Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations/Livre 3/2

Traduction par Germain Garnier, Adolphe Blanqui.
Guillaumin (tome Ip. 474-492).


CHAPITRE II.

comment l’agriculture fut découragée en europe après la chute de l’empire romain.


Lorsque les peuples de la Scythie et de la Germanie envahirent les provinces occidentales de l’empire romain, les désordres qu’entraîna une si grande révolution durèrent pendant plusieurs siècles. Les violences et les rapines que les barbares exerçaient contre les anciens habitants interrompirent le commerce entre la ville et la campagne. On déserta les villes, on laissa les campagnes sans culture, et les provinces occidentales de l’Europe, qui avaient joui, sous le gouvernement des Romains, d’un degré considérable d’opulence, tombèrent dans le dernier état de barbarie et de misère. Dans le cours de ces désordres, les chefs et les principaux capitaines de ces nations barbares acquirent ou usurpèrent pour eux-mêmes la majeure partie des terres de ces provinces. Une grande partie resta inculte ; mais, cultivée ou non, aucune terre ne demeura sans maître. Chaque usurpateur travailla à grossir son lot, et la plus grande partie se trouva réunie dans les mains d’un petit nombre de grands propriétaires.

Cette première réunion de terres incultes par grands lots en un petit nombre de mains fut une grande calamité, mais qui aurait pu n’être que passagère. Elles se seraient bientôt après subdivisées de nouveau ; naturellement, les successions ou les aliénations les auraient réduites en petits lots. Mais la loi de primogéniture s’opposa à ce qu’elles fussent partagées par la voie des successions ; l’introduction des substitutions[1] empêcha qu’elles ne fussent morcelées par des aliénations.

Lorsqu’on ne voit dans les propriétés territoriales qu’un moyen de subsistance et de jouissance, comme dans les propriétés mobilières, alors la loi naturelle de succession les partage, de même que celles-ci, entre tous les enfants d’une même famille, entre tous ceux de qui la subsistance et le bien-être étaient censés également chers au père de famille. Aussi cette loi naturelle des successions eut-elle lieu chez les Romains, qui ne firent pas plus de distinction, pour la succession des terres, entre les aînés et les puînés, entre les mâles et les femelles, que nous n’en faisons pour les partages de biens meubles. Mais quand on regarda les terres, non pas comme de simples moyens de subsistance, mais comme des moyens de puissance et de protection, on trouva plus convenable qu’elles descendissent sans partage à un seul. Dans ces temps de désordre, chaque grand propriétaire était une espèce de petit prince ; ses vassaux étaient ses sujets ; il était leur juge et à quelques égards leur législateur pendant la paix, et leur chef pendant la guerre. Il faisait la guerre quand il le jugeait à propos, souvent contre ses voisins, et quelquefois contre son souverain.

La sûreté d’une terre, la protection que le maître pouvait donner à ceux qui y demeuraient, dépendaient de son étendue. La diviser, c’eût été la détruire et l’exposer à être de toutes parts ravagée et engloutie par les incursions des voisins. La loi de primogéniture s’établit ainsi dans la succession des terres, non pas au premier moment, mais dans la suite des temps, par la même raison qui a fait qu’elle s’est généralement établie dans les monarchies pour la succession au trône, quoiqu’elle n’ait pas toujours eu lieu au commencement de leur institution. Pour que la puissance et, par conséquent, la sûreté de la monarchie ne soient pas affaiblies par un partage, il faut qu’elle descende tout entière sur la tête des enfants. Pour savoir auquel d’entre eux on accorderait une préférence de si haute importance, il a fallu se déterminer par quelque règle générale qui ne fût pas fondée sur les distinctions si douteuses du mérite personnel, mais sur quelque différence simple et évidente qui ne pût jamais être matière à contestation. Parmi les enfants d’une même famille, il ne peut y avoir que les différences de l’âge et du sexe qui ne soient pas susceptibles d’être contestées. Le sexe mâle est, en général, préféré à l’autre, et quand toutes choses sont égales d’ailleurs, l’aîné a toujours le pas sur le puîné ; de là l’origine du droit de primogéniture, et de ce qu’on appelle succession de ligne.

Il arrive souvent que les lois subsistent encore longtemps après qu’ont disparu les circonstances auxquelles elles doivent leur origine, et qui seules pouvaient les rendre raisonnables. Dans l’état actuel de l’Europe, le propriétaire d’un seul acre de terre est aussi parfaitement assuré de sa possession que le propriétaire de cent mille. Cependant, on a encore égard au droit de primogéniture ; et comme c’est, de toutes les institutions, la plus propre à soutenir l’orgueil de la distinction des familles, il est vraisemblable qu’elle doit durer encore plusieurs siècles. Sous tout autre point de vue, rien ne peut être plus contraire aux vrais intérêts d’une nombreuse famille qu’un droit qui, pour enrichir un des enfants, réduit tous les autres à la misère.

