Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Ollendorf (p. 249-278).


XI


LE COMPTOIR


C’était en automne. Depuis plusieurs heures déjà, j’errais dans les champs avec mon fusil, et il est probable que je n’aurais pu atteindre avant la nuit la maison de poste de la grande route de Koursk où m’attendait ma troïka, si une pluie fine et très froide qui, depuis le matin, me poursuivait impitoyablement avec un acharnement de vieille fille, ne m’eût obligé à chercher autre part un refuge. Tout en m’orientant, j’aperçus une espèce de guérite rustique près d’un champ de haricots. J’y allai et, soulevant une grossière natte, je vis un vieillard si faible, si chétif, que je me rappelai en le regardant ce bouc mourant que trouva un jour Robinson dans une caverne de son île. Assis sur son séant, le vieux clignait de ses yeux ternes et mâchonnait, (sans dents) à la façon d’un lièvre, des pois chiches très durs qu’il faisait rouler avec sa langue de droite à gauche dans sa bouche, et cette opération l’absorbait si bien qu’il ne m’aperçut pas.

— Eh ! dédouchka, lui dis-je.

Il cessa de mâcher, leva les sourcils et écarquilla les yeux avec effort.

— Quoi ? marmotta-t-il d’une voix chevrotante.

— Quel est le plus prochain village ? lui demandai-je.

Il se mit à mâchonner.

Je répétai ma question un peu plus haut, voyant qu’il ne m’avait pas entendu.

— Un village ? Quoi ? Qu’est-ce que tu veux ?

— Je veux me mettre à l’abri de la pluie.

— Oui. (Il gratta sa nuque hâlée.) Eh bien ! c’est bon, marmotta-t-il en gesticulant avec désordre… Va… Quand tu auras dépassé un bois, quand tu l’auras dépassé, il y aura une route… Prends toujours à droite, et puis tu la laisses, cette route, et alors tu arrives à Ananievo tu tombes dans Sitovka.

Je compris difficilement le vieillard. Ses moustaches le gênaient et sa langue était un peu paralysée.

— D’où es-tu ? lui demandai-je.

— Quoi ?

— D’où es-tu ?

— D’Ananievo.

— Que fais-tu ?

— Quoi ?

— Que fais-tu ?

— Je garde.

— Et qu’est-ce que tu gardes ?

— Les pois.

Je ne pus m’empêcher de rire.

— Voyons ! quel âge as-tu ?

— Dieu le sait.

— Tu ne vois plus bien clair ?

— Quoi ?

— Tu vois mal, n’est-ce pas ?

— Mal, et il arrive aussi que je n’entends pas.

— Alors, quel gardien es-tu donc ?

— C’est l’affaire des supérieurs.

« Les supérieurs », pensai-je, et je regardai avec compassion le pauvre vieillard. Il tira de son sein un morceau de pain rassis et se mit à le sucer comme font les petits enfants, en aspirant avec effort ses joues déjà extrêmement creuses.

Je longeai le petit bois, puis je tournai à droite, et toujours à droite comme l’avait conseillé le vieillard et j’y gagnai enfin un grand village dont l’église en pierre était, selon le goût moderne, ornée de colonnes. Devant l’église s’élevait une grande maison aussi à colonnes. En outre, à travers le crible de la giboulée, j’aperçus une maison à deux cheminées avec un toit en bois : sans doute l’habitation du starost. Je m’y dirigeai, espérant y trouver un samovar, du thé, du sucre et de la crème fraîche. Accompagné de mon chien transi, je gagnai le perron, franchis le vestibule et j’ouvris la porte. Mais, au lieu du décor ordinaire des izbas, je vis plusieurs tables chargées de papiers, deux armoires rouges, des écritoires tachées de croûtes d’encre, des sabliers d’étain très lourds, de longues plumes, etc. Sur l’une des tables était assis un jeune homme d’une vingtaine d’années, au front huileux, aux tempes longues. Il était vêtu d’un long cafetan de nankin gris tout lustré au collet et à la poitrine.

— Que désirez-vous ? me demanda-t-il en élevant brusquement la tête, à peu près comme font les chevaux qu’on prend à l’improviste par le museau.

— Est-ce ici que demeure le gérant ?…

— C’est ici le principal comptoir seigneurial, dit-il en m’interrompant. Je suis l’employé de service. N’avez-vous pas lu l’enseigne ? Les enseignes sont faites pour être lues.

— Je voudrais me sécher quelque part. Pourrait-on trouver un samovar dans le village ?

— Comment n’y aurait-il pas de samovar ? répondit avec fierté mon interlocuteur. Allez chez le père Timofeï ou bien à l’izba des dvorovis, ou bien encore chez Agrafena l’oiselière.

