Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/28

Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 164-168).

chapitre 28


Chaque objet dans le voyage du lendemain était nouveau et intéressant pour Élisabeth ; elle en jouissait d’autant mieux que l’air de sérénité de sa sœur avait calmé ses inquiétudes sur sa santé ; d’ailleurs, l’idée de visiter le Nord de l’Angleterre était pour elle une source inépuisable de rêves et de projets.

Lorsque, quittant la grande route, ils prirent le chemin de traverse qui conduisait à Hunsford, tous les yeux cherchaient avidement le presbytère ; à chaque détour on croyait l’apercevoir : les murs du parc de Rosings étaient à leur droite. Élisabeth sourit au souvenir de tout ce qu’elle avait entendu dire sur ses habitants.

Enfin on découvrit le presbytère : le jardin, formant une douce pente jusqu’à la route, la maison située au milieu, les vertes palissades, la haie de lauriers, tout leur annonçait qu’ils arrivaient. M. Colins et Charlotte parurent à la porte ; le postillon s’arrêta près d’une petite grille, au bout d’une jolie allée qui conduisait à la maison. Descendre de voiture, s’embrasser, ce fut l’ouvrage d’un moment. Mme Colins reçut son amie avec le plus vif plaisir, et Élisabeth, se voyant si bien accueillie, se réjouissait de plus en plus d’être venue. Le premier coup d’œil lui persuada que le mariage n’avait rien changé aux manières de son cousin : sa démarche, ses compliments étaient aussi roides, aussi compassés qu’autrefois. Il la retint plus d’un moment à la grille pour s’informer minutieusement des nouvelles de sa famille, et ne la conduisit dans la maison qu’après lui avoir fait remarquer combien l’entrée en était jolie. Arrivé dans le parloir, il la remercia de nouveau d’être ainsi venue le visiter dans son humble chaumière ; et chaque offre de rafraîchissement que faisait sa femme fut par lui exactement répétée.

Élisabeth s’était attendue à le voir dans toute sa gloire, et elle ne put s’empêcher de penser qu’en montrant la jolie proportion de l’appartement, sa hauteur, son ameublement, il s’adressait particulièrement à elle, comme s’il eût voulu lui faire sentir ce qu’elle avait perdu en le refusant. Mais, bien que tout parût joli et commode, elle ne put le satisfaire par le moindre regret ; elle regardait, au contraire, Charlotte avec surprise, ne concevant pas qu’on pût, avec un tel mari, avoir encore un air content… Lorsque M. Colins disait quelque chose dont sa femme aurait pu rougir (et cela n’était pas fort rare), les yeux d’Élisabeth se tournaient involontairement vers Charlotte : une ou deux fois elle vit ses joues se colorer quelque peu, mais le plus souvent, Charlotte, en femme sage, n’entendait rien.

Après être demeuré dans cette pièce assez longtemps pour en admirer tous les meubles, depuis le buffet jusqu’au garde-feu, M. Colins les invita à faire un tour de jardin, qui était grand, bien dessiné, et qu’il cultivait lui-même. Élisabeth admira le ton sérieux avec lequel Charlotte vantait la salubrité de cet exercice, et assurait qu’elle l’approuvait beaucoup. Ici, les conduisant par toutes les grandes et petites allées, leur donnant à peine le temps de prononcer les louanges qu’il demandait, chaque point de vue fut montré avec une minutie vraiment plaisante ; mais, de toutes les vues dont pouvait se vanter le jardin, la province, et même le royaume, nulle n’était comparable à celle qu’offrait le château de Rosings, que laissait apercevoir un intervalle dans les arbres ; c’était un beau bâtiment moderne bien situé, sur une élévation.

De son jardin, M. Colins voulut les conduire autour de ses deux prés, mais ces dames, se trouvant fatiguées, s’en retournèrent, et, tandis que sir William l’accompagnait, Charlotte, sans doute fort aise de pouvoir montrer sa maison sans le secours de son mari, la parcourut avec sa sœur et Élisabeth : elle était petite, mais commode et bien bâtie, et les meubles y étaient placés avec un goût, un ordre qu’Élisabeth attribua tout entier à Charlotte. En oubliant M, Colins, tout ce qui les entourait offrait mille agréments et la manière dont son amie semblait en jouir persuada à Élisabeth qu’il était souvent oublié.

