Quo vadis/Chapitre LXV

Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 431-434).

Chapitre LXV.

Un soir, Pétrone reçut la visite du sénateur Scævinus, qui se lança dans une interminable dissertation sur les temps pénibles où l’on vivait, et sur César. Il parlait si librement que Pétrone, bien qu’en commerce d’amitié avec lui, résolut de se tenir sur ses gardes. Scævinus se plaignait que tout allait à la dérive, que les gens étaient fous, et que tout finirait par un désastre plus terrible encore que l’incendie de Rome. Il affirmait que les augustans eux-mêmes étaient mécontents, que Fenius Ruffus, préfet en second des prétoriens, supportait avec la plus grande contrainte l’odieuse autorité de Tigellin, et que toute la famille de Sénèque était outrée de la conduite de Néron, tant à l’égard de son vieux maître qu’à l’égard de Lucain. Enfin, il fit allusion à l’irritation du peuple et des prétoriens mêmes, dont la plupart étaient du côté de Fenius Ruffus.

— Pourquoi me dis-tu tout cela ? — demanda Pétrone.

— Par sollicitude pour César, — répondit Scævinus. — J’ai, dans les rangs des prétoriens, un parent éloigné, du même nom que moi. C’est par lui que je sais ce qui se passe au camp, où le mécontentement grandit également… Caligula était fou, lui aussi, et qu’est-il arrivé ? Il s’est trouvé un Cassius Chærea… C’était un crime épouvantable et, certainement personne d’entre nous ne l’approuve ; mais il est certain que Chærea a délivré le monde d’un monstre.

— Ce qui veut dire ceci, — répliqua Pétrone : — « Je n’approuve pas Chærea, mais c’était un homme providentiel : fassent les dieux qu’il s’en rencontre d’autres comme lui !… »

Alors, changeant de thème, Scævinus se mit à faire l’éloge de Pison. Il exaltait sa naissance, sa grandeur d’âme, son attachement à son épouse, sa sagesse, son calme et son don vraiment rare de captiver et de séduire les gens.

— César n’a pas d’enfants, — continua-t-il, — et tous voient en Pison son successeur. Sans aucun doute, chacun l’aiderait de toute son âme à obtenir le pouvoir. Il est aimé de Fenius Ruffus, et toute la famille des Annæus lui est absolument dévouée. Plautius Lateranus et Tullius Sénécion se feraient tuer pour lui. De même Natalis, et Subrius Flavius, et Sulpicius Asper, et Afrinius Quinetianus, et jusqu’à Vestinus.

— Oh ! ce dernier ne lui servirait pas à grand-chose, — objecta Pétrone. — Vestinus a peur même de son ombre.

— Vestinus a peur des songes et des fantômes ; mais c’est un homme avisé, que l’on veut à juste titre nommer consul. Et le fait qu’au fond il réprouve les persécutions contre les chrétiens ne saurait t’être indifférent à toi, qui as intérêt à ce que prennent fin ces folies.

— Non, pas moi, mais Vinicius, — fit Pétrone. — À cause de lui, je voudrais sauver certaine jeune fille, mais je n’y parviens pas, car je suis en disgrâce auprès d’Ahénobarbe.

— Comment ? Tu ne t’aperçois donc pas que César te recherche à nouveau et te fait des avances. En voici la raison : il se prépare à retourner en Achaïe, où il veut chanter des hymnes grecs de sa composition. Il a hâte de faire ce voyage, mais en même temps il tremble en pensant à la perfidie des Grecs. Il croit que là lui sont réservés ou le triomphe le plus magnifique, ou la chute la plus complète. Il a besoin d’un bon conseil et il sait que personne ne saurait le lui donner mieux que toi. C’est pourquoi tu rentres de nouveau en grâce.

— Lucain pourrait me remplacer.

— Barbe d’Airain le hait, et, à part lui, il a déjà décidé la mort du poète. Il cherche uniquement un prétexte, car il cherche toujours des prétextes. Lucain comprend qu’il faut se hâter.

— Par Castor ! — s’écria Pétrone, — c’est possible. Quant à moi, j’ai encore un autre moyen de rentrer en faveur.

— Lequel ?

— Répéter à Barbe d’Airain ce que tu m’as dit tout à l’heure.

— Je n’ai rien dit ! — protesta Scævinus avec anxiété.

Pétrone lui posa la main sur l’épaule :

— Tu as dit que César était fou, tu as laissé entrevoir Pison comme son successeur probable, et tu as ajouté : « Lucain comprend qu’il faut se hâter. » — Se hâter de faire quoi, carissime ?…

Scævinus pâlit et un moment tous deux se regardèrent dans les yeux.

— Tu ne répéteras pas !

