Orgueil et Préjugé (Paschoud)/2/6

Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (p. 67-80).

CHAPITRE VI.

Enfin la réponse de Miss Bingley arriva et mit fin à toutes les incertitudes. Le premier paragraphe confirmoit leur établissement à Londres pour tout l’hiver et finissoit par les regrets qu’éprouvoit son frère, de n’avoir pas eu le temps de rendre ses devoirs à leurs amis du Hertfordshire avant de quitter le pays.

Toute espérance étoit donc détruite, absolument détruite ! Jane ne trouva dans cette lettre d’autre consolation que l’assurance de l’affection de celle qui l’écrivoit. L’éloge de Miss Darcy en occupoit la plus grande partie ; on insistoit beaucoup sur ses charmes. Caroline se vantoit gaiement des progrès qu’elle faisoit dans son amitié, et osoit prédire l’accomplissement prochain des souhaits qu’elle avoit manifestés dans sa première lettre. Elle disoit aussi que son frère étoit logé chez Mr. Darcy, et elle racontoit, avec délices, quelques projets de ce dernier pour de nouveaux ameublemens.

Elisabeth entendit la lecture de cette lettre avec une muette indignation ; son cœur étoit partagé entre le chagrin qu’elle ressentoit pour sa sœur, et la colère qu’elle eprouvoit contre les autres ; elle ajoutoit peu de foi à ce que Caroline disoit de l’affection de son frère pour Miss Darcy, car elle ne doutoit pas qu’il n’aimât Jane passionnément ; mais elle ne pouvoit penser sans chagrin à cette facilité de caractère, et à ce manque de résolution qui le rendoient esclave de ses amis, et lui faisoient sacrifier son bonheur à leurs caprices et à leurs convenances.

Si sa propre félicité avoit été seule sacrifiée, il lui auroit été bien permis, d’agir comme il le trouvoit le plus convenable, pensoit-elle ; mais il auroit dû voir que celle de Jane y étoit tout aussi intéressée. Ces réflexions étoient infructueuses, et cependant elle ne pouvoit penser à autre chose ; que l’amour de Bingley eût été diminué ou non par l’opposition de ses sœurs et de son ami, qu’il fût persuadé ou non de l’attachement que Jane avoit pour lui, la situation de sa sœur étoit toujours la même, son repos étoit peut-être troublé pour jamais.

Jane n’eut pas d’abord le courage de parler de ses sentimens à Elisabeth. Cependant un jour que Mistriss Bennet après une discussion encore plus vive qu’à l’ordinaire, sur Netherfield et Mr. Bingley, sortit de la chambre laissant les deux sœurs en tête à tête, Jane ne put s’empêcher de s’écrier :

— Oh pourquoi, ma chère mère, n’a-t-elle pas un peu plus d’empire sur elle-même ! elle n’a pas l’idée du mal qu’elle me fait par ses réflexions continuelles sur lui ! Mais, je ne murmure pas ; cela ne peut durer, je l’oublierai, et nous serons tout comme auparavant.

Elisabeth regardoit sa sœur avec une sollicitude incrédule, mais elle ne répondoit rien.

Vous en doutez, dit Jane, en rougissant, vous avez tort ; son souvenir peut rester gravé dans ma mémoire, comme celui de l’homme le plus aimable que j’aie connu, mais voilà tout ! Je n’ai rien à espérer ni à craindre, et rien à lui reprocher, grâce à Dieu ! je n’ai pas ce chagrin. Ainsi, quelque temps encore, et je reprendrai toute ma force… Peu après, elle ajouta, d’une voix un peu plus assurée : — J’ai au moins cette consolation, que tout ceci n’a été qu’une erreur d’imagination de ma part et qu’elle n’a fait de mal qu’à moi.

— Chère Jane ! s’écria Elisabeth, votre douceur et votre générosité sont angéliques ! Je ne sais que vous dire. Je sens que je ne vous avois jamais rendu justice, ni aimé comme vous le méritez ! Miss Bennet assuroit qu’elle ne méritoit pas cet éloge, et l’attribuoit entièrement à la tendre affection de sa sœur.

