Poésies et Œuvres morales (Leopardi)/Œuvres morales/XVII


Traduction par F. A. Aulard.
Alphonse Lemerre, éditeur (Tome troisièmep. 50-62).

XVII

Éloge des oiseaux.


Amelio, philosophe solitaire, était, un matin de printemps, assis, avec ses livres, à l’ombre d’une de ses villas, et lisait. Ému du chant des oiseaux dans la campagne, peu à peu il se prit à écouter et à penser, et laissa là sa lecture. Enfin il mit la main à la plume et, dans ce même lieu, il écrivit les choses qui suivent.

Les oiseaux sont naturellement les plus joyeuses créatures du monde. Je ne dis pas cela en tant que, si on les voit ou on les entend, ils nous réjouissent toujours : je parle des oiseaux en eux-mêmes et je veux dire qu’ils éprouvent de l’agrément et de la joie plus qu’aucun autre animal. Les autres animaux se montrent communément sérieux et graves, et même beaucoup d’entre eux paraissent mélancoliques : rarement ils font des signes de joie, et encore ces signes sont-ils faibles et passagers ; dans la plupart de leurs jouissances et de leurs plaisirs, ils ne font pas fête et ne manifestent aucune allégresse. Quant aux campagnes vertes, aux vues étendues et belles, aux soleils splendides, aux cieux cristallins et doux, s’ils en sont charmés, ils n’ont pas coutume d’en donner des marques extérieures : sauf les lièvres, dont on dit que la nuit, au moment de la lune, et surtout de la pleine lune, ils sautent et jouent ensemble, réjouis de cette clarté, à en croire ce que dit Xénophon. Les oiseaux, la plupart du temps, font paraître une grande joie dans leurs mouvements et dans leur extérieur : et cette vertu qu’ils ont de nous égayer par leur vue ne procède pas d’autre chose que de ce que leurs formes et leurs manières, en général, sont telles qu’elles dénotent une aptitude naturelle, une disposition spéciale à éprouver du plaisir et de la joie : et il ne faut pas tenir cette apparence pour vaine et trompeuse. À chaque satisfaction, à chaque contentement qu’ils ont, ils chantent : et plus grandit leur satisfaction ou leur contentement, plus ils mettent de force et de zèle dans leur chant. Et comme ils chantent une bonne partie du temps, il suit de là qu’ordinairement ils sont en belle humeur et en jouissance. Et s’il est bien connu que tant qu’ils sont en amour, ils chantent mieux, plus souvent et plus longtemps que jamais, il ne faut pas croire cependant qu’ils ne soient pas portés à chanter par des plaisirs et des contentements autres que ceux de l’amour. En effet, on voit clairement qu’en un jour serein et tranquille ils chantent plus qu’en un jour obscur et inquiet : et dans la tempête ils se taisent, comme ils font aussi dans chaque crainte qu’ils éprouvent : la tempête passée, ils reviennent dehors, chantant et badinant entre eux. Semblablement, on voit qu’ils ont coutume de chanter le matin, en s’éveillant : ils y sont excités, moitié par la joie que leur cause le jour nouveau, moitié par ce plaisir qu’éprouve généralement tout animal à se sentir restauré et refait par le sommeil. Ils se réjouissent aussi extrêmement des verdures joyeuses, des vallées fertiles, des eaux pures et brillantes et de la beauté du pays. En ces choses il est à noter que ce qui nous paraît agréable et joli, le leur paraît aussi : on le voit par les séductions qui les attirent vers les filets ou vers la glu, dans les pièges qu’on leur tend. On le voit aussi par la nature des lieux où, d’ordinaire, à la campagne, se trouvent le plus grand nombre d’oiseaux, chantant avec le plus d’assiduité et d’ardeur. Au contraire, les autres animaux, si ce n’est peut-être ceux qui sont domestiques et habitués à vivre avec les hommes, ne portent aucun ou presque aucun le même jugement que nous portons sur l’agrément et la beauté des lieux. Et il ne faut pas s’en étonner : car ils ne sont charmés que de ce qui est naturel. Or, en ces choses, une grande partie de ce que nous appelons naturel, ne l’est pas : beaucoup d’entre elles sont plutôt artificielles : par exemple, les champs cultivés, les arbres et les autres plantes arrangées et disposées en ordre, les fleuves renfermés dans certaines limites et redressés pour un certain cours, et les choses semblables, ne sont ni dans l’état ni dans l’apparence qu’ils auraient naturellement. De sorte que l’aspect de tout pays habité par n’importe quelle génération d’hommes civilisés, même en laissant de côté les villes et les autres lieux où les hommes se retirent pour être ensemble, est chose artificielle et bien différente de ce qu’elle serait naturellement. Quelques-uns disent, et cela confirmerait notre propos, que la voix des oiseaux est plus noble et plus douce et leur chant plus modulé dans nos régions que dans celles où les hommes sont sauvages et grossiers ; et ils concluent que les oiseaux, même étant libres, prennent quelque chose de la civilisation de ces hommes aux demeures desquels ils sont habitués.

