Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations/Livre 1/9

Traduction par Germain Garnier, Adolphe Blanqui.
Guillaumin (tome Ip. 119-131).


CHAPITRE IX.

des profits du capital[1].


La hausse et la baisse dans les profits du capital dépendent des mêmes causes que la hausse et la baisse dans les salaires du travail, c’est-à-dire de l’état croissant ou décroissant de la richesse nationale ; mais ces causes agissent d’une manière très-différente sur les uns et sur les autres.

L’accroissement des capitaux qui fait hausser les salaires tend à abaisser les profits. Quand les capitaux de beaucoup de riches commerçants sont versés dans un même genre de commerce, leur concurrence mutuelle tend naturellement à en faire baisser les profits, et quand les capitaux se sont pareillement grossis dans tous les différents commerces établis dans la société, la même concurrence doit produire le même effet sur tous.

Nous avons déjà observé qu’il était difficile de déterminer quel est le taux moyen des salaires du travail, dans un lieu et dans un temps déterminés. On ne peut guère, même dans ce cas, déterminer autre chose que le taux le plus habituel des salaires ; mais cette approximation ne peut guère s’obtenir à l’égard des profits des capitaux. Le profit est si variable, que la personne qui dirige un commerce particulier ne pourrait pas toujours vous indiquer le taux moyen de son profit annuel. Ce profit est affecté, non-seulement de chaque variation qui survient dans le prix des marchandises qui sont l’objet de ce commerce, mais encore de la bonne ou mauvaise fortune des concurrents et des pratiques du commerçant, et de mille autres accidents auxquels les marchandises sont exposées, soit dans leur transport par terre ou par mer, soit même quand on les tient en magasin. Il varie donc, non-seulement d’une année à l’autre, mais même d’un jour à l’autre, et presque d’heure en heure. Il serait encore plus difficile de déterminer le profit moyen de tous les différents commerces établis dans un grand royaume et, quant à prétendre juger avec un certain degré de précision de ce qu’il peut avoir été anciennement ou à des époques reculées, c’est ce que nous regardons comme absolument impossible.

Mais quoiqu’il soit peut-être impossible de déterminer avec quelque précision quels sont ou quels ont été les profits moyens des capitaux, soit à présent, soit dans les temps anciens, cependant on peut s’en faire une idée approximative d’après l’intérêt de l’argent. On peut établir pour maxime que partout où on pourra faire beaucoup de profits par le moyen de l’argent, on donnera communément beaucoup pour avoir la faculté de s’en servir, et qu’on donnera en général moins, quand il n’y aura que peu de profits à faire par son emploi[2]. Ainsi, suivant que le taux ordinaire de l’intérêt varie dans un pays, nous pouvons compter que les profits ordinaires des capitaux varient en même temps ; qu’ils baissent quand il baisse, et qu’ils montent quand il monte. Les progrès de l’intérêt peuvent donc nous donner une idée du profit du capital.

Par le statut de la trente-septième année du règne de Henri VIII, tout intérêt au-dessus de 10 p. 100 fut déclaré illégitime. Il paraît qu’avant ce statut, on prenait quelquefois un intérêt plus fort. Sous le règne d’Édouard VI, le zèle religieux proscrivit tout intérêt. On dit cependant que cette prohibition, comme toutes les autres de ce genre, ne produisit aucun effet, et il est probable qu’elle augmenta le fléau de l’usure, plutôt que de le diminuer. Le statut de la treizième année d’Élisabeth, chapitre VIII, fit revivre celui de Henri VIII, et le taux légal de l’intérêt demeura fixé à 10 p. 100, jusqu’à la vingt et unième année du règne de {{Jacques|I}roi|}er, où il fut réduit à 8 p. 100. Bientôt après la restauration, il fut réduit à 6 p. 100, et par le statut de la deuxième année de la reine Anne, à 5 p. 100. Tous ces différents règlements paraissent avoir été faits avec beaucoup d’égards aux circonstances. Ils semblent avoir suivi et non précédé le taux de l’intérêt de la place, ou le taux auquel empruntaient habituellement les gens qui avaient bon crédit. Il paraît que, depuis le temps de la reine Anne, 5 p. 100 a été un taux plutôt au-dessus qu’au-dessous de celui de la place. Avant la dernière guerre, le gouvernement empruntait à 3 p. 100 ; et dans la capitale, ainsi qu’en beaucoup d’autres lieux du royaume, les gens qui avaient bon crédit empruntaient à 3 1/2, 4 et 4 1/2 p. 100.