— Avec qui parles-tu donc, imbécile ! fit une voix partant de la chambre voisine.

— C’est un bârine tout mouillé qui demande où il pourrait se sécher.

— Qu’est-ce que c’est que ce bârine ?

— Je ne sais pas : il a un chien et un fusil.

Un lit craqua et quelques secondes après une porte s’ouvrit : entra un homme d’une cinquantaine d’années, gros, petit, des yeux à fleur de tête, un cou de taureau, des joues extraordinairement rondes et le tout très luisant.

— Qu’y a-t-il pour votre service ? me demanda-t-il.

— Je voudrais me sécher.

— Ce n’est pas le lieu.

— J’ignorais que ce fût ici un comptoir. Au reste, je paierais volontiers.

— Eh bien, au fait, on peut s’arranger, reprit-il. Vous plaît-il de passer ici ? (Il m’introduisit dans une autre pièce, non pas celle d’où il sortait.) Êtes-vous bien ici ?

— Très bien. Pourrais-je avoir du thé et de la crème ?

— À votre service, tout de suite. En attendant, daignez vous déshabiller et vous reposer. Le thé sera prêt dans cinq minutes.

— À qui appartient ce domaine ?

— À Mme  Losniakova, Elena Nikolaevna.

Il sortit.

Je regardai autour de moi. Contre la mince cloison qui séparait ma chambre du bureau était adossé un divan massif couvert de cuir ; de l’un et de l’autre côté de l’unique fenêtre était une chaise tendue aussi de cuir et à très haut dossier. La fenêtre donnait sur la rue. Aux murs tapissés d’un papier à dessins roses sur fond vert pendaient trois immenses tableaux à l’huile. L’un représentait un chien couchant avec un collier bleu de ciel et cette inscription : « Voici ma joie. » Aux pieds du chien coulait une rivière et, plus loin, sur l’autre rive, sous un pin, se tenait assis un lièvre d’une grandeur démesurée, l’oreille dressée. Le second tableau représentait deux vieillards en train de manger une arbouse[1] et derrière l’arbouse s’élevait un portique grec sur le fronton duquel on lisait la dédicace : « Temple de la Satisfaction. » Le sujet du troisième tableau était une femme demi-nue, couchée, peinte en raccourci, les genoux rouges, les pieds très gros. Mon chien se hâta de se glisser, par des efforts surnaturels, sous le divan où il y avait sans doute beaucoup de poussière, car il éternua terriblement. Je regardai dans la rue. Là, du comptoir à la maison domaniale, s’étendaient obliquement des planches, précaution fort naturelle, car des deux côtés de cette planche de salut la bonne terre végétale, détrempée par les pluies, formait une boue effrayante. Autour de l’habitation qui tournait le dos à la rue se passaient les scènes ordinaires de la vie quotidienne, autour des maisons seigneuriales. Les filles dvorovi, en robe d’indienne fanée, allaient et venaient. Les valets s’élançaient, puis s’arrêtaient d’un air songeur et se grattaient le dos. Le cheval d’un dizainier jouait paresseusement de la queue en levant la tête et s’amusait à ronger la palissade. Les poules gloussaient, des dindons poitrinaires échangeaient sans cesse des appels. Sur le perron d’un petit bâtiment noirâtre et vermoulu était assis un garçon robuste qui chantait assez bien en s’accompagnant de sa guitare, la chanson qui commence ainsi :


Et je me retire au désert.
Loin, bien loin de ces lieux.

Le gros homme rentra en ce moment :

— Monsieur, voici votre thé, me dit-il d’un air avenant.

Le jeune homme au cafetan gris, l’employé de service, ouvrit une vieille table à jouer, y établit une nappe bleue, y dressa le samovar, puis la théière, un verre dans une soucoupe ébréchée, un pot de crème et un chapelet de craquelitas de Bolkhov, durs comme la pierre.

Le gros homme sortit.

— Qui est-ce ? demandai-je au garçon de service. Le gérant ?

— Non, le premier caissier : il est promu chef du comptoir.

— Vous n’avez donc pas d’intendants, ici ?

— Non, nous avons un bourmistre, Mikhaïlo Vikoulov.

— Il y a donc un régisseur ?

— Un régisseur ? Comment donc. Oui, un Allemand, Karlo Karlitch Lindamandol. Seulement ce n’est pas lui qui régit.

— Et qui donc ?

— La bârinia elle-même.

— Allons donc. Et dans votre comptoir, êtes-vous beaucoup d’employés ?

Le petit commis resta songeur.

— Six, dit-il enfin.

— Qui et qui ?

