Poésies de Schiller/Les Cigognes d’Ibicus

Poésies de Schiller
Traduction par Xavier Marmier.
Poésies de SchillerCharpentier (p. 77-82).

LES CIGOGNES D’IBICUS.

Les peuples de la Grèce vont se réunir sur la terre de Corinthe pour le combat des chars et le combat du chant. Ibicus, l’ami des Dieux, vient de se mettre en route. Apollon lui a donné le génie poétique et l’harmonie des vers ; il part de Rhégium avec un bâton de voyage, sentant déjà vibrer dans son cœur la voix qui l’inspire.

Déjà ses regards contemplent l’Acrocorinthe sur la montagne, et il s’avance avec joie à travers les mystérieuses forêts de Poseidon. Nul être humain n’apparaît ; il ne voit que des cigognes qui s’en vont chercher la chaleur des contrées méridionales et l’accompagnent sur son chemin.

« Salut à vous, dit-il, oiseaux chéris, qui avez traversé la mer en même temps que moi. Ma destinée ressemble à la vôtre : nous venons de loin, et nous allons chercher une retraite hospitalière. Soyons fidèles à l’hôte qui préserve de l’injure l’étranger. »

Puis il continue sa marche. Il arrive au milieu de la forêt ; tout à coup des meurtriers s’avancent et l’arrêtent. Il veut combattre ; mais bientôt sa main retombe fatiguée, car elle est plus habituée à tendre les cordes légères de la lyre que celles de l’arc vigoureux.

Il appelle à son secours les hommes et les Dieux : ses cris sont inutiles. Aussi loin que sa voix peut s’étendre, il n’existe pas un être humain. « Hélas ! s’écrie-t-il, il faut donc que je meure ici de la main de deux misérables, sur ce sol étranger où personne ne me pleurera, où personne ne viendra me venger. »

À ces mots il tombe couvert de blessures. Au même moment les cigognes passent ; il entend leurs cris aigus et ne peut plus les voir ; mais il leur dit : « Si nulle autre voix ne s’élève pour venger ma mort, la vôtre du moins accusera mes meurtriers. » Il dit et meurt.

On retrouva un cadavre dans la forêt ; et quoiqu’il fût défiguré, celui qui devait recevoir Ibicus à Corinthe reconnut ses traits chéris. « Est-ce donc ainsi, dit-il, que je devais te retrouver, moi qui espérais te voir porter glorieusement la couronne de laurier ? »

Tous les étrangers réunis à la fête de Poseidon déplorent la perte d’Ibicus ; toute la Grèce en est émue. Chaque cœur le regrette, et le peuple se rassemble au Prytanée et demande avec colère à venger la mort du poëte, à satisfaire ses mânes par le sang de ses meurtriers.

Mais comment reconnaître les traces du crime, au milieu de cette foule attirée par l’éclat de la fête ? Ibicus a-t-il été frappé par des voleurs ? est-il victime d’un lâche ennemi ? Hélios seul peut le dire, Hélios qui connaît le secret des choses.

Peut-être, tandis que la vengeance le cherche, peut-être le meurtrier s’en va-t-il d’un pas hardi à travers l’assemblée des Grecs, jouissant des fruits de son crime ; peut-être insulte-t-il aux Dieux jusque sur le seuil de leur temple ; peut-être se mêle-t-il à la foule qui se dirige maintenant vers le théâtre.

Les bancs sont serrés l’un contre l’autre ; les colonnes de l’édifice chancellent presque sous ce lourd fardeau. Les peuples de la Grèce accourent, et la vague rumeur de cette foule ressemble au mugissement de la mer. Tout le monde se presse dans le vaste circuit de l’édifice et sur les gradins de l’amphithéâtre qui s’élève audacieusement dans les airs.

Qui pourrait compter tous ces peuples ? qui pourrait dire les noms de tous ceux qui ont trouvé ici l’hospitalité ? Il en est venu de la ville de Thèbes, des bords de l’Aulide, de la Phocée, de Sparte, des côtes éloignées de l’Asie et de toutes les îles. Et tous ces spectateurs écoutent la mélodie lugubre du chœur, qui, selon l’antique usage, sort du fond du théâtre avec une contenance grave et sévère, s’avance à pas mesurés et fait le tour de la scène. Aucune femme de ce monde ne ressemble à celles de ce chœur ; jamais la maison d’un mortel ne montra une figure pareille ; leur taille est comme celle des géants.

Un manteau noir tombe sur leurs flancs, et dans leurs mains décharnées elles portent des flambeaux qui jettent une lueur sombre ; au lieu de cheveux, on voit se balancer sur leurs têtes des serpents et des couleuvres enflées par le venin.

Ce chœur épouvantable s’avance et entonne l’hymne fatal qui pénètre dans l’âme et enlace dans ses propres liens la pensée du coupable. Les paroles de ce chant lamentable retentissent et agitent ceux qui les écoutent, et nulle lyre ne les accompagne.

« Heureux, disent-elles, heureux celui qui n’a point senti le crime détruire la naïve innocence de son âme ! Celui-là, nous ne le poursuivrons pas ; il peut poursuivre librement sa route. Mais malheur, malheur à celui qui a volé ou commis un meurtre ! Nous nous attacherons à ses pas, nous filles terribles de la Nuit !

« Qu’il ne croie pas nous échapper ! Nous avons des ailes ; nous lui jetterons un lien au pied, et il tombera par terre. Aucun repentir ne nous fléchit ; nous poursuivrons sans relâche le coupable, nous le poursuivrons jusque dans l’empire des ombres, et là nous ne l’abandonnerons pas encore. »

En chantant ainsi, les Euménides dansent leur ronde funèbre. Un silence de mort pèse sur toute l’assemblée comme si la Divinité était là présente ; et le chœur, poursuivant sa marche, s’en retourne à pas lents et mesurés dans le fond du théâtre.

L’âme de chaque spectateur semble flotter entre la vérité et le mensonge, et chacun rend hommage à cette puissance invisible et inexplicable qui veille dans l’ombre, mêle les fils de la destinée humaine, se révèle parfois au cœur inquiet, s’enfuit avant le jour.

Tout à coup on entend sur un des gradins les plus élevés une voix qui s’écrie : « Regarde, regarde, Timothée : les cigognes d’Ibicus ! » Au même instant on vit comme un nuage passer sur l’azur du ciel et une troupe de cigognes poursuivre son vol.

Ibicus ! ce nom ravive les regrets de tous les spectateurs, et ces paroles volent de bouche en bouche : « Ibicus, que la main d’un meurtrier égorgea et que nous avons pleuré ? Qui parle de lui ? Quel rapport y a-t-il entre lui et ces cigognes ? »

Et les questions redoublent ; un triste pressentiment passe rapide dans tous les esprits. « Faites attention, s’écrie la foule, à la puissance des Euménides. Le poëte religieux sera vengé ; l’assassin vient de se trahir lui-même. Saisissez celui qui a parlé d’Ibicus, et qu’il soit jugé. »

Celui qui avait prononcé ces paroles imprudentes aurait voulu les retenir ; mais il était trop tard ; ses lèvres pâles, son visage effrayé révèlent son crime. On l’arrache de son siège, on le traîne devant le juge. La scène est transformée en tribunal, et l’éclair de la vengeance frappe le meurtrier.