Les substitutions sont une conséquence naturelle de la loi de primogéniture. Elles furent imaginées pour conserver une certaine succession de ligne dont la loi de primogéniture fit concevoir la première idée, et pour empêcher qu’aucune partie d’une terre ne fût démembrée de sa consistance primitive et mise hors de la ligne préférée, soit par don, legs ou aliénation, soit par l’inconduite ou la mauvaise fortune de ses possesseurs successifs ; elles étaient tout à fait inconnues chez les Romains. Leurs substitutions et fidéicommis n’avaient aucune ressemblance avec nos substitutions actuelles, quoiqu’il ait plu à quelques jurisconsultes français d’habiller cette institution moderne avec les noms et les formes extérieures de l’ancienne.

Quand les propriétés foncières étaient des espèces de principautés, les substitutions pouvaient n’être pas déraisonnables. Semblables à ce que certaines monarchies appellent leurs lois fondamentales, elles pouvaient souvent empêcher que la sûreté de plusieurs milliers de personnes ne fût comprise par le caprice ou les dissipations d’un individu. Mais dans l’état actuel de l’Europe, où les petites propriétés, aussi bien que les plus grandes, tirent toute leur sûreté de la loi, il ne peut y avoir rien de plus absurde. Ces institutions sont fondées sur la plus fausse de toutes les suppositions, la supposition que chaque génération successive n’a pas un droit égal à la terre qu’elle possède et à toutes ses autres possessions, mais que la propriété de la génération actuelle peut être restreinte et réglée d’après la fantaisie de gens morts il y a peut-être cinq cents ans. Cependant, les substitutions sont encore en vigueur dans la majeure partie de l’Europe, et particulièrement dans les pays où la noblesse de naissance est une qualification indispensable pour prétendre aux honneurs civils ou militaires. On regarde donc les substitutions comme nécessaires pour maintenir le droit exclusif de la noblesse aux dignités et aux honneurs de son pays, et cette classe d’hommes ayant déjà usurpé sur le reste de ses concitoyens un privilège inique, de peur que leur pauvreté ne rendît celui-ci ridicule, on a trouvé raisonnable qu’ils y en joignissent un autre. À la vérité, le droit commun de l’Angleterre a en haine, dit-on, la perpétuité des propriétés, et les substitutions y sont aussi plus restreintes que dans toute autre monarchie de l’Europe, quoique l’Angleterre elle-même n’en soit pas entièrement affranchie. En Écosse, il y a plus du cinquième, peut-être plus du tiers des propriétés du pays, qui sont encore actuellement dans les liens d’une substitution rigoureuse[2].

De cette manière, non-seulement de grandes étendues de terres incultes se trouvèrent réunies dans les mains de quelques familles, mais encore la possibilité que ces terres fussent jamais divisées fut prévenue par toutes les précautions imaginables. Or, il arrive rarement qu’un grand propriétaire soit un grand faiseur d’améliorations. Dans les temps de désordres qui donnèrent naissance à ces institutions barbares, un grand propriétaire n’était occupé que du soin de défendre son territoire ou du désir d’étendre son autorité et sa juridiction sur celui de ses voisins. Il n’avait pas le loisir de penser à cultiver ses terres et à les mettre en valeur. Quand le règne de l’ordre et des lois lui en laissa le loisir, il n’en eut souvent pas le goût, et presque jamais il ne possédait les qualités, qu’exige une telle occupation. La dépense de sa personne et de sa maison absorbant ou même surpassant son revenu, comme cela arrivait le plus souvent, où aurait-il pris un capital pour le destiner à un pareil emploi ? S’il était de caractère à faire des économies, il trouvait en général plus profitable de placer ses épargnes annuelles dans de nouvelles acquisitions, que de les employer à améliorer ses anciens domaines. Pour mettre une terre en valeur avec profit, il faut, comme pour toutes les entreprises de commerce, la plus grande attention sur les plus petits gains et sur les moindres épargnes, ce dont est rarement capable un homme né avec une grande fortune, fût-il même naturellement économe. La situation d’un homme de cette sorte le dispose plutôt à s’occuper de quelque genre de décoration qui flatte sa fantaisie qu’à spéculer sur des profits dont il a si peu besoin. L’élégance de sa parure, de son logement, de son équipage, de ses ameublements, voilà des objets auxquels, dès son enfance, il a été accoutumé à donner ses soins. La pente que de telles habitudes donnent naturellement à ses idées le dirige encore quand il vient à s’occuper d’améliorer ses terres ; il embellira peut-être quatre à cinq cents acres autour de sa maison, avec dix fois plus de dépense que la chose ne vaudra après toutes ces améliorations, et il trouve que s’il s’avisait de faire sur la totalité de ses propriétés une amélioration du même genre (et son goût ne le porte guère à en faire d’autres), il serait en banqueroute avant d’avoir achevé la dixième partie d’une telle entreprise. Il y a encore aujourd’hui, dans chacun des royaumes unis, de ces grandes terres qui sont restées, sans interruption, dans la même famille depuis le temps de l’anarchie féodale. Il ne faut que comparer l’état actuel de ces domaines avec les possessions des petits propriétaires des environs pour juger, sans autre argument, combien les propriétés si étendues sont peu favorables aux progrès de la culture.