— Voici : ce serait d’abord Vassili Nikolaevitch, le premier caissier, puis Petr, le chef de bureau, puis Ivan, l’employé, frère de Petr, un autre Ivan, l’employé Koskenkine Narkizov, l'employé et moi… les voilà tous.

— Votre bârinia a une nombreuse dvornia ?

— Eh non, on ne peut pas dire.

— Combien, à peu près ?

— Ça fera cent cinquante dvorovis.

Nous gardâmes un moment le silence tous les deux.

— Voyons, repris-je, est-ce que tu écris bien ?

Le jeune homme sourit de toute sa bouche, fit un signe de tête affirmatif et rentra dans son bureau d’où il me rapporta une feuille manuscrite.

— Voici mon écriture, dit-il, sans cesser de sourire.

Je regardai : c’était un papier grisâtre où était tracé, d’une belle et grande écriture, ce qui suit :

ORDONNANCE
DU PRINCIPAL COMPTOIR DE LA MAISON SEIGNEURIALE
D’ANANIÉVO AU BOURMISTRE MIKHAILO VIKOULOV
N° 209.

« Il t’est commandé de chercher à la réception de la présente, qui, la nuit dernière, en état d’ivresse et en chantant des chansons obscènes, a traversé le jardin anglais et a réveillé la gouvernante et incommodé la madame Eugénie, Française : de savoir qui était de faction au jardin, ce que faisaient les gardes, et comment un pareil désordre est possible ? Ordre t’est donné de faire, à ce sujet, l’enquête la plus détaillée, et d’en déposer le rapport sans délai, dans les bureaux.

« Le premier commis,
« NIKOLAI KHVOSTOV. »


À cette pièce était apposé un vaste cachet portant cette inscription :

Sceau du grand comptoir seigneurial d’Ananiévo.

Au-dessous du cachet :

« Pour être exécuté dans la rigueur,

« ELENA LOSNIAKOVA. »


— C’est la dame elle-même qui a signé là, en bas, hein ? demandai-je.

— Comment donc ? elle-même, toujours elle-même, sans cela l’ordre n’aurait pas d’effet.

— Vous allez envoyer cela au bourmistre ?

— Non, c’est lui qui viendra et le lira, je veux dire : on le lui lira, car notre bourmistre ne sait pas lire… (Nouveau silence.) Eh quoi ! reprit-il avec un sourire, n’est-ce pas bien écrit ?

— Mais oui, très bien.

— Ce n’est pas moi qui ai composé le papier, c’est Koskenkine… Il est très fort.

— Comment ? On compose donc les ordonnances chez vous avant de les écrire ?

— Sans doute, on ne peut pas les jeter comme cela tout droit sur le papier.

— Combien reçois-tu d’appointements ?

— Trente-cinq roubles et cinq en plus pour les bottes[2].

— Et tu es content ?

— Bien sûr. C’est une grande chance que d’être attaché au comptoir. Tout le monde ne peut pas y aspirer. J’ai été favorisé. Mon oncle est maître d’hôtel.

— Alors tu te trouves tout à fait bien ici ?

— À vrai dire, chez les marchands, on est mieux… Oh ! chez les marchands on est très bien ! Ainsi, hier soir, j’ai causé avec l’employé d’un marchand de Venev… du reste, je suis bien ici, il n’y a rien à dire…

— Est-ce que les marchands payent davantage ?

— Dieu garde ! Si tu oses lui demander des appointements, le marchand te chasse, un coup de poing sur la nuque. Non, près d’un marchand il faut vivre dans la foi et la crainte, et alors il vous nourrit, vous habille et tout… Si vous lui plaisez, il vous donne tout ce que vous voulez ; pourquoi faire des appointements ? Le marchand vit simplement, à la russe, à notre manière. Si tu voyages avec lui, tu prends du thé quand il en prend, ce qu’il mange, tu en manges aussi. Un marchand, comment donc ! ce n’est pas un bârine. Le marchand, lui, n’a pas de fantaisies. S’il est en colère, il tape et c’est fini… mais il ne te harcèle pas comme un bârine, miséricorde ! Rien n’est bon pour les bârines ! Tu lui donnes un verre d’eau, un plat… l’eau sent mauvais, le plat sent mauvais. Tu l’emportes, tu restes un moment derrière la porte, et puis tu reviens : « Ah ! voilà ! maintenant ça sent bon ! » Et les bârinias ! Ah ! les bârinias ! je vous dirais… et les bârinias !…

— Fediouchka ! cria du comptoir le principal caissier.

Le commis de service sortit précipitamment.

J’achevai de boire mon verre de thé, je m’étendis sur le divan et m’endormis. Je fis un somme de deux heures.