Elle avait déjà appris que lady Catherine était encore dans le pays : au dîner on en parla de nouveau, et M. Colins, se mêlant à la conversation, ajouta, d’un air triomphant :

« Oui, mademoiselle Élisabeth, vous aurez, dimanche à l’église, l’honneur de voir lady Catherine de Brough ; je n’ai nul doute que vous ne soyez enchantée d’elle. Après l’office, elle vous honorera, je suis sûr, de quelques paroles de bienveillance ; et j’ose même dire que vous et ma sœur Maria aurez part aux invitations dont elle daignera nous honorer durant votre séjour ici. Sa conduite avec ma chère Charlotte est vraiment charmante : nous dînons à Rosings régulièrement deux fois la semaine, et jamais on ne nous permet de revenir à pied ; la voiture de mylady est toujours à nos ordres : je devrais dire une de ses voitures, car elle en a plusieurs.

— Lady Catherine est une femme très respectable, dit Charlotte, et une fort aimable voisine.

— Vous avez raison, ma chère, c’est ce que je disais ; on ne saurait, en vérité, la trop respecter. »

La soirée se passa fort gaiement à parler des nouvelles de Herfortshire, à redire ce qui avait déjà été écrit ; et lorsqu’elle finit, Élisabeth, seule dans sa chambre, eut à méditer sur le bonheur dont semblait jouir Charlotte, à comprendre son adresse à conduire, sa tranquillité à supporter son mari, et à avouer qu’elle s’en acquittait fort adroitement. La manière dont se passerait sa visite fut aussi pour elle un sujet de réflexion, elle anticipait la douceur de leurs occupations habituelles, les fâcheuses interruptions de M. Colins, les plaisirs qu’elle trouverait à Rosings ; en un mot, qui ne sait combien une imagination vive forme de projets en un instant ?

Vers le milieu du jour suivant, comme elle s’habillait pour aller se promener, soudain un bruit se fit entendre ; il semblait que toute la maison fût en confusion : après avoir écouté quelques instants, elle entendit quelqu’un monter l’escalier d’un pas précipité et l’appeler à haute voix ; ouvrant la porte, elle vit Maria qui, hors d’haleine et d’un air agité, lui cria :

« Oh ! ma chère Élisabeth, venez, venez, je vous en prie, car vous n’avez encore rien vu de semblable ; je ne vous dirai point ce que c’est, mais hâtez-vous de descendre. »

Toutes les questions d’Élisabeth furent vaines, Maria ne voulut lui rien dire de plus, et ensemble elles coururent à la salle à manger, dont les fenêtres donnaient sur la route, pour voir cette chose si merveilleuse : c’étaient deux dames en phaéton arrêtées à la grille.

« Quoi ! n’est-ce que cela ? s’écria Élisabeth ; je croyais que tous les cochons du village étaient pour le moins entrés dans le jardin, et ne voici que lady Catherine et sa fille !

— Oh, ma chère, dit Maria fort choquée d’une pareille méprise, ce n’est pas lady Catherine : la vieille dame est Mme Jenkinson, qui demeure avec elle, l’autre est Mlle de Brough. Mais regardez-la donc, elle n’est pas si grande que moi : qui aurait pu s’imaginer qu’elle fût si maigre et si petite !

— Elle est bien malhonnête de tenir Charlotte sur la route d’un temps si froid, que n’entre-t-elle ?

— Oh ! Charlotte dit qu’elle ne le fait presque jamais ; c’est une faveur toute particulière lorsque Mlle de Brough daigne entrer ici.

— J’aime son extérieur, dit Élisabeth, occupée d’une tout autre idée ; elle paraît malade, et a l’air chagrin… Oui ! elle lui conviendra à merveille ; voilà absolument la femme qu’il lui faut. »

M. Colins et Charlotte, tous deux debout à la grille, discouraient avec ces dames, et sir William, au grand divertissement d’Élisabeth, était posté près de la porte en contemplation de la noble dame, saluant fort respectueusement chaque fois qu’elle tournait les yeux de son côté.

À la fin, on n’eut plus rien à se dire ; ces dames continuèrent leur chemin, et les autres revinrent à la maison. M. Colins, comme il rentrait, aperçut sa sœur et Élisabeth, et sur-le-champ il les vint féliciter de leur bonne fortune, ce que Charlotte expliqua, en leur faisant savoir qu’ils étaient tous engagés à dîner le jour suivant à Rosings.