Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/36

Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 214-219).

chapitre 36


Si Élisabeth, en recevant cette lettre, ne s’attendit point à y trouver une répétition des offres de la veille, il est à croire qu’elle ne forma nulle conjecture sur son contenu ; mais, quelles que fussent ses pensées à ce sujet, on peut facilement concevoir, et son empressement à la parcourir et les diverses émotions que lui causa cette lecture. D’abord elle vit avec étonnement que Darcy daignât même chercher à se justifier, étant fermement persuadée qu’il ne pouvait jamais expliquer sa conduite d’une manière qui lui fît honneur. Avec une forte prévention contre tout ce qu’il lui pourrait dire, elle commença le récit de ce qui s’était passé à Netherfield ; elle lisait avec une vivacité qui lui donnait à peine le temps de rien comprendre, et le désir de voir la phrase suivante, la rendait incapable d’observer le sens de celle qui était sous ses yeux. L’assurance qu’il donnait d’avoir toujours cru à l’indifférence d’Hélen, fut sur-le-champ rejetée par elle, comme absolument fausse ; et le détail des vrais et seuls motifs qui l’avaient engagé à s’opposer à cette alliance, la mortifia trop pour qu’elle pût même éprouver le moindre désir de lui rendre justice : il ne parlait point avec regret de sa conduite dans cette affaire ; c’est ce qu’elle vit avec satisfaction ; son style n’était point suppliant, mais fier… ; cette lettre enfin donnait une preuve nouvelle de son orgueil et de son insolence.

Mais lorsque à ce sujet vint succéder la relation concernant M. Wickham ; lorsqu’elle lut avec un peu plus de tranquillité un récit d’événements qui, s’ils étaient vrais, devaient détruire toute opinion favorable sur lui, et qui avaient une si malheureuse conformité avec l’histoire qu’il lui avait lui-même contée, ses sentiments furent vraiment bien pénibles : l’étonnement, la crainte, l’horreur même l’oppressaient ; elle s’efforçait de n’en rien croire, répétant avec indignation : « Cela est faux ! cela ne peut être ! oh, voilà la plus noire des calomnies ! » Et, quand elle eut fini la lettre, sans même avoir donné la moindre attention aux deux dernières pages, elle la ferma précipitamment, assurant que le contenu ne lui ferait nulle impression, et que jamais elle ne la relirait.

Dans cet état cruel de doute et d’inquiétude, l’esprit agité par mille pensées déchirantes, elle continua sa promenade ; mais le moyen d’en demeurer là ? À peine avait-elle fait quelques pas que la lettre était rouverte ; et cherchant autant qu’elle pût à reprendre sa tranquillité, elle commença la mortifiante lecture de tout ce qui concernait Wickham. Le récit de ses liaisons avec la famille de Pemberley était exactement ce qu’il lui avait lui-même appris, et les bontés de feu M. Darcy, bien qu’avant elle n’en connût point l’étendue, s’accordaient également avec ses propres dires. Jusqu’à ce moment chaque récit confirmait l’autre, mais quand elle en vint au testament, la différence était grande. Ce que Wickham lui avait dit touchant le bénéfice, était encore présent à sa mémoire et, se rappelant les mêmes paroles prononcées par lui, elle ne put s’empêcher de sentir que les rapports d’un côté ou de l’autre étaient absolument faux : pendant quelques instants, elle se flattait que son espoir ne serait point déçu, mais lorsqu’elle lut et relut, avec une extrême attention, les détails de l’entière résignation de tous droits à ce bénéfice faite volontairement par Wickham, qui en dédommagement avait reçu une somme aussi considérable que trois mille livres sterling, elle ne sut encore que penser. Elle interrompit sa lecture, et pesa chaque circonstance avec autant d’impartialité qu’il lui fût possible, mais sans succès. Des deux côtés il n’y avait que des paroles ; cependant, chaque ligne lui démontrait plus clairement, que cette affaire qu’elle croyait ne pouvoir être représentée de manière à rendre la conduite de M. Darcy moins infâme, était néanmoins susceptible d’une interprétation, qui le disculpait entièrement.