En m’éveillant je voulus d’abord me lever, mais la paresse l’emporta, et je fermai les yeux sans pouvoir pourtant m’endormir. Derrière la cloison on causait à voix basse, je fus forcé d’entendre.

— Eh ! Nikolaï Eréméitch, disait une voix, on ne peut prendre cela en considération, on ne le peut, c’est certain, hum !

Et celui qui parlait toussota.

— Croyez-moi, Gavrila Antonitch, répliqua le caissier, je connais les gens d’ici, je m’en rapporte à vous.

— Qui les connaîtrait si ce n’est vous, Nikolaï Eréméitch ? Vous êtes ici, on peut le dire, le premier des premiers. Alors, comment donc ? continuait l’inconnu. À quoi nous arrêterons-nous, Nikolaï Eréméitch, permettez-moi de vous le demander ?

— Vous savez bien, Gavrila Antonitch, que l’affaire est entre vos mains, mais il paraît que vous n’avez pas envie d’en finir.

— Que dites-vous là, Nikolaï Eréméitch ? Nous autres marchands, nous ne demandons pas mieux que d’acheter. C’est notre existence, Nikolaï Eréméitch, pour ainsi dire.

— Huit roubles…

Un soupir.

— Ah ! Nikolaï Eréméitch, vous daignez demander trop.

— Impossible de faire autrement, Gavrila Antonitch, impossible, Dieu m’est témoin.

Un silence.

Je regardai par une fente de la cloison : le caissier était assis et me tournait le dos ; j’avais en face de moi un marchand d’une quarantaine d’années, maigre et pâle, le visage comme frotté d’huile. Il farfouillait sans cesse dans sa barbe, clignotait précipitamment et tordait ses lèvres.

— Les blés sont étonnants cette année, reprit-il, depuis Voronèje jusqu’ici, je n’ai fait qu’admirer ; première qualité, je vous dis.

— Oui, oui, les herbes sont belles, mais vous savez, Gavrila Antonitch, c’est l’automne qui donne les cartes, et c’est le printemps qui joue le jeu.

— C’est vrai, Nikolaï Eréméitch, tout est entre les mains de Dieu. Vous avez dit là une grande vérité… mais je crois que votre hôte s’est réveillé.

Le caissier se retourna et écouta.

— Il dort, au reste on peut…

Il s’approcha de la porte.

— Non, il dort, répéta-t-il, et il revint à sa place.

— Eh bien, voyons donc, dit Nikolaï Eréméitch, reprit le marchand ; il faut en finir… soit. Nikolaï Eréméitch, soit, ajouta-t-il en clignant des yeux. Deux billets gris et un blanc. Et là-bas (indiquant de la tête la maison de la bârinia), là-bas, six et demi, topez-là.

— Quatre gris, répondit l’autre.

— Eh bien, trois !

— Quatre gris et pas de blanc.

— Trois, Nikolaï Eréméitch.

— Alors n’en parlons plus, Gavrila Antonitch.

— Pas moyen de s’entendre, marmotta le marchand ; eh bien, je ferai affaire avec la bârinia.

— Vous êtes le maître, répondit le caissier, vous auriez dû le faire depuis longtemps. Pourquoi en effet vous inquiéter ?… Cela vaut mieux.

— Allons, allons, Nikolaï Eréméitch. Voilà que vous vous fâchez, j’ai dit cela en l’air.

— Mais pourquoi pas, en effet ?

— Cessez donc, on vous dit… On vous dit que je plaisantais. Bien, tu auras les trois et demi. Qu’y aura-t-il à faire avec toi ?

— J’aurais dû m’en tenir à quatre gris. Imbécile que je suis ! Je me suis trop pressé, murmura le caissier.

— Alors, là-bas, pour la bârinia six et demi, Nikolaï Eréméitch, six et demi, hein ?

— C’est déjà dit ; six et demi.

— Eh bien, tope, Nikolaï Eréméitch.

(Le marchand frappe de ses doigts écartés dans la main du commis.)

— Et avec Dieu, Nikolaï Eréméitch ! Je vais me faire annoncer à votre bârinia et je lui dirai que nous avons fait marché, vous et moi, à six et demi.

Le marchand se leva.

— C’est cela, Gavrila Antonitch.

— Et alors maintenant, batiouchka, daignez recevoir.

Le marchand mit dans la main du caissier un paquet d’assignats, s’inclina, hocha la tête, prit son chapeau, remua les épaules, se redressa et sortit en faisant crier ses bottes. Nikolaï Eréméitch s’approcha de la fenêtre et, autant que je pus m’en rendre compte, se mit à examiner les billets que lui avait remis le marchand.