— Non, dit Elisabeth, cela n’est pas bien ; vous voulez croire tout le monde bon et estimable, vous vous fâchez si je blâme quelqu’un, et vous ne me permettez pas de vous croire parfaite ; gardez-vous de penser que je veuille usurper votre privilège de bienveillance universelle ! Il y a peu de gens que j’aime bien, et moins encore dont j’aie bonne opinion. Plus je vois le monde, et plus j’en suis mécontente. Chaque jour me confirme dans l’idée que j’ai, de la légèreté du caractère humain, et du peu de confiance que l’on doit accorder à ce qui a l’apparence du mérite ou du bon sens. J’en ai eu dernièrement deux exemples, l’un dont je ne vous parlerai pas, l’autre est le mariage de Charlotte qui est inexplicable sous tous les rapports.

— Ne vous abandonnez pas à de telles idées, ma chère Lizzy, elles détruiront votre bonheur. Vous n’accordez rien à la différence de caractère et de position. Considérez les avantages de celle de Mr. Collins, le caractère ferme et prudent de Charlotte ; souvenez-vous que sa famille est nombreuse, et qu’elle fait un excellent mariage quant à la fortune, et croyez pour l’honneur de tous, qu’elle peut éprouver quelque chose qui ressemble à du penchant et à de l’estime pour notre cousin.

— Je voudrois pouvoir tout croire pour vous obliger ; mais peu de gens sont doués, comme vous, d’une telle facilité. Au reste, si je pouvois supposer que Charlotte eût le moindre penchant pour lui, j’aurois encore plus mauvaise opinion de sa raison que je ne l’ai à présent de son cœur. Ma chère Jane, Mr. Collins est un homme vain, plein d’ostentation, d’un esprit rétréci. Vous le connoissez tout comme moi, et vous devez sentir que la femme qu’il épouse ne peut en avoir une meilleure opinion ; vous ne la défendrez pas, quoiqu’elle soit Charlotte Lucas ; pour l’amour d’un seul individu, vous ne changerez pas la signification des mots de principes et d’intégrité ? Vous n’entreprendrez pas de vous persuader ainsi qu’à moi, qu’être intéressé, soit avoir de la prudence, et que ne pas prévoir le danger, soit de la sécurité pour le bonheur.

— Je crois que vos expressions sont trop fortes en parlant de l’un et de l’autre, répliqua Jane ; et j’espère que vous en serez convaincue en les voyant heureux ensemble ; mais c’est assez sur ce sujet. Vous parliez de deux exemples, vous faisiez allusion à une autre personne, je vous ai comprise ; je vous supplie, ma chère Lizzy, de ne pas me faire le chagrin de supposer que cette autre personne est blâmable, et de dire qu’elle a baissé dans votre esprit ; il ne faut pas être si prompte à supposer des torts ; on ne doit pas s’attendre qu’un jeune homme si vif, soit toujours sur ses gardes et ait beaucoup de circonspection ; ce n’est bien souvent que notre propre vanité qui nous trompe ; les femmes s’imaginent toujours qu’on les aime.

— Et les hommes prennent soin de les entretenir dans cette idée ; s’ils le font avec intention, ils ne peuvent être justifiés. Je suis bien éloignée d’attribuer la conduite de Mr. Bingley à quelque motif de fatuité ; mais sans avoir le projet de tromper, de rendre les autres malheureux, on peut avoir des torts ; soit de l’étourderie, soit un manque de réflexion ou d’attention pour les sentimens des autres, soit enfin un défaut de résolution, tout-à-fait condamnable.

— Et vous l’accusez d’un de ces trois défauts ?

— Oui ; mais si je poursuis, je vous déplairai en énonçant mon opinion sur des gens que vous aimez.

— Vous persistez donc encore à penser qu’il se laisse entièrement conduire par ses sœurs ?

— Oui, ainsi que par son ami.

— Je ne puis le croire. Quel intérêt auroient-elles à le diriger ? Elles ne doivent désirer que son bonheur, et s’il m’aimoit véritablement, aucune autre femme ne pourroit le lui procurer.

— Votre première base est fausse. Elles souhaitent beaucoup de choses encore, outre son bonheur. Elles souhaitent qu’il augmente ses richesses, ses dignités ; elles souhaitent qu’il épouse une femme qui réunisse tous les avantages de la fortune, de la naissance, et qui flatte leur orgueil.

