Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/49

Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 308-314).

chapitre 49


Deux jours après le retour de M. Bennet, comme Hélen et Élisabeth se promenaient ensemble dans le jardin, elles virent la femme de charge qui s’avançait vers elles, et, présumant qu’elle les venait appeler de la part de leur mère, elles furent à sa rencontre ; mais elles conjecturaient mal, car mistress Hill les ayant jointes, dit à Mlle Bennet : « Je vous demande pardon, mademoiselle, si je vous interromps, mais espérant que vous aviez reçu quelques nouvelles de Londres, j’ai pris la liberté de venir vous en demander.

— Que voulez-vous dire, Hill ? Nous n’avons point reçu de lettres de Londres !

— Comment, mademoiselle, s’écria mistress Hill avec la plus vive surprise, vous ne savez pas que voici plus d’une demi-heure qu’un exprès a apporté à mon maître une lettre de M. Gardener ? »

Et les deux sœurs de courir aussitôt, trop impatientes pour se donner le temps de lui répondre ; elles traversèrent à la hâte le vestibule et le salon, mais arrivées au cabinet de leur père, elles ne l’y trouvèrent point. Pensant alors qu’il était chez sa femme, elles s’y rendaient lorsqu’elles rencontrèrent le sommelier, qui leur dit :

« Si vous cherchez mon maître, mesdemoiselles, il se promène du côté de l’avenue. »

Sur cette information, elles reprirent le chemin du jardin, et traversèrent la pelouse sur les traces de leur père, qui fort tranquillement continuait sa promenade vers un petit bois situé de l’autre côté de l’avenue.

Hélen n’étant pas aussi légère qu’Élisabeth, demeura bientôt derrière, tandis que sa sœur, tremblante et hors d’haleine, le joignit, et avec vivacité s’écria :

« Oh, papa ! quelle nouvelle ! mon oncle vous a-t-il écrit ?

— Oui, je viens de recevoir une lettre de lui par un exprès.

— Eh bien ! quelles nouvelles vous apprend-il, sont elles bonnes ou mauvaises ?

— En pouvait-on attendre de bonnes ? Mais, vous désirez peut-être voir cette lettre ? » dit-il en la tirant de sa poche.

Élisabeth la saisit avec impatience. Hélen les joignit en ce moment.

« Faites-en lecture à haute voix, dit leur père, car je sais à peine moi-même ce qu’elle contient.

« Rue de Grace-Church, lundi 2 août.

« Je me félicite, mon cher frère, de pouvoir enfin vous donner quelques nouvelles de ma nièce ; j’espère même que vous les trouverez assez satisfaisantes.

« …Samedi dernier, peu de temps après votre départ, je fus assez heureux pour découvrir dans quel quartier de Londres ils étaient tous deux cachés ; je réserve tous détails à ce sujet pour notre première entrevue : il vous suffit en ce moment de savoir qu’ils sont découverts, et que je les ai vus l’un et l’autre. »


— Cela se termine donc comme je l’avais toujours espéré, s’écria Hélen ; ils sont mariés.

— Continuez, Élisabeth. « Je les ai vus l’un et l’autre, ils ne sont point mariés, et je ne crois même pas qu’ils en aient l’intention, mais, si vous voulez remplir les engagements que je me suis hasardé à prendre en votre nom, j’espère qu’ils le seront dans peu de jours. Tout ce qu’on exige de vous est d’assurer, par contrat à votre fille, son égale portion de cinq mille livres sterling, réversibles à vos enfants après votre mort et celle de ma sœur ; de plus, de vous engager à lui faire, votre vie durant, une pension annuelle de cent guinées. Telles sont les conditions que je n’ai point hésité à accepter, du moins autant que je le pouvais faire, sans votre consentement. J’enverrai la présente par un exprès, désirant recevoir votre réponse le plus tôt possible. Vous verrez facilement, d’après ces détails, que les affaires de Wickham sont loin d’être aussi dérangées que nous l’avions d’abord imaginé, et je vois avec plaisir que lors même que toutes ses dettes seront payées, il restera encore quelque argent qu’on pourra placer au nom de ma nièce. Si, comme je le présume, vous m’envoyez plein pouvoir d’agir pour vous dans cette affaire, je donnerai sur-le-champ mes instructions à Haggerston pour le contrat, etc. Votre présence ici ne m’est point nécessaire, ainsi restez tranquillement à Longbourn, et comptez sur mes soins et mon exactitude. Ne tardez pas à m’envoyer votre réponse, et surtout qu’elle soit nette et précise. Nous avons pensé qu’il serait plus convenable que ma nièce vînt demeurer avec nous jusqu’à son mariage ; j’espère qu’en cela vous nous approuverez. Nous l’attendons aujourd’hui ; dès qu’il y aura quelque autre chose de décidé, je vous en ferai part.

