital et la valeur du travail ainsi employés ont été mis de côté. Il est évident, par conséquent, que l’étendue des opérations n’est pour rien dans cette production. Et si A. Smith pense qu’en étendant les opérations le monopole du commerce des colonies élève en même temps le taux des profits, il est évident qu’il lui attribue des effets qu’il n’a pas réellement. Mac Culloch.
  15. La politique que la Grande-Bretagne et les autres nations ont suivie relativement à leurs colonies a été traitée par A. Smith d’une manière tellement complète, qu’il serait inutile de rien ajouter sur cette matière, si ce n’est quelques mots sur l’influence que, selon A. Smith, le monopole exerce sur l’élévation du taux des profits. Il ne sera pas difficile de démontrer que ceci est une erreur. Le taux des profits ne dépend pas de l’étendue du champ ouvert à l’emploi d’un capital, mais de la production de l’industrie dans laquelle un capital est engagé. Les profits ne sont autre chose qu’un excédant de valeur, résultat de l’emploi d’un capital et du travail, qui reste après la déduction du capital et des salaires du travail. Il est, par conséquent, évident que la seule étendue du champ ouvert à l’emploi du capital, quelque grande qu’elle puisse être, ne saurait produire un pareil résultat. Supposons, pour rendre ceci plus clair par un exemple, que, par un décret de la Providence, un million d’arpents de terre soit ajouté à la Grande-Bretagne, l’influence de cette augmentation du sol sur le taux des profits dépendrait alors entièrement de la fertilité de ces nouveaux arpents. S’ils n’étaient pas plus productifs que les terres pauvres que nous cultivons maintenant, 500 ou 1,000 millions livres sterling pourraient être mis dans cette nouvelle culture, sans que pour cela le taux des profits éprouvât une augmentation. Si les fermiers des mauvaises terres qui sont cultivées maintenant gagnent dix quarts ou 10 livres sterling sur l’emploi d’un capital déterminé, ils retireront évidemment le même profit d’un capital égal engagé dans la culture des terres de la qualité de celles dont nous venons de parler. Mais si les terres ainsi ajoutées rapportaient plus que les terres de dernière qualité actuellement cultivées, le taux des profits s’élèverait, non point à cause de l’accroissement de l’espace ouvert à l’emploi des capitaux, mais parce que la production serait devenue plus considérable. Car, au lieu d’un rapport de dix quarts ou de dix livres sterling rendu par les mauvaises terres mises en culture maintenant, il y en aurait un de douze ou de quinze quarts, ou de douze ou de quinze livres sterling.

    Mais on a dit que le monopole du commerce des colonies avait précisément ce double effet ; que d’un côté il étendait le champ des opérations, et que d’un autre côté il les rendait plus productives. Et voici comment, selon la théorie d’Adam Smith, il arrive presque toujours que, par suite de l’ouverture de nouvelles voies dans le commerce extérieur, les premiers marchands qui en profitent réalisent des bénéfices plus gros qu’à l’ordinaire. Ces bénéfices considérables engagent d’autres capitalistes à retirer leurs fonds d’emplois moins lucratifs ; de telle sorte que la quantité de marchandises sur le marché intérieur en diminue. Mais comme la demande reste toujours la même, il s’ensuit nécessairement une hausse dans les prix, et par conséquent une augmentation des bénéfices. Ce système a déjà été réfuté par M. Ricardo. Une certaine partie du revenu national est dépensée en marchandises étrangères. Quand, par suite du monopole, ou de toute autre manière, des voies nouvelles s’ouvrent au commerce, trois cas se présentent : ou la quantité du revenu national dépensée en marchandises étrangères restera la même, ou elle s’augmentera, ou elle diminuera.

    Dans le premier cas, c’est-à-dire quand la quantité dépensée reste la même, il est clair que les demandes de produits indigènes resteront également les mêmes ; il n’y aura donc pas de changement du tout.

    Dans le second cas, c’est-à-dire en supposant que la quantité du revenu national dépensée en articles étrangers devienne plus considérable, il est évident que les demandes de produits indigènes diminueront en proportion de cette augmentation ; une portion des capitaux et du travail, employée jusqu’à présent dans la production des articles destinés au marché indigène, sera ainsi forcée de chercher un nouvel emploi dans la fabrication des marchandises destinées à être expédiées au dehors en échange des envois étrangers, devenus plus considérables. Ainsi, chaque augmentation de demandes de produits étrangers, amenant forcément avec elle les moyens de se la procurer, sans qu’on ait besoin de recourir à une augmentation du capital national, il en résultera évidemment que les prix, et par conséquent le taux des profits, n’en éprouveront aucune hausse.

    Il ne nous reste que le troisième et dernier cas à examiner. En supposant que, par suite du bas prix des produits étrangers, une portion moins grande du revenu national suffise pour se les procurer, il est évident que le capital nécessaire pour la fabrication des marchandises à donner en échange pourra être moins considérable ; il y aura ainsi des capitaux disponibles qui, par conséquent, chercheront à s’employer dans la production des marchandises destinées au marché intérieur. C’est le marché intérieur qui profitera ainsi de cette portion des capitaux qu’on n’aura plus besoin d’affecter aux achats extérieurs. Dans chacune de ces suppositions, que le capital destiné à l’achat des denrées étrangères reste le même, qu’il augmente ou qu’il diminue, jamais la découverte, ou formation de nouvelles voies pour la concurrence, ne pourra avoir d’influence sur le taux des profits.

    Il est vrai que, si par le moyen du commerce extérieur nous pouvons obtenir des grains ou d’autres articles nécessaires aux cultivateurs, à un plus bas prix que par la production à l’intérieur, le taux des salaires baissera, et il pourra y avoir une hausse dans le taux des profits. Mais ce résultat ne sera dû en aucune façon au monopole ; on le devra à l’importation libre et illimitée de la part des étrangers aussi bien que des colons.

