Quo vadis/Chapitre XIII

Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 98-106).

Chapitre XIII.

Le lendemain, Pétrone achevait à peine de s’habiller dans l’unctorium, quand arriva Vinicius, convoqué par Teirésias. Le jeune tribun savait déjà que rien de nouveau n’avait été signalé aux portes ; loin de s’en réjouir comme d’une certitude que Lygie était encore à Rome, cela l’inquiétait davantage. En effet, il pouvait supposer qu’Ursus avait fait sortir Lygie de la ville immédiatement après l’avoir enlevée et avant que les esclaves de Pétrone n’eussent été placés en surveillance aux portes. Il est vrai qu’en automne, lorsque les jours commençaient à raccourcir, on fermait ces portes d’assez bonne heure. Mais on les rouvrait pour les partants, qui étaient parfois assez nombreux. On pouvait aussi franchir les murs par d’autres voies bien connues surtout des esclaves qui voulaient s’enfuir de la ville.

Vinicius avait dépêché ses gens sur toutes les routes qui menaient en province et dans tous les postes de vigiles, avec l’ordre de donner aux chefs de ces gardes le signalement d’Ursus et de Lygie, esclaves fugitifs, et de promettre une récompense si on les arrêtait. Mais il était peu probable que cette poursuite les rejoignît ; car, à supposer que cela eût lieu, les autorités locales se refuseraient sans doute à les arrêter sur un ordre privé de Vinicius, non contresigné par le préteur. Or, le temps avait manqué pour obtenir ce contreseing. Pendant toute la journée de la veille, vêtu en esclave, Vinicius avait cherché Lygie dans tous les coins de la ville et n’était parvenu à découvrir aucune trace, ni le moindre indice. Il avait bien rencontré les esclaves d’Aulus ; mais ils semblaient, eux aussi, chercher quelque chose, nouvelle preuve que les Aulus ignoraient ce qu’était devenue la jeune fille.

Dès qu’il avait été avisé par Teirésias qu’un homme se faisait fort de la retrouver, Vinicius était accouru chez Pétrone où, prenant à peine le temps de le saluer, il s’était mis à le questionner.

— Nous allons le voir dans un instant, — lui dit Pétrone. — C’est un ami d’Eunice ; elle va venir plier ma toge et nous donnera sur cet homme de plus amples renseignements.

— C’est cette esclave que tu as voulu me donner hier ?

— Et que tu as refusée, ce dont je te remercie d’ailleurs, car c’est la meilleure vestiplice qui soit à Rome.

Il avait à peine fini de parler que la vestiplice entra, prit une toge posée sur un fauteuil incrusté d’ivoire et la déplia pour la mettre aux épaules de Pétrone. Son doux visage était radieux et la joie brillait dans ses yeux.

Pétrone la regarda et elle lui parut fort belle. La toge mise en place, Eunice la drapa ; tandis qu’elle se baissait pour en arranger les plis, il put constater que ses bras étaient d’une merveilleuse carnation rose pâle, que sa gorge et ses épaules avaient un reflet transparent de nacre et d’albâtre.

— Eunice, — dit-il, — l’homme dont tu as parlé hier à Teirésias est-il là ?

— Oui, seigneur.

— Comment le nomme-t-on ?

— Chilon Chilonidès, seigneur.

— Qu’est-il ?

— C’est un médecin, un sage et un diseur de bonne aventure, qui sait lire dans la destinée des hommes et prédire.

— Et il t’a dit l’avenir, à toi aussi ?

Eunice rougit jusqu’à ses oreilles et son cou.

— Oui, seigneur.

— Et que t’a-t-il prédit ?

— Qu’une souffrance et un bonheur m’attendaient.

— La souffrance t’est venue par la main de Teirésias ; la prédiction du bonheur doit également se réaliser.

— Elle s’est déjà réalisée, seigneur.

— Comment ?

Elle murmura :

— Je suis restée.

Pétrone posa sa main sur la blonde tête d’Eunice.

— Tu as bien disposé les plis aujourd’hui, et je suis content de toi, Eunice.

Dès que la main de Pétrone l’eût touchée, ses yeux se voilèrent d’une buée de félicité et sa gorge tressaillit.