Depuis le règne de Henri VIII, la richesse et le revenu national ont toujours été en croissant et, dans le cours de leurs progrès, leur mouvement paraît avoir été graduellement accéléré plutôt que retardé. Ils paraissent non-seulement avoir toujours avancé, mais encore avoir toujours avancé de plus vite en plus vite. Durant la même période, les salaires du travail ont été continuellement en augmentant, et les profits des capitaux, dans la plus grande partie des différentes branches de commerce et de manufactures, continuellement en diminuant.

Il faut, en général, un plus grand capital pour faire aller un genre quelconque de commerce dans une grande ville que dans un village. Dans une ville importante, les grands capitaux versés dans chaque branche de commerce, et le nombre des riches concurrents, réduisent généralement le taux du profit au-dessous de ce qu’il est dans un village. Mais les salaires du travail sont, en général, plus hauts dans une grande ville que dans un village. Dans une ville qui s’enrichit, ceux qui ont de gros capitaux à employer ne peuvent souvent trouver autant d’ouvriers qu’ils voudraient ; et pour s’en procurer le plus qu’ils peuvent, ils enchérissent les uns sur les autres, ce qui fait hausser les salaires et baisser les profits. Dans les campagnes éloignées, les capitaux ne suffisent pas d’ordinaire pour occuper tout le monde, en sorte que les ouvriers s’offrent au rabais pour se procurer de l’emploi, ce qui fait baisser les salaires et hausser les profits.

En Écosse, quoique le taux légal de l’intérêt soit le même qu’en Angleterre, cependant le taux de la place est plus élevé. Les gens les plus accrédités y empruntent rarement au-dessous de 5 p. 100 ; les banquiers d’Édimbourg donnent même 4 p. 100 sur leurs bons, payables en tout ou en partie à la volonté du porteur. Les banquiers, à Londres, ne donnent pas d’intérêt pour l’argent déposé chez eux. Il y a peu d’industries qui ne puissent s’exercer en Écosse avec de plus faibles capitaux qu’en Angleterre ; le taux commun du profit y doit donc être un peu plus élevé. On a déjà observé que les salaires étaient plus bas en Écosse qu’en Angleterre ; aussi le pays est-il non-seulement beaucoup plus pauvre, mais encore ses progrès vers un état meilleur, car il est clair qu’il en fait, semblent-ils être bien plus lents et bien plus tardifs[3].

En France, le taux légal de l’intérêt, pendant le cours de ce siècle, n’a pas toujours été réglé sur le taux de la place. En 1720, l’intérêt fut réduit du denier 20 au denier 50, ou de 5 à 2 p. 100. En 1724, il fut porté au denier 30, ou à 3 1/2 p. 100. En 1725, il fut remis au denier 20, ou à 5 p. 100. En 1766, sous l’administration de M. Laverdy, il fut réduit au denier 25, ou à 4 p. 100. L’abbé Terray le porta ensuite à l’ancien taux de 5 p. 100. On suppose que l’objet de la plupart de ces réductions forcées de l’intérêt était d’amener la réduction de l’intérêt des dettes publiques, et ce projet a été quelquefois mis à exécution. La France est peut-être pour le moment un pays moins riche que l’Angleterre ; et quoique le taux légal de l’intérêt ait souvent été plus bas en France qu’en Angleterre, le taux de la place a été généralement plus élevé ; car là, comme ailleurs, on a beaucoup de moyens faciles et sûrs d’éluder la loi. Des commerçants anglais, qui ont fait le commerce dans les deux pays, m’ont assuré que les profits du négoce étaient plus élevés en France qu’en Angleterre ; et c’est là, sans aucun doute, le motif pour lequel beaucoup de sujets anglais emploient de préférence leurs capitaux dans un pays où le commerce est peu considéré, plutôt que de les employer dans leur propre pays où il est en grande estime. Les salaires du travail sont plus bas en France qu’en Angleterre. Quand on passe d’Écosse en Angleterre, la différence que l’on remarque dans l’extérieur et la tenue des gens du peuple des deux pays indique suffisamment la différence de leur condition. Le contraste est encore plus frappant quand on revient de France. La France, quoique indubitablement plus riche que l’Écosse, ne paraît pas avancer d’un pas aussi rapide. C’est une opinion générale, et même vulgaire dans chacun de ces pays, que l’opulence y va en déclinant ; opinion mal fondée, à ce que je crois, même à l’égard de la France. Quant à l’Écosse, quiconque l’aura vue il y a vingt ou trente ans et l’observera aujourd’hui, ne supposera jamais assurément qu’elle aille en déclinant.

