Poésies et Œuvres morales (Leopardi)/Poésies/XXIX


Traduction par F. A. Aulard.
Alphonse Lemerre, éditeur (Tome deuxièmep. 50-53).

XXIX

ASPASIE.


Ton image revient quelquefois devant ma pensée, Aspasie. Tantôt, dans les lieux habités, je la vois briller fugitivement sur d’autres visages ; tantôt, dans les campagnes désertes, à la sérénité du jour ou au silence des étoiles, comme réveillée par une suave harmonie, cette superbe vision renaît dans mon âme prête à défaillir. Vision adorée, ô dieux, jadis à la fois mes délices et mes furies ! Et jamais je ne sens les parfums de la plage fleurie, ni l’odeur des fleurs dans les rues de la ville, sans que je te voie encore telle que tu étais le jour où, dans tes élégants appartements, tout embaumés des fleurs nouvelles du printemps, ta forme angélique s’offrit à moi vêtue de la couleur de la sombre violette, inclinée sur des fourrures brillantes et entourée de mystérieuse volupté. Savante charmeuse, tu faisais sonner de chauds baisers sur les lèvres rondes de tes enfants, montrant ton cou de neige et les serrant, eux qui ignoraient tes desseins, avec ta main gracieuse sur ton sein désiré et caché. Un nouveau ciel, une nouvelle terre et comme un rayon divin apparurent à ma pensée. Ainsi dans ma poitrine, qui cependant n’était pas désarmée, ton bras enfonça de vive force le trait que je portai en gémissant dans ma blessure jusqu’à ce que le soleil eût deux fois parcouru sa carrière annuelle.

Femme, ta beauté apparut à ma pensée comme un rayon divin. La beauté et la musique font le même effet : elles semblent souvent nous révéler le mystère profond des Élysées ignorés. Le mortel frappé désire la fille de son esprit, l’amoureuse idée qui renferme en elle une grande partie de l’Olympe, toute semblable de visage, de manière, de parole, à la femme que l’amant ravi croit confusément désirer et aimer. Enfin reconnaissant son erreur et le changement d’objet, il s’irrite, et souvent accuse la femme bien à tort. Le caractère d’une femme s’élève rarement à cette image élevée ; elle ne pense pas à ce que sa beauté inspire à ses amants généreux et ne pourrait le comprendre. Une conception si haute ne tient pas dans son front étroit. L’homme trompé a tort d’espérer en ces regards au si vif éclat, d’y chercher des sentiments profonds, inconnus, et plus que virils : sa nature n’est-elle pas inférieure en tout à celle de l’homme ? Si ses membres sont plus tendres et plus minces, son esprit a moins de force et de capacité.

Toi non plus, Aspasie, tu n’as jamais pu imaginer ce que tu as inspiré toi-même à ma pensée. Tu ne sais pas quel amour démesuré, quels chagrins intenses, quels indicibles mouvements, ni quels délires tu as fait naître en moi ; et jamais le jour ne viendra où tu pourras le comprendre. De même l’exécuteur d’un morceau de musique ignore ce que son jeu et sa voix produisent chez ceux qui l’écoutent. Maintenant elle est morte, cette Aspasie que j’aimai tant. Elle git pour toujours, jadis objet de ma vie : toutefois, fantôme chéri, elle revient de temps en temps et disparaît. Tu vis, non seulement belle encore, mais si belle, à mes yeux, que tu surpasses toutes les autres. Cependant cette ardeur qui naquit de toi est éteinte : car ce n’est pas toi que j’aimai, mais cette déesse qui vivait jadis dans mon cœur, et qui y est maintenant ensevelie. C’est elle que j’adorai longtemps ; j’aime à ce point sa céleste beauté, que, connaissant bien ta nature et ton essence, tes artifices et tes mensonges, je contemplais néanmoins ses beaux yeux dans les tiens, je m’attachai à toi tant qu’elle vécut, non pas trompé, mais amené par le plaisir de cette douce ressemblance à supporter un long et âpre esclavage.

Maintenant vante-toi : tu le peux. Raconte que tu es la seule de ton sexe devant qui j’aie plié ma tête altière, à qui j’aie offert spontanément mon cœur indompté. Raconte que la première, et, j’espère, la dernière, tu as vu mon regard suppliant. Devant toi, timide, tremblant (à le redire, je brûle de dépit et de honte), hors de moi, j’épiais avec soumission tous tes caprices, toutes tes paroles, tous tes actes, je pâlissais à tes superbes dédains, mon visage brillait à un signe courtois, et à chaque regard de toi je changeais d’attitude et de couleur. Puis tomba le charme, et mon joug, brisé du même coup, est à terre : je m’en réjouis. Quoique plein d’ennui, sorti enfin de l’esclavage d’une telle frivolité, j’embrasse avec joie la sagesse et la liberté. Si la vie privée de passions et de nobles erreurs est une nuit sans étoiles au milieu du printemps, c’est pour moi une consolation et une vengeance suffisantes de la destinée mortelle de m’étendre ici sur l’herbe, et, négligent, immobile, je regarde la mer, la terre et le ciel, et je souris.