Pétrone et Vinicius passèrent dans l’atrium, où les attendait Chilon Chilonidès qui, dès qu’il les aperçut, leur fit un profond salut. En songeant à son hypothèse de la veille, que ce pouvait être l’amant d’Eunice, Pétrone eut un sourire. L’homme qui se tenait debout devant eux ne pouvait être l’amant de qui que ce fût. Dans ce singulier personnage, il y avait quelque chose de repoussant et de ridicule. Il n’était point vieux : dans sa barbe malpropre et sa chevelure crépue apparaissaient à peine quelques poils blancs. Son ventre était cave, ses épaules voûtées, si bien qu’à première vue il paraissait bossu ; de cette bosse émergeait une tête énorme, dont le masque au regard aigu tenait du singe et du renard. Des pustules mouchetaient son cuir jaunâtre, et son nez, qui en était également tout couvert, témoignait de sa tendresse pour l’amphore. Ses vêtements négligés : tunique sombre, tissée de poil de chèvre, et manteau pareil, tout troué, trahissaient une misère vraie ou simulée. À sa vue, Pétrone songea aussitôt au Thersite d’Homère, et, répondant à son salut par un signe, il lui dit :

— Salut, divin Thersite. Comment vont les bosses que t’a faites Ulysse, sous les murs de Troie, et que devient-il lui-même aux Champs-Élyséens ?

— Noble seigneur, — répliqua Chilon Chilonidès, — le plus sage d’entre les morts, Ulysse, envoie par mon entremise à Pétrone, le plus sage d’entre les vivants, un salut, et la prière de recouvrir mes bosses d’un manteau neuf.

— Par la triple Hécate ! — s’écria Pétrone, — la réponse vaut un manteau…

Mais l’impatient Vinicius interrompit la conversation en demandant à brûle-pourpoint :

— Es-tu bien fixé sur ce dont tu veux te charger ?

— Quand deux familiæ, dans deux nobles maisons, ne parlent que d’une chose, répétée par la moitié de Rome, il n’est point difficile de le savoir, — répliqua Chilon. — Dans la nuit d’avant-hier, on a enlevé une jeune fille du nom de Lygie, ou plutôt de Callina, enfant adoptive d’Aulus Plautius. Tes esclaves, seigneur, la transportaient du palais de César dans ton insula. Je me porte garant de la découvrir à Rome, ou bien, si elle a quitté la ville, ce dont je doute, de t’indiquer, noble tribun, où elle a trouvé refuge.

— Fort bien, — dit Vinicius, à qui avait plu la concision de la réponse. — Et quels moyens as-tu ?

Chilon sourit malicieusement :

— Les moyens sont en ton pouvoir, seigneur ; moi, je n’ai que l’intelligence.

Pétrone marqua par un sourire qu’il était fort satisfait de son hôte.

« Cet homme pourra la retrouver », se dit-il.

Mais Vinicius avait froncé les sourcils :

— Misérable, si tu me trompes pour me soutirer de l’argent, je te ferai crever sous le bâton !

— Je suis un philosophe, seigneur, et le philosophe ne saurait être âpre au gain, quand surtout celui-ci est représenté par ce que tu viens de me faire entrevoir avec tant de magnanimité.

— Ainsi, « tu es philosophe ? — demanda Pétrone. — Eunice disait : médecin et devin. D’où connais-tu Eunice ?

— Elle est venue me demander un remède, car ma gloire est parvenue jusqu’à elle.

— Un remède pour quoi ?

— Un remède en matière d’amour, seigneur. Elle voulait se guérir d’un amour non partagé.

— Et tu l’as guérie ?

— Mieux que cela, seigneur, je lui ai donné une amulette qui assure l’amour réciproque. À Paphos, dans l’île de Chypre, il existe un temple où se trouve la ceinture de Vénus. Je lui ai donné deux fils de cette ceinture dans une coquille d’amande.

— Et tu t’es fait payer un bon prix ?

— On ne saurait assez payer un amour réciproque. Quant à moi il me manque deux doigts de la main droite, et je voudrais économiser pour m’acheter un scribe qui notât mes pensées et les transmit aux générations futures.

— De quelle école es-tu, divin sage ?