D’un autre côté, la Hollande est plus riche que l’Angleterre proportionnellement à sa population et à l’étendue de son territoire. Le gouvernement y emprunte à 2 p. 100, et les particuliers qui ont bon crédit, à 3. On dit que les salaires y sont plus élevés qu’en Angleterre, et l’on sait généralement que les Hollandais sont, de tous les peuples de l’Europe, celui qui se contente des moindres bénéfices. Quelques personnes ont prétendu que le commerce déclinait en Hollande, et cela est peut-être vrai de quelques branches particulières. Mais ces symptômes semblent indiquer assez que la décadence n’y est pas générale. Quand les profits baissent, les commerçants sont très-disposés à se plaindre de la décadence du commerce, quoique cependant la diminution des profits soit l’effet naturel de sa prospérité ou d’une plus grande masse de fonds qui y est versée[4]. Pendant la dernière guerre, les Hollandais ont gagné tout le commerce de transport de la France, dont ils conservent encore la plus grande partie. Les fortes sommes dont ils sont propriétaires dans les fonds publics de France et d’Angleterre, qu’on évalue pour ces derniers à environ 40,000,000 l. sterl. (en quoi je soupçonne pourtant beaucoup d’exagération[5]), la quantité de fonds qu’ils prêtent à des particuliers, dans les pays où le taux de l’intérêt est plus élevé que chez eux, sont des circonstances qui, sans aucun doute, démontrent la surabondance de leurs capitaux, ou bien leur accroissement au-delà de ce qu’ils peuvent employer avec un profit convenable dans les affaires de leur pays ; mais cela ne prouve nullement que ces affaires aillent en diminuant. Ne peut-il pas en être des capitaux d’une grande nation comme de ceux d’un particulier, lesquels, bien qu’ils aient été acquis par le moyen de son commerce, s’augmentent souvent au-delà de ce qu’il peut y employer, tandis qu’en même temps son commerce n’en va pas moins toujours en augmentant ?

Dans nos colonies de l’Amérique septentrionale et des Indes occidentales, non-seulement les salaires du travail, mais encore l’intérêt de l’argent et, par conséquent, les profits du capital, sont plus élevés qu’en Angleterre. Dans ces différentes colonies, le taux légal de l’intérêt, ainsi que le taux de la place, s’élève de 6 à 8 p. 100. Cependant de forts salaires et de gros profits sont naturellement des choses qui vont rarement ensemble, si ce n’est dans le cas particulier d’une colonie nouvelle. Dans une colonie nouvelle, à la différence de tout autre pays, les capitaux sont naturellement peu abondants en proportion de l’étendue de son territoire, et peu nombreux en proportion de sa population et de l’étendue de son capital. Les colons ont plus de terre qu’ils n’ont de capitaux à consacrer à la culture ; aussi les capitaux qu’ils possèdent sont-ils appliqués seulement à la culture des terres les plus fertiles et les plus favorablement situées, à celles qui avoisinent les côtes de la mer ou qui bordent les rivières navigables. Ces terres s’achètent très-souvent au-dessous même de la valeur de leur produit naturel. Le capital employé à l’achat et à l’amélioration de ces terres doit rendre un très-gros profit et, par conséquent, fournir de quoi payer un très-gros intérêt. L’accumulation rapide du capital dans un emploi aussi profitable met le planteur dans le cas d’augmenter le nombre des bras qu’il occupe, beaucoup plus vite qu’un établissement récent ne lui permet d’en trouver ; aussi les travailleurs qu’il peut se procurer sont-ils très-libéralement payés. À mesure que la colonie augmente, les profits des capitaux diminuent. Quand les terres les plus fertiles et les mieux situées se trouvent toutes occupées, la culture de celles qui sont inférieures, tant pour le sol que pour la situation, devient de moins en moins profitable et, par conséquent, l’intérêt du capital employé se trouve nécessairement réduit. C’est pour cela que le taux de l’intérêt, soit légal, soit courant, a considérablement baissé dans la plupart de nos colonies, pendant le cours de ce siècle. À mesure de l’augmentation des richesses de l’industrie et de la population, l’intérêt a diminué.

Les salaires du travail ne baissent pas comme les profits des capitaux. La demande de travail augmente avec l’accroissement du capital, quels que soient les profits ; et après que ces profits ont baissé, les capitaux n’en augmentent pas moins ; ils continuent même à augmenter bien plus vite qu’auparavant. Il en est des nations industrieuses qui sont en train de s’enrichir, comme des individus industrieux. Un gros capital, quoique avec de petits profits, augmente en général plus promptement qu’un petit capital avec de gros profits. L’argent fait l’argent, dit le proverbe. Quand vous avez gagné un peu, il vous devient souvent facile de gagner davantage. Le difficile est de gagner ce peu.