La porte s’entr'ouvrit, parut une tête rousse, ornée d’épais favoris.

— Et puis, dit la tête rousse, tout va bien ?

— Tout va bien.

— Combien ?

Le caissier fit un geste de dépit et montra ma chambre.

— Ah ! oui, dit la tête rousse et elle disparut.

Le caissier s’approcha d’une table, s’assit, ouvrit un registre, prit les stchioty[3] qu’il fit manœuvrer, non de l’index, mais du troisième doigt de la main droite, ce qui est de la plus grande élégance.

Le commis de service entra.

— Qu’y a-t-il ?

— Sidor est arrivé de Goloplek.

— Ah ! eh bien ! qu’il vienne… attends, attends… Regarde un peu si le bârine étranger dort encore.

Le commis entra avec précaution dans la chambre où j’étais. Je venais de reposer ma tête sur une gibecière dont je m’étais fait un coussin.

— Il dort, chuchota le commis en revenant.

Le caissier marmotta je ne sais quoi entre ses dents.

— Fais entrer Sidor, dit-il enfin.

Je me relevai : un moujik, haut de taille, d’une trentaine d’années, robuste, les pommettes rouges, les cheveux blonds, une petite barbe frisée, entra dans le bureau, fit d’abord une prière devant les icônes, puis salua le caissier, prit son bonnet à deux mains et se redressa.

— Bonjour, Sidor, dit le gros commis en faisant fonctionner ses stchioty.

— Bonjour, Nikolaï Eréméitch.

— En quel état les chemins ?

— En bon état, sauf un peu de boue, Nikolaï Eréméitch.

(Le moujik parlait bas et lentement.)

— Ta femme se porte bien ?

— Qu’aurait-elle donc ?

Le moujik soupira et mit un pied en avant. Nikolaï Eréméitch posa sa plume derrière son oreille et se moucha.

— Eh bien ! qu’est-ce qui t’amène ici ? continua-t-il en remettant son mouchoir à carreaux dans sa poche.

— Vois-tu, on nous demande des charpentiers, Nikolaï Eréméitch.

— Eh bien, n’en avez-vous pas ? Quoi !

— Si fait, nous en avons, Nikolaï Eréméitch. Le domaine est boisé. Mais voici le temps des travaux, Nikolaï Eréméitch.

— Le temps des travaux, c’est cela. Vous aimez à travailler pour des étrangers, et pour la bârinia, non. C’est pourtant toujours du travail.

— C’est toujours du travail, c’est vrai, Nikolaï Eréméitch… Mais…

— Eh bien ?

— C’est que le salaire est un peu… cela…

— Quoi ? Voyez-vous comme vous êtes gâtés ? Voyons !

— Pour tout dire, Nikolaï Eréméitch, il y a ici du travail pour huit jours et on ne nous en fera pas moins perdre un mois. Ou les matériaux manquent, ou on nous envoie nettoyer les allées du jardin…

— Ah ! mais, que veux-tu ? C’est la bârinia elle-même qui a daigné donner l’ordre, et ni toi ni moi n’avons à discuter.

Sidor se tut et commença à piétiner sur place. Nikolaï Eréméitch se pencha de côté et parut s’intéresser beaucoup à ses stchioty.

— Les nôtres… les moujiks… Nikolaï Eréméitch… dit à la fin Sidor en s’arrêtant à chaque mot, m’ont ordonné… de donner… à Votre Grâce… voilà… il y en aura…

(Il avait mis sa grosse main dans son armiak et en retirait un petit paquet enveloppé d’une toile bordée de rouge.)

— Qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce que tu fais, imbécile ? Tu as perdu la tête, quoi ? l’interrompit vivement le caissier ; va donc dans mon izba, continua-t-il, tu demanderas ma femme, elle te servira du thé, je te suis, va et n’aie pas peur… on te dit : Va !

Sidor sortit.

— Quel ours !… marmotta le caissier en hochant la tête et en revenant à ses stchioty.

Tout à coup des cris : « Koupria ! Koupria ! On ne le tombera pas ! » se firent entendre dans la rue, et sur le perron. Et bientôt, entra dans le comptoir un homme de petite taille, l’aspect d’un poitrinaire, le nez démesuré, de grands yeux immobiles, et des poses de matamore. Il portait un débris de manteau couleur adélaïde, ou, comme on dit chez nous, odéloïde, à collet en peluche et à petits boutons. Il avait une charge de bois sur les épaules, autour de lui cinq dvorovis criaient : « Koupria ! on ne le tombera pas ! Il est promu chauffeur, Koupria, chauffeur ! » Mais le personnage au col de peluche n’honorait pas de son attention tous ces braillards ; son visage ne changeait pas, il alla au poêle lentement, s’y débarrassa de sa charge, se redressa, tira de ses poches sa tabatière, et se bourra le nez d’un tabac mélangé de cendres. À l’arrivée de l’escorte bruyante, le caissier fronça les sourcils et se leva ; mais quand il eut compris qu’on s’amusait aux dépens d’un Koupria, il sourit et recommanda seulement de ne pas crier.