— Je suis un cynique, seigneur, attendu que je porte un manteau troué ; un stoïcien, étant donné que je supporte patiemment la misère, et un péripatéticien, puisque, n’ayant pas de litière, je déambule pédestrement de taverne en taverne, faisant, en route, profiter de mes leçons ceux qui promettent de payer une cruche.

— Et, devant une cruche, tu te transformes en rhéteur ?

— Héraclite a dit : « Tout est fluide ». Tu ne nieras pas, seigneur, que le vin aussi soit fluide.

— Héraclite a également déclaré que le feu est une divinité, laquelle divinité flamboie sur ton nez.

— Mais le divin Diogène d’Apollonie a enseigné que l’air était l’essence même des choses, que plus l’air était chaud, plus était grande la perfection chez les êtres qu’il suscite, et que l’air le plus chaud procrée les âmes des sages. Or, comme il commence à faire frais en automne, ergo le vrai sage doit réchauffer son âme dans le vin… Car, tu ne saurais nier, seigneur, qu’une cruche, fût-ce de piquette de Capoue ou de Télésie, véhicule la chaleur à travers tous les os de notre périssable enveloppe.

— Chilon Chilonidès, où est ta patrie ?

— Sur le Pont-Euxin. Je suis né en Mésembrie.

— Tu es grand, Chilon !

— Et méconnu ! — ajouta le sage avec mélancolie.

Vinicius perdit de nouveau patience. Il avait une lueur d’espoir, et il eût voulu que Chilon commençât immédiatement ses recherches. Ce temps perdu en conversation l’indisposait contre Pétrone.

— Quand commences-tu tes investigations ? — dit-il en se tournant vers le Grec.

— Elles sont déjà commencées. Et d’ici même je les poursuis, tout en répondant à tes bienveillantes questions. Aie foi en moi, noble tribun, et sache que, si tu perdais le lacet de ta chaussure, je saurais le retrouver, ou retrouver celui qui l’aurait ramassé dans la rue.

— On t’a déjà employé à semblables besognes ? — interrogea Pétrone.

Le Grec leva les yeux au ciel :

— La vertu et la sagesse sont si peu en honneur de nos jours que force est bien au philosophe lui-même de se chercher d’autres moyens d’existence.

— Auxquels as-tu recours ?

— Je cherche à savoir tout ce qui se passe et j’offre mes renseignements à ceux qui en ont besoin.

— On te les paie ?

— Ah ! seigneur, il faut que j’achète un scribe. Sinon, ma sagesse périra avec moi.

— Si tu n’as pu jusqu’ici trouver l’argent nécessaire pour un manteau neuf, tes mérites ne doivent pas être bien appréciés.

— Ma modestie m’empêche de les étaler. Mais daigne songer, seigneur, que les bienfaiteurs, foule autrefois, et qui jugeaient aussi agréable de couvrir d’or un homme de mérite que d’avaler une huître de Puteola, n’existent plus de nos jours. Ce ne sont point mes mérites qui sont infimes, mais la gratitude des hommes. Quand s’évade un esclave de prix, qui donc le retrouve, sinon le fils unique de mon père ? Quand apparaissent sur les murs des inscriptions contre la divine Poppée, qui donc signale les coupables ? Qui découvre chez les libraires des vers contre César ? Qui rapporte ce qui se dit dans les maisons des sénateurs et des chevaliers ? Qui porte les lettres qu’on ne veut pas confier à un esclave, qui prête l’oreille aux cancans des barbiers, qui recueille les confidences des taverniers et des marmitons, qui capte la confiance des esclaves, qui sait voir à travers une maison, de l’atrium au jardin ? Qui connaît toutes les rues, les ruelles et les cachettes ? Qui sait ce qui se dit dans les thermes, au cirque, dans les marchés, dans les écoles des lanistes, dans les baraques des marchands d’esclaves, et même dans les arenaria ?…

— Par tous les dieux ! assez, noble sage ! — s’écria Pétrone, — car nous allons être submergés par les flots de ton mérite, de ta vertu, de ta sagesse et de ton éloquence ! Assez ! Nous voulions savoir qui tu es, nous le savons !