La prodigalité et le manque de principes, dont il ne se faisait nul scrupule d’accuser Wickham la blessèrent extrêmement, d’autant plus qu’elle ne pouvait donner nulle preuve du contraire. Jamais elle n’avait entendu parler de lui avant son entrée au régiment de milice de… dans lequel il s’était engagé, à la demande d’un jeune homme, qui le rencontrant par hasard à Londres, avait renoué connaissance avec lui. Sur sa manière de vivre avant cette époque, rien n’était su dans Herfordshire, que ce que lui-même en avait dit ; et quant à sa conduite, lors même qu’elle eût eu occasion de s’en informer, elle n’en aurait point eu le désir : sa physionomie, son air, ses manières l’avaient persuadée dès le premier coup d’œil, qu’il possédait toutes les vertus. Elle essaya de se rappeler quelques preuves de bonté, quelques traits distingués d’intégrité ou de bienfaisance, qui le pussent mettre à couvert des accusations de M. Darcy, ou qui prouvassent du moins que par des vertus solides il rachetait ses erreurs passagères, si excusables dans la jeunesse ; c’est ainsi qu’elle voulait nommer ce que M. Darcy disait être l’habitude du vice et de l’oisiveté, mais un souvenir si désiré ne la vint point consoler. Son imagination la reportait dans Herfordshire, elle l’y voyait encore avec tous les charmes que peuvent donner un extérieur agréable, et les manières les plus séduisantes ; mais vainement s’efforça-t-elle de se rappeler d’autre bien de lui, sinon la considération dont il jouissait dans le voisinage, et l’amitié que ses qualités sociales lui avaient gagnée au régiment. Après avoir réfléchi fort longtemps sur ce sujet, elle reprit encore une fois sa lecture, mais hélas ! l’histoire qui suivait, de ses desseins sur Mlle Darcy, recevait quelque confirmation, par ce qui s’était passé seulement le jour précédent, entre elle-même et le colonel Fitz-William ; et finalement pour preuve de tous ces détails, on la renvoyait au colonel lui-même. Elle fut d’abord presque tentée de le consulter, mais cette pensée dura peu. L’idée de l’inconvenance d’une telle démarche, la vint bientôt détruire, et d’ailleurs, pensait-elle, n’est-il pas évident que M. Darcy ne se serait point hasardé à faire une pareille proposition, s’il n’avait été sûr d’être appuyé par son cousin.

Elle se rappelait parfaitement la conversation entre elle et M. Wickham, lors de leur première entrevue chez Mme Philips, plusieurs des expressions de Wickham lui étaient encore présentes ; elle fut maintenant frappée de l’inconvenance d’un tel récit à une personne qui lui était étrangère, et s’étonna de ne s’en être pas aperçue plus tôt. Elle sentit le peu d’accord de ses discours avec sa conduite ; elle se ressouvenait qu’il s’était vanté de ne point craindre M. Darcy, que M. Darcy pouvait quitter Herford, mais que lui il y demeurerait. Cependant la semaine suivante, il évita d’aller au bal de Netherfield ; elle se rappelait aussi que tant que les habitants de ce château furent dans le pays, il n’avait raconté ses histoires qu’à elle seule, mais qu’aussitôt après leur départ, il en avait parlé à tout le monde, sans la moindre réserve, sans crainte de blesser la réputation de M. Darcy, bien qu’il lui eût dit à elle-même, que son respect pour la mémoire du père l’empêcherait toujours de faire connaître la conduite du fils.

Combien lui parut différent alors tout ce qui le regardait : les attentions par lui prodiguées à Mlle King, n’étaient sans doute dictées que par les vues les plus viles et les plus méprisables. La modicité de la dot de cette demoiselle n’était plus une preuve de la modération de Wickham, mais de son empressement à saisir n’importe quoi ; les soins qu’il lui avait rendus à elle-même, ne pouvaient plus avoir un but raisonnable ; il avait été ou trompé sur sa fortune, ou s’était plu par vanité à encourager la préférence qu’elle pensait lui avoir si indiscrètement montrée. Tout penchant pour lui, toute idée favorable s’affaiblissait de plus en plus, et pour l’entière justification de M. Darcy, elle se vit forcée de s’avouer, que lorsque M. Bingley avait été interrogé par Hélen à ce sujet, il avait assuré que la conduite de son ami, loin d’être blâmable, ne pouvait que lui faire honneur. Ses manières, il est vrai, étaient fières et désagréables, mais jamais elle n’avait rien aperçu en lui qui annonçât un homme injuste et sans principes, ou qui le dît impie ou libertin. Les gens qu’il fréquentait le plus lui accordaient et respect et estime : Wickham même avait avoué qu’il était bon frère, et souvent elle l’avait entendu parler de sa sœur d’une manière qui prouvait qu’il était susceptible d’un attachement sincère. Si sa conduite eût été telle que Wickham la représentait, elle n’aurait pu être ignorée, et toute intimité entre une personne capable d’une telle infamie et un homme aussi bon que Bingley était impossible.