S’il y avait peu d’améliorations à attendre de la part de ces grands propriétaires, il y avait encore bien moins à espérer de ceux qui tenaient la terre sous eux. Dans l’ancien état de l’Europe, tous ceux qui cultivaient les terres étaient tenanciers à volonté. Ils étaient tous ou presque tous esclaves ; mais le genre de leur servitude était plus adouci que celui qui était en usage chez les anciens Grecs et chez les Romains, ou même dans nos colonies des Indes occidentales. Ils étaient censés appartenir plus directement à la terre qu’à leur maître. Aussi, on les vendait avec la terre, mais point séparément d’elle. Ils pouvaient se marier, pourvu qu’ils eussent le consentement de leur maître ; mais ensuite celui-ci ne pouvait pas rompre cette union en vendant l’homme et la femme à des personnes différentes. Si le maître tuait ou mutilait quelqu’un de ses serfs, il était sujet à une peine qui pourtant, en général, était fort légère. Au reste, ils étaient incapables d’acquérir aucune propriété ; tout ce qu’ils avaient était acquis à leur maître, qui pouvait le leur prendre à sa volonté. Toute culture et toute amélioration faite par de tels esclaves était proprement le fait de leur maître ; elle se faisait à ses frais ; les semences, les bestiaux et les instruments de labourage, tout était à lui. Il avait la totalité du profit, ses esclaves ne pouvaient rien gagner que leur subsistance journalière. C’était donc le propriétaire lui-même, dans ce cas, qui tenait sa propre terre et la faisait valoir par les mains de ses serfs. Cette espèce de servitude subsiste encore en Russie, en Pologne, en Hongrie, en Bohême, en Moravie et dans quelques autres parties de l’Allemagne. Ce n’est que dans les provinces de l’ouest et du sud-ouest de l’Europe qu’elle s’est totalement anéantie par degrés.

Mais s’il ne faut pas espérer que de grands propriétaires fassent jamais de grandes améliorations, c’est surtout quand ils emploient le travail de gens qui sont esclaves[3]. L’expérience de tous les temps et de toutes les nations, je crois, s’accorde pour démontrer que l’ouvrage fait par des esclaves, quoiqu’il paraisse ne coûter que les frais de leur subsistance, est, au bout du compte, le plus cher de tous. Celui qui ne peut rien acquérir en propre ne peut avoir d’autre intérêt que de manger le plus possible et de travailler le moins possible. Tout travail au-delà de ce qui suffit pour acheter sa subsistance ne peut lui être arraché que par la contrainte et non par aucune considération de son intérêt personnel. Pline et Columelle ont remarqué l’un et l’autre combien la culture du blé dégénéra dans l’ancienne Italie, combien elle rapporta peu de bénéfice au maître, quand elle fut laissée aux soins des esclaves. Au temps d’Aristote, elle n’allait pas beaucoup mieux dans la Grèce. En parlant de la république imaginaire décrite dans les lois de Platon : « Pour entretenir, dit-il, cinq mille hommes oisifs (qui était le nombre de guerriers supposé nécessaire pour la défense de cette république), avec leurs femmes et leurs domestiques, il faudrait un territoire d’une étendue et d’une fertilité sans bornes, comme les plaines de Babylone. »

L’orgueil de l’homme fait qu’il aime à dominer, et que rien ne le mortifie autant que d’être obligé de descendre avec ses inférieurs aux voies de la persuasion. Aussi, toutes les fois que la loi le lui permet, et que la nature de l’ouvrage peut le supporter, il préférera généralement le service des esclaves à celui des hommes libres. Les plantations en sucre et en tabac sont en état de supporter la dépense d’une culture faite par des mains esclaves. Il paraît que la culture du blé ne pourrait aujourd’hui supporter cette dépense. Dans les colonies anglaises dont le blé fait le principal produit, la très-majeure partie se fait par des hommes libres. La résolution prise dernièrement par les quakers de Pennsylvanie, de mettre en liberté tous leurs nègres esclaves, nous prouve assez que le nombre n’en était pas bien grand. S’ils y avaient fait une partie considérable de la propriété, une pareille résolution n’aurait jamais passé. Dans nos colonies à sucre, au contraire, tout l’ouvrage se fait par des esclaves, et une très-grande partie du travail se fait de la même manière dans celles à tabac. Les profits d’une sucrerie, dans toutes nos colonies des Indes occidentales, sont, en général, beaucoup plus forts que ceux de toute autre espèce de culture que l’on connaisse en Europe ou en Amérique ; et les profits d’une plantation de tabac, quoique inférieurs à ceux d’une sucrerie, sont, comme on l’a déjà observé, supérieurs à ceux du blé. Les uns et les autres peuvent supporter la dépense d’une culture faite par des mains esclaves, mais les sucreries sont encore plus en état de la supporter que les plantations de tabac. Aussi, dans nos colonies à sucre, le nombre des nègres est-il beaucoup plus grand en proportion de celui des Blancs qu’il ne l’est dans nos colonies à tabac.

Aux cultivateurs serfs des anciens temps succéda par degrés une espèce de fermiers, connus à présent en France sous le nom de métayers. On les nommait en latin coloni partiarii. Il y a si longtemps qu’ils sont hors d’usage en Angleterre, que je ne connais pas à présent le mot anglais qui les désigne. Le propriétaire leur fournissait la semence, les bestiaux et les instruments de labourage : en un mot, tout le capital nécessaire pour pouvoir cultiver la ferme. Le produit se partageait par égales portions entre le propriétaire et le fermier, après qu’on en avait prélevé ce qui était nécessaire à l’entretien de ce capital, qui était rendu au propriétaire quand le fermier quittait la métairie ou en était renvoyé.

