Quo vadis/Chapitre LXXI

Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 454-458).

Chapitre LXXI.

Enfin, l’heure vint pour les deux Apôtres ; et, comme pour compléter son œuvre, en prison même, il fut encore donné au pêcheur de Dieu d’amener deux âmes dans la nasse du Seigneur. Les soldats Processus et Martinien, chargés de sa garde dans la Mamertine, reçurent le baptême. Puis arriva l’heure du martyre. César était absent de Rome. La sentence était signée d’Hélius et de Polythète, deux affranchis à qui Néron, pour la durée de son absence, avait confié le pouvoir. Le centenaire Apôtre subit d’abord les verges, prescrites par la loi. Le lendemain, on le conduisit hors des murs, vers les Collines Vaticanes, où l’attendait le supplice assigné : le crucifiement. Les soldats s’étonnaient de la foule compacte qui stationnait devant la prison. La mort d’un homme du commun, surtout d’un étranger, n’était pourtant pas chose si digne d’intérêt. Au fait, le cortège ne se composait point de curieux, mais de fidèles qui voulaient accompagner au lieu du supplice le grand Apôtre. Enfin, les portes s’ouvrirent, et Pierre apparut, encadré de prétoriens. Le soleil s’inclinait déjà vers Ostie ; la journée était claire et sereine. En égard à son âge avancé, Pierre ne fut pas astreint à porter la croix. Pour ne point gêner ses mouvements, on avait même renoncé à lui mettre la fourche au cou. Il marchait sans entraves, et les fidèles le voyaient de partout. Quand apparut sa tête blanche au milieu des casques de fer, parmi la foule s’élevèrent des sanglots bientôt réprimés à la vue de son visage illuminé et rayonnant de joie. Et tous comprirent que ce n’était point une victime qui allait à la mort, mais un vainqueur qui s’avançait en triomphe.

Et c’était vraiment ainsi. L’humble pêcheur, voûté d’ordinaire, se redressait à présent, rempli de dignité, dominant les soldats. Jamais on ne lui avait vu si majestueuse attitude. Il s’avançait en souverain entouré de son peuple et de sa garde. Des voix proférèrent : « Pierre s’en va vers le Seigneur. » Tous semblaient oublier que l’attendaient le supplice et la mort. Solennels et absorbés, ils sentaient que, depuis la mort au Golgotha, rien ne s’était accompli d’aussi grand. De même que cette autre mort avait racheté les péchés de l’Univers, celle-ci allait racheter ceux de la ville.

Le long du chemin, des gens s’arrêtaient, surpris, en voyant le vieillard ; et les fidèles, leur posant la main sur l’épaule, calmes, leur disaient :

— Regardez. Ainsi va vers la mort un juste qui a connu Christus et enseigné l’amour au monde entier.

Et les passants, pleins de graves pensées, s’en allaient en songeant : « En vérité, celui-ci ne pouvait être qu’un juste. »

Les clameurs, les appels de la rue se taisaient. Le cortège s’avançait parmi la blancheur des temples et des maisons nouvellement édifiées. En haut, c’était l’azur profond d’un ciel immaculé. Ils marchaient en silence que seul troublait un cliquetis de fer, ou un murmure d’oraisons. Pierre les entendait et son visage s’illuminait d’une joie toujours plus intense, car son regard pouvait à peine embrasser ces milliers de fidèles. Il avait conscience d’avoir accompli son œuvre : cette vérité, qu’il avait enseignée toute sa vie, serait le flot qui submerge et que plus rien ne peut endiguer. Et, les yeux levés au ciel, il disait : « Seigneur, Tu m’as commandé de conquérir cette cité qui règne sur l’Univers, et je l’ai conquise. Tu m’as commandé d’y fonder Ta capitale, et je l’ai fondée. À présent, c’est Ta Ville, Seigneur. Et je vais à Toi, car je suis harassé. »

En passant à côté des temples, il dit : « Du Christ, vous serez les temples. » Regardant la multitude qui se déroulait devant ses yeux, il dit : « Du Christ vos enfants seront les serviteurs. » Et il allait, sûr de sa conquête, de son mérite, de sa puissance, conforté, paisible et grand. Par le Pont Triomphal, les soldats, ratifiant inconsciemment son triomphe, le conduisirent vers la Naumachie et le Cirque. Les fidèles du Transtévère vinrent grossir le cortège, si nombreux alors que, devinant enfin qu’il conduisait quelque archiprêtre entouré d’adeptes, le centurion s’inquiéta de la faiblesse de l’escorte. Mais nul cri d’indignation ou de fureur ne s’éleva de la foule. Les visages, solennels et attentifs, étaient pénétrés de la grandeur de l’heure. Nombre de fidèles se souvenaient qu’à la mort du Seigneur, la terre s’était ouverte d’épouvante et que les morts s’étaient levés de leurs sépulcres. Et ils pensaient que sur la terre et dans les cieux allaient apparaître des signes par lesquels la mort de l’Apôtre marquerait la face du monde d’un stigmate indélébile. D’autres songeaient : « Peut-être le Seigneur choisira-t-il le jour de Pierre pour descendre du ciel et juger le monde. » Et ils se recommandaient à la miséricorde du Sauveur.

Mais alentour, c’était partout le calme. Les collines semblaient se chauffer et se reposer dans le rayonnement solaire. Enfin, le cortège s’arrêta entre le Cirque et la Colline Vaticane. Quelques soldats se mirent à creuser la fosse. Les autres déposèrent la croix, les marteaux et les clous, attendant la fin des préparatifs. La foule, calme et toujours recueillie, s’agenouilla.

