Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 115-119).

Chapitre XV.

PÉTRONE À VINICIUS :

« Je t’envoie cette lettre d’Antium, par un esclave fidèle. J’espère que tu répondras au plus tôt, par ce même envoyé, bien que ta main soit plus rompue au maniement de l’épée et de la lance qu’à celui du roseau. Je t’ai quitté sur une bonne piste, en plein espoir, et sans doute que tu as déjà apaisé ta passion entre les bras de Lygie, ou du moins que tu l’apaiseras avant que descende sur la Campanie, des cimes du Socrate, le souffle de l’hiver. Ô mon Vinicius ! Que la déesse de Cypre, aux cheveux dorés, soit ton guide ; et toi, sois celui de cette Lygienne, petite étoile du matin qui se fond au soleil de l’amour ! Souviens-toi cependant que le marbre, même le plus précieux, n’est rien en soi et n’acquiert de valeur qu’une fois transformé en œuvre d’art par la main du statuaire. Sois ce statuaire, carissime ! Il ne suffit pas d’aimer, il faut savoir aimer et enseigner l’amour. La plèbe, les animaux eux-mêmes, éprouvent le plaisir, mais l’homme véritable diffère d’eux précisément en ce qu’il transforme ce plaisir en un art des plus élevés et qu’à le contempler, il a conscience de sa valeur divine ; ainsi, il ne satisfait pas seulement son corps, mais son âme. Maintes fois, en songeant à la vanité, à l’incertitude et aux soucis de notre vie, je me demande si tu n’as pas fait le meilleur choix et si c’est non la cour de César, mais la guerre et l’amour, qui sont les deux seules choses pour lesquelles il vaille la peine de naître et de vivre.

« Tu fus heureux à la guerre, sois-le aussi en amour. Maintenant, si tu es curieux de savoir ce qui se passe à la cour de Néron, je t’en informerai de temps à autre. Nous voici donc installés à Antium, dorlotant notre céleste voix ; nous avons toujours de la haine pour Rome, nous avons projeté de passer l’hiver à Baïes et de paraître en public à Naples, dont les habitants, en leur qualité de Grecs, sont plus aptes à nous apprécier que cette race de louveteaux des bords du Tibre. Les gens accourront de Baies, de Pompeï, de Puteola, de Cumes, de Stabies. Les applaudissements, les couronnes ne nous feront pas défaut : cela nous encouragera dans nos projets de voyage en Achaïe.

« Et le souvenir de la petite Augusta ? Oui, nous la pleurons encore. Nous avons composé et nous chantons des hymnes si merveilleuses que les sirènes, jalouses, se sont cachées au plus profond des abîmes d’Amphitrite. Par contre, les dauphins nous écouteraient volontiers si le mugissement de la mer ne les en empêchait. Notre douleur ne s’est pas encore apaisée ; aussi l’exhibons-nous dans toutes les poses qu’enseigne la sculpture, en observant avec soin à quel point le chagrin embellit notre visage et si les hommes savent en apprécier la beauté. Ah ! mon cher, nous mourrons en bouffons et en cabotins.

« Tous les augustans et les augustanes sont ici, sans compter cinq cents ânesses qui fournissent le lait pour les bains de Poppée, et dix mille serviteurs. On s’amuse parfois. Calvia Crispinilla vieillit : on dit qu’après maintes supplications, Poppée lui a permis de prendre son bain aussitôt après elle. Lucain a souffleté Nigidia, qu’il soupçonnait d’entretenir une liaison avec un gladiateur. Sporus a joué sa femme aux osselets avec Sénécion et l’a perdue. Torquatus Silanus m’a proposé de lui échanger Eunice contre quatre alezans qui seront assurément vainqueurs aux courses de cette année. J’ai refusé. À ce propos, je te remercie encore de ne l’avoir point acceptée. D’ailleurs, Torquatus Silanus ne se doute pas, le malheureux, qu’il est déjà plus une ombre qu’un être vivant. Sa mort est résolue. Et sais-tu quel est son crime ? D’être l’arrière-petit-fils du divin Auguste. Il n’y a pas de salut pour lui. Tel est notre monde !