Une terre exploitée par de pareils tenanciers est, à bien dire, cultivée aux frais du propriétaire, tout comme celle qu’exploitent des esclaves. Il y a cependant entre ces deux espèces de cultivateurs une différence fort essentielle. Ces tenanciers, étant des hommes libres, sont capables d’acquérir des propriétés ; et ayant une certaine portion du produit de la terre, ils ont un intérêt sensible à ce que la totalité du produit s’élève le plus possible, afin de grossir la portion qui leur revient. Un esclave, au contraire, qui ne peut rien gagner que sa subsistance, ne cherche que sa commodité, et fait produire à la terre le moins possible au-delà de cette subsistance.

Si la tenue en servage vint par degrés à se détruire dans la majeure partie de l’Europe, il est vraisemblable que ce fut en partie à cause de la mauvaise culture qui en résultait, et en partie parce que les serfs, encouragés à cet égard par le souverain, qui était jaloux des grands seigneurs, empiétèrent successivement sur l’autorité de leurs maîtres, jusqu’au point d’avoir rendu à la fin, à ce qu’il semble, cette espèce de servitude tout à fait incommode. Toutefois, le temps et la manière dont s’opéra cette importante révolution, sont deux points des plus obscurs de l’histoire moderne. L’Église de Rome réclame l’honneur d’y avoir beaucoup contribué, et il est constant que, dès le douzième siècle, Alexandre III publia une bulle pour l’affranchissement général des esclaves. Il semble cependant que ce fut plutôt une pieuse exhortation aux fidèles, qu’une loi qui entraînât de leur part une rigoureuse obéissance. La servitude n’en subsista pas moins presque partout pendant encore plusieurs siècles, jusqu’à ce qu’enfin elle fut successivement abolie par l’effet combiné des deux intérêts dont nous avons parlé, celui du propriétaire, d’une part, et celui du souverain, de l’autre. Un serf affranchi auquel on permettait de rester en possession de la terre qu’il cultivait, n’ayant pas de capital en propre, ne pouvait exploiter que par le moyen de celui que le propriétaire lui avançait et, par conséquent, il dut être ce qu’on appelle en France un métayer.

Cependant il ne pouvait pas être de l’intérêt même de cette dernière espèce de cultivateurs de consacrer à des améliorations ultérieures aucune partie du petit capital qu’ils pouvaient épargner sur leur part du produit, parce que le seigneur, sans y rien placer de son côté, aurait également gagné sa moitié dans ce surcroît de produit. La dîme, qui n’est pourtant qu’un dixième du produit, est regardée comme un très-grand obstacle à l’amélioration de la culture ; par conséquent, un impôt qui s’élevait à la moitié devait y mettre une barrière absolue. Ce pouvait bien être l’intérêt du métayer de faire produire à la terre autant qu’elle pouvait rendre, avec le capital fourni par le propriétaire ; mais ce ne pouvait jamais être son intérêt d’y mêler quelque chose du sien propre. En France, où l’on dit qu’il y a cinq parties sur six, dans la totalité du royaume, qui sont encore exploitées par ce genre de cultivateurs, les propriétaires se plaignent que leurs métayers saisissent toutes les occasions d’employer leurs bestiaux de labour à faire des charrois plutôt qu’à la culture, parce que, dans le premier cas, tout le profit qu’ils font est pour eux, et que, dans l’autre, ils le font de moitié avec leur propriétaire. Cette espèce de tenanciers subsiste encore dans quelques endroits de l’Écosse ; on les appelle Tenanciers à l’arc-de-fer[4]. Ces anciens tenanciers anglais, qui, selon le baron Gilbert et le docteur Blackstone, doivent plutôt être regardés comme les baillis[5] du propriétaire, que comme des fermiers proprement dits, étaient vraisemblablement des tenanciers de la même espèce.