Vinicius était content ; il se disait que, tel un chien courant, cet homme, une fois mis sur la piste, ne s’arrêterait point avant d’avoir flairé le gîte.

— C’est bien, — dit-il, — as-tu besoin d’indications ?

— J’ai besoin d’armes.

— Quelles armes ? — demanda Vinicius étonné.

Le Grec tendit une main et fit de l’autre le geste de compter de l’argent.

— Les temps sont ainsi, seigneur, — fit-il avec un soupir.

— Alors, tu seras l’âne qui prend d’assaut la forteresse au moyen de sacs d’or, — remarqua Pétrone.

— Je ne suis qu’un pauvre philosophe, — riposta humblement l’autre ; — l’or, c’est vous qui en êtes chargés.

Vinicius lui lança une bourse ; il la cueillit prestement au vol, bien qu’il manquât deux doigts à sa main droite. Puis il leva la tête et dit :

— Seigneur, j’en sais plus que tu ne penses. Je ne suis point venu ici les mains vides. Je sais que la jeune fille n’a point été enlevée par les Aulus, car j’ai déjà causé avec leurs esclaves. Je sais qu’elle n’est pas au Palatin, où tous s’occupent de la petite Augusta souffrante, et je crois même me douter des raisons qui font que, pour chercher la fugitive, vous me préférez aux vigiles et aux soldats de César. Je sais que sa fuite a été l’œuvre d’un serviteur venu du même pays qu’elle. Il n’a pu trouver assistance auprès des esclaves, car les esclaves se soutiennent et ils n’auraient point pris son parti contre tes esclaves à toi. Il n’a donc pu être aidé que par ses coreligionnaires.

— Tu l’entends, Vinicius ! — interrompit Pétrone. — Ne te l’avais-je pas dit, mot pour mot ?

— C’est pour moi un grand honneur, — fit Chilon. — La jeune fille, seigneur, — poursuivit-il en s’adressant à Vinicius, — adore bien certainement la même divinité que Pomponia, la plus vertueuse des Romaines, la vraie matrone stolata. J’ai entendu dire également qu’on avait jugé secrètement Pomponia pour le culte qu’elle aurait voué à des divinités étrangères, mais je n’ai pu savoir par ses gens, ni ce qu’était cette divinité, ni comment on nommait ses fidèles. Si je l’apprenais, je me rendrais parmi eux, et, en devenant le plus fervent des adeptes. Je gagnerais leur confiance. Mais toi, seigneur, toi qui, à ma connaissance, as passé une quinzaine de jours dans la maison du noble Aulus, pourrais-tu me fournir là-dessus quelques indices ?

— Je ne le puis, — répondit Vinicius.

— Vous m’avez longuement questionné sur quantité de choses, nobles seigneurs, et j’ai répondu à vos questions. Permettez donc qu’à présent je vous questionne un peu à mon tour. N’as-tu point, digne tribun, remarqué quelque statuette, quelque offrande, ou bien encore des amulettes sur Pomponia ou sur ta divine Lygie ? N’ont-elles pas tracé devant toi des signes qu’elles seules pouvaient comprendre ?

— Des signes ?… Attends donc… Oui ! J’ai vu, certain jour, Lygie dessiner un poisson sur le sable.

— Un poisson ? Aah ! Oh ! Seulement une fois, ou plusieurs ?

— Une fois.

— Et tu es certain, seigneur, qu’elle a dessiné un poisson ? Oh !…

— Oui ! — dit Vinicius gagné par la curiosité. — Tu devines ce que cela signifie ?

— Si je le devine ! — s’écria Chilon.

Et, faisant un salut, comme pour prendre congé, il ajouta :

— Que la Fortune vous comble toujours de ses dons, vous, les plus dignes des seigneurs !

— Fais-toi donner un manteau, — lui dit Pétrone, comme il se retirait.

— Ulysse te remercie pour Thersite, — répondit le Grec.

Après un nouveau salut, il sortit.

— Que penses-tu de ce noble sage ? — demanda Pétrone.

— Je pense qu’il retrouvera Lygie ! — s’écria Vinicius ravi ; — mais je pense aussi que, s’il existait quelque part un royaume des canailles, il en serait le roi.