Qu’ils disent vrai ou non, ce fut à coup sûr une notable prévoyance de la nature d’accorder à une même espèce d’animaux le chant et le vol, de manière que ceux qui avaient à récréer les autres vivants avec leur voix fussent d’ordinaire dans des lieux élevés d’où cette voix pût se répandre à l’entour dans un espace plus grand et parvenir à un plus grand nombre d’auditeurs ; et de manière que l’air, qui est l’élément destiné au son, fût peuplé de créatures chantantes et musiciennes. En vérité, c’est un grand encouragement et un plaisir, non moins, à ce qu’il me semble, pour les autres animaux que pour nous, d’entendre le chant des oiseaux. Et cela vient principalement, je crois, non de la suavité des sons, si grande qu’elle soit, ni de leur variété, ni de leur concert, mais de cette marque d’allégresse qui est contenue naturellement dans le chant en général et dans le chant des oiseaux en particulier. C’est, pour ainsi parler, un rire que l’oiseau fait, quand il se sent dans un état de bien-être et d’agrément.

Aussi pourrait-on dire en quelque façon que les oiseaux participent du privilège que l’homme a de rire et que n’ont pas les autres animaux, et quelques-uns ont pensé que, si on a défini l’homme un animal intelligent et raisonnable, il serait suffisant de le définir un animal qui rit : il leur semblait que le rire n’était pas moins propre et particulier à l’homme que la raison. C’est assurément une chose merveilleuse que l’homme, qui de toutes les créatures est la plus tourmentée et la plus malheureuse, possède la faculté de rire, étrangère à tout autre animal. Merveilleux aussi est l’usage que nous faisons de cette faculté : car on voit beaucoup d’hommes en quelque cruelle disgrâce, d’autres en grande tristesse d’âme, d’autres qui pour ainsi dire ne conservent aucun amour de la vie, certains de la vanité de tout bien humain, presque incapables de toute joie et privés de toute espérance, et ces hommes rient néanmoins. Bien plus, mieux ils connaissent la vanité des susdits biens et la misère de la vie, moins ils espèrent et même moins ils sont aptes à jouir, plus ces hommes singuliers sont d’ordinaire enclins au rire. La nature du rire en général, ses intimes principes et ses modes, du moins au point de vue moral, il serait difficile d’en donner une définition et une explication : à moins peut-être de dire que le rire est une sorte de folie qui ne dure pas, ou un égarement et un délire. Car les hommes, n’étant jamais satisfaits ni charmés véritablement par aucune chose, ne peuvent avoir un motif de rire qui soit raisonnable et juste. Même il serait curieux de chercher pourquoi et à quelle occasion il est vraisemblable que l’homme fut appelé pour la première fois à employer et à connaître cette sienne faculté. Il n’est pas douteux que, dans l’état primitif et sauvage, il se montre le plus souvent sérieux, comme font les autres animaux, et même d’apparence mélancolique. Aussi mon opinion est-elle que le rire, non seulement apparut au monde après les larmes (et, cela, on ne peut aucunement le contester), mais qu’il se passa un long espace de temps avant qu’on en fît l’expérience et qu’on le vît pour la première fois. En ce temps-là, la mère n’aurait pas souri à son enfant, et l’enfant ne l’aurait pas reconnu par son sourire, comme dit Virgile. Si aujourd’hui, du moins là où l’on est civilisé, les hommes commencent à rire peu après leur naissance, ils le font principalement en vertu de l’exemple, parce qu’ils voient rire les autres. Et je croirais volontiers que la première occasion et la première cause de rire, ç’a été, pour les hommes, l’ivresse : autre effet propre et particulier au genre humain. L’ivresse se produisit longtemps avant que les hommes en fussent venus à aucune sorte de civilisation, car nous savons qu’on ne trouve presqu’aucun peuple, si grossier qu’il soit, qui ne se soit procuré quelque boisson pour s’enivrer, et qui n’ait l’habitude d’en user avec passion. Il ne faut pas s’en étonner : considérons que les hommes, s’ils sont les plus malheureux de tous les animaux, sont aussi les plus charmés par toute aliénation non douloureuse de leur esprit, par l’oubli d’eux-mêmes, par la suspension, pour ainsi dire, de la vie : le sentiment et la connaissance de leurs propres maux s’interrompent ou se diminuent pour quelque temps, et c’est pour eux un grand bienfait. Et pour ce qui est du rire, on voit que les sauvages, quoique d’aspect sérieux et triste dans les autres moments, cependant rient à profusion dans l’ivresse : ils parlent aussi beaucoup et chantent, contre leur usage. Mais je traiterai ces choses plus abondamment dans une histoire du rire que j’ai l’intention de faire : là, quand j’aurai cherché la naissance du rire, je continuerai en racontant ses faits, aventures et fortunes jusqu’au temps présent, où il se trouve en plus grande dignité et en plus grand état qu’il n’a jamais été : il tient dans les nations civilisées une place et il remplit un office qui suppléent au rôle joué en d’autres temps par la vertu, la justice, l’honneur, etc. Or, pour conclure au sujet du chant des oiseaux, je dis que si l’on est réconforté ou réjoui à voir ou à deviner en autrui une joie dont on n’ait pas à être jaloux, la nature a montré une très louable prévoyance en faisant que le chant des oiseaux, qui est une démonstration d’allégresse et une espèce de rire, fût publique, tandis que le chant et le rire des hommes, eu égard au reste de la terre, sont chose privée : et elle pourvut sagement à ce que la terre et l’air fussent semés d’animaux qui, tout le jour, par leurs chants de joie sonores et solennels, applaudissent, pour ainsi dire, à la vie universelle, et excitassent les autres vivants à l’allégresse, en donnant des témoignages continuels, bien que faux, de la félicité des choses.