À cette espèce de tenanciers succédèrent, quoique lentement et par degrés, les fermiers proprement dits, qui firent valoir la terre avec leur propre capital, en payant au propriétaire une rente fixe. Quand ces fermiers ont un bail pour un certain nombre d’années, ils peuvent quelquefois trouver leur intérêt à placer une partie de leur capital en améliorations nouvelles sur la ferme, parce qu’ils peuvent espérer de regagner cette avance, avec un bon profit, avant l’expiration du bail. Cependant, la possession de ces fermiers fut elle-même pendant longtemps extrêmement précaire, et elle l’est encore dans plusieurs endroits de l’Europe. Ils pouvaient être légalement évincés de leur bail, avant l’expiration du terme, par un nouvel acquéreur, et en Angleterre même, par ce genre d’action simulée qu’on nomme action de commun recouvrement[6]. S’ils étaient expulsés illégalement et violemment par leur maître, ils n’avaient, pour la réparation de cette injure, qu’une action très-imparfaite. Elle ne leur faisait pas toujours obtenir d’être réintégrés dans la possession de la terre, mais on leur accordait seulement des dommages-intérêts, qui ne s’élevaient jamais au niveau de leur perte réelle. En Angleterre même, le pays peut-être de l’Europe où l’on a toujours eu le plus d’égards pour la classe des paysans[7], ce ne fut qu’environ dans la quatorzième année du règne de Henri VII qu’on imagina l’action d’expulsion, par laquelle le tenancier obtient non-seulement des dommages, mais recouvre même la possession, et au moyen de laquelle il n’est pas nécessairement déchu de son droit par la décision incertaine d’une seule assise[8]. Ce genre d’action a même été regardé comme tellement efficace, que, dans la pratique moderne, quand le propriétaire est obligé d’intenter action pour la possession de sa terre, il est rare qu’il fasse usage des actions qui lui appartiennent proprement comme propriétaire, telles que le writ[9] de droit ou le writ d’entrée, mais il poursuit, au nom de son tenancier, par le writ d’expulsion. Ainsi, en Angleterre, la sûreté du fermier est égale à celle du propriétaire. D’ailleurs, en Angleterre, un bail à vie de la valeur de 40 schellings de rente annuelle est réputé franche-tenure[10], et donne au preneur du bail le droit de voter pour l’élection d’un membre du Parlement ; et comme il y a une grande partie de la classe des paysans qui a des franches-tenures de cette espèce, la classe entière se trouve traitée avec égard par les propriétaires, par rapport à la considération politique que ce droit lui donne. Je ne crois pas qu’on trouve en Europe, ailleurs qu’en Angleterre, l’exemple d’un tenancier bâtissant sur une terre dont il n’a point de bail, dans la confiance que l’honneur du propriétaire l’empêchera de se prévaloir d’une amélioration aussi importante. Ces lois et ces coutumes, si favorables à la classe des paysans, ont peut-être plus contribué à la grandeur actuelle de l’Angleterre, que ces règlements de commerce tant prônés, à les prendre même tous ensemble.

La loi qui assure les baux les plus longs et les maintient contre quelque espèce de successeur que ce soit, est, autant que je puis savoir, particulière à la Grande-Bretagne. Elle fut introduite en Écosse, dès l’année 1449, par une loi de Jacques II[11]. Cependant, les substitutions ont beaucoup nui a l’influence salutaire que cette loi eût pu avoir, les grevés de substitution étant en général incapables de faire des baux pour un long terme d’années, souvent même pour plus d’un an. Un acte du Parlement a dernièrement relâché tant soit peu leurs liens à cet égard, mais il subsiste encore trop de gêne[12]. D’ailleurs, en Écosse, comme aucune tenure à bail ne donne de vote pour élire un membre du parlement, la classe des ’’paysans’’ est, sous ce rapport, moins considérée par les propriétaires qu’elle ne l’est en Angleterre[13].

Dans les autres endroits de l’Europe, quoiqu’on ait trouvé convenable d’assurer les tenanciers contre les héritiers et les nouveaux acquéreurs, le terme de leur sûreté resta toujours borné à une période fort courte : en France, par exemple, il fut borné à neuf ans, à compter du commencement du bail. À la vérité, il a été dernièrement étendu, dans ce pays, jusqu’à vingt-sept ans, période encore trop courte pour encourager un fermier à faire les améliorations les plus importantes. Les propriétaires des terres étaient anciennement les législateurs dans chaque coin de l’Europe. Aussi, les lois relatives aux biens-fonds furent toutes calculées sur ce qu’ils supposaient être l’intérêt du propriétaire. Ce fut pour son intérêt qu’on imagina qu’un bail passé par un de ses prédécesseurs ne devait pas l’empêcher, pendant un long terme d’années, de jouir de la pleine valeur de sa terre. L’avarice et l’injustice voient toujours mal, et elles ne prévirent pas combien un tel règlement mettrait d’obstacles à l’amélioration de la terre, et par là nuirait, à la longue, au véritable intérêt du propriétaire.

De plus, les fermiers, outre le payement du fermage, étaient censés obligés, envers leur propriétaire, à une multitude de services qui étaient rarement ou spécifiés par le bail, ou déterminés par quelque règle précise, mais qui l’étaient seulement par l’usage et la coutume du manoir ou de la baronnie. Ces services, étant presque entièrement arbitraires, exposaient le fermier à une foule de vexations. En Écosse, le sort de la classe des paysans s’est fort amélioré dans l’espace de quelques années, au moyen de l’abolition de tous les services qui ne seraient pas expressément stipulés par le bail.

Les services publics auxquels les paysans étaient assujettis n’étaient pas moins arbitraires que ces services privés. Les corvées pour la confection et l’entretien des grandes routes, servitude qui subsiste encore, je crois, partout, avec des degrés d’oppression différents dans les différents pays, n’étaient pas la seule qu’ils eussent à supporter. Quand les troupes du roi, quand sa maison ou ses officiers venaient à passer dans quelques campagnes, les paysans étaient tenus de les fournir de chevaux, de voitures et de vivres, au prix que fixait le pourvoyeur. La Grande-Bretagne est, je crois, la seule monarchie de l’Europe où ce dernier genre d’oppression a été totalement aboli. Il subsiste encore en France et en Allemagne[14].

