Quo vadis/Chapitre XLVI

Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 308-310).

Chapitre XLVI.

La ville brûlait toujours. Le grand Cirque s’était écroulé ; dans les quartiers qui avaient commencé à flamber les premiers, des rues et des ruelles entières n’étaient plus que des cendres. Au-dessus de chaque maison qui s’effondrait, montait une colonne de feu qui semblait toucher le ciel. Le vent avait tourné et soufflait maintenant du côté de la mer, avec une violence furieuse, fouettant le Cælius, le Viminal et l’Esquilin de flammes, de tisons et de braises ardentes.

On s’occupait enfin d’organiser le sauvetage. Par ordre de Tigellin, arrivé d’Antium l’avant-veille, on commença à démolir des rangées de maisons sur l’Esquilin, afin que le feu, privé d’aliment, s’éteignit de lui-même, mesure tardive pour conserver le peu qui restait de la ville. De plus, il fallait prendre des dispositions pour se garantir contre une nouvelle explosion du fléau. Avec Rome périssaient d’incalculables richesses, et tous les biens de ses habitants : à cette heure campaient sous les murs de la cité des centaines de mille hommes complètement ruinés.

Dès le deuxième jour, on avait commencé à sentir la morsure de la faim, car les immenses réserves de nourriture entassées dans la ville flambaient et, dans le désarroi général et l’inaction des autorités, nul n’avait songé à faire venir de nouveaux approvisionnements. Ce fut seulement après l’arrivée de Tigellin qu’on expédia à Ostie des ordres de ravitaillement ; mais déjà le peuple avait pris une attitude menaçante.

La maison voisine de l’Aqua Appia où logeait provisoirement Tigellin, était entourée de nuées de femmes qui, du matin au soir, hurlaient : « Du pain et un toit ! » En vain, les prétoriens venus du camp principal situé entre les Routes Salaria et Nomentana, s’efforçaient de maintenir un semblant d’ordre. Ici, on résistait ouvertement, les armes à la main ; là, des gens sans armes, montrant la ville en feu, s’écriaient : « Tuez-nous donc à la lueur de ces flammes ! » On maudissait César, on maudissait les augustans et les prétoriens ; l’effervescence croissait d’heure en heure, et Tigellin, contemplant dans la nuit les milliers de brasiers allumés par cette population autour de la cité, assimilait ces feux à ceux d’un campement ennemi.

Sur son ordre, on fit venir autant de farine et de pain qu’on en put trouver, non seulement à Ostie, mais dans toutes les villes et tous les villages environnants ; et quand, à la nuit, arrivèrent les premiers convois, la foule démolit la porte principale de l’Emporium, du côté de l’Aventin, et en un clin d’œil s’empara des munitions. À la lueur de l’incendie on se battait pour les pains, dont quantité furent foulés aux pieds ; et la farine des sacs éventrés joncha de neige tout l’espace compris entre les granges et l’arc de Drusus et Germanicus. Le scandale cessa quand les soldats, cernant les magasins, eurent attaqué la foule à coups de flèches.

Jamais, depuis l’invasion des Gaulois de Brennus, Rome n’avait subi pareil désastre. Les citoyens, avec désespoir, comparaient les deux incendies. Autrefois, du moins, le Capitole était resté indemne ; aujourd’hui, il était cerclé d’une effroyable couronne de feu. Et la nuit, quand le vent écartait le rideau de flammes, on pouvait voir les rangées de colonnes du temple consacré à Jupiter, incandescentes, s’éclairer de reflets rosâtres, comme des charbons ardents.

Enfin, au temps de l’invasion de Brennus, la population de Rome était disciplinée ; unie, attachée à la Cité et à ses autels ; tandis qu’aujourd’hui, au long des murs de la ville embrasée, campait une foule cosmopolite, composée en majeure partie d’affranchis et d’esclaves en désordre et en révolte, tout prêts, poussés par le besoin, à se tourner contre les autorités et les citoyens.

Mais les proportions mêmes de l’effroyable calamité désarmaient la foule. Le feu pouvait engendrer d’autres malheurs : la famine et la maladie, car par surcroît, les terribles chaleurs de juillet se faisaient sentir. L’air, surchauffé par l’immense brasier et par le soleil, était irrespirable. La nuit, loin d’éprouver un soulagement, on se fût cru en enfer. De jour, un sinistre spectacle s’offrait à la vue : au centre, l’énorme ville transformée en un volcan grondant ; autour, et jusqu’aux Monts Albains, un seul campement sans limites, semé de tentes, de cabanes, de hangars, de chars et de chariots, de litières, de bancs et de foyers, enveloppé de fumée et de poussière, baigné par les rayons roussâtres du soleil, plein de rumeurs, de cris, de menaces, de haine et de peur ; effroyable entassement d’hommes, de femmes et d’enfants : au milieu des Quirites, des Grecs, des gens du Nord aux cheveux ondulés et aux yeux clairs, des Africains, des Asiatiques ; au milieu des citoyens, des esclaves, des affranchis, des gladiateurs, des marchands, des artisans, des paysans et des soldats — véritable marée humaine qui battait de ses vagues l’île en feu.

Et cette mer était agitée de rumeurs diverses, ainsi que celles des flots soulevés par le vent. Et ces rumeurs étaient ou bonnes ou mauvaises. On disait que d’énormes provisions de pain et de vêtements devaient arriver à l’Emporium, pour être distribuées gratuitement. On disait que, par ordre de César, les provinces d’Asie et d’Afrique seraient dépouillées de toutes leurs richesses, qui seraient partagées entre les habitants de Rome, de façon que chacun pût se rebâtir une maison. Mais en même temps le bruit circulait que l’eau des aqueducs avait été empoisonnée, que Néron voulait détruire la ville et anéantir les habitants jusqu’au dernier, pour passer en Grèce ou en Égypte et de là régner sur l’univers. Tous ces bruits se propageaient avec la rapidité de l’éclair et chacun d’eux trouvait créance parmi la foule, y provoquant l’indignation, la colère, l’espoir, la peur ou la rage. Une sorte de fièvre s’emparait de tous. La croyance chrétienne à la destruction du monde par le feu, se répandait aussi parmi les fidèles des divinités païennes. Tantôt la foule semblait plongée dans une sorte d’hébétement ; tantôt elle donnait libre cours à sa fureur. Dans les nuages éclairés par l’incendie, on croyait voir des dieux qui contemplaient l’anéantissement de la terre, et des milliers de bras se tendaient vers eux pour les supplier ou les maudire.

Cependant les soldats, aidés d’une partie des habitants, continuaient à démolir les maisons de l’Esquilin, du Cælius et du Transtévère, dont une grande partie put être préservée. Mais, dans la ville même, des trésors sans nombre, accumulés par des siècles de victoires, de merveilleux produits de l’art, des temples, et les plus précieux souvenirs du passé romain et de la gloire romaine, étaient la proie des flammes.

On pouvait se convaincre qu’il ne resterait de toute la ville que quelques quartiers éloignés du centre, et que des centaines de mille habitants seraient sans abri. On affirmait d’ailleurs que les soldats jetaient bas les maisons, non pas pour priver le feu d’aliments, mais pour que rien de la ville ne demeurât debout.

Tigellin envoyait à Antium courrier sur courrier, suppliant César de revenir pour apaiser, par sa présence, son peuple au désespoir. Mais Néron ne se mit en route que le jour où les flammes eurent atteint la Domus Transitoria ; et alors, il vola, pour ne pas perdre une minute le spectacle de l’incendie dans sa plus grande intensité.