— Par les hanches de Cypris, tu me connais, toi ! Non, je ne répéterai pas. Je n’ai rien entendu, et je ne veux rien entendre… La vie est trop courte pour qu’on se donne la peine d’entreprendre quoi que ce soit. Je te demande seulement d’aller voir Tigellin tout à l’heure, et de causer avec lui durant le même temps qu’avec moi, sur le sujet que tu voudras.

— Pourquoi ?

— Afin que le jour où Tigellin viendrait me dire : « Scævinus a été chez toi », je puisse lui répondre : « Il est venu chez toi le même jour. »

Scævinus brisa sa canne d’ivoire et s’écria :

— Que les mauvais sorts retombent sur cette canne. J’irai chez Tigellin et ensuite au festin de Nerva. Tu y seras aussi ? En tout cas, nous nous reverrons après-demain à l’amphithéâtre, où mourront les chrétiens qui restent !… Au revoir !

« Après-demain ! — songea Pétrone quand il fut seul. — Il n’y a plus de temps à perdre. Ahénobarbe a besoin de mes conseils en Achaïe ; peut-être comptera-t-il avec moi. »

Et il décida de tenter un moyen extrême.

De fait, chez Nerva, César lui-même exigea que Pétrone prît place en face de lui. Il éprouvait le besoin de lui parler de l’Achaïe et des villes où il pourrait s’exhiber avec le plus de chance de succès. Les Athéniens lui importaient davantage, mais il les craignait. Les autres augustans prêtaient une oreille attentive à cette conversation, afin de saisir au vol les mots de Pétrone, pour s’en attribuer ensuite la paternité.

— Il me semble n’avoir pas vécu jusqu’ici, — disait Néron, — et ne devoir renaître qu’en Grèce.

— Tu renaîtras à une gloire nouvelle, à l’immortalité, — répondit Pétrone.

— Je suis certain qu’il en sera ainsi, et qu’Apollon ne s’en montrera point jaloux. Si je récolte des lauriers, je lui offrirai une hécatombe à jamais mémorable.

Scævinus se mit à citer Horace :

 
Sic te diva potens Cypri,
Sic fratres Helenæ, lucida sidera,
Ventorumque regat Pater


— Le navire m’attend déjà à Naples, — dit César. — Je voudrais partir dès demain.

Alors Pétrone se leva et, les yeux dans les yeux de Néron, prononça :

— Tu permettras, divin, qu’auparavant je donne un festin d’hyménée auquel je te convierai, toi avant tous.

— Un hyménée ? Quel hyménée ? — demanda Néron.

— Celui de Vinicius avec la fille du roi des Lygiens, ton otage. En ce moment, il est vrai, elle est incarcérée ; mais, à titre d’otage, elle ne saurait être retenue prisonnière. D’ailleurs, tu as autorisé Vinicius à l’épouser. Et, comme tes sentences, de même que celle de Zeus, sont sans appel, tu la feras mettre en liberté et je la donnerai à son fiancé.

Le sang-froid et la calme assurance de Pétrone interloquèrent Néron, qui se troublait toujours dès qu’on lui adressait une question directe.

— Je sais, — répondit-il, en baissant son regard troublé. — J’ai songé à elle et aussi à ce géant qui a étouffé Croton.

— En ce cas, tous deux sont sauvés, — fit Pétrone imperturbable.

Mais Tigellin vint en aide à son maître.

— Elle est en prison par la volonté de César, et tu viens de dire, Pétrone, que les sentences de César sont sans appel.

Les assistants connaissaient tous l’histoire de Vinicius et de Lygie et comprenaient de quoi il retournait. Ils se turent, curieux de l’issue du conflit.

— Elle est en prison par erreur, parce que tu ignores le droit des gens, et au mépris de la volonté de César, — articula nettement Pétrone. — Tu es un homme naïf, Tigellin, mais en dépit de ta naïveté, tu n’affirmeras point que c’est elle qui a incendié Rome : si même tu l’affirmais, César ne te croirait pas.

Mais Néron était déjà revenu de son embarras, et il se mit à cligner ses yeux de myope avec une expression méchante.

— Pétrone a raison, — dit-il.

Tigellin le regarda étonné.

— Pétrone a raison, — répéta Néron. — Demain, les portes de la prison lui seront ouvertes, et, quant au festin d’hyménée, nous en recauserons après-demain, à l’amphithéâtre.

« J’ai encore perdu », songea Pétrone.

Et rentré chez lui, il était tellement convaincu que la fin de Lygie était venue que, le lendemain, il envoya au surveillant du spoliaire un affranchi dévoué, avec mission de traiter du prix du cadavre qu’il voulait, après le supplice, faire remettre à Vinicius.