    Il est inutile d’ajouter que les principes développés par A. Smith ont été pleinement confirmés par les conséquences de la guerre avec l’Amérique. Notre commerce avec les États-Unis, à partir de l’époque de leur indépendance, a toujours suivi le mouvement de leur développement progressif, et aujourd’hui il est aussi considérable qu’alors, que nous avions un gouverneur dans chaque État. Nous avons donc tous les avantages d’un commerce actif, sans les charges que nous imposaient le gouvernement et la défense d’établissements aussi éloignés et étendus.

    L’explication donnée par A. Smith sur les causes du développement rapide et de la prospérité des colonies, fondées dans des situations avantageuses, bien que combattue par Sismondi et d’autres, paraît d’accord avec la théorie et l’histoire. Quand une colonie est fondée dans un lieu inhabité ou peu peuplé, chaque colon occupe une assez grande étendue des meilleures terres ; il n’a ni rente ni impôts à payer ; et, comme sa provision d’articles manufacturés lui arrive, soit de la métropole, soit d’un autre pays, il pourra appliquer toute son énergie à l’agriculture, qui, dans de pareilles circonstances, est très-productive. Les demandes de travail dans ces colonies sont très-grandes ; car le taux élevé des salaires, ainsi que le bas prix des terres, font du laboureur un propriétaire qui bientôt, à son tour, peut employer d’autres laboureurs.

    De cette manière, la population et le bien-être augmentent d’une manière extraordinaire ; et il y a des exemples, ainsi que cela est arrivé aux États-Unis, que, pendant un laps de temps très-considérable, ils se soient accrus du double tous les vingt ou vingt-cinq ans. — Mais, tout en établissant que la facilité de tirer des richesses d’un sol fertile et inoccupé soit la principale cause du développement rapide des nouvelles colonies, on ne prétend pas dire que ce soit la cause unique. Une position favorable aux entreprises commerciales et une grande supériorité dans la navigation peuvent procurer à une colonie une très-grande prospérité, sans même qu’il y ait une étendue de territoire très-grande, et plus rapidement même que s’il n’y avait eu qu’un vaste territoire à exploiter. C’est ainsi que les colonies grecques, auxquelles A. Smith fait allusion, se sont rapidement étendues. Les plus célèbres d’entre elles, telles que Syracuse et Agrigente en Sicile, Tarente et Locri en Italie, Éphèse et Milet dans l’Asie Mineure, étaient les entrepôts les plus riches de l’ancien monde. Toutes ces villes étaient des ports de mer ; elles étaient fondées dans des situations favorables aux entreprises commerciales, et devaient leur grandeur et leurs richesses surtout au commerce et à la navigation. Mais comme leurs territoires étaient très-limités, soit par suite des difficultés qu’elles éprouvaient à se soumettre les populations indigènes, soit par suite du voisinage de colonies fondées pardes États rivaux, leur puissance n’était pas basée sur des fondements larges et solides ; de sorte que la chute des métropoles entraînait presque toujours l’anéantissement des colonies. — Les colonies fondées dans les temps modernes ont été placées dans des circonstances tout à fait différentes. D’abord, ou les pays dans lesquels elles furent établies étaient peu habités et presque déserts, ou ils étaient occupés par une race faible et incapable de résister aux envahissements des colons. Ces colonies occupaient donc de très-vastes territoires, et avaient en général plutôt un caractère agricole que commercial. Cette circonstance, en les rendant plus fortes, une fois les difficultés du premier établissement vaincues, n’a aucunement empêché le développement de leur prospérité ; tout au contraire, les plus florissantes des colonies anciennes ne sauraient se comparer, sous le rapport de la puissance et de la grandeur, aux États-Unis ; et si les colonies espagnoles et portugaises se sont développées plus lentement, il ne faut pas en attribuer la cause à la trop grande étendue de leurs territoires, mais à la mauvaise politique de la métropole vis-à-vis d’elles et aux restrictions vexatoires imposées au commerce avec les étrangers. Mac Culloch.

  16. Adam Smith aurait dû donner les preuves de cette assertion. L’Essay de sir Matthieu Decker, qu’il cite, est un ouvrage ingénieux et estimable ; mais on est forcé d’admettre néanmoins que la décadence du commerce étranger, dont il essaye d’assigner les causes, n’a en fait aucune réalité. Toutes les branches de notre commerce étranger n’ont fait que se développer progressivement pendant le dernier siècle. Mac Culloch.
  17. Une hausse dans les profits occasionne une hausse dans le prix de certains produits ; mais elle occasionne en même temps une baisse dans le prix de certains autres ; de sorte qu’on peut dire, généralement parlant, que son effet doit être nul*.
    Mac Culloch.

    *. Cette petite note renferme en résumé toute la doctrine de l’école a laquelle appartient M. Mac Culloch. Elle tend a prouver que tout est, à peu de chose près, indifférent s tout, et qu’en définitive tout est à peu près bien dans le monde économique. A. B.

  18. Il est étrange que Smith ait avancé que le monopole du commerce des colonies nous a exclus de quelque branche productive du commerce européen, lorsque, à l’exception peut-être du commerce avec la France, nos relations avec les autres contrées étaient beaucoup plus grandes qu’elles n’avaient jamais été auparavant. Mac Culloch.
  19. C’est par le taux du profit net rendu par le capital, que l’on doit déterminer la nature avantageuse des divers emplois dans lesquels il est engagé ; et s’il est remplacé trois ou quatre fois l’année lorsqu’on l’emploie dans le commerce intérieur, et une fois seulement lorsqu’il est employé dans le commerce étranger, Ce seul retour sera égal au total des autres. Mac Culloch.
  20. Cette simple phrase répond en partie à toutes les observations précédentes de Mac Culloch ; et les faits industriels qui se passent aujourd’hui en Angleterre démontrent assez le danger et le désavantage qu’il y a pour un peuple à employer presque tous ses capitaux dans le commerce étranger. A. B
    .
  21. On peut remarquer qu’Adam Smith est généralement disposé à exagérer les effets des mesures artificielles adoptées par les législateurs en faveur du développement du commerce, et son raisonnement sur le monopole colonial de l’Angleterre confirme cette observation. Il parait être de l’avis que les relations commerciales entre la Grande-Bretagne et l’Amérique étaient principalement dues à l’influence du monopole ; il prétend qu’avant l’établissement du monopole les capitaux de la Grande-Bretagne étaient profondément engagés dans le commerce avec l’Europe, et qu’ils ne s’en étaient détournés que pour suivre le commerce infiniment plus lucratif des colonies américaines, résultat de l’établissement du monopole.