— Il y a ici un chasseur qui dort, ajouta-t-il.

— Qu’est-ce que c’est que ce chasseur ? demandèrent deux hommes.

— Un pomiéstchik.

— Ah !

— Laissez-les hurler, dit froidement Koupria en faisant de la main un geste d’insouciance, peu m’importe ; mais qu’ils ne me touchent pas. Je suis chauffeur…

— Chauffeur ! chauffeur ! répéta la foule.

— La bârinia, reprit Koupria, l’a ordonné. Bien, mais vous, elle vous enverra garder les pourceaux, et ce sera bien fait. Que je sois tailleur et bon tailleur, que j’aie appris mon état chez les meilleurs tailleurs de Moscou ; que j’aie travaillé pour des généraux, c’est ce qu’on ne m’ôtera pas. Et vous, qu’avez-vous à faire les braves ?… Quoi ! Vous êtes des fainéants et voilà tout, qu’on me remette en liberté, je ne mourrai pas de faim, moi. Qu’on me donne un passeport, je payerai ma redevance et le seigneur sera content, tandis que vous… vous mourriez comme des mouches… comme des mouches.

— En a-t-il, de la blague ! dit un garçon grêle aux cheveux blonds, presque blancs, aux coudes percés, le cou décoré d’une cravate rouge. Tu as déjà été libre sur passeport et les maîtres n’ont pas eu un kopek de toi, et tu n’as pas mis un groch de côté pour toi ! Et tu n’as jamais eu d’autre cafetan que celui-ci.

— Que faire, Konstantin Narkisitch ? répondit Koupria. Un homme s’amourache, il est perdu. Ah ! Konstantin Narkisitch, passe par où j’ai passé et ne me juge qu’ensuite.

— Il a bien trouvé de qui s’amouracher ! Un vrai monstre.

— Ne parle pas ainsi, Konstantin Narkisitch.

— Allons, j’ai vu ta belle, l’an passé à Moscou ; de mes propres yeux, je l’ai vue !

— L’an passé, en effet, elle s’était gâtée un peu, remarqua Koupria.

— Non, Messieurs, dit d’une voix méprisante et nonchalante un homme grand, maigre, au visage semé de verrues, les cheveux frisés et pommadés, probablement un valet de chambre, — que Koupria nous chante sa chanson favorite. Commencez, Kouprian Afanacitch.

— Mais oui, dirent les autres, bravo ! Alexandra. Il faut que Koupria s’exécute. La chanson, Koupria !… Bravo ! Alexandra[4].

— L’endroit n’est pas convenable, répliqua avec fermeté Koupria, nous sommes dans le comptoir seigneurial.

— De quoi te mêles-tu ? Est-ce que tu viserais à devenir commis ? dit Konstantin. Hé ! hé !

— Tout dépend du maître.

— Voyez-vous ! Voyez-vous ! Hu ! hu ! hu !

Et tous se mirent à rire. Plus fort que les autres s’esclaffait un jeune gars de quinze ans, probablement fils de quelque aristocrate de la dvornia. Il portait un gilet à boutons de cuivre, une cravate lilas, et il avait déjà du ventre.

— À vous, Koupria, dit d’un air satisfait Nikolaï Eréméitch égayé ; c’est fâcheux, n’est-ce pas, de servir comme chauffeur ? Mauvaise affaire, hein ?

— Mais quoi, Nikolaï Eréméitch, repartit Koupria, tu es maintenant le chef du comptoir. C’est bien, il n’y a rien à discuter. Mais toi aussi, tu as été en disgrâce et tu as habité une izba de cinq moujiks.

— Ah ! toi, prends garde, ne t’oublie pas, dit avec colère le gros caissier. Voyez-vous le rustre. On plaisante avec toi ; et tu devrais remercier le monde de bien vouloir adresser la parole à un fou ridicule comme toi.

— Pardon, Nikolaï Eréméitch, ce sont les mots qui ont amené cela.

— À la bonne heure.

La porte s’ouvrit et un kazatchok entra.

— Nikolaï Eréméitch, la bârinia vous demande.

— Qui est avec elle ?

— Akcinia Nikitichna et un marchand de Venev.

