Traduction par Eloïse Perks.
Maradan (1p. 31-36).


CHAPITRE V.


À peu de distance de Longbourn vivait une famille avec laquelle les Bennet étaient étroitement liés. Sir William Lucas, autrefois négociant à Meryton, possédait une jolie fortune. Ayant exercé honorablement l’office de maire, il avait obtenu du roi le titre de chevalier. Cette faveur avait peut-être été trop fortement sentie ; car elle le dégoûta de son commerce et de la petite ville où il demeurait ; il les quitta tous deux et vint, avec sa famille, habiter une maison à un mille de Meryton, connue depuis sous le nom de Lucas-Lodge. Ici, il pouvait penser avec plaisir à sa nouvelle dignité et, libre de toute affaire, s’occuper uniquement à fêter ses voisins ; car, quoique vain de son titre, il n’était point dédaigneux : au contraire, il ne se plaisait qu’à combler d’honnêtetés tous ceux qui le fréquentaient. Naturellement doux, amical et obligeant, sa présentation à Saint-James l’avait mis tout à fait sur le pied d’homme de cour.

Lady Lucas était une bonne femme, d’un esprit très-ordinaire. Ils avaient plusieurs enfans, dont une fille, entre autres, âgée de vingt-sept ans, douée d’autant d’esprit que de sensibilité, amie intime d’Élisabeth. Se voir et causer ensemble du bal de la veille était pour les demoiselles une chose indispensable. Le lendemain donc, la famille Lucas se rendit à Longbourn, et d’abord : « Vous commençâtes bien votre soirée d’hier, Charlotte, dit Mme Bennet ; vous avez dansé la première avec M. Bingley.

» — Oui, mais son second choix…

» — Oh ! vous voulez dire Hélen ; il l’a demandée deux fois. Il est vrai que cela pouvait faire croire qu’il la trouvait à son goût : je m’en suis un peu doutée ; je sais qu’il en a dit quelque chose à M. Robinson.

» — Peut-être parlez-vous de la conversation qu’il eut avec M. Robinson ; ne vous ai-je pas dit que je l’avais entendue ? M. Robinson lui demandait comment il trouvait l’assemblée de Meryton ; s’il ne croyait pas qu’il y eût beaucoup de jolies femmes dans ce salon, et laquelle il trouvait la plus belle. À cette dernière question, il répondit avec vivacité : « Oh ! l’aînée des demoiselles Bennet ; il ne peut y avoir deux opinions sur ce point.

» — Ah ! ah ! vraiment, c’était se déclarer assez ; cela aurait un air de… ; mais ce ne sont que des conjectures.

» — Mes rapports sont plus flatteurs pour votre mère que les vôtres, Éliza, dit Charlotte ; il vaut mieux écouter M. Bingley que son ami, n’est-ce pas ? Pauvre Éliza ! n’être que passable !

» — Je vous prie de ne point persuader à Lizzy qu’elle doive s’offenser de cette impertinence ; car c’est un homme si ennuyeux que je serais fâchée qu’elle lui eût plu. Mme Long m’a dit, hier au soir, qu’il avait été assis auprès d’elle pendant plus d’une demi-heure, mais n’avait pas daigné ouvrir la bouche.

» — En êtes-vous bien sûre, maman ? Je crois que vous vous trompez, j’ai certainement vu M. Darcy lui parler, dit Hélen.

» — Oh ! parce qu’elle lui demanda s’il aimait Netherfield, il fut obligé de répondre ; mais il paraissait très-fâché qu’on eût pris la liberté de lui adresser la parole.

» — Mlle Bingley m’a dit, reprit Hélen, qu’il parlait fort peu aux étrangers, mais qu’avec ses amis il était extrêmement aimable.

» — Je ne le crois pas, ma chère ; s’il avait été si aimable, il eût causé avec Mme Long. Mais je me doute bien de ce qu’il en est : on dit qu’il est d’une fierté intolérable, et je pense qu’il aura su que Mme Long n’avait point d’équipage, et qu’elle était venue au bal dans une chaise de poste.

» — Je me soucie fort peu qu’il ait parlé ou non à Mme Long, dit miss Lucas, mais j’aurais voulu qu’il eût dansé avec Éliza.

» — Une autre fois, Lizzy, lui dit sa mère, je le refuserais, si j’étais à votre place.

» — Je crois, maman, que je puis avec sûreté vous promettre de ne jamais danser avec lui.

» — Sa fierté, dit Mlle Lucas, ne me paraît pas aussi ridicule que la fierté le semble ordinairement ; car on ne peut guère s’étonner qu’un jeune homme beau, riche et d’une famille distinguée pense bien de lui-même. Je crois qu’il a le droit d’être fier, si j’ose m’exprimer ainsi.

» — Cela est très-vrai, répondit Élisabeth ; et je lui pardonnerais facilement sa fierté s’il n’eût blessé la mienne.

» — L’orgueil, observa Mary, qui se piquait de réfléchir et de moraliser, est de tous les vices, je crois, le plus commun. Par tout ce que j’ai lu, je suis convaincue que c’est une faiblesse attachée à la nature humaine et qu’il y a peu de personnes qui ne tirent vanité de quelques qualités réelles ou imaginaires. La vanité et la fierté sont deux choses bien différentes ; une personne peut être fière sans être vaine. La fierté provient ordinairement de l’opinion que nous avons de nous-mêmes, et la vanité de celle que nous désirons que les autres aient de nous.

» — Si j’étais aussi riche que M. Darcy, dit un des jeunes Lucas, qui avait accompagné ses sœurs, je serais au moins aussi fier que lui : j’aurais une meute de chiens et je boirais une bouteille de vin tous les jours.

» — Alors, vous boiriez beaucoup trop, dit Mme Bennet. »

Le jeune homme protesta le contraire ; il s’ensuivit une discussion sur la tempérance, qui dura jusqu’à la fin de la visite.