    D’après cette allégation, on pourrait naturellement conclure qu’après la révolution de l’Amérique et l’abolition des anciennes restrictions commerciales, le commerce du monde aurait repris son cours naturel ; que ceux qui jusque-là avaient été exclus du commerce américain en auraient pris leur part, et que le commerce de l’Angleterre, n’étant plus favorisé par le monopole, aurait baissé jusqu’à son niveau primitif. Ceci en effet aurait eu lieu, si l’Angleterre avait dû à ce monopole les avantages que lui attribue Adam Smith.

    Mais c’est précisément le contraire qui a eu lieu. Le commerce entre la Grande-Bretagne et l’Amérique, loin de baisser par suite de l’abolition du monopole, a au contraire doublé, et sa part dans le commerce général est aussi considérable que jamais. En 1772, la valeur des exportations de l’Angleterre pour l’Amérique du Nord et les Indes Occidentales s’éleva à 5,155,734 liv. sterling (128,903,350 fr.) ; et avant l’interruption du commerce entre les deux pays par suite de leurs querelles sur les droits des neutres, l’exportation de l’Angleterre pour l’Amérique seule s’était élevée à 42,000,000 l. st. (300,000,000 fr.) ; et comme aucune loi n’existait qui pût avoir produit cet effet, on est obligé de l’attribuer simplement à l’échange de produits qui provient de la position respective de ces deux nations, dont l’une, trouvant ses principales richesses dans son agriculture, demande à l’industrie étrangère sa provision d’objets fabriqués, et dont l’autre, abondant surtout en capitaux et en industrie, achète des nations étrangères ses matières premières. C’est cette dépendance mutuelle, et non le monopole, qui forme le lien qui attache ces deux grands pays l’un à l’autre. La richesse et l’industrie, dont l’Amérique manque, ne se trouvent qu’en Angleterre ; et, d’un autre côté, c’est en Amérique seulement que l’Angleterre saurait trouver ce qui lui est nécessaire pour alimenter ses immenses manufactures. Tous les effets qu’Adam Smith attribue au monopole ont donc également lieu quand le commerce est libre ; et on a trouvé en effet qu’à l’époque de l’interruption des relations commerciales entre les deux pays par suite des mesures dirigées par le cabinet anglais contre le commerce français, nos fabricants n’avaient pas moins besoin qu’auparavant du marché américain pour l’écoulement de nos produits. Il résulte des documents communiqués au Bureau du commerce avant le rappel de ces édits, que la stagnation de nos manufactures, le désœuvrement et la misère de nos ouvriers étaient en grande partie occasionnés par la perte du marché américain ; et on pensait généralement que le libre accès de ce marché nous aurait singulièrement soulagés de la proscription générale à laquelle notre commerce se trouvait alors en butte en Europe. Buchanan.

  22. Est-il vrai que les profits nets réalisés par les marchands de Cadix et de Lisbonne auxquels Smith fait allusion, aient été réellement plus forts que ceux réalisés par les marchands de Londres ? Dans le cas où ils l’auraient été, les vicieuses institutions de l’Espagne auraient empêché les marchands d’accumuler et d’employer leur excédant comme le faisaient les marchands anglais. M. Culloch.
  23. Les premiers mouvements de l’insurrection américaine venaient à peine d’éclater, que le coup d’œil sûr et pénétrant d’Adam Smith avait prévu l’issue de la lutte qui allait s’engager, et en avait découvert toutes les conséquences. Frappés d’un aveuglement général, le peuple anglais et les conseils chargés de les diriger regardaient l’indépendance des colonies comme la ruine totale du commerce et de la prospérité de l’Angleterre, et ils se précipitaient dans une guerre qu’ils croyaient inévitable, mais dont le succès ne leur semblait pas douteux. Ne calculant que l’inégalité apparente des forces, ils traitaient avec hauteur un ennemi qu’ils dédaignaient, ou plutôt, suivant eux, un rebelle qu’il fallait châtier sévèrement pour le faire rentrer dans le devoir. Mais le temps, dont la marche, quoique tardive, est toujours déterminée par la liaison nécessaire des effets avec leurs causes, nous a appris que le philosophe qui ne partageait alors ni les craintes de sa nation sur les suites de cette indépendance, ni la confiance qu’elle avait dans ses armes, avait seul raison contre tous. Si l’on eût suivi les conseils que lui dictait sa sage prévoyance, et que l’on eût consenti une union franche et loyale entre ces deux branches d’une même famille, en accordant aux Américains une représentation au parlement proportionnée au contingent de leurs contributions, qui peut dire à quel degré de richesse et de grandeur ne se serait pas élevée la puissance anglaise par la combinaison des moyens qu’offrent la nature et la situation des deux pays, embrassant ainsi les deux mondes, dominant sur toutes les mers, et maîtresse d’un territoire presque sans bornes qui eût pu donner une assiette réelle à sa dette nationale, et rendre productive et industrieuse cette partie oisive et turbulente de sa population qui devient tous les jours plus menaçante pour la tranquillité publique ? Garnier.
  24. L’émancipation d’une colonie de la domination de la métropole parait être la conséquence naturelle de son développement progressif ; et toutes les tentatives faites pour la tenir dans l’obéissance, et pour resserrer des liens virtuellement rompus par suite de la différence profonde des intérêts, ne feront qu’accélérer une séparation devenue inévitable. La Grande-Bretagne et ses colonies, avant leur séparation, n’avaient aucun intérêt commun qui les unit ; et le droit d’impôt, que l’Angleterre s’était arrogé, lui aurait seulement donné la faculté de tirer un revenu d’un pays pour des objets dont celui-ci ne se serait soucié en aucune façon. Si l’Amérique avait consenti à cette imposition projetée, une influence étrangère aurait dominé dans ses conseils ; elle aurait été exploitée pour servir des vues étrangères, et elle aurait été exposée à la dégradation et à l’esclavage. Sous quelque prétexte spécieux qu’on cherchât à déguiser ce plan, l’Angleterre au fond ne voulait que faire payer un tribut à l’Amérique ; elle voulait lui faire porter une partie des charges qui pesaient sur la métropole, pour des objets qu’elle croyait essentiels à sa sécurité et à son bien-être, mais qui n’avaient aucune importance réelle pour l’Amérique.