Et si les oiseaux sont et se montrent plus joyeux que les autres animaux, ce n’est pas sans de sérieux motifs. Car vraiment, comme je l’ai indiqué au commencement, ils sont, de nature, mieux faits pour jouir et pour être heureux. Premièrement, il ne semble pas qu’ils soient sujets à l’ennui. Ils changent de lieu à chaque instant ; ils passent d’un pays dans un autre, aussi éloigné qu’on voudra, et des plus basses aux plus hautes régions de l’air, en peu de temps et avec une facilité merveilleuse ; ils voient et éprouvent dans leur vie une infinie diversité de choses ; ils exercent continuellement leur corps ; la vie extérieure abonde chez eux outre mesure. Tous les autres animaux, dès qu’ils ont pourvu à leurs besoins, aiment à se tenir tranquilles et oisifs ; aucun, si ce n’est les poissons, et aussi quelques insectes volatiles, ne va courir au loin par seul passe-temps. Ainsi, l’homme des bois a coutume de faire à peine un pas, si ce n’est pour subvenir au jour le jour à ses nécessités, lesquelles demandent une peine bien petite et bien courte, ou à moins qu’il ne soit chassé par la tempête, par une bête sauvage ou par quelque autre cause semblable : il se plaît surtout au repos et à l’insouciance ; il passe les jours presque entiers assis négligemment et en silence dans sa cabane informe, ou au dehors, ou dans les crevasses et les cavernes des roches et des pierres. Les oiseaux, au contraire, restent très peu de temps en un même lieu ; ils vont et viennent continuellement sans nécessité aucune ; ils ont coutume de voler par amusement, et souvent, étant allés par divertissement à plusieurs centaines de milles du pays où ils ont coutume de séjourner, le même jour, sur le soir, ils y retournent. Et dans le faible instant où ils se posent en un lieu, on ne les voit jamais se tenir le corps immobile ; toujours ils se tournent de côté et d’autre, toujours ils se remuent, se penchent, s’étirent, se secouent, se démènent avec cette vivacité, cette agilité, cette prestesse de mouvements indicibles. En somme, depuis que l’oiseau est sorti de l’œuf jusqu’à sa mort, sauf les intervalles du sommeil, il ne se pose pas un instant. Ces considérations sembleraient permettre d’affirmer que l’état naturel et ordinaire des autres animaux, y compris même les hommes, c’est le repos, et que celui des oiseaux, c’est le mouvement.

