Quo vadis/Chapitre XII

Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 92-98).

Chapitre XII

Quand ils descendirent de litière devant la maison de Pétrone, le gardien de l’atrium les informa qu’il n’était pas encore revenu un seul des esclaves envoyés aux portes. L’atriensis avait prescrit de leur porter des vivres et de leur confirmer l’ordre, sous peine du fouet, de surveiller attentivement tous ceux qui sortaient de la ville.

— Tu le vois, — fit Pétrone, — nul doute qu’ils soient encore à Rome, et nous les retrouverons. Envoie de ton côté tes gens veiller aux issues, surtout ceux qui ont fait partie de l’escorte de Lygie et qui la reconnaîtront plus facilement.

— J’allais les faire partir pour les ergastules de campagne, — dit Vinicius ; — mais je vais contremander ces instructions et les envoyer aux portes.

Il traça quelques mots sur une tablette enduite de cire et remit celle-ci à Pétrone, qui la fit sur-le-champ porter chez Vinicius. Ensuite, ils passèrent dans le péristyle intérieur et s’assirent sur un banc de marbre pour causer. La blonde Eunice et Iras leur glissèrent sous les pieds des escabeaux de bronze et, approchant d’eux une table, elles leur versèrent du vin contenu dans de belles amphores rapportées de Volaterre et de Cécine.

— Est-il un de tes hommes qui connaisse ce colosse lygien ? — questionna Pétrone.

— Atacin et Gulon le connaissaient. Mais Atacin a péri hier, et moi, j’ai tué Gulon.

— Je regrette Gulon, — dit Pétrone. — Il avait porté dans ses bras non seulement toi, mais moi-même.

— J’avais idée de l’affranchir, — fit Vinicius ; — mais assez là-dessus ! Parlons plutôt de Lygie. Rome est une mer…

— Dans la mer on pêche des perles… Très probablement, nous ne la retrouverons ni aujourd’hui, ni demain, mais il est certain que nous la retrouverons. Tu m’accuses de t’avoir conseillé un tel moyen : le moyen était bon, il n’est devenu mauvais qu’en raison des circonstances. Aulus lui-même t’avait fait part de son intention de se retirer en Sicile avec toute sa famille. Ainsi, elle eût été loin de toi.

— Je les aurais suivis, — répliqua Vinicius, — et, en tout cas, elle eût été en sûreté, tandis qu’à présent, si l’enfant vient à mourir, Poppée en accusera Lygie et finira par le faire croire à César.

— Tu as raison. Cela aussi m’a inquiété. Mais cette petite poupée peut guérir. Et si elle meurt, il n’y aura qu’à trouver un autre moyen.

Pétrone réfléchit, puis dit :

— On assure que Poppée professe la religion des Juifs et qu’elle croit aux esprits. César est superstitieux… Si nous lancions la nouvelle que les mauvais esprits ont enlevé Lygie, cette fable trouverait créance, attendu que l’enlèvement, n’étant le fait ni de César, ni d’Aulus, reste assez mystérieux. À lui seul, le Lygien n’eût pu mener à bien l’entreprise. Évidemment on l’y a aidé. Mais comment admettre qu’en une seule journée, un esclave ait pu réunir tant d’hommes ?

— Les esclaves s’entraident dans Rome.

— Qui un jour en pâtira de façon sanglante. Oui, ils agissent d’accord, mais pas au détriment d’autres esclaves. Or, dans le cas présent, on savait que la responsabilité de l’aventure retomberait sur tes esclaves à toi, et qu’ils en supporteraient les conséquences. Si tu leur suggères l’idée de l’enlèvement par les mauvais esprits, ils déclareront aussitôt qu’ils l’ont vu de leurs propres yeux, car cela les justifiera devant toi… Demande à n’importe lequel d’entre eux s’il n’a pas vu Lygie, escortée d’esprits, s’élever dans les airs, et il te jurera par le bouclier de Zeus qu’en effet Lygie s’est envolée.

Vinicius, qui ne laissait pas d’être superstitieux, regarda Pétrone avec inquiétude et surprise.

— Si Ursus ne pouvait ni l’enlever à lui seul, ni s’assurer le concours nécessaire, qui donc l’aurait prise ?

Pétrone se mit à rire.

