Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/42

Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 246-250).

chapitre 42


Si les opinions d’Élisabeth n’avaient été formées que d’après ses remarques sur sa propre famille, elle n’aurait pu se faire une idée bien séduisante de la félicité conjugale, ni des douceurs de la vie domestique. Son père, captivé par la jeunesse et la beauté, et cet air de gaieté que donnent en général ces deux avantages, avait épousé une femme dont l’esprit borné, et le manque absolu de tact et de jugement, lui firent bientôt regretter son choix : l’estime et la confiance s’évanouirent pour jamais, et il se vit trompé dans ses plus chères espérances. Mais M. Bennet n’était point homme à chercher un soulagement à des peines causées par sa propre imprudence dans le tumulte des plaisirs. Il aimait la campagne et la lecture, et ce fut à ce goût heureux qu’il dut sa consolation. L’ignorance et la folie de sa femme l’amusaient quelquefois, et il ne se gênait pas à cet égard, même en présence de ses enfants.

Élisabeth ne s’aveuglait pas sur la conduite de son père comme époux ; elle en sentait toute l’inconvenance, mais respectant ses talents, et reconnaissante de la tendresse particulière qu’il lui témoignait, elle s’efforçait d’oublier ce qu’elle ne pouvait manquer d’apercevoir, et d’éloigner d’elle la triste pensée que cette négligence, et le manque absolu d’égards pour sa femme, étaient d’autant plus répréhensibles, que par là il l’exposait au mépris même de ses propres enfants, mais jamais elle n’avait senti si vivement qu’à cette heure tous les dangers auxquels se devaient trouver exposés les enfants nés d’un mariage si mal assorti et combien il était malheureux que les talents aussi réels que ceux de M. Bennet fussent si mal employés ; car enfin, s’il ne pouvait rendre sa femme moins ignorante, il aurait pu du moins veiller à l’éducation de ses filles, et leur préparer par ses soins un sort plus heureux.

Quand Élisabeth se fut réjouie du départ de Wickham, l’éloignement du régiment lui offrit peu d’autres sujets de satisfaction. Les assemblées de Meryton étaient moins gaies qu’auparavant, et chez elle elle avait une mère et une sœur dont les lamentations continuelles sur la tristesse de tout ce qui les entourait rendaient leur cercle de famille fort peu agréable ; bien que Kitty pût avec le temps être plus raisonnable, puisque ceux qui lui troublaient l’esprit s’étaient éloignés, son autre sœur, dont le caractère offrait bien plus de sujets de crainte, ne pouvait que devenir et plus coquette et plus imprudente, dans un tel lieu que Brighton.

Mais enfin, l’idée de son voyage aux lacs vint fort à propos occuper son imagination : c’était tout ce qui la pouvait consoler des moments fâcheux que lui causait la mauvaise humeur de sa mère, et si Hélen avait dû être de cette partie, jamais il n’en eût existé une plus agréable.

« Il est heureux cependant, pensait-elle que j’aie encore quelque chose à désirer, car si le voyage ne me laissait rien à souhaiter, je pourrais craindre qu’il ne se fît point ; mais le regret de ne pouvoir faire partager mes jouissances à ma sœur étant un chagrin réel, je puis raisonnablement espérer que mon attente sur d’autres points ne sera point trompée : un projet qui ne nous offre que plaisir, rarement réussit, et une faible contrariété vous empêche quelquefois d’être en tout désappointée. »

Lorsque Lydia quitta Longbourn, elle avait promis d’écrire souvent, et très longuement à sa mère et à Kitty, mais ses lettres se firent longtemps attendre ; celles à sa mère ne contenaient autre chose, sinon qu’elles revenaient d’une promenade où tels et tels les avaient accompagnées, et où elle avait vu une toilette à lui faire tourner la tête ; qu’elle venait de faire emplette d’une robe nouvelle, d’un parasol délicieux, dont elle eût volontiers fait la description, si elle n’avait été si pressée ; mais Mme Forster l’attendait pour aller au camp. Celles à sa sœur étaient encore moins instructives, car, quoique plus longues, elles contenaient trop de lignes soulignées, pour qu’elles pussent être communiquées au reste de la famille.

Après les premiers quinze jours de son absence, la santé, la tranquillité, l’enjouement, reparurent à Longbourn ; tout y prit un aspect plus riant : les familles qui étaient allées passer l’hiver à Londres, revinrent dans leur terre, et les modes d’été et les fêtes champêtres offrirent quelques distractions. Mme Bennet avait repris sa dolente sérénité ; vers le milieu de juin, Kitty même était assez bien remise pour entrer dans Meryton sans fondre en larmes, circonstance qui parut d’un si bon augure à Élisabeth, qu’elle lui fit espérer que vers Noël, elle serait assez raisonnable pour ne parler d’officiers guère plus d’une fois par jour, à moins que par quelque fatal décret du ministre de la Guerre un autre régiment ne fût cantonné à Meryton.