La tête nimbée d’or, l’Apôtre fit face à la ville. Au loin, dans le fond, scintillait le Tibre ; sur l’autre rive, c’était le Champ-de-Mars, dominé par le mausolée d’Auguste ; un peu plus bas, les thermes immenses construits par Néron ; plus bas encore, le théâtre de Pompée. Dans le fond, découverts ou bien partiellement masqués par les édifices de Septa Julia, une multitude de péristyles, de temples, de colonnes, de maisons récemment construites, une immense fourmilière humaine grouillante de maisons et dont les limites se fondaient dans la brume azurée. Nid de crime, et aussi de puissance ; de folie, et aussi d’ordre ; tête et despote de l’Univers, et pourtant sa loi et sa paix, ville omnipotente, invincible, éternelle.

Pierre, entouré de soldats, contemplait la ville comme un Maître et un roi contemple son héritage. Et il disait : « Tu es rachetée et tu es mienne. »

Et, parmi ceux qui creusaient la fosse où allait s’ériger l’arbre du supplice, pas plus que parmi les fidèles qui étaient là, nul ne voyait que, debout devant eux, se dressait le véritable souverain de cette ville, que passeraient les empereurs, les flots de barbares et les âges, et que seul le règne de ce vieillard ne finirait jamais.

Le soleil, s’abaissant davantage vers Ostie, devint énorme et sanglant. Tout l’occident s’embrasa d’une immense clarté. Les soldats s’approchèrent de Pierre pour le dévêtir.

Lui, la prière aux lèvres, se redressa soudain et leva très haut sa main droite. Les bourreaux, intimidés, s’arrêtèrent. Les fidèles suspendirent leur souffle, attendant qu’il parlât. Le silence se fit, absolu.

Debout sur la hauteur, Pierre, de sa dextre étendue, fit le signe de la croix, et bénit à l’heure de la mort :

Urbi et Orbi.

En cette même soirée féerique, un autre détachement de prétoriens conduisait, par la route d’Ostie, l’Apôtre Paul de Tarse vers une localité nommée Aquæ Salviæ. Derrière lui s’avançait un groupe de fidèles qu’il avait convertis. Reconnaissant des visages familiers, Paul arrêtait sa marche et leur parlait, car, à titre de citoyen romain, il avait droit à la déférence de l’escorte. Derrière la Porte Tergemina, il rencontra la fille du préfet Flavius Sabin et, voyant son jeune visage inondé de larmes, il lui dit : « Plautilla, fille du salut éternel, retourne en paix. Mais donnemoi ton voile, afin qu’on m’en couvre les yeux au moment où j’irai vers le Seigneur. » Et, prenant le voile, il poursuivit sa route avec le visage joyeux du tâcheron qui a bien peiné tout le jour et qui s’en revient vers sa demeure. Ses pensées, comme celles de Pierre, étaient paisibles et sereines, tel le ciel de ce soir. Ses yeux songeurs regardaient la plaine déroulée devant lui et les Monts Albains baignés de clarté solaire. Il se remémorait ses voyages, ses travaux, ses fatigues, ses luttes victorieuses, et les églises édifiées par lui sur tous les continents, par-delà de toutes les mers. Et il jugeait avoir gagné le repos. Lui aussi avait accompli son œuvre : la semence ne serait plus balayée par le vent de la fureur. Et il s’en allait, conscient que dans la guerre déclarée au monde par la vérité, la vérité serait victorieuse. Une infinie sérénité était épandue en lui.

La route était longue et le soir commença à tomber. Les monts s’empourprèrent, tandis qu’à leurs pieds l’ombre s’épaississait peu à peu. Les troupeaux rentraient au bercail. Des groupes d’esclaves revenaient, leurs outils sur l’épaule. Devant les maisons en bordure de la route s’ébattaient des enfants, intrigués au passage de l’escorte. Et de cette soirée, de la transparence dorée de cette atmosphère, se dégageait une paix sereine, une harmonie qui, de la terre, semblait prendre son essor vers les cieux. Paul le sentait, et son cœur était pénétré de joie que la musique de l’univers fût, grâce à lui, complétée d’un son nouveau, d’un son vierge, faute duquel, jadis, le monde était « ainsi que l’airain sonnant et les retentissantes cymbales ».

Il se souvint comment il avait enseigné l’amour, comment il avait dit aux hommes que, quand même ils distribueraient tous leurs biens aux pauvres, quand même ils connaîtraient toutes les langues, pénétreraient tous les mystères et toutes les sciences, ils ne seraient rien sans l’amour. L’amour qui était doux, résigné, bienfaisant, supportait tout, croyait tout, espérait tout, souffrait tout, et ne cherchait point de récompense !…

Voici que l’âge de sa vie s’était écoulé dans l’enseignement de cette vérité. Et il se disait : « Quelle force pourra la détruire et la vaincre ? Comment César l’étoufferait-il, dût-il posséder deux fois plus de légions, deux fois plus de villes, et de mers, et de terres, et de nations ?… »

Et, victorieux, il allait recevoir son salaire.

Le cortège quitta la grande route et tourna à l’est, par un étroit sentier, vers les Eaux Salviennes. Sur les bruyères tombait le soleil rougeâtre. Près de la source, le centurion arrêta ses hommes. Le moment était venu.

Paul posa sur son épaule le voile de Plautilla, afin de s’en bander les yeux. Une dernière fois il leva ses regards pleins d’un calme sublime vers l’éternelle clarté des soirs et se mit en prière. Oui, l’instant était venu. Devant lui, il voyait l’immense chemin des couchants qui menait droit au ciel, lumineux comme l’aurore. Et son âme redisait les paroles que, conscient de la tâche accomplie et de la fin prochaine, il avait écrites :

« J’ai combattu le bon combat, j’ai gardé la foi, j’ai achevé ma course ; et voici que m’est réservée l’immortelle couronne du juste. »