— Tu vois, — dit-il. — Comment ne nous croirait-on pas, puisque toi-même y crois déjà à demi ? Tel est notre monde, qui raille les dieux ! On y croira donc, et on ne recherchera pas Lygie. Quant à nous, nous la cacherons loin d’ici, dans une de nos villas.

— Pourtant, qui donc a pu lui venir en aide ?

— Ses coreligionnaires, — répondit Pétrone.

— Quels coreligionnaires ? Quelle divinité vénère-t-elle ? Je devrais cependant savoir cela mieux que toi.

— Il n’est guère de femme à Rome qui n’ait ses divinités à elle. Certainement, Pomponia a élevé Lygie dans le culte de celle qu’elle adore elle-même. Quel est ce culte ? Je l’ignore. Une chose est certaine : jamais on ne l’a vue, dans aucun temple, sacrifier à l’un quelconque de nos dieux. On l’avait même accusée d’être chrétienne, mais c’est inadmissible : le tribunal de famille a fait justice de cette allégation. On raconte que non seulement les chrétiens adorent une tête d’âne, mais qu’ils sont encore les ennemis du genre humain et qu’ils commettent les crimes les plus infâmes. Or donc, Pomponia ne peut être chrétienne ; en effet, sa vertu est indiscutable, et une ennemie du genre humain ne traiterait point ses esclaves avec cette mansuétude dont elle use à leur égard.

— Ils ne sont, nulle part, aussi bien traités que chez les Aulus, — confirma Vinicius.

— Tu vois. Pomponia m’a parlé d’un dieu qui est un, tout-puissant et miséricordieux. Qu’a-t-elle fait de tous les autres ? c’est son affaire. Toujours est-il que son Logos ne serait qu’une piètre puissance s’il n’avait que deux fidèles, Pomponia et Lygie, avec leur Ursus par-dessus le marché. Les adeptes sont à coup sûr plus nombreux, et c’est eux qui ont prêté secours à Lygie.

— Leur religion commande le pardon, — dit Vinicius. — J’ai rencontré Pomponia chez Acté, et elle m’a dit : « Que Dieu te pardonne le tort que tu nous as fait, à Lygie et à nous. »

— Leur dieu, il faut croire, est un curator bien débonnaire. Soit ! qu’il te pardonne, et pour te le prouver, qu’il te rende la fillette.

— Je lui offrirais demain une hécatombe, s’il me rendait Lygie. Je ne veux ni manger, ni prendre de bain, ni dormir. Je vais mettre un manteau sombre et rôder par la ville. Peut-être qu’ainsi déguisé, je la retrouverai. Je suis malade !

Pétrone le regarda avec une certaine compassion. En effet, Vinicius avait les yeux battus et ses prunelles brillaient de fièvre ; une barbe de la veille ombrait d’une bande bleuâtre son menton saillant ; ses cheveux étaient en désordre ; réellement il avait mauvaise mine. Iras et Eunice, elles aussi, l’observaient d’un regard apitoyé. Mais, ainsi que Pétrone, Vinicius faisait moins attention à elles qu’à des petits chiens qui se fussent ébattus autour de lui.

— Tu as la fièvre, — lui dit Pétrone.

— Oui.

— Alors, écoute… J’ignore quelle serait la prescription d’un médecin, mais je sais ce que je ferais à ta place. En attendant de retrouver Lygie, je chercherais auprès de quelque autre une compensation à sa perte. J’ai vu de beaux corps dans ta maison… Laisse-moi parler… Oui, je sais ce qu’est l’amour et qu’au désir qu’on a d’une femme, une autre ne saurait suppléer. N’empêche qu’une belle esclave puisse donner une distraction passagère…

— Je ne veux pas, — protesta Vinicius.

Alors Pétrone, qui avait pour lui une réelle affection et qui désirait atténuer sa souffrance, chercha quelque moyen d’y réussir.

— Peut-être les tiennes n’ont-elles plus pour toi le charme de la nouveauté, — dit-il. — Mais… (il détailla tour à tour Eunice et Iras, et posa enfin la main sur la hanche de la blonde Grecque), regarde un peu cette Charite. Il y a quelques jours, le jeune Fonteius Capiton m’a offert d’elle trois splendides éphèbes de Clazomène, car Scopas lui-même n’a jamais créé de formes si parfaites. Il est incompréhensible que moi-même je sois resté jusqu’ici indifférent à ses charmes : ce n’est pourtant pas de penser à Chrysothémis qui m’aurait retenu ! Je te la donne, prends-la !