    La tendance de l’Angleterre à se mêler des affaires de l’Europe est constatée par son histoire ; et l’Amérique, exempte, par sa situation même, des dangers réels ou imaginaires qui menacent la Grande-Bretagne, aurait été enveloppée dans toutes ses querelles ; elle aurait eu à supporter des taxes pour des guerres dans lesquelles elle n’aurait eu aucun intérêt ; ses ressources auraient servi à une politique étrangère ; et ç’auraient été les besoins de l’Angleterre, et non les siens propres, qui auraient déterminé la mesure de ses contributions.

    Et pourquoi l’Amérique aurait-elle renoncé au droit de s’imposer elle-même ? Pourquoi une grande nation, ayant l’intelligence de sa politique intérieure et extérieure, irait-elle demander la distribution de ses impôts à un pays étranger ? Une imposition venant de l’Angleterre, n’importe sous quelle forme, aurait été un coup mortel pour la liberté américaine, et c’est avec raison que M. Burke adressa aux partisans du système de taxation pour l’Amérique, ces paroles : « Quelle sera à l’avenir la liberté dont jouiront les Américains, et de quelle espèce d’esclavage resteront-ils exempts, si dans leur propriété et leur industrie vous les frappez par les lois que vous imposez au commerce, et si en même temps vous en faites une espèce de bêtes de somme pour les taxes que vous jugerez convenable d’établir, sans leur laisser la moindre part dans ces règlements ?… »

    « S’ils portent, continua-t-il, le fardeau du monopole illimité (unlimited monopoly), leur ferez-vous également porter le fardeau des revenus publics ?… L’Anglais de l’Amérique sentira que c’est là l’esclavage, et il ne trouvera pas de compensation ni pour ses sentiments, ni pour sa raison, dans la considération que c’est un esclavage légal. » (Discours sur l’Impôt américain, œuv. de Burke, IIe vol., p. 435.)

    Il était évident que les Américains ne pouvaient pas se soumettre à cette injustice ; il était également clair que l’Angleterre ne pouvait pas se relâcher de ses prétentions, sans reconnaître implicitement l’indépendance de l’Amérique. C’est seulement par le droit d’impôt que la métropole pouvait espérer de tirer quelque avantage de sa souveraineté sur les colonies. L’Amérique, en fournissant un revenu à la Grande-Bretagne, aurait été une dépendance utile de sa puissance ; mais sans ce revenu, sa soumission paraissait complètement inutile aux partisans de l’Angleterre. Mais il ne s’ensuit pas que, parce que l’union entre l’Amérique et l’Angleterre était sans utilité, elle dût devenir utile à la Grande-Bretagne aux dépens de l’Amérique. Lorsque la Grande-Bretagne eut perdu, par rapport a l’Amérique, toute espèce d’influence légitime et naturelle, il fallait en conclure, non point qu’elle dût ressaisir une autorité illégitime et usurpée, mais qu’elle eût à renoncer à des prétentions désormais sans réalité.

    C’est de cette manière seulement qu’on aurait pu fonder un établissement durable ; et il est à regretter que les gouvernants de ce pays-ci, voyant que leur empire transatlantique devenait un simple hochet de la vanité nationale, et qu’aucun revenu ne pourrait en être retiré par l’Angleterre, n’aient pas contribué à fonder un pareil établissement. Si leur politique avait suivi cette direction, la paix et la conciliation en seraient résultées, et l’histoire du pays n’offrirait pas le spectacle d’une guerre sanglante ; et les petits-fils n’auraient pas eu à payer les querelles et les folies de leurs aïeux. Buchanan.

  25. Liv. V, chap. ii.
  26. Les capitaux sont toujours attirés vers les entreprises qu’on considère comme devant, à circonstances égales, rapporter le plus ; et on peut dire que des affaires, quelle que soit d’ailleurs leur différence, offrent au public les mêmes avantages quand elles rapportent des bénéfices égaux.
    Mac Culloch.
  27. Ceci est inexact. Le commerce des Indes n’a jamais été ouvert à tous les Portugais. À l’exception d’une très-courte époque pendant laquelle il était livré à deux compagnies privilégiées, ce commerce a toujours été exploité par un monopole royal, à l’aide d’un certain nombre de navires particulièrement autorisés à ce trafic, à peu près comme l’a été le commerce des Espagnols avec leurs colonies de l’Amérique du Sud. Le commerce intérieur des Indes a été en très-grande partie cédé par le roi à des particuliers. Les gouverneurs et autres personnages haut placés vendaient des permissions de trafiquer à des individus qui n’avaient d’autre mérite que de pouvoir les leur acheter. Mac Culloch.
  28. Dans tous les temps, à remonter jusqu’à ceux de la plus haute antiquité, le commerce de l’Inde, qui comprend celui de la Chine, a été, par la variété et l’attrait particulier des productions dont il se compose, l’objet de l’ambition de tous les autres peuples du monde. Ce que la magnificence a pu étaler de plus éblouissant, ce que le luxe des jouissances a pu imaginer de plus exquis et de plus recherché, a toujours été fourni au reste de la terre par cette contrée privilégiée. À mesure que la civilisation et le raffinement se sont étendus parmi les nations, cette passion universelle pour les produits de l’Orient a pris encore plus d’énergie et a trouvé un nouvel aliment dans des objets jusqu’alors inconnus. Le thé, qui parait avoir été de toute ancienneté la boisson favorite des Chinois, apporté pour la première fois en Europe, il y a moins de cent quarante ans, forme aujourd’hui, à lui seul, dans le commerce du monde, une valeur presque égale à tous les produits réunis des mines précieuses du Mexique et du Pérou, et il est vraisemblable que la production de cette feuille est encore bien au-dessous de ce que la consommation doit lui demander un jour. Ce seul article établit entre la Chine et l’Europe un lien qu’aucune révolution humaine ne saurait rompre, et que chacun des peuples qui y touchent a un égal intérêt à maintenir.