— J’y suis. Vous autres, retirez-vous avec votre nouveau chauffeur. L’Allemand n’aurait qu’à passer par ici et il ferait des cancans.

Le caissier lissa ses cheveux, toussa dans sa main que recouvrait sa longue manche et partit à grands pas pour se rendre chez sa bârinia. Les dvorovis sortirent à sa suite avec Koupria. Il ne restait plus dans le comptoir que ma connaissance, le commis de service. Il s’était mis à tailler des plumes, et puis il s’était endormi et quelques mouches profitant de l’occasion se collèrent autour de sa bouche et un cousin se posa sur son front et lui plongea son dard dans la peau. La tête rousse avec ses favoris se montra de nouveau contre la porte, elle regarda, regarda, et enfin s’avança dans le comptoir, accompagnée d’un corps assez laid.

— Fediouchka, Fediouchka, tu ne fais donc que dormir ?

Le commis de garde ouvrit les yeux et se leva.

— Nikolaï Eréméitch est allé chez la bârinia ?

— Il y est allé, Vassili Nikolaevitch.

« Ah ! ah ! pensai-je, voilà le principal caissier. »

Le principal caissier se mit à louvoyer dans le bureau. Il glissait plutôt qu’il ne marchait. Sur ses épaules se balançait un vieux frac noir aux pans très étroits. Il tenait une main sur sa poitrine et de l’autre remontait sans cesse sa cravate haute et serrée et agitait sa tête avec effort. Il portait des bottes en peau de chèvre qui ne faisaient point de bruit.

— Aujourd’hui, Iagouchkine, le pomiéstchik est venu vous demander.

— Ah ! il m’a demandé ?

— Il a dit qu’il passerait ce soir chez Tuturov et qu’il vous attendrait là : « J’ai à lui parler d’affaire… » Et il n’a pas dit de quelle affaire.

— Hum ! dit le principal caissier et il se mit à la fenêtre.

— Nikolaï Eréméitch est-il au comptoir ? cria une voix forte dans l’antichambre, et un inconnu franchit le seuil. Il était grand, proprement vêtu, il avait le visage irrégulier, mais la physionomie expressive et hardie.

— Il n’est pas ici ? demanda-t-il en regardant autour de lui.

Il semblait furieux.

— Nikolaï Eréméitch est chez la bârinia ; que vous faut-il, Pavel Andreitch, vous pouvez me le dire.

— Ce qu’il me faut ? Vous voulez le savoir ? (Le caissier baissa la tête avec un frémissement maladif.)

— Je veux lui donner une leçon, à ce ventru, ce misérable, ce délateur. Je veux lui payer ses dénonciations.

Pavel se laissa choir sur une chaise.

— Que dites-vous, que dites-vous, Pavel Andreitch ? Calmez-vous, n’avez-vous pas honte ? Pensez donc de qui vous parlez, Pavel Andreitch !

— Et de qui ? Et que me fait à moi qu’il soit chef de comptoir ? Ils ont bien choisi, ils ont lâché le bouc dans le jardin potager.

— Voyons, voyons, Pavel Andreitch, laissez cela, quelle bêtise !

— C’est bien, dit Pavel en frappant du poing sur la table, je l’attendrai… Et tenez, justement le voici qui nous arrive, ajouta-t-il en regardant par la fenêtre. On n’a qu’à le siffler. Eh ! viens donc, viens donc.

Pavel se leva, Nikolaï Eréméitch rentra. Son visage était radieux, mais à la vue de Pavel il se troubla un peu.

— Bonjour, Nikolaï Eréméitch, dit Pavel d’un ton significatif en s’avançant lentement à sa rencontre : bonjour.

Le chef de comptoir ne répondit pas. À la porte parut la figure du marchand.

— Eh bien ! on ne mérite donc pas que vous preniez la peine de répondre ? continua Pavel. Au reste, non, non, ajouta-t-il ce n’est pas ainsi qu’il faut procéder. Les cris et les injures n’avancent à rien. Nikolaï Eréméitch, dites-moi plutôt pourquoi vous me persécutez, pourquoi vous voulez me perdre, hein ? Dites-moi, parlez.

— Ce n’est pas ici le lieu de nous expliquer, dit le chef de bureau non sans agitation, et l’heure est mal choisie. Je m’étonne seulement que vous vous soyez si bizarrement persuadé que je vous persécute : car enfin, que puis-je donc contre vous ? Vous n’êtes pas attaché au comptoir.

— Comment donc ! répondit Pavel, il ne manquerait plus que cela ! Mais pourquoi donc tant de détours, Nikolaï Eréméitch. Vous me comprenez bien.

— Non, je ne vous comprends pas.

— Si fait, vous me comprenez !

— Nullement, je vous le jure !