À ces mots, Eunice devint toute pâle, et fixant sur Vinicius ses yeux épouvantés, elle attendit sa réponse.

Mais il se leva précipitamment, se serra les tempes avec les mains, et se mit à parler très vite, comme un homme qui souffre et qu’on obsède.

— Non ! non !… Je ne veux pas d’elle, je ne veux de personne… Je te remercie, mais je n’en veux pas ! Je vais chercher Lygie par la ville. Fais-moi donner un manteau gaulois à capuchon. J’irai de l’autre côté du Tibre… Si au moins je pouvais découvrir Ursus !…

Et il sortit brusquement. Pétrone, voyant que réellement il ne pouvait tenir en place, n’essaya pas de le retenir. Toutefois, prenant son refus pour une répulsion momentanée envers toute autre femme que Lygie, et ne voulant pas que sa générosité fût en pure perte, il se tourna vers l’esclave :

— Eunice, — dit-il, — prends un bain, oins ton corps de parfums, pare-toi et va chez Vinicius.

Mais elle tomba à genoux, joignit les mains et l’adjura de ne point l’éloigner de la maison. Elle n’irait pas chez Vinicius ; plutôt être porteuse de bois pour l’hypocaustum, que la première des servantes là-bas ! Elle ne voulait pas ! Elle ne pouvait pas ! Elle le conjurait d’avoir pitié d’elle. Qu’il la fît fouetter chaque jour, mais qu’il ne la renvoyât point.

Telle une feuille frissonnante, Eunice tremblait à la fois de peur et d’extase, et tendait ses bras vers Pétrone, qui l’écoutait avec surprise. Une esclave osait répondre à un ordre par des supplications, elle osait dire « Je ne veux pas, je ne peux pas ! » C’était chose tellement inouïe à Rome, qu’il n’en pouvait croire ses oreilles. Enfin, il fronça les sourcils. Il était trop raffiné pour s’abaisser jusqu’à la cruauté. Ses esclaves étaient plus libres qu’ailleurs, surtout sur le chapitre du libertinage. On ne leur demandait qu’un service irréprochable et de révérer la volonté du maître à l’égal de celle des dieux. Toutefois, quand ils manquaient à l’un ou à l’autre de ces devoirs, Pétrone n’hésitait pas un instant à les soumettre aux châtiments en usage. De plus, il n’admettait ni contradiction, ni rien qui pût troubler sa tranquillité. Il considéra un instant l’esclave à genoux et en larmes, et lui dit :

— Va chercher Teirésias et reviens avec lui.

Eunice se leva, toute tremblante, les yeux en pleurs, et sortit. Elle rentra bientôt, ramenant l’atriensis, le Crétois Teirésias.

— Emmène Eunice, — commanda Pétrone, — et donne-lui vingt-cinq coups de verge, mais sans abîmer la peau.

Puis, il passa dans sa bibliothèque, s’assit à une table de marbre rose, et se mit à travailler à son Festin de Trimalcion.

Cependant, il était trop préoccupé de la fuite de Lygie et de la maladie de la petite Augusta pour astreindre son esprit à un travail soutenu. Il songea qu’au cas où César se laisserait convaincre que Lygie avait jeté un sort à l’Augustule, sa responsabilité serait fort engagée, puisque c’était sur ses instances que la jeune fille avait été amenée au palais. Mais, à la première occasion, il ferait entendre à César toute l’absurdité de ce grief. Il spéculait aussi sur un certain faible de Poppée à son endroit, sentiment qu’il avait deviné, bien qu’elle s’efforçât de le cacher. Il haussa les épaules à ses appréhensions, et décida de s’arrêter au triclinium, de déjeuner, de se faire porter au Palatin, de là au Champ-de-Mars, puis chez Chrysothémis.

En se rendant au triclinium, il aperçut parmi les autres esclaves, à l’entrée du couloir de service, la fine silhouette d’Eunice, et oubliant qu’il n’avait point donné à Teirésias d’autre ordre que de la fouetter, il le chercha des yeux, les sourcils froncés.

Ne le voyant point, il interpella Eunice.