    Pour les nations de l’Europe, la route la plus directe et la plus naturelle de ce commerce, c’est celle de Suez et de la mer Rouge, et c’est celle qui a été pratiquée dans les temps les plus anciens. Dans ces âges, que l’histoire ne nous laisse apercevoir qu’à travers d’épaisses ténèbres, les Arabes allaient, à ce qu’il semble, chercher les denrées de l’Inde en côtoyant le golfe qui les sépare de cette contrée, et ils les revendaient comme productions de leur propre pays. Les Phéniciens, en mettant à profit le préjugé superstitieux qui éloignait les Égyptiens de toute entreprise maritime, s’emparèrent de ce riche commerce et l’enlevèrent aux Arabes. Alexandre, rétablissant l’Égypte dans ses droits naturels, y fonda cette ville célèbre qui fut, pendant dix-huit siècles consécutifs, le centre où venaient se rendre la plus grande partie des immenses richesses de l’Orient, destinées à la consommation des régions occidentales.

    La prévention qui a longtemps existé contre la navigation de la mer Rouge est maintenant démentie par les rapports des voyageurs et par des observations plus exactes. James Bruce explique comment le commerce des anciens, en suivant cette route, se trouvait secondé par les vents périodiques qui soufflent dans des directions favorables, soit dans le golfe Arabique, soit dans l’Océan Indien. Le travail qui a été entrepris d’une carte de la mer Rouge, ainsi que de la description des courants qui y règnent, confirme les conjectures de ce voyageur.

    Ce ne sont pas des obstacles naturels qui ont intercepté cette antique route de l’Inde ; elle a été abandonnée par une suite de ces révolutions purement humaines, mille fois plus désastreuses que la fureur des éléments. La dispersion de l’empire romain par les Barbares, et l’invasion de l’Égypte par les Mahométans, sont les événements qui ont forcé le commerce de l’Inde à quitter sa route naturelle pour celle de Constantinople, par le golfe Persique et par la mer Noire, en suivant la terre jusqu’à Trébizonde. C’est principalement par cette voie que les Vénitiens, les Génois, les Pisans et les Lombards fournirent les marchés de l’Europe des productions de l’Orient. Les Génois surtout formèrent à Gaffa un établissement qui découragea tous leurs concurrents. Ce fut alors que les Vénitiens, se voyant supplantés par leurs rivaux, se retournèrent vers l’Égypte, et, profilant des troubles intérieurs de ce pays, qui s’était détaché de l’empire des califes, traitèrent avec le sultan, et cherchèrent même à s’assurer un monopole qui finit par indisposer contre eux l’Europe entière, et par donner naissance à la ligue de Cambrai. Peu après la prise de Constantinople par Mahomet II, les Génois furent chassés de la Crimée, elles richesses indiennes ne parvinrent plus en Europe que par les rives de la mer Rouge, à travers tous les obstacles et les vexations que suscitaient l’insatiable rapacité des Arabes et l’inquiète jalousie des Mamelucks. Tel était l’état des choses à la fin du quinzième siècle, lorsqu’un Portugais osa doubler le cap de Bonne-Espérance, et s’ouvrit un nouveau passage dans l’Océan Indien. Cet événement, dont on a tant vanté l’importance, a dû tous ses effets bien moins à la découverte en elle-même qu’aux circonstances dans lesquelles elle a été faite. Elle eut lieu dans un temps où les deux communications pratiquées jusqu’alors (celle de l’Égypte et celle de Constantinople) se trouvaient livrées à des barbares étrangers à toute idée de commerce ; dans un temps où les progrès de l’industrie, de la navigation et de tous les arts de la civilisation suivaient en Europe une marche rapide ; dans un temps enfin où les mines de l’Amérique allaient bientôt offrir, avec une abondance jusqu’alors inconnue aux hommes, ces métaux précieux qui sont la principale marchandise qu’on puisse porter aux Indes. C’est la réunion de toutes ces circonstances, et non pas la découverte du nouveau passage, qui a amené l’ère nouvelle du commerce ; ces circonstances ne pouvaient pas manquer leur effet ; et si Vasco de Gama n’eût pas doublé le cap de Bonne-Espérance, infailliblement, un peu plus tôt ou un peu plus tard, les autres communications eussent été forcées.

    Mais la puissance maritime était alors entre les mains de peuples qui ne possédaient point de ports sur la Méditerranée, et qui, sans le passage du Cap, n’auraient eu aucun espoir de prendre jamais une part directe dans le commerce des Indes. Les Portugais, les Hollandais, les Anglais ont dû chercher à exalter cette découverte et à détourner l’attention des autres peuples de toute tentative vers une autre route ; ils ont tellement redouté de telles entreprises, qu’Albuquerque, le chef des premiers aventuriers portugais, avait conçu, dit-on, le projet de tailler les rives du Nil et de détourner dans la mer Rouge le cours de ce fleuve, afin d’enlever à la Basse-Égypte la source de sa fécondité, changer en un désert inhabitable cette fertile contrée, et porter ainsi une affreuse solitude pour barrière entre la Méditerranée et le golfe Arabique. Cet abominable stratagème qui, pour la conservation d’un monopole, se proposait de retrancher à jamais une portion de l’espèce humaine en diminuant la terre habitable, a été recommandé tout récemment par un écrivain anglais à la Compagnie des Indes, comme une dernière ressource* ; mais il n’a pas été nécessaire de recourir à ces extrémités, et les nations voisines de la Méditerranée, satisfaites d’obtenir quelques établissements dans l’Inde ou de se procurer indirectement les produits de cette contrée, n’ont pas même paru songer à s’y frayer un passage ; et quand elles en auraient conçu le projet, leurs divisions politiques auraient vraisemblablement empêché le concert nécessaire à son exécution. C’est donc une opinion qui s’est généralement établie depuis trois cents ans, qu’il ne faut pas songer à arriver aux Indes autrement qu’en traversant l’Océan Atlantique.