« Votre, etc.
« Edw. Gardener. »


— Est-il possible que Wickham consente à l’épouser ? s’écria Élisabeth en rendant la lettre à son père.

— Il n’est donc pas aussi dépravé que nous le pensions, dit Hélen. Cher papa, je vous félicite.

— Et avez-vous répondu à mon oncle ? demanda Élisabeth.

— Non, mais je ne puis tarder à le faire. »

Avec quelle ardeur ne le pria-t-elle pas alors de ne point différer davantage !

« Oh, mon père ! rentrez, je vous en conjure ; pensez combien chaque instant est précieux dans une semblable circonstance.

— Si vous n’êtes pas en ce moment disposé à écrire, dit Hélen, laissez-moi le faire pour vous.

— Je n’y suis guère disposé, mais enfin il faut que cela se fasse. »

Et alors retournant sur ses pas, il reprit avec ses filles le chemin de la maison.

« Oserai-je vous demander si…, dit Élisabeth, mais je présume que les conditions doivent être acceptées ?

— Acceptées ! sans doute, je suis même confus qu’on m’en fasse d’aussi faciles !

— Leur mariage est donc indispensable ? Cependant Wickham est un si mauvais sujet !

— Oui, oui leur mariage est indispensable ; le moyen de l’éviter ? Mais il y a deux choses que je désire fort savoir : la première, combien d’argent votre oncle a dépensé pour terminer cette affaire, et secondement comment je m’acquitterai envers lui.

— De l’argent ! mon oncle ! s’écria Hélen, que voulez-vous dire, papa ?

— Je veux dire qu’aucun homme, à moins qu’il n’ait perdu l’esprit, n’épouserait Lydia pour un si modique avantage que cent guinées de rente durant ma vie et cinquante après ma mort.

— Cela est vrai, dit Élisabeth, je n’y avais pas encore songé. Les dettes de Wickham seront payées, il lui restera encore quelque argent. Oh oui ! voilà sans doute l’ouvrage de mon oncle, mais je crains qu’il ne se soit mis dans l’embarras, car une petite somme n’aurait pu suffire à tout cela.

— Non, dit son père, Wickham est un imbécile s’il la prend avec un liard de moins que dix mille livres sterling ; je serais vraiment fâché d’avoir une si pauvre idée de lui, maintenant qu’il va devenir mon gendre.

— Dix mille livres sterling ! le ciel nous en préserve ! Comment payer même la moitié de cette somme ? »

M. Bennet ne répondit point, et tous trois, fort occupés de leurs réflexions, gagnèrent en silence le vestibule ; là ils se séparèrent, le père se rendit à son cabinet, les deux sœurs au salon.

— Quoi ! ils se marient ! cela est-il croyable ? s’écria Élisabeth, dès qu’elles furent seules, et nous devons en rendre grâces au ciel… Se peut-il qu’un mariage si imprudent et qui ne peut promettre aucun bonheur à ceux qui le contractent doive cependant être pour nous un sujet de joie. Oh ! Lydia.

— Je me console en pensant, répondit Hélen, qu’il ne l’épouserait pas si vraiment il n’avait aucune estime pour elle, et bien qu’il me soit facile de croire que notre bon oncle lui ait fait quelques avances pour l’aider à payer ses dettes, je ne pense pas cependant que la moitié, le quart même de dix mille livres sterling ait été nécessaire pour cela ; mon oncle a plusieurs enfants, il peut en avoir d’autres, comment aurait-il pu sacrifier une somme si considérable ? »

Mais en ce moment l’idée leur vint, que Mme Bennet pouvait bien ignorer encore ce qui venait d’arriver ; elles allèrent donc au cabinet de leur père lui demander s’il ne désirait pas que cette nouvelle fût communiquée à sa femme. Il écrivait, et sans même lever la tête, il leur répondit très froidement.

« Comme il vous plaira.

— Pouvons-nous prendre la lettre de mon oncle, pour la montrer à maman ?