— As-tu reçu les verges ?

Elle se jeta de nouveau à ses pieds et baisa le bord de sa toge.

— Oui, seigneur ! J’ai reçu les verges ! Oui, seigneur !…

Sa voix était vibrante de joie et de gratitude. Sans nul doute, elle pensait que ce châtiment était suffisant pour empêcher son départ. Pétrone le comprit, et s’étonna de la résistance éperdue de l’esclave. Mais il connaissait trop à fond l’âme humaine pour ne pas deviner que l’amour seul pouvait susciter une pareille obstination.

— Tu as un amant ici ? — demanda-t-il.

Elle leva sur lui ses yeux bleus baignés de larmes et murmura d’une voix presque inintelligible :

— Oui, seigneur !…

Ses yeux, sa chevelure d’or dénouée, son visage où se lisaient la crainte et l’espoir, étaient si beaux, son regard si suppliant, que Pétrone, en philosophe qui proclamait toujours la puissance de l’amour, et en esthète, admirateur de toute beauté, éprouva pour la jeune fille une sorte de compassion.

— Lequel est ton amant ? — demanda-t-il en désignant de la tête les esclaves.

Il n’obtint point de réponse. Eunice inclina son visage jusqu’aux pieds de son maître et demeura immobile.

Pétrone dévisagea les esclaves, dont plusieurs étaient jeunes, beaux et sveltes ; sur les traits d’aucun d’eux il ne put lire le moindre indice : tous avaient un sourire énigmatique. Un instant, il considéra Eunice étendue à ses pieds, puis, silencieux, il se rendit au triclinium.

Après son repas, il se fit porter au palais, puis chez Chrysothémis, où il resta fort tard dans la nuit. En rentrant chez lui, il fit venir Teirésias.

— Eunice a reçu les verges ? — lui demanda-t-il.

— Oui, seigneur. Mais tu avais prescrit de ne pas lui abîmer la peau.

— Est-ce là le seul ordre que je t’ai donné à son sujet ?

— Oui, seigneur, — répondit l’atriensis inquiet.

— C’est bien. Lequel des esclaves est son amant ?

— Aucun, seigneur.

— Que sais-tu sur son compte ?

Teirésias parla d’une voix mal assurée :

— Eunice ne quitte jamais la nuit le cubiculum, où elle dort avec la vieille Acrisione et avec Ifis. Après ton bain, seigneur, elle ne stationne jamais dans les thermes… Ses compagnes se moquent d’elle et lui ont donné le surnom de Diane.

— Assez, — dit Pétrone. — Mon parent Vinicius, à qui j’avais fait présent d’Eunice ce matin, ne l’a point acceptée ; elle restera à la maison. Tu peux t’en aller.

— Me permets-tu encore quelques mots au sujet d’Eunice, seigneur ?

— Je t’ai ordonné de dire ce que tu sais.

— Toute la familia, seigneur, parle de la fuite de cette jeune fille qui devait aller habiter chez le noble Vinicius. Après ton départ, Eunice est venue chez moi et m’a dit connaître un homme qui saurait la retrouver.

— Ah ! — fit Pétrone. — Et qui est cet homme ?

— Je ne le connais point, seigneur ; mais j’ai cru bien faire de t’en parler.

— Bien. Demain, cet homme attendra ici le tribun, que tu iras prier de ma part de venir dans la matinée.

L’atriensis s’inclina et sortit. Pétrone, involontairement, se mit à songer à Eunice. Le désir de la jeune esclave que Lygie fût retrouvée lui parut tout naturel : Elle ne se souciait pas de la remplacer dans la maison du tribun. Il songea ensuite que l’homme en question pouvait être son amant, pensée qui lui fut désagréable. Le meilleur moyen de connaître la vérité était de faire appeler Eunice. Mais il se faisait tard : Pétrone avait fait une trop longue visite chez Chrysothémis et le sommeil le gagnait. En passant au cubiculum, il se ressouvint, on ne sait pourquoi, que durant cette visite il avait découvert sur le masque illustre de Chrysothémis la fâcheuse patte d’oie. Il songea aussi que la beauté de celle-ci était inférieure à sa renommée dans Rome, et que Fonteius Capiton, en lui offrant trois jeunes garçons de Clazomène en échange d’Eunice, n’eût point fait un marché de dupe.