L’époque fixée pour leur excursion au nord approchait rapidement ; les premiers jours de juillet les devaient voir en route, et l’on était déjà au quinze de juin, lorsqu’une lettre de Mme Gardener vint apporter à Élisabeth la fâcheuse nouvelle que leur voyage était non seulement différé, mais encore abrégé. M. Gardener se trouvait dans l’impossibilité de partir avant la dernière quinzaine de juillet, et encore ne pouvait-il être absent qu’un mois ; et comme cet espace de temps était très court pour leur permettre d’aller aussi loin qu’ils l’avaient d’abord projeté, il fallait renoncer aux lacs, se contenter d’un tour moins étendu, et Derbyshire devait maintenant être leur limite au nord. Dans le comté, il y avait, il est vrai, assez pour les bien occuper pendant trois semaines. Ce lieu offrait à Mme Gardener un attrait particulier : la ville où elle avait passé plusieurs de ses plus belles années, et où maintenant ils devaient demeurer quelques jours, était sans doute pour elle un objet aussi intéressant que toutes les célèbres beautés de Matlock, Chatsworth, Dovedale ou le Peak.

Élisabeth fut extrêmement désappointée ; elle désirait fort voir les lacs, et croyait encore qu’on avait tout le temps d’y aller ; mais enfin il fallut se consoler de cette contrariété.

Plus d’un souvenir vint s’attacher à l’idée d’un voyage dans Derbyshire ; comment lire le mot même, sans penser à Pemberley et à son propriétaire ?

« Mais sûrement, se disait-elle, je puis entrer dans cette province avec impunité, et y dérober quelques brins de bruyère sans être aperçue. »

Quatre mortelles semaines au lieu de deux devaient maintenant s’écouler avant l’arrivée de sa tante. Elles finirent enfin, et M. et Mme Gardener et leur quatre enfants parurent à Longbourn : les enfants, deux filles de six et huit ans, et deux garçons encore plus jeunes, devaient être laissés aux soins d’Hélen, qui en était fort chérie, et dont le jugement sain et la douceur angélique étaient propres à les instruire et à les divertir.

Les Gardener ne restèrent qu’une nuit à Longbourn, et le lendemain allèrent avec Élisabeth chercher et le plaisir et la nouveauté ; et si leur voyage ne répondait point en tout à leurs désirs, le bonheur d’être ensemble, la conformité d’humeur et d’opinion pouvaient amplement les dédommager.

Le but de cet ouvrage n’est point de donner une description de Derbyshire, ni d’aucun des lieux remarquables, où nos voyageurs s’arrêtèrent. Oxford, Bleenheim, Warwich, Kenelworth, Birmingham, etc., sont assez connus. Une très petite partie de Derbyshire est tout ce qui nous intéresse maintenant.

Ils dirigèrent leur course vers la ville de Lambton, où Mme Gardener avait autrefois résidé, et où demeuraient encore (comme elle le venait tout récemment d’apprendre) quelques-uns de ses anciens amis. À cinq milles de Lambton, était situé Pemberley : c’est ce qu’Élisabeth apprit de sa tante ; y aller n’était pas absolument leur route, mais aussi cela les détournait peu, et le soir, en traçant le plan de leur excursion du lendemain, Mme Gardener témoigna le désir de revoir ce château ; son mari y consentit avec plaisir, et l’approbation d’Élisabeth fut aussi demandée.

« Ne seriez-vous pas aise, ma chère, de voir un lieu dont on vous a si souvent parlé ? dit sa tante, un lieu qui intéresse tant de gens de votre connaissance ; Wickham vous le savez, y a passé toute son enfance. »

Élisabeth était embarrassée, elle savait qu’elle ne devait point aller à Pemberley, mais le moyen de l’éviter ! elle feignit, cependant, de n’en avoir nul désir, se disant lassée de palais et de châteaux, et assurant qu’elle ne trouvait aucun plaisir à voir de beaux tapis et des meubles dorés.

Mme Gardener rit de sa simplicité.

« Si ce n’était qu’une belle maison, richement meublée, dit-elle, je n’aurais moi-même nulle envie de la voir, mais le parc est d’une grande beauté, les bois surtout méritent d’être vus. »

Élisabeth ne répondit point, elle n’osait refuser et craignait encore plus d’accepter. La possibilité d’y rencontrer M. Darcy se présenta soudain à son esprit, cette idée seule la fit rougir, et elle pensa que plutôt que de s’exposer à une pareille chose, il vaudrait mieux parler franchement à sa tante ; mais elle y répugnait fort, et résolut enfin que ce serait sa dernière ressource, si les informations qu’elle se proposait de prendre sur l’absence de la famille Darcy, ne répondaient point à son désir.

En conséquence, lorsqu’elle se retira pour la nuit, elle demanda à la fille de chambre si Pemberley était un beau château, à qui il appartenait et, non sans quelque inquiétude, si les propriétaires y étaient venus cette année. Une réponse négative bien désirée et reçue avec plaisir fut la réponse à cette dernière question ; ses craintes étant détruites, elle put éprouver elle-même un vif désir de voir ce château, et lorsque ce sujet fut abordé le lendemain et qu’on lui vint encore demander ce qu’elle en pensait, elle put sans hésiter et d’un air assez indifférent, répondre que ce projet ne lui était point désagréable.

Il fut donc décidé qu’ils iraient à Pemberley.