Ces réflexions la firent plus d’une fois rougir ; elle ne pouvait penser ni à Darcy ni à Wickham sans sentir qu’elle avait été aveuglée par la prévention la plus ridicule et la plus absurde.

« Se peut-il, s’écriait-elle, que j’aie agi d’une manière si méprisable, moi qui me pique de posséder un discernement si subtil ; moi qui me glorifies tant de mon esprit, qui si souvent dédaignant la généreuse candeur de ma sœur, me plais à une défiance inutile et coupable ; combien cette découverte est humiliante, mais cette humiliation est bien méritée !… Si j’avais aimé, je n’aurais pas été plus aveugle, mais la vanité, non l’amour, a causé ma folie ; flattée par les préférences de l’un, offensée de la négligence de l’autre, je me suis livrée aux préventions les plus injustes ; j’ai honte de moi-même ; jusqu’à ce moment mon propre caractère ne m’était point connu. »

Ses pensées se portant d’elle-même à Hélen, d’Hélen à Bingley, la ramenèrent bientôt au souvenir que l’explication de M. Darcy, sur ce qui les concernait, lui avait paru bien peu satisfaisante, et elle la lut encore une fois ; bien différente fut l’impression que produisit cette seconde lecture. Comment douter maintenant de ses assertions, puisque déjà elle s’était vue forcée d’y ajouter foi ? Il assurait n’avoir jamais soupçonné les sentiments d’Hélen, et elle ne put oublier ce que Charlotte avait toujours pensé à ce sujet ; il lui était également impossible de nier la justesse des remarques faites par lui sur Hélen. Elle savait trop bien que sa sœur, bien que susceptible des affections les plus vives, renfermait tout en elle-même, et que d’ailleurs il y avait dans toute sa personne un certain air de complaisance, qui rarement s’unit à une grande sensibilité.

Quand elle en vint à l’endroit de la lettre où l’on parlait de sa famille d’une manière si peu favorable, sa mortification fut grande ; elle était trop pénétrée cependant de la justice de ces accusations pour chercher à les réfuter, et les circonstances auxquelles il faisait plus particulièrement allusion, comme s’étant passées au bal de Netherfield, ne pouvaient avoir fait plus d’impression sur lui que sur Élisabeth.

Le compliment adressé à elle-même et à sa sœur fut apprécié, mais s’il adoucit sa douleur, il ne la put consoler du mépris que le reste de sa famille s’était ainsi attiré. Et lorsqu’elle songeait que tous les chagrins de sa sœur chérie avaient été l’ouvrage de ses plus proches parents, son angoisse était extrême.

Après s’être promenée pendant plus de deux heures tout occupée de ses pensées, considérant encore et encore chaque événement, déterminant leur plus ou moins de probabilité, et s’accoutumant, autant que possible, à un changement si soudain et si important ; la fatigue et le souvenir de sa longue absence, l’engagèrent enfin à retourner au presbytère. Elle y entra avec le désir de paraître aussi gaie que de coutume, et la résolution d’éloigner toutes réflexions qui pourraient nuire à son enjouement.

Aussitôt qu’on l’aperçut, on lui dit que les deux hôtes de Rosings étaient venus pendant son absence ; M. Darcy n’était resté que peu d’instants, mais le colonel Fitz-William avait attendu plus d’une heure, espérant qu’elle reviendrait, et se serait même décidé à l’aller chercher, si on lui avait pu dire quel chemin elle avait pris. Élisabeth ne put que feindre quelque regret de ne l’avoir point rencontré ; elle n’en éprouvait aucun ; au contraire, elle s’en réjouissait. Le colonel n’occupait plus sa pensée, elle ne pouvait rêver qu’à sa lettre.