« Comme tu le sais, nous attendions ici la visite de Tiridate, mais voilà que Vologèse a écrit une lettre impertinente. Comme conquérant de l’Arménie, il demande qu’on la lui laisse pour Tiridate ; sans quoi il la gardera malgré tout. C’est vraiment se moquer de nous. Aussi avons-nous décidé de faire la guerre. Corbulon sera muni de pouvoirs identiques à ceux du grand Pompée lors des guerres contre les pirates. Cependant, Néron a hésité un moment ; il craint sans doute la gloire qui, en cas de succès, en reviendrait à Corbulon. Il a même été question d’offrir le commandement en chef à notre Aulus. Poppée s’y est opposée : évidemment, la vertu de Pomponia n’est pas de son goût.

« Vatinius a promis de nous donner, à Bénévent, d’extraordinaires combats de gladiateurs. Vois un peu où parviennent les savetiers à notre époque, en dépit du proverbe : Ne sutor supra crepidam. Vitellius est un descendant, et Vatinius le propre fils d’un savetier : peut-être a-t-il lui-même tenu l’alêne. L’histrion Aliturus, hier, nous a merveilleusement représenté Œdipe. J’ai demandé à ce juif, si c’était la même chose d’être juif ou d’être chrétien. Il m’a répondu que la religion des juifs était très ancienne, tandis que la secte chrétienne a pris tout récemment naissance en Judée. Au temps de Tibère, on a crucifié là-bas un personnage dont les fidèles, qui le tiennent pour un dieu, se multiplient de jour en jour. Ils paraissent ne vouloir reconnaître aucuns autres dieux, surtout les nôtres. Je ne vois pas en quoi cela peut bien les gêner.

« Tigellin ne dissimule plus son hostilité à mon endroit. Jusqu’ici il n’a pas le dessus, malgré certaine supériorité qu’il a sur moi : il tient plus à la vie et il est plus canaille que moi, ce qui le rapproche d’Ahénobarbe. Tous deux s’entendront tôt ou tard, et alors viendra mon tour. Quand ? je l’ignore, mais cela devant arriver, inutile de s’inquiéter de l’échéance. En attendant, il faut s’amuser. La vie en elle-même ne serait pas désagréable, n’était Barbe-d’Airain. Il fait qu’on est parfois dégoûté de soi-même. Je compare volontiers la recherche de ses faveurs à quelque course du cirque, à un jeu, à une lutte se terminant par la victoire qui flatte l’amour-propre. Pourtant, il me semble être parfois une sorte de Chilon, rien de mieux. Lorsqu’il aura cessé de t’être utile, envoie-le-moi : j’ai pris goût à sa conversation instructive. Présente mes salutations à ta divine chrétienne, ou plutôt prie-la, en mon nom, de n’être pas pour toi un poisson. Instruis-moi de ta santé, de ton amour, sache aimer, apprends-lui à aimer, et adieu. »


M.-C. VINICIUS À PÉTRONE :

« Jusqu’ici, point de Lygie ! N’était l’espoir de la retrouver bientôt, tu ne recevrais pas de réponse, car on n’a guère envie d’écrire quand la vie vous dégoûte. J’ai voulu m’assurer que Chilon ne me trompait pas : la nuit où il est venu chercher l’argent pour Euricius, je me suis enveloppé d’un manteau de soldat, et sans qu’il s’en doutât, je l’ai suivi, ainsi que le jeune serviteur que je lui avais donné. Quand ils atteignirent le lieu indiqué, je les guettais de loin, embusqué derrière un pilier du port, et je pus me convaincre qu’Euricius n’était pas un personnage fictif. En bas, près du fleuve, une cinquantaine d’hommes, éclairés par des torches, déchargeaient des pierres d’un grand radeau et les rangeaient sur la berge. J’ai vu Chilon s’approcher d’eux et engager la conversation avec un vieillard qui bientôt se jeta à ses genoux : les autres les entourèrent, en poussant des cris de surprise. Sous mes yeux, mon serviteur remit le sac d’argent à Euricius qui se mit à prier, les mains tendues au ciel : à côté de lui quelqu’un s’était agenouillé, assurément son fils. Chilon prononça encore quelques mots qui ne vinrent pas jusqu’à moi et bénit les deux hommes agenouillés, ainsi que les autres, en traçant dans l’air des signes en forme de croix ; ils vénèrent certainement ce signe, car tous s’agenouillèrent. L’envie me prit de descendre jusqu’à eux et de promettre trois sacs de même valeur à qui me livrerait Lygie ; mais je craignis de contrecarrer la besogne de Chilon, et, après un instant de réflexion, je m’éloignai.