Il n’y avait pas moins d’arbitraire et d’oppression dans les impôts auxquels ils étaient assujettis. Quoique les anciens seigneurs fussent très-peu disposés à donner eux-mêmes à leur souverain des aides en argent, ils lui accordaient facilement la faculté de tailler, comme ils l’appelaient, leur tenancier, et ils n’avaient pas assez de connaissance pour sentir combien leur revenu personnel devait s’en trouver affecté en définitive. La taille, telle qu’elle subsiste encore en France, peut donner l’idée de cette ancienne manière de tailler. C’est un impôt sur les profits présumés du fermier, qui s’évaluent d’après le capital qu’il a sur sa ferme. L’intérêt de celui-ci est donc de paraître en avoir le moins possible et, par conséquent, d’en employer aussi peu que possible à la culture, et point du tout en améliorations. Si un fermier français peut jamais venir à accumuler un capital, la taille équivaut presque à une prohibition d’en faire jamais emploi sur la terre. De plus, cet impôt est réputé déshonorant pour celui qui y est sujet, et est censé le mettre au-dessous du rang, non-seulement d’un gentilhomme, mais même d’un bourgeois ; et tout homme qui afferme les terres d’autrui y devient sujet. Il n’y a pas de gentilhomme ni même de bourgeois possédant un capital, qui veuille se soumettre à cette dégradation. Ainsi, non-seulement cet impôt empêche que le capital qu’on gagne sur la terre ne soit jamais employé à la bonifier, mais même il détourne de cet emploi tout autre capital. Les anciennes dîmes et quinzièmes, si fort en usage autrefois en Angleterre, en tant qu’elles portaient sur la terre, étaient, à ce qu’il semble, des impôts de la même nature que la taille.

On devait s’attendre à bien peu d’améliorations de la part des tenanciers découragés de tant de manières. Cette classe de gens ne peut jamais en faire qu’avec de grands désavantages, quelque liberté et quelque sûreté que la loi puisse lui donner. Le fermier est, à l’égard du propriétaire, ce qu’est un marchand qui commerce avec des fonds d’emprunt, à l’égard de celui qui commerce avec ses propres fonds. Le capital de chacun de ces deux marchands peut bien se grossir ; mais à égalité de prudence dans leur conduite, le capital de l’un grossira toujours beaucoup plus lentement que celui de l’autre, à cause de la grande part de profits qui se trouve emportée par l’intérêt du prêt. De même, à égalité de soins et de prudence, les terres cultivées par un fermier s’amélioreront nécessairement avec plus de lenteur que celles qui sont cultivées par les mains du propriétaire, par rapport à la grosse part du produit qu’emporte le fermage, et que le fermier aurait employée en autant d’améliorations nouvelles, s’il eût été propriétaire. D’ailleurs l’état d’un fermier est, par la nature des choses, au-dessus du propriétaire. Dans la majeure partie de l’Europe, on regarde les paysans comme une classe inférieure même à un bon artisan, et dans toute l’Europe ils sont au-dessous des gros marchands et des maîtres manufacturiers. Il ne peut donc guère arriver qu’un homme, maître d’un capital un peu considérable, aille quitter son état, pour se mettre dans un état inférieur. Par conséquent, même dans l’état actuel de l’Europe, il est probable qu’il n’y aura que très-peu de capital qui aille, des autres professions, à celle de faire valoir des terres comme fermier. Il y en va peut-être plus dans la Grande-Bretagne que dans tout autre pays, quoique là même les grands capitaux qui sont en quelques endroits employés par des fermiers aient été gagnés en général à ce genre de métier, celui de tous peut-être où un capital se gagne le plus lentement. Cependant, après les petits propriétaires, les gros et riches fermiers sont, en tout pays, ceux qui apportent le plus d’améliorations aux terres. C’est ce qu’ils font peut-être plus encore en Angleterre qu’en aucune autre monarchie de l’Europe. Dans les gouvernements républicains de la Hollande et du canton de Berne, les fermiers, dit-on, ne le cèdent en rien à ceux d’Angleterre.

Mais par-dessus tout, ce qui contribua à décourager la culture et l’amélioration des terres, dans la police administrative de l’Europe, que les terres fussent entre les mains des fermiers ou dans celles d’un propriétaire, ce fut, premièrement, la prohibition générale d’exporter des grains sans une permission spéciale, ce qui paraît avoir été un règlement très-universellement reçu ; et secondement, les entraves qui furent mises au commerce intérieur, non-seulement du blé, mais de presque toutes les autres parties du produit de la ferme, au moyen de ces lois absurdes contre les accapareurs, regrattiers et intercepteurs[15], et par les privilèges des foires et marchés. On a déjà observé comment la prohibition de l’exportation des blés, jointe à quelque encouragement donné à l’importation des blés étrangers, arrêta les progrès de la culture dans l’ancienne Italie, le pays naturellement le plus fertile de l’Europe, et alors le siège du plus grand empire du monde. Il n’est peut-être pas aisé de s’imaginer jusqu’à quel point de telles entraves sur le commerce intérieur de cette denrée, jointes à la prohibition générale de l’exportation, doivent avoir découragé la culture dans des pays moins fertiles et qui se trouvaient moins favorisés par les circonstances.