J’ai déjà exposé en partie la liaison qu’il y a entre l’accroissement du capital et celui de l’industrie ou de la demande de travail productif ; mais je la développerai avec plus d’étendue par la suite, en traitant de l’accumulation des capitaux[6].

L’acquisition d’un nouveau territoire ou de quelques nouvelles branches d’industrie peut quelquefois élever les profits des capitaux et, avec eux, l’intérêt de l’argent, même dans un pays qui fait des progrès rapides vers l’opulence. Les capitaux du pays ne suffisant pas à la quantité des affaires que ces nouvelles acquisitions offrent aux possesseurs de ces capitaux, on les applique alors seulement aux branches particulières qui donnent le plus gros profit. Une partie de ceux qui étaient auparavant employés dans d’autres industries en est nécessairement retirée, pour être versée dans les entreprises nouvelles qui sont plus profitables ; la concurrence devient donc moins active qu’auparavant, dans toutes les anciennes branches d’industrie. Le marché se trouve moins abondamment fourni de plusieurs différentes sortes de marchandises. Le prix de celles-ci hausse nécessairement plus ou moins, et rend un plus gros profit à ceux qui en trafiquent, ce qui les met dans le cas de payer un intérêt plus fort des prêts qu’on leur fait. Pendant quelque temps, après la fin de la dernière guerre, non-seulement des particuliers du meilleur crédit, mais même quelques-unes des premières compagnies de Londres, qui auparavant ne payaient pas habituellement plus de 4 et 4 et 1/2 p. 100, empruntèrent communément alors à 5. Cela s’explique suffisamment par la grande augmentation de territoire et de commerce, qui fut la conséquence de nos acquisitions dans l’Amérique septentrionale et les Indes occidentales, sans qu’il soit besoin de supposer aucune diminution dans la masse des capitaux de la société. La masse des anciens capitaux étant attirée dans une foule de nouvelles entreprises, il en est résulté nécessairement une diminution dans la quantité employée auparavant dans les autres industries, où la diminution de la concurrence fit nécessairement baisser les profits. J’aurai lieu, par la suite, d’exposer les raisons qui me portent à croire que la masse des capitaux de la Grande-Bretagne n’a pas souffert de diminution, même par les dépenses énormes de la dernière guerre[7].

Toutefois, une diminution survenue dans la masse des capitaux d’une société, ou dans le fonds destiné à alimenter l’industrie, en amenant la baisse des salaires, amène pareillement une hausse dans les profits et, par conséquent, dans le taux de l’intérêt. Les salaires du travail étant baissés, les propriétaires de ce qui reste de capitaux dans la société peuvent établir leurs marchandises à meilleur compte qu’auparavant ; et comme il y a moins de capitaux employés à fournir le marché qu’il n’y en avait auparavant, ils peuvent vendre plus cher. Leurs marchandises leur coûtent moins et se vendent plus cher. Leurs profits, croissant ainsi en raison double, peuvent suffire à payer un plus gros intérêt. Les grandes fortunes faites si subitement et si aisément, au Bengale et dans les autres établissements anglais des Indes orientales, nous témoignent assez que les salaires sont très-bas et les profits très-élevés dans ces pays ruinés. L’intérêt de l’argent suit la même proportion. Au Bengale, on prête fréquemment aux fermiers à raison de 40, 50 et 60 p. 100, et la récolte suivante répond du payement. De même que les profits capables de payer un pareil intérêt doivent réduire presque à rien la rente du propriétaire, de même une usure aussi énorme doit à son tour emporter la majeure partie de ces profits. Dans les temps qui précédèrent la chute de la république romaine, il paraît qu’une usure de la même espèce régnait dans les provinces, sous l’administration ruineuse de leurs proconsuls. Nous voyons, dans les lettres de Cicéron, que le vertueux Brutus prêtait son argent, en Chypre, à quarante-huit pour cent.