— C’est incontestable. Il faut que je fasse plus ample connaissance avec ce stoïcien ; en attendant, je vais faire brûler de l’encens dans l’atrium.

Chilon Chilonidès, drapé dans son manteau neuf, faisait, par-dessous les plis, sonner la bourse d’or que lui avait donnée Vinicius et dont il constatait avec délices le poids et le tintement agréable. Il marchait lentement et se retournait, pour s’assurer qu’on ne l’observait pas de la maison de Pétrone. Il dépassa le portique de Livie, et, au coin du Clivus Vibrius, il bifurqua vers Suburre.

« Il me faut aller chez Sporus, — se disait-il, — pour arroser de quelques gouttes de vin l’avènement de la Fortune. Enfin, j’ai trouvé ce que je cherche depuis si longtemps. Il est jeune, fougueux, généreux comme les mines de Cypre et, pour cette fauvette lygienne, il donnerait la moitié de ses biens. Oui, c’est bien là l’homme que je cherche depuis si longtemps. Cela n’empêche qu’il faille être circonspect avec lui, car sa façon de froncer les sourcils ne vous présage rien de bon. Ah ! les louveteaux commandent aujourd’hui à l’univers !… Ce Pétrone me ferait moins peur. Dieux immortels ! pourquoi le métier d’entremetteur est-il, de nos jours, mieux payé que la vertu ? Ah ! elle a dessiné un poisson sur le sable ? Si je sais ce que cela signifie, que je sois étranglé d’un morceau de cabrillon ! Mais je le saurai ! Et, comme les poissons habitent dans l’eau et que les recherches aquatiques offrent plus de difficultés que sur la terre ferme, ergo, il me paiera ce poisson à part. Encore une bourse comme celle-ci, et, débarrassé de ma besace de mendiant, je pourrai m’acheter un esclave… Et que dirais-tu, Chilon, si, au lieu d’un esclave, je te conseillais de t’acheter une esclave ?… Je te connais ! Je parie bien que tu accepterais !… Si, par exemple, elle avait la beauté d’Eunice, tu rajeunirais aussi auprès d’elle, et même elle serait pour toi une source d’honnêtes profits, sans aucun aléa. J’ai vendu à cette pauvre Eunice deux fils de mon vieux manteau… Elle est sotte ; mais, si Pétrone me la donnait, je ne la refuserais pas… Oui, oui, Chilon fils de Chilon… tu as perdu père et mère !… tu es orphelin ; offre-toi du moins la consolation d’une esclave. Il faut, il est vrai, qu’elle habite quelque part ; Vinicius lui louera donc un logis qui sera pour toi-même un refuge. Il faut qu’elle s’habille ; donc, Vinicius lui paiera des vêtements. Il faut qu’elle mange ; il la nourrira. Ah ! que la vie est dure ! Où sont les temps où, pour une obole, on pouvait avoir plein les deux mains de graisse de porc aux fèves, ou bien un morceau, long comme le bras d’un garçon de douze ans, de boudin de chèvre gonflé de sang !… Mais me voici arrivé chez ce gredin de Sporus ! C’est encore à la taverne qu’on se renseigne le plus facilement. »

Il y entra donc et se fit apporter une cruche de vin sombre. Sur un regard incrédule du patron, il tira de sa bourse une pièce d’or qu’il posa sur la table en disant :

— Sporus, aujourd’hui, depuis l’aurore jusqu’à midi, j’ai travaillé avec Sénèque, et voici ce que mon ami m’a donné pour ma route.

Les yeux ronds de Sporus s’arrondirent davantage et, sans tarder, le vin se trouva devant Chilon. Celui-ci y mouilla le doigt, dessina un poisson sur la table et dit :

— Tu sais ce que cela signifie ?

— Un poisson ? Un poisson, c’est un poisson !

— Et toi, un imbécile, bien que, dans ton vin, tu ajoutes assez d’eau pour qu’on puisse y trouver du poisson. Sache donc que c’est un symbole qui, en langage philosophique, veut dire : « Sourire de la Fortune ». Si tu avais deviné, tu aurais peut-être fait fortune. Honore la philosophie, te dis-je, sinon, je changerai de taverne, comme me le conseille depuis longtemps mon vieil ami Pétrone.