CHAPITRE III.

comment les villes[16] se formèrent et s’agrandirent après la chute de l’empire romain.


Après la chute de l’empire romain, les habitants des villes ne furent pas mieux traités que ceux des campagnes. Ces villes étaient, il est vrai, composées d’une classe de gens bien différents des premiers habitants des anciennes républiques de Grèce et d’Italie. Ce qui composait principalement celles-ci, c’étaient les propriétaires des terres, entre lesquels le territoire public avait été originairement divisé, et qui avaient trouvé plus commode de bâtir leurs maisons dans le voisinage l’une de l’autre, et de les environner d’une muraille pour la défense commune. Au contraire, après la chute de l’empire romain, il paraît qu’en général les propriétaires des terres ont habité dans des châteaux forts, sur leurs propres domaines et au milieu de leurs tenanciers et de tous les gens de leur dépendance. Les villes étaient principalement habitées par des


  1. Ces sortes de dispositions, dont l’objet est d’établir un ordre de succession différent de l’ordre ordinaire, se nomment en anglais entail, mais en français elles se nomment substitutions, quoique très-différentes de ce que la loi civile appelle de ce nom, comme on le fera observer plus loin.
  2. Le commentateur Mac Culloch annonce ici qu’il ose être en désaccord avec l’opinion de Smith au sujet de la loi de primogéniture, ou de la coutume qui lègue tout ou la plus grande partie d’une propriété appartenant à une famille, au fils aîné. Il est pour le droit d’aînesse, favorable à la grande propriété, et il déduit ses raisons dans un très-long commentaire, où il déclare que l’expérience faite en France de l’égalité des partages est une expérience funeste à l’agriculture. Il conclut des inconvénients de la propriété morcelée à l’immobilisation forcée et légale de la propriété, à la perpétuité des instruments du travail agricole dans un petit nombre de familles. En Angleterre l’opinion de Mac Culloch est encore l’opinion générale, et Adam Smith, partisan de l’égalité des partages, ennemi des substitutions, n’a point fait de conversion. Dans ce pays la science n’a d’autorité qu’autant qu’elle favorise et défend les intérêts prédominants. Nous n’avons donc pas cru devoir citer en entier le commentaire aristocratique de Mac Culloch. A. B.
  3. Dans le moyen âge, et tant que l’esclavage subsista sous un gouvernement féodal, l’agriculture était partout languissante. Les nobles, propriétaires des terres, avançaient à leurs esclaves le chétif capital qui faisait aller leur culture, et tout le produit de la terre leur appartenait, soit comme rente, soit comme intérêt, soit enfin comme loyer de leurs esclaves. Dans l’état actuel de l’Europe, où la culture des terres se fait par des fermiers indépendants, le propriétaire ne fait aucune avance, il ne reçoit que la rente foncière, et cette rente ne va guère au delà du tiers de la totalité du produit, quelquefois pas au quart. Néanmoins ce tiers ou quart du produit annuel est trois ou quatre fois plus grand que n’était auparavant le total, à cause de l’amélioration des terres et de la culture, suite de l’augmentation des capitaux et de l’industrie, qui eux-mêmes sont une suite de la liberté et de la propriété dont jouit le cultivateur. À mesure des progrès que fait l’amélioration des terres, la rente diminue bien dans sa proportion avec le produit, mais elle augmente relativement à l’étendue de la terre.
  4. Steel-bow tenants. Ce nom vient probablement de la manière dont ils étaient autrefois armés en guerre.
  5. Espèce d’officiers subalternes de justice, comme étaient nos sergents de justice seigneuriale, mais qui de plus faisaient pour le seigneur la collecte des cens, lots, amendes et autres droits, tant fixes que casuels, de la seigneurie.
  6. Action of common recovery, espèce d’action ou de procédure fictive ou concertée pour se faire adjuger par jugement un bien-fonds, et le posséder ainsi libre et purgé de substitutions, reversions et autres droits réels dont il était grevé. C’est ainsi qu’en France, pour purger les hypothèques, on avait imaginé une procédure simulée, qu’on nommait décret volontaire.
  7. Ce mot de paysans, qu’il a fallu employer faute d’autre, désigne ici principalement cette classe qu’on nomme en anglais yeomen, et qui a rang immédiatement après celle de gentlemen, et avant celle des gens de métier ou artisans, tradesmen. Cette classe des yeomen comprend les laboureurs, fermiers, nourrisseurs, etc., et autres ouvriers de la campagne, qui, travaillant manuellement, sont, par cette raison, hors de la classe des gentlemen, mais qui, possédant en pleine propriété, ou au moins à vie, un bien-fonds de 40 schellings de rente au moins, ont droit de concourir à l’élection des représentants de leur comté, d’être nommés jurés, etc.
  8. On entend par ce mot l’ensemble des séances employées, par les juges d’assise et les jurés, à l’examen, instruction et décision d’un procès.
  9. En Angleterre, les actions ne s’intentent qu’en vertu de lettres ou commissions, et chaque action a sa formule particulière. C’est ce qu’on nomme writ, et ce qui ressemble en quelque sorte à nos lettres ou commissions de chancelleries.