À ces qualités et ces conditions extérieures correspondent chez eux les qualités intrinsèques, c’est-à-dire de l’âme, par lesquelles ils sont aussi plus aptes à la félicité que les autres animaux. Ils ont l’ouïe très aiguë et la vue si puissante et si parfaite, qu’à peine notre esprit peut s’en faire une idée exacte ; ils jouissent ainsi, tout le jour, de spectacles immenses et très variés, et d’en haut, ils découvrent en même temps de tels espaces de terre et, d’un coup d’œil, voient distinctement tant de pays que, même avec leur esprit, les hommes peuvent à peine en embrasser autant en une fois : il suit de là qu’ils doivent avoir au plus haut point la force, la vivacité et l’usage de l’imagination. Je ne parle pas de cette imagination profonde, ardente et orageuse, comme celle de Dante et du Tasse, don funeste, cause d’inquiétudes et d’angoisses lourdes et perpétuelles ; mais de cette imagination riche, variée, légère, instable et enfantine, qui est une large source de pensées agréables et joyeuses, d’erreurs douces, de plaisirs et de soulagements variés, qui est le don le plus grand et le plus profitable dont la nature puisse gratifier une âme vivante. De sorte que les oiseaux ont en abondance ce qui, dans l’imagination, est bon et utile à l’agrément de l’âme, sans toutefois participer à ce qui est nuisible et douloureux. Et, comme ils ont en abondance les choses de la vie extérieure, ils ont aussi les richesses de la vie intérieure ; mais de telle sorte que cette abondance devient pour eux un bienfait et un plaisir, comme chez les enfants, et non pas un dommage et une misère insigne, comme la plupart du temps chez les hommes. En effet, comme l’oiseau, pour la vivacité et la mobilité extérieures, a une ressemblance manifeste avec l’enfant ; de même, on peut croire raisonnablement qu’il lui ressemble pour les qualités intérieures de l’âme. Si les biens de cet âge étaient communs aux autres âges et si les maux n’étaient jamais plus grands qu’alors, peut-être l’homme aurait-il des raisons de supporter la vie patiemment.

À mon avis, la nature des oiseaux, si nous la considérons de certaine façon, dépasse en perfection celle des autres animaux. Par exemple, si nous considérons que l’oiseau l’emporte de beaucoup sur tous par la faculté de voir et d’entendre (et, selon l’ordre naturel, de cette double faculté procèdent, pour les créatures animées, les sentiments principaux), on peut en conclure que la nature de l’oiseau est chose plus parfaite que celle des autres créatures animées. De plus, les autres animaux, d’après ce que nous avons écrit plus haut, sont naturellement enclins au repos, et les oiseaux au mouvement ; or, le mouvement est chose plus vivante que le repos, ou plutôt, la vie consiste dans le mouvement, et les oiseaux sont doués du mouvement extérieur plus qu’aucun autre animal ; en outre, la vue et l’ouïe, où ils l’emportent sur tous les autres et qui sont leurs facultés maîtresses, sont les deux sens les plus particuliers aux vivants, comme ils sont aussi les plus vifs et les plus mobiles, tant en eux-mêmes que dans les manières d’être et les autres effets qui, par eux, se produisent dans l’animal à l’intérieur et à l’extérieur. Enfin, étant données les autres choses susdites, la conclusion est que l’oiseau a une plus grande abondance de vie intérieure et extérieure que les autres animaux. Or, si la vie est chose plus parfaite que son contraire, au moins dans les créatures vivantes, et si une plus grande abondance de vie est une plus grande perfection, il suit aussi de là que la nature des oiseaux est plus parfaite. À ce propos, il ne faut pas passer sous silence que les oiseaux sont également aptes à supporter l’extrémité du froid et celle du chaud, même sans intervalle, dans le passage de l’un à l’autre, car souvent nous voyons qu’en moins d’un instant ils s’élèvent de terre dans les airs, à un point très élevé, où ils sont comme dans un lieu excessivement froid, et beaucoup d’entre eux, en peu de temps, parcourent en volant différents climats.

Enfin, comme Anacréon désirait pouvoir se changer en miroir, pour être regardé continuellement par celle qu’il aimait, ou en vêtement pour la couvrir, ou en onguent pour l’oindre, ou en eau pour la laver, ou en bandelette pour qu’elle le serrât contre son sein, ou en perle pour être porté à son cou, ou en chaussure pour être du moins foulé de ses pieds ; de même, je voudrais, pour quelque temps, être changé en oiseau pour éprouver ce contentement et cette joie qu’ils ont à vivre.