— Il n’y a pas de doute qu’elles ne désirent que son choix tombe sur Miss Darcy ; mais ce peut être par des sentimens plus généreux que ceux que vous leur supposez. Il y a plus long-temps qu’elles la connoissent que moi, il n’est pas étonnant qu’elles l’aiment mieux aussi ; mais quels que soient leurs désirs, il n’est point probable qu’elles s’opposent à ceux de leur frère. Quelle sœur pourroit se le permettre ? À moins qu’il n’y eût de fortes objections à faire. Si elles avoient cru qu’il me fût attaché, elles n’auroient pas essayé de nous séparer, et s’il m’avoit véritablement aimé, elles n’auroient pas réussi. En supposant, qu’il eût de l’affection pour moi, vous faites agir tout le monde d’une manière condamnable, et vous me rendez malheureuse ; ne m’affligez donc pas davantage ; je n’éprouve aucun sentiment de honte de m’être trompée, ou du moins ce n’est rien en comparaison de la douleur que je ressentirois, si je me voyois forcée d’avoir mauvaise opinion de lui ou de ses sœurs. Laissez-moi considérer tout cela sous son meilleur point de vue, sous son véritable jour.

— Elisabeth ne pouvoit lui refuser cette satisfaction, et dès ce moment le nom de Mr. Bingley fut à peine prononcé entre elles.

Mistriss Bennet s’affligeoit et s’étonnoit de ce qu’il ne revenoit pas : quoiqu’il se passât rarement un jour, sans qu’Elisabeth lui dît tout ce qu’elle savoit, et s’efforçât de lui persuader (ce qu’elle ne croyoit pas elle-même) que les assiduités de Mr. Bingley n’avoient été que l’effet d’un sentiment passager, que l’absence avoit fait évanouir ; elle fondoit encore toutes ses espérances sur le retour de Mr. Bingley l’été suivant.

Mr. Bennet traitoit la chose bien différemment. — Ainsi, Lizzy, disoit-il un jour, votre sœur a une passion malheureuse ? Je l’en félicite. Il n’y a pas de mal, qu’une jeune fille ait quelques chagrins de cœur avant de se marier, cela l’occupe et lui donne un certain relief parmi ses compagnes. Quand sera-ce votre tour ? Vous ne permettrez sûrement pas à Jane de vous laisser long-temps en arrière de ce côté-là ; ce seroit bien le moment. Il y a assez d’officiers à Meryton maintenant, pour tourner la tête à toutes les jeunes filles du pays. Je vous conseille, de jeter votre dévolu sur Mr. Wikam ; il est fort agréable, il saura très-bien vous faire la cour, et ensuite vous planter là fort honorablement.

— Je vous remercie de vos conseils, Monsieur, mais peut-être ne serois-je pas si exigeante ; un homme moins agréable me suffiroit ; nous ne devons pas nous attendre à être toutes si bien partagées que Jane.

— C’est vrai, dit Mr. Bennet ; enfin c’est une tranquillité d’esprit pour moi, de savoir que vous avez une mère tendre, qui se prêtera volontiers à vous procurer toutes les facilités que vous pourrez désirer dans de semblables occasions.

Les visites de Mr. Wikam étoient absolument nécessaires pour dissiper la tristesse de la famille de Longbourn. Il y venoit souvent, et on pouvoit ajouter à toutes ses autres qualités, celle d’inspirer une confiance générale. Ce qu’il avoit raconté à Elisabeth de ses rapports avec Mr. Darcy, de ce qu’il en avoit souffert, étoit maintenant connu de tout le monde, et faisoit le sujet de toutes les conversations. Chacun se vantoit d’avoir eu assez de pénétration et de discernement pour avoir détesté Mr. Darcy avant même d’avoir rien su contre lui.

Jane étoit la seule qui vouloit supposer qu’il pouvoit y avoir quelques circonstances atténuantes, inconnues à la société du Hertfordshire ; sa bonté douce et constante plaidoit toujours pour l’indulgence et insistoit sur la possibilité des mésentendus, tandis que tous les autres s’accordoient à condamner Mr. Darcy comme le plus méchant des hommes.