Dans un pays qui aurait atteint le dernier degré de richesse auquel la nature de son sol et de son climat et sa situation à l’égard des autres pays peuvent lui permettre d’atteindre, qui, par conséquent, ne pourrait plus ni avancer ni reculer ; dans un tel pays, les salaires du travail et les profits des capitaux seraient probablement très-bas tous les deux. Dans un pays largement peuplé en proportion du nombre d’hommes que peut nourrir son territoire ou que peut employer son capital, la concurrence, pour obtenir de l’occupation, serait nécessairement telle, que les salaires y seraient réduits à ce qui est purement suffisant pour entretenir le même nombre d’ouvriers ; et comme le pays serait déjà pleinement peuplé, ce nombre ne pourrait jamais augmenter. Dans un pays richement pourvu de capitaux, en proportion des affaires qu’il peut offrir en tout genre, il y aurait, dans chaque branche particulière de l’industrie, une aussi grande quantité de capital employé, que la nature et l’étendue de ce commerce pourraient le permettre ; la concurrence y serait donc partout aussi grande que possible et, conséquemment, les profits ordinaires aussi bas que possible.

Mais peut-être aucun pays n’est encore parvenu à ce degré d’opulence. La Chine paraît avoir été longtemps stationnaire, et il y a probablement longtemps qu’elle est arrivée au comble de la mesure de richesse qui est compatible avec la nature de ses lois et de ses institutions ; mais cette mesure peut être fort inférieure à celle dont la nature de son sol, de son climat et de sa situation serait susceptible avec d’autres lois et d’autres institutions. Un pays qui néglige ou qui méprise tout commerce étranger, et qui n’admet les vaisseaux des autres nations que dans un ou deux de ses ports seulement, ne peut pas faire la même quantité d’affaires qu’il ferait avec d’autres lois et d’autres institutions. Dans un pays d’ailleurs où, quoique les riches et les possesseurs de gros capitaux jouissent d’une assez grande sûreté, il n’y en existe presque aucune pour les pauvres et pour les possesseurs de petits capitaux, où ces derniers sont, au contraire, exposés en tout temps au pillage et aux vexations des mandarins inférieurs, il est impossible que la quantité du capital engagée dans les différentes branches d’industrie soit jamais égale à ce que pourraient comporter la nature et l’étendue de ces affaires. Dans chacune des différentes branches d’industrie, l’oppression qui frappe les pauvres établit nécessairement le monopole des riches, qui, en se rendant les maîtres de tout le commerce, se mettent à même de faire de très-gros profits ; aussi dit-on que le taux ordinaire de l’intérêt de l’argent à la Chine est de 12 pour 100, et il faut que les profits ordinaires des capitaux soient assez forts pour solder cet intérêt exorbitant.

Un vice dans la loi peut quelquefois faire monter le taux de l’intérêt fort au-dessus de ce que comporterait la condition du pays, quant à sa richesse ou à sa pauvreté. Lorsque la loi ne protège pas l’exécution des contrats, elle met alors tous les emprunteurs dans une condition équivalente à celle de banqueroutiers ou d’individus sans crédit, dans les pays mieux administrés. Le prêteur, dans l’incertitude où il est de recouvrer son argent, exige cet intérêt énorme qu’on exige ordinairement des banqueroutiers. Chez les peuples barbares qui envahirent les provinces occidentales de l’empire romain, l’exécution des contrats fut, pendant plusieurs siècles, abandonnée à la bonne foi des contractants. Il était rare que les cours de justice de leurs rois en prissent connaissance. Il faut peut-être attribuer en partie à cette cause le haut intérêt qui régna dans les anciens temps.

Lorsque la loi défend toute espèce d’intérêt, elle ne l’empêche pas. Il y a toujours beaucoup de gens dans la nécessité d’emprunter, et personne ne consentira à leur prêter sans retirer de son argent un intérêt proportionné, non-seulement au service que cet argent peut rendre, mais encore aux risques auxquels on s’expose en éludant la loi. M. de Montesquieu attribue le haut intérêt de l’argent chez tous les peuples mahométans, non pas à leur pauvreté, mais en partie au danger de la contravention, et en partie à la difficulté de recouvrer la dette.

Le taux le plus bas des profits ordinaires des capitaux doit toujours dépasser un peu ce qu’il faut pour compenser les pertes accidentelles auxquelles est exposé chaque emploi de capital. Ce surplus constitue seulement, à vrai dire, le profit ou le bénéfice net. Ce qu’on nomme profit brut comprend souvent, non-seulement ce surplus, mais encore ce qu’on retient pour la compensation de ces pertes extraordinaires. L’intérêt que l’emprunteur peut payer est en proportion du bénéfice net seulement.

Il faut encore que le taux le plus bas de l’intérêt ordinaire dépasse aussi de quelque chose ce qui est nécessaire pour compenser les pertes accidentelles qui résultent du prêt, même quand il est fait sans imprudence. Sans ce surplus, il n’y aurait que l’amitié ou la charité qui pourraient engager à prêter.