« Ceci se passait douze jours au moins après ton départ. Depuis, Chilon est revenu plusieurs fois chez moi. Il me dit avoir acquis une grande influence parmi les chrétiens et prétend que, s’il n’a pas encore retrouvé Lygie, c’est que, dans Rome même, ils sont déjà en quantité innombrable et, par suite, ne se connaissent pas tous et ne peuvent savoir tout ce qui se passe dans la communauté. De plus, ils sont, en général, prudents et discrets ; mais il affirme qu’une fois parvenu auprès des anciens, qu’ils qualifient de prêtres, il saura tirer d’eux tous les secrets. Il a déjà lié connaissance avec plusieurs et tenté de les questionner, mais prudemment, afin de ne pas éveiller leurs soupçons par trop de hâte et compliquer ainsi les choses. Si pénible que soit l’attente et bien que la patience me manque, je comprends qu’il a raison et j’attends.

« Il a appris également que, pour leurs prières communes, ils se réunissent à certains endroits, souvent hors des portes de la ville, dans des maisons désertes et même dans les arenaria. Là ils adorent le Christ, ils chantent et prennent part à des agapes. Ces lieux de réunion sont nombreux. Chilon pense que Lygie s’abstient volontairement de se rendre à ceux que fréquente Pomponia, afin que celle-ci, en cas de jugement et d’interrogatoire, puisse jurer qu’elle ignore la retraite de la jeune fille. Peut-être cette prudence a-t-elle été conseillée par les prêtres. Quand Chilon connaîtra ces endroits, je l’y accompagnerai, et, si les dieux m’accordent d’y apercevoir Lygie, je te jure par Jupiter que cette fois elle ne s’échappera pas de mes mains.

« Je ne cesse de penser à ces lieux de prières. Chilon ne veut pas que je l’y suive. Il a peur, mais moi je ne puis rester à la maison. Je la reconnaîtrais sur-le-champ, fût-elle déguisée ou voilée ; ils se réunissent la nuit, mais je la reconnaîtrais même la nuit ; je reconnaîtrais sa voix et ses gestes. J’irai, déguisé, et j’observerai moi-même tous ceux qui entreront et sortiront. Je pense toujours à elle, et, certes, je la reconnaîtrai. Chilon doit venir demain, et nous partirons. Je me munirai d’armes. Plusieurs de mes esclaves, dépêchés en province, sont revenus sans avoir rien trouvé. Mais, à présent, je suis certain qu’elle est ici, dans la ville, peut-être tout près. J’ai visité nombre de maisons, sous le prétexte de louer. Chez moi, elle se trouvera cent fois mieux : là-bas, grouille toute une fourmilière de miséreux, tandis que je n’épargnerai rien pour elle. Tu m’écris que j’ai choisi le bon lot : j’ai choisi les soucis et le chagrin. D’abord, nous fouillerons les maisons qui sont dans la ville, puis celles qui sont hors des portes. Sans l’espoir de quelque chose pour le lendemain, il serait impossible de vivre. Tu dis qu’il faut savoir aimer : j’ai su parler d’amour à Lygie, mais aujourd’hui, je me meurs de regrets, sans cesse j’attends Chilon et la maison m’est insupportable. Adieu. »