Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/27

Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 160-163).

chapitre 27


Les mois de janvier et de février se passèrent sans autres événements remarquables pour la famille Bennet, et vers les premiers jours de mars, Élisabeth devait se rendre à Hunsford ; d’abord elle n’avait point sérieusement pensé à faire ce voyage, mais voyant que Charlotte en parlait dans toutes ses lettres, elle s’accoutuma peu à peu à le regarder comme une chose arrêtée ; l’absence avait augmenté son désir de revoir Charlotte, et diminué son antipathie pour M. Colins ; comme avec une mère et des sœurs si peu sociables, les veillées à Longbourn se passaient assez tristement, un changement de lieu ne laissait point d’offrir quelques charmes : ce voyage lui procurerait aussi le plaisir de voir sa chère Hélen ; et quand le jour du départ approcha, le moindre délai l’eût fort contrariée, mais tout se décida enfin au gré de ses désirs ; le seul chagrin qu’elle éprouva ce fut de quitter son père pour qui sa société, elle le savait, était nécessaire, et qui la voyant partir en parut si peu satisfait, qu’il lui dit une ou deux fois de lui écrire et fut même jusqu’à promettre de lui répondre.

L’adieu entre elle et Wickham fut fort amical ; du côté de Wickham, peut-être plus qu’amical ; ses nouveaux projets ne pouvaient lui faire oublier qu’Élisabeth avait été le première à recevoir ses soins, la première à l’écouter, à le plaindre ; elle lui avait plu la première et, dans sa manière de lui dire adieu, de lui souhaiter une bonne santé, un voyage agréable, de lui rappeler ce qu’elle avait à attendre de lady Catherine, et dans sa confiance que leur opinion sur cette dame, sur Rosings, sur tout enfin, coïnciderait toujours, il y avait une sollicitude, un intérêt qui persuada à Élisabeth que jamais elle ne l’oublierait et que, mariée ou non, il serait toujours pour elle le modèle des hommes aimables.

Ses compagnons de voyage n’étaient pas de ceux qui eussent pu lui faire penser à Wickham d’une manière moins favorable. Sir William Lucas et sa fille Maria, bonne enfant, mais tout aussi nulle que son père, n’avaient rien à dire qu’on pût avec plaisir écouter ; les ridicules divertissaient, il est vrai, Élisabeth, mais elle connaissait trop bien ceux de sir William, il ne pouvait lui rien apprendre de nouveau sur sa présentation à St.-James ; son habit de cour, le salon de la reine, et ses compliments étaient au moins aussi fades que ses récits.

Ce n’était qu’un voyage de vingt-quatre milles, et ils le commencèrent d’assez grand matin pour être à la rue de Grace-Church avant midi. Arrivés à la porte de M. Gardener, ils virent Hélen, qui à une des fenêtres du salon attendait leur arrivée. En entrant dans le vestibule, Hélen y était pour les recevoir, et sa sœur la regardant attentivement, se réjouit de la voir aussi belle, aussi bien portante que de coutume ; sur l’escalier était une troupe de petits enfants, trop impatients d’embrasser leur cousine, pour rester au salon, mais aussi trop timides, ne l’ayant point vue depuis un an, pour approcher davantage ; tout fut et joie et bonheur, le jour se passa fort agréablement, la matinée à faire des emplettes, le soir au spectacle.

Alors Élisabeth prit place auprès de sa tante, et sa sœur fit le sujet de leur premier entretien ; elle apprit avec plus de chagrin que de surprise qu’Hélen, malgré tout son courage, laissait parfois apercevoir sa tristesse ; il y avait cependant tout lieu d’espérer, que cela ne pourrait durer longtemps.

Mme Gardener alors plaisanta sa nièce sur la retraite de Wickham, et loua surtout l’indifférence avec laquelle elle se voyait ainsi délaissée.

« Mais, ma chère Élisabeth, ajouta-t-elle, cette Mlle King est-elle aimable ? Je serais vraiment fâchée de penser que l’intérêt seul guide notre ami.

— Quelle différence y a-t-il, je vous prie, en fait de mariage, entre des motifs prudents et des motifs intéressés ? Je serais bien aise de savoir où la discrétion finit et où commence l’avarice ? L’hiver dernier vous craigniez qu’il ne m’épousât, parce que cela eût été selon vous imprudent, et aujourd’hui qu’il cherche à plaire à une femme qui n’a cependant que dix mille livres sterling, vous voulez le croire intéressé !

— D’abord répondez à ma question sur Mlle King, et je saurai ce que je dois penser.

— C’est une fort bonne fille, à ce que je crois, je n’en ai jamais ouï dire de mal.

— Mais il ne lui rendait nuls soins, avant que la mort de son grand-père ne l’eût laissée maîtresse de cette fortune ?

— Non ! Pourquoi l’eût-il fait ? S’il ne lui était pas permis de s’attacher à moi parce que je n’avais point de fortune, à propos de quoi aurait-il cherché à se faire aimer d’une femme dont il ne se souciait point, et qui était encore moins riche que moi ?

— Mais lui offrir ses vœux, sitôt après cet événement, n’est pas, ce me semble, un procédé fort délicat.

— Un homme sans fortune n’a pas, comme un autre, le loisir d’observer si minutieusement les convenances ; si d’ailleurs la jeune personne ne s’y refuse point, pourquoi voudrions-nous y trouver à redire ?

— Que Mlle King ne s’y refuse point, ne saurait justifier Wickham ; cela prouve seulement, que cette demoiselle n’est pas des plus sensées.

— Eh bien ! soit, s’écria Élisabeth, croyons, puisque vous le voulez, qu’elle n’est qu’une sotte, et lui un homme fort intéressé.

— Non Lizzy ce n’est point là mon désir ; je serais fâchée, vous le savez, de penser mal d’un jeune homme qui a vécu si longtemps dans Derbyshire.

— Oh ! s’il ne tient qu’à cela, j’ai, je vous assure, une très pauvre idée des jeunes gens de Derbyshire, et leurs intimes amis qui habitent Herford, ne valent guère mieux ; je suis lasse d’ouïr parler de ces beaux sires : grâce au ciel, demain je vais revoir un homme qui n’a ni bon sens, ni esprit, qui ne possède aucune qualité aimable. Après tout, les sots sont les seuls gens bons à connaître.

— Ah, ah, Lizzy ! prenez garde, cette dernière phrase n’annonce point un cœur satisfait. »

Avant que la fin de la pièce ne les vint séparer, Élisabeth fut invitée à accompagner sa tante et son oncle dans une tournée qu’ils devaient faire vers les premiers jours de l’été.

« Nous ne savons pas encore jusqu’où nous irons, dit Mme Gardener, peut-être visiterons-nous les lacs de Cumberland. »

Nul projet ne pouvait être plus agréable pour Élisabeth, et l’invitation fut acceptée avec joie et reconnaissance.

« Oh ! ma bien aimée tante, s’écria-t-elle, quel délice ! quel bonheur ! adieu chagrins, adieu tristesse, que sont des hommes comparés à des lacs, des montagnes. Oh ! combien nous passerons de moments délicieux ; et à notre retour, que de belles choses à raconter ! Avec quel plaisir nous nous rappellerons les beautés que nous aurons tant admirées ? Les lacs, les rivières, les rochers ne formeront point un chaos dans notre imagination et, lorsque nous voudrons décrire quelque site favori, nous ne discuterons point sur sa situation, et nos transports seront, je l’espère, moins insupportables que ceux de la plupart des voyageurs. »