Dans un pays qui serait parvenu au comble de la richesse, où il y aurait dans chaque branche particulière d’industrie la plus grande quantité de capital qu’elle puisse absorber, le taux ordinaire du profit net serait très-peu élevé ; par conséquent, le taux de l’intérêt ordinaire que ce profit pourrait payer serait trop bas pour qu’il fût possible, excepté aux personnes riches, extrêmement riches, de vivre de l’intérêt de leur argent. Tous les gens de fortune bornée ou médiocre seraient obligés de diriger eux-mêmes l’emploi de leurs capitaux. Il faudrait absolument que tout homme fût occupé dans les affaires ou intéressé dans quelque genre d’industrie. Tel est, à peu près, à ce qu’il paraît, l’état de la Hollande. Là, le bon ton ne défend pas à un homme de pratiquer les affaires. La nécessité en a fait presque à tout le monde une habitude, et partout c’est la coutume générale qui règle le bon ton. S’il est ridicule de ne pas s’habiller comme les autres, il ne l’est pas moins de ne pas faire la chose que tout le monde fait. De même qu’un homme d’une profession civile paraît fort déplacé dans un camp ou dans une garnison, et court même risque d’y être peu respecté, il en est de même d’un homme désœuvré au milieu d’une société de gens livrés aux affaires.

Le taux le plus élevé auquel puissent monter les profits ordinaires est celui qui, dans le prix de la grande partie des marchandises, absorbe la totalité de ce qui devait revenir à la rente de la terre, et qui réserve seulement ce qui est nécessaire pour salarier le travail de préparer la marchandise et de la conduire au marché, au taux le plus bas auquel le travail puisse jamais être payé, c’est-à-dire la simple subsistance de l’ouvrier. Il faut toujours que, d’une manière ou d’une autre, l’ouvrier ait été nourri pendant le temps que le travail lui a pris ; mais il peut très-bien se faire que le propriétaire de la terre n’ait pas eu de rente. Les profits du commerce que pratiquent au Bengale les employés de la compagnie des Indes orientales ne sont peut-être pas très-éloignés de ce taux excessif[8].

La proportion que le taux ordinaire de l’intérêt, au cours de la place, doit garder avec le taux ordinaire du profit net, varie nécessairement, selon que le profit hausse ou baisse. Dans la Grande-Bretagne, on porte au double de l’intérêt ce que les commerçants appellent un profit honnête, modéré, raisonnable ; toutes expressions qui, à mon avis, ne signifient autre chose qu’un profit commun et d’usage. Dans un pays où le taux ordinaire du profit net est de 8 ou 10 p. 100, il peut être raisonnable qu’une moitié de ce profit aille à l’intérêt, toutes les fois que l’affaire se fait avec de l’argent d’emprunt. Le capital est au risque de l’emprunteur, qui, pour ainsi dire, est l’assureur de celui qui prête ; et dans la plupart des genres de commerce, 4 ou 5 p. 100 peuvent être à la fois un profit suffisant pour le risque de cette assurance, et une récompense suffisante pour la peine d’employer le capital. Mais dans le pays où le taux ordinaire des profits est beaucoup plus bas ou beaucoup plus élevé, la proportion entre l’intérêt et le profit net ne saurait être la même ; s’il est beaucoup plus bas, peut-être ne pourrait-on pas en retrancher une moitié pour l’intérêt ; s’il est plus élevé, il faudra peut-être aller au-delà de la moitié.

Dans les pays qui vont en s’enrichissant avec rapidité, le faible taux des profits peut compenser le haut prix des salaires du travail dans le prix de beaucoup de denrées, et mettre ces pays à portée de vendre à aussi bon marché que leurs voisins, qui s’enrichiront moins vite, et chez lesquels les salaires seront plus bas.