— Il jure encore ! Allons, vous ne craignez donc pas Dieu ? Pourquoi persécutez-vous cette pauvre fille ? Que voulez-vous ?

— De quelle fille parlez-vous, Pavel Andreitch ? dit mon hôte avec un étonnement feint.

— Hé ! vous ne le savez peut-être pas ? Je parle de Tatiana. Qu’est-ce qu’elle vous a fait ? N’avez-vous pas honte ? un homme marié qui a des enfants grands comme moi !… Et moi, qu’est-ce que je veux ? Je veux me marier. Je me conduis en tout honneur.

— Mais où est ma faute en tout ceci, Pavel Andreitch ? La bârinia ne veut pas que vous vous mariez ; c’est sa volonté, que puis-je faire ?

— Vous, mais vous êtes d’accord avec cette sorcière. Dites donc que vous ne lui faites pas de rapport ! Ne calomniez-vous pas la pauvre fille ? Niez donc que ce soit à votre instigation qu’on a fait de la pauvre fille une laveuse de vaisselle, tandis qu’elle était blanchisseuse, et qu’on la frappe et qu’on l’enferme dans la cave ! Vieux fou ! c’est honteux, honteux à vous ! Mais allez, vous mourrez d’apoplexie, tu ne tarderas pas à rendre tes comptes à Dieu !

— Injuriez, Pavel Andreitch, injuriez, vous n’en avez pas pour longtemps.

Pavel s’emporta.

— Comment ? on me menace, dit-il avec fureur. Tu penses que je te crains ? Non, frère. Qu’ai-je à craindre ? je trouverai du pain partout. Et toi, c’est autre chose, tu ne peux que vivre ici, en me dénonçant et en volant.

— Voyez-vous comme il s’oublie, interrompit le chef de bureau qui commençait à perdre patience, un chirurgien ou plutôt un aide chirurgien, un vulgaire guérisseur !… Mais, à l’entendre, quel important personnage !

— Bon ! un vulgaire guérisseur, sans qui tu pourrirais depuis longtemps dans le cimetière… Vraiment, murmura-t-il entre ses dents. J’ai eu bien tort de te remettre sur pied !

— Tu veux faire croire que tu m’as guéri !… tu as voulu m’empoisonner, tu m’as fait boire de l’aloès !

— Et s’il n’y avait plus que cela qui pût te sauver !

— L’aloès est interdit par le comité médical. Allons, je déposerai ma plainte… Tu as voulu me faire mourir, et Dieu ne l’a pas permis, voilà.

— Finissez, Messieurs, finissez, dit le second employé.

— Laisse, dit le chef de bureau, il a voulu m’empoisonner, comprends-tu ?

— Cela m’aurait été bien utile, en effet. Écoute, Nikolaï Eréméitch, dit Pavel Andreitch désespéré ; je t’en supplie pour la dernière fois, tu m’as poussé à bout, et bientôt je n’y pourrai plus tenir. Laisse-moi tranquille, entends-tu ! Sinon, j’en prends Dieu à témoin, il arrivera malheur à l’un de nous deux, je t’en préviens.

Le gros commis prit feu.

— Je ne te crains point, cria-t-il ; j’ai eu raison de ton père, je lui ai brisé les deux cornes. Avis à toi, blanc-bec !

— Ne prononce pas le nom de mon père, Nikolaï Eréméitch.

— Mais… vas-tu me faire la loi ?

— Ne me rappelle pas mon père !

— Et toi, ne t’oublie pas, quoique tes soins soient utiles à la bârinia, si l’un de nous deux doit partir, tu ne tiendras guère, mon petit. La révolte n’est permise à personne. (Pavel tremblait de rage.) Tatiana est punie comme elle le mérite, et attends, elle en verra bien d’autres.

Pavel se jeta en avant les poings levés, et le chef de bureau tomba lourdement par terre.

— Qu’on l’enchaîne ; qu’on l’enchaîne ! gémissait-il.

Je n’achèverai pas de décrire cette scène dont la délicatesse du lecteur a peut-être déjà souffert.

J’étais de retour chez moi avant la nuit. Une semaine après, j’appris que Mme Losniakova avait jugé à propos de conserver à son service et Pavel Andreitch et Nikolaï Eréméitch, mais que la fille Tatiana avait été transférée dans une autre province.

  1. Melon d’eau à chair rose.
  2. Par an.
  3. Un cadre en bois avec grains d’os embrochés sur des fils en laiton et servant à faire les opérations de l’arithmétique.
  4. Souvent les dvorovi, pour marquer plus de tendresse, donnent au nom d’un homme une terminaison féminine. (Note de l’auteur.)