— Prenez tout ce que vous voudrez, et laissez-moi en repos. »

Élisabeth ayant pris la lettre, se rendit avec sa sœur à l’appartement de Mme Bennet, où se trouvaient en ce moment Mary et Kitty. Après les avoir quelque peu préparées à une bonne nouvelle, la lettre fut lue à haute voix. Mme Bennet pouvait à peine se contenir ; dès qu’Hélen en vint à l’endroit où M. Gardener parlait du mariage de Lydia comme chose probable, sa joie se manifesta par les expressions les plus vives, et chaque phrase qui suivit ne fit qu’y ajouter encore ; toutes ses craintes, ses souffrances furent oubliées ; l’idée d’avoir dans peu une fille mariée l’absorbait tout entière, et aucun souvenir humiliant ne vint troubler cette joie.

« Ma chère, ma bien-aimée Lydia, s’écriait-elle, cela est vraiment délicieux ! Quoi ! elle sera mariée !… Je la reverrai ! quel bonheur ! Le bon, l’aimable frère, comme je l’aime ! je savais bien qu’il terminerait cette affaire à ma satisfaction ; oh combien il me tarde de la revoir ! et ce cher Wickham !… Mais le trousseau, les bijoux, les habits de noces, il faut que j’écrive sur-le-champ à ma belle-sœur ; Lizzy, ma bonne, descendez demander à votre père combien il compte donner pour le trousseau de ma fille ; mais non, je lui parlerai moi-même. Kitty, sonne, je t’en prie, que Hills vienne m’habiller ; oh ! cette chère enfant, quel plaisir nous aurons à nous revoir ! »

La fille aînée s’efforça de calmer ces transports, en lui rappelant la conduite si généreuse de M. Gardener et les obligations que toute la famille lui avait. « Car nous ne pouvons, ajouta-t-elle, attribuer cet heureux dénouement qu’à ses soins vigilants ; nous sommes persuadées qu’il a lui-même fourni à M. Wickham l’argent nécessaire pour acquitter ses dettes.

— Eh bien, cela est fort juste ; qui donc devait plus que lui chercher à conclure le mariage de sa propre nièce ? S’il n’avait point eu d’enfants, nous serions vous et moi ses héritiers, et c’est la première fois que nous ayons reçu quelque chose de lui, excepté de petits cadeaux… Oh ! je suis si heureuse, dans peu, j’aurai une fille mariée ! Mme Wickham ! quel joli nom ! et elle a à peine seize ans et demi ; ma chère Hélen, je suis si agitée que je ne puis écrire à votre tante, écrivez pour moi. Quant à l’argent, nous arrangerons cela plus tard avec mon mari, mais il faut que les habits de noces soient ordonnés sur-le-champ. »

Elle entrait alors dans les détails les plus minutieux de tout ce qui concerne la toilette d’une femme ; les broderies les dentelles surtout ne furent point oubliées, et elle eut bientôt dicté des ordres très considérables, si Hélen n’avait, mais non sans peine, réussi à lui persuader qu’il valait mieux attendre et consulter sur tout cela M. Bennet : « Un jour de retard, observa-t-elle, ne saurait être d’aucune conséquence. » Et sa mère joyeuse et satisfaite ne fut pas aussi entêtée que de coutume, d’ailleurs d’autres projets vinrent l’occuper.

« Dès que je serai habillée je veux aller à Meryton, dit-elle, conter cette heureuse nouvelle à ma sœur Philips. En revenant, je pourrai bien passer chez les Lucas et chez Mme Long ; Kitty, allez demander la voiture, j’ai besoin de prendre l’air. Mes enfants, puis-je faire quelque chose pour vous à Meryton ? Oh, voilà Hills ; eh bien, Hills, savez-vous la bonne nouvelle ? miss Lydia va se marier, nous la verrons bientôt. »

Mistress Hills en témoigna sa joie, Élisabeth à son tour reçut ses félicitations ; et fatiguée de ces scènes ridicules elle se réfugia dans sa chambre, où du moins elle pouvait sans contrainte se livrer à ses réflexions. La position de Lydia était toujours bien malheureuse, mais qu’elle ne fût pas pire, c’est de quoi il fallait rendre grâces au ciel, car bien qu’Élisabeth ne pût espérer pour sa sœur ni un bonheur intérieur, et solide, ni les jouissances brillantes qu’offre la fortune, toutefois en se rappelant ce qu’ils avaient craint quelques heures auparavant, elle sentit tous les avantages de leur présente situation.