    Cependant, dans les dernières années du dix-huitième siècle, un de ces hommes que la destinée semble avoir fait naître pour presser la marche des événements et déterminer les grandes révolutions, porta sur l’Égypte l’œil perçant de son génie, et prévit la crise qui se prépare depuis longtemps dans le commerce des nations, Il lut, dans les infaillibles décrets de la nature, que les arts et les sciences de l’Europe devaient un jour s’étendre sur une des contrées les plus fertiles et les plus heureusement situées du monde, et que le joug des Barbares opprime depuis douze siècles ; il vit que le commerce de l’Orient était dévolu de droit à la colonie européenne qui pourrait parvenir à s’établir en Égypte. Si ce grand projet eût pu s’accomplir, on ne peut pas douter qu’il n’eût amené des résultats de la plus haute importance.

    Des causes qui agissent insensiblement depuis longtemps préparent cette grande révolution, dont l’effet sera de déplacer de leur rang les principales puissances de l’Europe. Un commerce susceptible d’une extension presque indéfinie, se trouve tout à fait concentré dans les mains de quelques insulaires avec l’autre extrémité du globe, dont les orgueilleuses prétentions révoltent tous les autres peuples. La Russie, destinée par son étendue, sa situation, son immense navigation intérieure, à monter au plus haut degré de puissance, et qui, en moins d’un siècle, a pu franchir un si prodigieux intervalle, enveloppe peu à peu la Turquie d’Europe, et s’avançant de tout son poids sur ce rival expirant, est impatiente de s’assurer la libre navigation de la Méditerranée par la mer Noire et le Bosphore. L’Autriche est enfin venue à bout d’occuper Venise, que son ambition convoitait depuis longtemps. Ces deux puissances se trouvent réunies d’intérêts avec la France, l’Espagne et les États d’Italie, pour que les richesses de l’Inde se versent en Europe par la Méditerranée. Une population de plus de cent millions d’Européens doit tourner de ce côté ses regards et ses efforts. L’intérêt général, non pas seulement pour l’Europe, mais pour l’Inde elle-même, veut que les productions indiennes parviennent à l’Europe par la voie la plus directe ; que l’Égypte enfin soit le grand marché où l’Orient et l’Occident viennent faire l’échange des produits respectifs de leur sol et de leur industrie. Il est dans la justice que chaque nation prenne dans le commerce la part plus ou moins avantageuse que lui assigne sa situation naturelle ; et comme, en définitive, la justice est toujours l’intérêt de tous, les nations même les plus séparées de la Méditerranée y trouveront encore leur avantage. Ce grand golfe, peu agité par les tempêtes, ne présente pas ces chances périlleuses qui rendent les transports si dispendieux sur la plus orageuse des mers. Les produits qui sont la matière de ce commerce arriveront plus promptement, plus sûrement et avec moins de frais au marché des échanges et aux marchés de la consommation ; les retours seront plus fréquents, et par conséquent l’industrie sera plus sollicitée et la reproduction plus rapide. Il y aura économie de temps, de travail et de dépense dans chacune des opérations de ce commerce, et dès lors on recueillera, à égalité de frais, plus d’objets consommables. L’Inde, rendue à ses droits naturels, à la jouissance de tous les bienfaits que la nature a voulu prodiguer à son heureux climat, pourra déployer en liberté les ressources inépuisables de son sol et de l’infatigable patience de ses industrieux habitants. Il en résultera pour l’espèce humaine tout entière plus de sources de richesses, plus de moyens de jouir, plus d’occasions de travail, plus d’encouragements à la population. On objectera peut-être que dans les principes mêmes de cette justice universelle qui doit régler les droits des nations, ce vaste marché dont la nature a placé le siège en Égypte, devrait être tenu par les habitants du pays favorisé, et que c’est à eux qu’il appartient de recueillir les avantages de l’heureuse situation dans laquelle le ciel les a fait naître. Mais pour pouvoir jouir de ces avantages, il est d’autres conditions à remplir qui sont hors de leur pouvoir, et ce serait anéantir ce marché que de l’abandonner aux indigènes. Il est évident qu’il n’y a qu’une colonie européenne qui puisse le faire valoir et le rendre profitable au reste du monde. Ainsi que tous les autres arts, le commerce acquiert avec la civilisation des moyens d’activité et de perfectionnement, et les peuples grossiers restent, sous ce rapport comme sous tous les autres, dans un état d’infériorité qu’aucun avantage local ne saurait balancer. Ce n’est pas seulement dans les moyens de navigation que se fait remarquer la supériorité des nations européennes ; c’est surtout dans une multitude de procédés qui augmentent dans une proportion incalculable la puissance du commerce. Le change, qui épargne les frais et les risques du transport des espèces ; les assurances, qui réduisent à des calculs positifs les chances les plus hasardeuses ; le crédit, qui multiplie les capitaux ; l’ordre, de la comptabilité, la tenue des livres, la garantie des transactions, et une foule d’autres méthodes que la haute civilisation de l’Europe a introduites et perfectionnées, ont donné à ses opérations de commerce une marche si assurée, si active et si régulière, que tout autre peuple dépourvu des mêmes secours ne saurait se livrer aux mêmes entreprises. D’ailleurs, les achats dans l’Inde, qui ne se font guère qu’en argent, exigent une grande abondance de ce métal, et nécessitent par conséquent l’emploi des mesures propres à se le procurer à meilleur compte.