Dans le fait, des profits élevés tendent, beaucoup plus que des salaires élevés, à faire monter le prix de l’ouvrage. Si, par exemple, dans la fabrique des toiles, les salaires des divers ouvriers, tels que les séranceurs du lin, les fileuses, les tisserands, etc., venaient tous à hausser de deux deniers par journée, il deviendrait nécessaire d’élever le prix d’une pièce de toile, seulement d’autant de fois deux deniers qu’il y aurait eu d’ouvriers employés à la confectionner, en multipliant le nombre des ouvriers par le nombre des journées pendant lesquelles ils auraient été ainsi employés. Dans chacun des différents degrés de main-d’œuvre que subirait la marchandise, cette partie de son prix, qui se résout en salaires, hausserait seulement dans la proportion arithmétique de cette hausse des salaires. Mais si les profits de tous les différents maîtres qui emploient ces ouvriers venaient à monter de 5 p. 100, cette partie du prix de la marchandise qui se résout en profits, s’élèverait dans chacun des différents degrés de la main-d’œuvre, en raison progressive de cette hausse du taux des profits ou en proportion géométrique. Le maître des séranceurs demanderait, en vendant son lin, un surcroît de 5 pour 100 sur la valeur totale de la matière et des salaires par lui avancés à ses ouvriers. Le maître des fileuses demanderait un profit additionnel de 5 pour 100, tant sur le prix du lin sérancé dont il aurait fait l’avance, que sur le montant du salaire des fileuses. Et enfin, le maître des tisserands demanderait aussi 5 pour 100, tant sur le prix par lui avancé du fil de lin, que sur les salaires de ses tisserands. La hausse des salaires opère sur le prix d’une marchandise, comme l’intérêt simple dans l’accumulation d’une dette. La hausse des profits opère comme l’intérêt composé. Nos marchands et nos maîtres manufacturiers se plaignent beaucoup des mauvais effets des hauts salaires, en ce que l’élévation des salaires renchérit leurs marchandises, et par là en diminue le débit, tant à l’intérieur qu’à l’étranger ; ils ne parlent pas des mauvais effets des hauts profits ; ils gardent le silence sur les conséquences fâcheuses de leurs propres gains ; ils ne se plaignent que de celles du gain des autres[9].


  1. Smith s’est jeté dans un grand embarras, faute d’avoir sépare en deux parties ce qu’il appelle profits du fonds. Il y a dans cette valeur deux éléments qu’il a distingués ailleurs, sans maintenir cette distinction dans le reste de son ouvrage. Ces deux éléments sont le profit de l’industrie ou, si l’on veut, le salaire du travail et l’intérêt du capital. Pourquoi vouloir établir la valeur de l’un d’après la valeur de l’autre ? Leur valeur se règle d’après des principes différents. Celle du profit de l’industrie se règle sur le degré d’habileté, la longueur des études, etc. ; celle de l’intérêt du capital se règle sur l’abondance des capitaux, la sûreté du placement, etc. Ce qu’il y a de singulier, c’est que Smith lui-même, en traitant son sujet, a fini par s’apercevoir qu’il avait eu tort, ainsi qu’on peut le voir plus loin dans un passage où il dit : « La différence apparente dans les profits des capitaux, suivant les diverses professions, est en général une erreur provenant de ce que nous ne distinguons pas toujours ce qui doit être regardé comme salaires du travail de ce qui doit passer pour profits des capitaux. Note inédite de J.-B. Say.
  2. Voyez liv. II, chap. iv.
  3. Depuis la guerre d’Amérique, le progrès a été plus rapide en Écosse qu’en Angleterre, et peut-être que dans aucun autre pays. Voyez l’article Agriculture et le chapitre qui traite de l’amélioration qu’ont éprouvée le régime alimentaire, les vêtements, etc., dans la Statistique de la Grande-Bretagne, par Mac. Culloch. A. B.
  4. Le taux peu élevé des profits en Hollande doit être attribué entièrement, ou presque entièrement, à l’élévation oppressive des impôts. (Voyez Principles of Political economy, 2e édit., p. 494.) A. B.
  5. Le docteur Smith semble ignorer ici qu’un relevé officiel, fait en 1762, porte les différents fonds transférables à la banque d’Angleterre, inscrits sous des noms d’étrangers ou de leurs agents, seulement à 14,956,395 livres sterling. Ce relevé ne comprend pas les fonds étrangers engagés dans le capital de la Compagnie de la mer du Sud et dans les annuités, ni ceux engagés dans le capital de la Compagnie des Indes orientales ; mais en évaluant à 18,000,000 livres sterling la totalité des capitaux étrangers engagés dans les fonds anglais, on sera assurément au-dessus de la vérité.

    En 1806, la part des étrangers dans les fonds anglais s’élevait à 18,598,606 livres sterling, auxquels on pouvait ajouter 2,000,000 de surplus pour avoir l’évaluation la plus forte. Depuis la paix, le montant du capital possédé par des étrangers diminue rapidement. En août 1818, il ne s’élevait plus qu’à 12,486,000 livres sterling ; et en ce moment (1838) on ne suppose pas qu’il excède 8,000,000 livres sterling. (Voyez Fairman, on the Funds, 7e édit., p. 229.) Mac Culloch.