  10. Free-hold, c’est-à-dire une possession qui a tous les caractères et les droits d’une pleine propriété.
  11. Voici une copie de l’acte de 1449, chap. xviii, qui a été justement appelé la Grande charte des agriculteurs d’Écosse.
    « Item il est ordonné, pour la sûreté et l’avantage du pauvre peuple qui cultive la terre, que ceux et tous autres qui auront pris ou prendront à l’avenir de la terre des mains des seigneurs, et qui auront des termes et baux, dans le cas où les seigneurs vendraient ou aliéneraient cette terre ou terres, ceux-là, les preneurs, garderont leurs baux jusqu’à la fin de leurs termes, en quelque main que la terre passe, pour la même rente qu’ils l’avaient reçue. » Mac Culloch.
  12. Le statut auquel le Dr Smith fait allusion est celui de la dixième année de Georges III, chap. ii. Cet acte permet au possesseur d’un bien grevé de substitution d’accorder des baux pour un nombre quelconque d’années, n’excédant pas trente et un ans, ou pour quatorze ans et une vie existante, ou pour deux vies existantes, pourvu que dans les baux pour deux vies le fermier soit tenu d’exécuter certaines améliorations spécifiées dans l’acte. On permet aussi les baux de quatre-vingt-dix-neuf ans, à condition de bâtir.
    Mac Culloch.
  13. « Si le Dr Smith avait dit que la privation de la franchise électorale rendait les paysans d’Écosse moins utiles, au lieu de moins respectables, à leurs propriétaires, il n’y aurait rien à reprendre à son observation. L’acte de la réforme accorde le droit de voter à tout tenancier affermant une terre de 50 livres sterling par an, aussi bien en Écosse qu’en Angleterre, et personne connaissant l’état de l’Écosse avant et depuis la réforme, n’osera dire qu’elle a rendu les fermiers plus respectables aux yeux de leurs propriétaires. Il est certain qu’elle a eu des effets tout contraires ; et, quelles que soient ses conséquences sous d’autres rapports, elle a déjà exercé et continuera d’exercer, il y a tout lieu de le penser, une influence pernicieuse sur les intérêts des fermiers et de l’agriculture. Autrefois les propriétaires d’Écosse s’inquiétaient rarement des opinions politiques de leurs tenanciers, et pourvu qu’ils payassent leur terme et gouvernassent leurs terres conformément aux stipulations de leurs baux, ils pouvaient être du parti politique et religieux qui leur plaisait. Il en est devenu tout autrement depuis. Les propriétaires désireux, comme tout le monde, d’étendre leur influence politique, veulent contrôler et même commander les suffrages de leurs tenanciers, et multiplier sur leurs domaines les électeurs dépendants. Pour obtenir ces résultats, ils n’ont pas scrupule, en beaucoup de cas, d’employer un système d’intimidation et de prendre des mesures vindicatives contre les tenanciers qui ont voté contrairement à leurs vœux. Mais cet inconvénient, quoique le plus sensible aujourd’hui, est encore le moindre des maux qui résulte du nouvel état de choses. Il a déjà conduit, en plusieurs cas, à changer le mode suivant lequel on affermait les terres jusque-là, et il y a bien des raisons de craindre qu’il ne fasse disparaître à la fin le système d’accorder des baux de dix-neuf et vingt ans assurés, système qui a été l’unique cause des merveilleux progrès de l’agriculture en Écosse. Dans un grand nombre de cas, il a aussi amené la subdivision des fermes, dans le seul but de créer des électeurs. Et quoique faite avec de bonnes intentions, l’extension du suffrage aux tenanciers est un des coups les plus funestes qui aient été portés à leur indépendance et à la prospérité de l’agriculture. Les tenanciers, comme tels, sont la dernière classe de citoyens auxquels la franchise électorale devrait être accordée. La plupart d’entre eux sont engagés envers leurs propriétaires et dépendent absolument d’eux ; et le petit nombre de ceux qui sont indépendants ne le sont que parce qu’ils ont acquis de la propriété, et auraient possédé cette franchise, si on l’avait accordée, comme on aurait dû le faire, à ceux-là seulement qui possédaient une certaine quantité de propriété indépendante. Si le meilleur système électoral est celui qui amène au scrutin le plus grand nombre d’électeurs indépendants, et en éloigne le plus grand nombre de ceux qui sont dépendants, l’extension de la franchise aux tenanciers et occupants de terres seigneuriales doit être le système le pire de tous, car de toutes les classes de la société celle-là est la plus dépendante, celle qui est le plus à la merci d’autrui. Mac Culloch.
  14. Il n’est pas besoin de dire que tous ces privilèges féodaux ont été abolis en France par la révolution. A. B.
  15. Ce délit de police, que les lois anglaises nomment forestalling, est distingué de celui qui se nomme engrossing, accaparer. Intercepter les denrées, c’est les attendre sur la route pour les acheter avant qu’elles arrivent au marché.
  16. Le texte porte les cités et les villes, parce qu’en Angleterre on distingue par le nom de cité les villes qui sont ou ont été siége d’un évêché ; mais cette distinction serait ici sans objet.