    On peut donc prédire avec assurance que dans un temps plus ou moins prochain, et qui ne saurait être fort éloigné, le commerce des Indes avec les nations occidentales, dégagé des liens et du joug qui l’opprime, reprendra sa marche et sa liberté primitives, et que l’Égypte, alliant à tous ses avantages natifs, les arts et l’industrie européenne, fixera à jamais cet important marché qui, ayant enfin trouvé son assiette naturelle, n’aura plus de nouvelles révolutions à éprouver. Le court irrésistible des choses les pousse toujours tôt ou tard dans la voie la plus conforme aux dispositions de la nature, c’est-à-dire la plus avantageuse peur tous, et les combinaisons privées, en opposition à l’intérêt général, ne peuvent jamais avoir qu’une consistance précaire et des succès passagers. Garnier.

    *. Lettres sur l’Inde, par le colonel Taylor. 1800.

  29. L’intérêt d’un propriétaire d’action dans les fonds de la Compagnie des Indes n’est pourtant nullement le même que celui du pays dans le gouvernement duquel il a de l’influence par son droit de suffrage. (Voy. liv. V, chap. 1er, sect. 3e) (Note de l’auteur.)
  30. Gouvernement, revenu et commerce de la Compagnie des Indes. — En 1784, avant la publication de la quatrième édition de l’ouvrage d’Adam Smith, tes affaires de la Compagnie des Indes Orientales étaient tombées dans un désordre profond ; de tous côtés on somma les ministres de présenter quelques projets de réforme. C’est pour se conformer au vœu de l’opinion publique que M. Fox présenta le fameux bill sur les Indes, qui avait pour but d’abolir les cours des directeurs et des propriétaires, comme ne remplissant aucun but sérieux dans l’administration, et de charger du gouvernement sept commissaires nommés par le Parlement. Cette proposition produisit une fermentation extraordinaire. La coalition entre lord North et M. Fox avait rendu le ministère excessivement impopulaire, et on profita de cette circonstance pour provoquer contre cette mesure une opposition violente. La Compagnie des Indes fit un appel au public ; elle se plaignit de la violation de ses droits garantis, bien qu’il fût manifeste aux yeux de tout le monde qu’à cause de son incapacité reconnue de donner suite aux stipulations de sa charte, renouvelée en 1781, il appartenait au Parlement de pourvoir aux difficultés par une nouvelle législation.

    L’opposition représenta la mesure qui attribuait à la législature la nomination des commissaires comme un empiétement sur la prérogative de la couronne ; elle accusa le ministre de vouloir étendre son influence outre mesure, en se saisissant de ce nouveau patronage. Le bill passa à la Chambre des Communes ; mais le mécontentement général et l’opposition avouée du roi le firent rejeter à la Chambre des Lords. Cet événement entraîna la chute du ministère de la coalition. Une nouvelle administration se forma, ayant à sa tête M. Pitt ; et le Parlement ayant été dissous quelque temps après, le nouveau ministère obtint une majorité considérable dans les deux Chambres. Assuré ainsi du concours du Parlement, M. Pitt présenta son bill sur le gouvernement des Indes, qui fut adopté par tous les pouvoirs. Ce bill créa un bureau de contrôle composé de six membres du conseil privé, qui avait pour mission « de surveiller et de contrôler tous les actes et toutes les opérations qui pouvaient en aucune manière avoir rapport au gouvernement civil ou militaire, ou aux revenus des territoires et possessions de la Compagnie des Indes Orientales. »

    Tout ce qui, dans les communications avec les Indes, avait trait à un des objets mentionnés, devait lui être soumis ; les directeurs étaient tenus de déférer à ses ordres et de n’obéir qu’à ses instructions. Une commission secrète de trois directeurs fut formée, avec laquelle le bureau du contrôle pouvait traiter des affaires qu’il ne jugerait pas à propos de soumettre à la cour des directeurs. Les personnes revenant des Indes étaient obligées, sous des peines sévères, de déclarer l’état de leur fortune, et un tribunal fut installé pour le jugement de ceux qui étaient accusés de concussion dans l’administration des Indes ; il était composé de trois juges pris dans chacune des trois grandes cours : la cour du banc du roi (court of king’s bench), la cour des plaids communs (court of common pleas) et la cour de l’échiquier (court of exchequer) ; puis de cinq membres de la Chambre des Lords et de sept membres de la Chambre des Communes ; ces derniers étaient élus au sort au commencement de chaque session. La haute administration des affaires commerciales restait entre les mains des directeurs.

    Depuis la création de ce bureau, la direction des affaires a toujours appartenu à son président) qui est de fait le secrétaire d’État pour les Indes. Il est évident que dans ce système d’administration le succès des entreprises doit dépendre du caractère et de la capacité du président. En partageant ainsi, du moins en apparence, la responsabilité entre le bureau du contrôle et la cour des directeurs, on s’exposait naturellement à ce qu’aucun de ces deux corps ne mit dans la répression des abus, ainsi que dans l’amélioration de l’administration, l’énergie qu’il aurait déployée si l’autre n’avait point existé.

    Le monopole du commerce de la Grande-Bretagne avec les pays à l’est du cap de Bonne-Espérance continuait de rester entre les mains de la Compagnie des Indes, sauf quelques légères modifications introduites depuis l’an 1793 jusqu’en 1813, époque où le commerce des Indes fut ouvert au public. La Compagnie ne devait rester en possession du monopole du commerce avec la Chine que jusqu’en 1834.

    L’acte de l’année précédente (3 et 4 de Guill. IV, ch. lxxxv), tout en prorogeant la charte jusqu’en 1854, abolit non-seulement ce monopole, mais il ôte également à la Compagnie le caractère originaire d’une association commerciale qu’elle avait gardé jusqu’alors. À partir de ce moment, les fonctions de la Compagnie deviennent essentiellement politiques. Elle continue, d’après le projet développé dans l’acte de M. Pilt, de gouverner les Indes jusqu’au 30 avril 1854, avec l’assistance et sous la surveillance du bureau du contrôle. Les biens meubles et immeubles appartenant à la Compagnie le 22 avril 1834 sont transportés à la couronne ; la gestion au nom de la couronne est réservée à la Compagnie. Cesdits biens demeurent passibles de toutes les obligations déjà existantes, ou qui pourront être contractées par la suite par les autorités compétentes. Les dettes et engagements de la Compagnie restent à la charge de l’Inde. Les dividendes, fixés à 10 1|2 pour 100, seront payables en Angleterre et pris sur les revenus de l’Inde. L’établissement d’un fonds de sécurité est destiné à ce service. Après le mois d’avril 1874, les dividendes pourront être rachetés par le Parlement, à raison de 200 livres sterling pour 100 livres sterling d’actions. Dans le cas où, en 1854, l’administration de l’Inde cesserait d’appartenir à la Compagnie, elle pourra exiger le rachat des dividendes trois ans après en avoir fait la notification.