  6. Liv. II, chap. iii.
  7. Liv. II, chap. iii ; liv. IV, chap. i ; liv. V, chap. iii.
  8. Sur la nature oppressive de ce commerce, voyez liv. IV, chap. vii, sect. 3.
  9. Qu’on ne suppose pas qu’en affirmant que l’accumulation du capital entre les mains des personnes qui ne les créent ni ne les emploient arrête la marche de la Société, j’aie méconnu ce principe, que si les fonds des capitalistes ne donnaient aucun profit, il n’existerait plus de but à l’épargne, de stimulant pour l’industrie, et d’accroissement dans la richesse nationale. Loin de méconnaître cette loi, c’est précisément en raison de l’importance que j’y attache que je n’ai pu statuer avec promptitude et dogmatiquement à ce sujet. Cependant il est évident que le principe qui affirme que l’intérêt du capital est nécessaire pour stimuler l’économie et l’industrie, est de tous points incompatible avec celui qui proportionne l’énergie et l’habileté du travail au taux de la récompense, puisque l’intérêt doit être prélevé sur le produit du travailleur.

    Je puis bien comprendre comment le droit de s’approprier, sous le nom d’intérêt ou de profit, le produit d’autres individus, devient un aliment à la cupidité ; mais je ne puis imaginer qu’en diminuant la récompense du travailleur pour ajouter à l’opulence de l’homme oisif, on puisse accroître l’industrie ou accélérer les progrès de la société en richesse. L’intérêt sur le capital était salutaire alors qu’il tendait à réduire la puissance des seigneurs féodaux, ces maîtres absolus de tous les travailleurs esclaves d’un pays ; mais c’est une grave erreur d’assigner comme cause générale un fait propre seulement à transformer ou à altérer une usurpation particulière.

    En réfléchissant sur le principe de la population relativement à nos affections, et observant ce qui a lieu dans les déserts de l’Amérique, nous sommes conduits, je crois, à une solution différente de celles données généralement sur cette question : « S’il se peut ou non que la société se développe là où le capital n’appelle pas l’intérêt. » La première réflexion nous démontrera que le produit de tout travailleur est impérieusement réclamé par la nourriture de sa propre famille. Élever ses enfants, pourvoir à leurs besoins est, en général, pour le travailleur, un motif suffisant de travailler. Comme ceux-ci ont été élevés et ont appris un art manuel, ils deviennent travailleurs, étendent la division du travail, provoquent l’accroissement des lumières, et développent, à leur tour, la population et le produit annuel d’une société. Dans l’état actuel, les épargnes du capitaliste sont aussi bien consommées que toute autre partie du produit annuel, et cela, généralement par des travailleurs ; mais passant premièrement par les mains du capitaliste, celui-ci en prélève pour lui-même une large part qui eût été répartie aux travailleurs, et leur eût permis d’entretenir de plus grandes familles, tout en étendant la division du travail ; ce que les capitaux croissants n’opèrent point. Les motifs qui portent à épargner, dit un rédacteur du Westminster Review, existent entièrement en dehors de l’accroissement des épargnes elles-mêmes. L’affection paternelle est, je crois, une source féconde d’industrie et d’économies qui permet à l’homme d’élever une famille en partageant avec elle le produit de son travail ; et là où de nombreuses familles se forment, la nation croit en richesse et en population.

    Dans le fait, c’est une misérable illusion que d’appeler capital un objet économisé. La plus grande partie n’en est pas destinée à la consommation et échappe à jamais aux désirs de bien-être. Lorsqu’un sauvage a besoin de nourriture, il ramasse ce que la nature lui offre spontanément. Plus tard, il découvre qu’un arc ou une fronde lui offre la possibilité de tuer des animaux sauvages à distance ; et, aussitôt, il se décide à les fabriquer, subsistant comme il le peut, pendant que ce travail s’achève. Il n’épargne rien ; car, quoique par sa nature l’instrument soit plus durable que la chair de daim, il ne fut jamais destiné à la consommation. Cet exemple représente ce qui a lieu dans tous les rangs de la société, si ce n’est que les divers travaux sont faits par différentes personnes. L’un fabrique l’arc ou la charrue, tandis que l’autre tue les animaux ou cultive la terre, afin de pourvoir aux besoins de ceux qui font les instruments et les machines. Un excédant de travail peut seul, hormis des cas particuliers et des circonstances passagères, permettre d’amasser ou d’épargner des marchandises dont l’utilité diminue généralement, en raison directe de leur monopole ou accaparement. Les économies du capitaliste, comme on les appelle, sont consommées par le travailleur, et l’on n’entend point parler d’une accumulation actuelle dans les marchandises. Hodgskins.