    Voici les principales bases de la constitution de la Compagnie, telle qu’elle existe maintenant :

    1o Les actions de la Compagnie forment un capital de 6, 000, 000 livres sterling (150, 000, 000 francs). Tout le monde, nationaux et étrangers, hommes et femmes, corporations politiques ou autres*, peuvent en acquérir sans limites. Depuis 1793, les dividendes ont été de 10 1|2 pour 100 ; ils restent ainsi fixés par le dernier acte.

    2o Les possesseurs d’actions peuvent, dans les assemblées générales, proposer de nouvelles lois. Ils peuvent, en outre, exercer toute espèce de recherche, d’investigation et de contrôle sur les affaires de la Compagnie ; mais le pouvoir exécutif, en faveur de la plus prompte expédition des affaires, est entièrement réservé à la cour des directeurs. Une assemblée générale doit avoir lieu dans les mois de mars, juin, septembre et décembre de chaque année. Nul ne peut assister à l’assemblée générale s’il n’est possesseur d’actions d’une valeur de 500 livres sterling (12, 500 francs). Nul ne peut voter sur les déterminations à prendre si, dans les douze mois précédents, il n’a pas constamment été en possession d’actions d’une valeur de 4, 000 livres sterling (25, 000 francs), à moins qu’il ne vienne d’acquérir ce nombre d’actions soit par un héritage, soit par un mariage.

    Les possesseurs d’actions de la valeur de 4, 000 livres sterling ont une voix. 3, 000 livres sterling d’actions donnent droit à 2 voix ; 6, 000 livres sterling à 3 voix ; 46, 000 livres sterling et au-dessus à 4 voix.

    En 1825, il y avait sur les registres de la Compagnie 2, 003 actionnaires, dont 1, 494 avaient droit à une voix, 392 à 2 voix, 69 à 3 voix, et 48 à 4 voix. Neuf actionnaires justifiant chacun d’une possession de 4, 000 livres sterling d’actions peuvent, dans une occasion particulière, par une demande écrite adressée à la cour des directeurs, demander une assemblée générale ; les directeurs sont tenus de donner suite à une pareille demande dans un délai de dix jours, sinon les propriétaires peuvent convoquer eux-mêmes une pareille assemblée par une note affichée à la Bourse. Dans toutes ces assemblées, les questions sont décidées par la majorité des voix ; en cas d’égalité des votes, la question sera décidée par un vote tiré au sort par le trésorier. Neuf actionnaires peuvent, par écrit, demander le scrutin sur une question, scrutin qui toutefois n’aura lieu que vingt-quatre heures après la clôture de l’assemblée générale.

    3o La cour des directeurs se compose de vingt-quatre membres choisis parmi les actionnaires ; chacun d’eux devra avoir pour 2, 000 livres sterling d’actions, et ne pourra, après son élection, rester en fonctions que s’il a gardé ses actions. Six d’entre les directeurs sont choisis, le second mercredi du mois d’avril de chaque année, {tour entrer en fonctions pendant les quatre années suivantes, eu remplacement de six autres dont les fonctions expirent. Après un intervalle de 42 mois, ceux que leur tour aura fait sortir pourront être réélus pour les quatre années suivantes. Autrefois, quiconque avait été au service de la Compagnie, soit civil, soit militaire, ne pouvait être élu directeur, s’il n’avait passé au moins deux ans en Angleterre après avoir quitté le service ; cette condition n’existe plus aujourd’hui, et maintenant tous les serviteurs civils ou militaires de la Compagnie des Indes, en supposant qu’ils aient les qualités requises pour être éligibles, sont aptes à être élus, immédiatement après leur retour en Angleterre, excepté dans le cas où leurs comptes avec la Compagnie ne seraient pas réglés ; alors ils ne peuvent être élus que deux ans après leur retour, à moins que leurs comptes ne soient réglés auparavant. (3 et 4, Guill. IV, ch. lxxxv, sect. 28.) Les directeurs choisissent parmi eux un président et un président-délégué (deputy-chairman). Ils sont obligés, par un statut additionnel, de se réunir au moins une fois par semaine ; mais ils se réunissent encore plus souvent quand l’occasion l’exige.

    Treize membres sont nécessaires pour se constituer en cour. Les déterminations sont prises à la majorité des voix. Dans les cas douteux, un avis tiré au sort par le trésorier décide la question. Dans toutes les questions importantes, la cour se prononce par un vote au scrutin. Les officiers de la Compagnie, à l’intérieur et à l’extérieur, reçoivent leurs commissions immédiatement de la cour ; ils lui rendent compte de la manière dont ils ont exécuté les ordres qui leur ont été donnés. Les affaires sont toutefois réglées de manière à ce que chaque membre de la cour ait son influence particulière et directe.

    4o Les pouvoirs principaux de la cour des directeurs résident dans le comité secret qui forme une espèce de cabinet ou conseil privé. Toutes les communications d’une nature confidentielle et délicate, entre le bureau du contrôle et la Compagnie, sont soumises, en première instance du moins, aux délibérations du comité, et les ordres du bureau, dans les affaires politiques, peuvent être directement transmis aux Indes, sans avoir été préalablement vus par les autres directeurs. Le comité secret reçoit ses pouvoirs de la cour des directeurs ; ses membres prêtent serment de garder le secret. Mac Culloch.

    *. Sont exceptés le gouverneur et la corporation de la banque d’Angleterre.