Orgueil et Préjugé (Paschoud)/2/13

Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (p. 158-169).

CHAPITRE XIII.

Le Colonel Fitz-Williams plut beaucoup aux habitans du Presbytère, et les dames avouèrent que sa présence devoit rendre leurs visites à Rosing beaucoup plus agréables. Il se passa cependant quelques jours, sans qu’elles reçussent d’invitation. Depuis qu’il y avoit du monde elles y étoient moins nécessaires, et ce ne fut que le jour de Pâques qu’on les honora de quelque attention. En sortant de l’église, on les pria de venir passer la soirée au château. Il y avoit près d’une semaine que ces Messieurs étoient arrivés, depuis lors on avoit très-peu vu Lady Catherine et sa fille ; le Colonel Fitz-Williams étoit venu plusieurs fois au Presbytère, mais on n’avoit revu Mr. Darcy qu’à l’église.

L’invitation fut acceptée comme on le faisoit toujours, car on n’imaginoit pas pouvoir jamais refuser, et à l’heure convenable, toute la famille de Hunsford arriva dans le salon de Lady Catherine. Sa Seigneurie les reçut poliment, mais il étoit clair que leur société ne lui étoit point si agréable que lorsqu’elle étoit seule ; elle étoit toute occupée de ses neveux, surtout de Darcy, qu’elle entretenoit plus qu’aucune des autres personnes qui étoient dans la chambre.

Le Colonel Fitz-Williams parut charmé de les voir ; toutes les visites qui arrivoient à Rosing, étoient pour lui une heureuse distraction, et la jolie amie de Mistriss Collins lui plaisoit surtout beaucoup. Il s’assit à côté d’elle, la conversation roula sur les comtés de Kent et de Hertford, sur voyages, sur la vie sédentaire, sur quelques livres nouveaux, sur la musique, etc., il parla avec tant d’agrémens qu’Elisabeth ne s’étoit jamais tant amusée dans cette chambre. Leur conversation étoit si gaie, si animée, qu’elle attira l’attention de Lady Catherine et même celle de Mr. Darcy dont les yeux se tournoient fréquemment sur eux avec l’expression de la curiosité. Que dites-vous, Fitz-Williams ? s’écria enfin Lady Catherine à haute voix : de quoi parlez-vous ? Que dites-vous, Miss Bennet ? de quoi est-il donc question ?

— Nous parlons de musique, Madame, dit Fitz-Williams, lorsqu’il ne put plus éviter de répondre.

— De musique ! Oh, parlez plus haut, je vous prie ; de tous les sujets c’est celui que je préfère. Je dois prendre part à votre conversation, car il y a peu de gens en Angleterre, je crois, qui jouissent plus de la musique que moi, et qui en aient plus véritablement le goût. Si je l’avois apprise, je serois devenue d’une très-grande force ; Anne aussi, si sa santé lui avoit permis de s’y appliquer, je suis persuadée qu’elle auroit joué délicieusement. Georgina, a-t-elle fait des progrès, Darcy ?

Mr. Darcy assura que sa sœur avoit fait de très-grands progrès.

— Je suis bien aise d’apprendre cela, répondit Lady Catherine : dites-lui de ma part, je vous prie, qu’elle ne peut pas espérer de devenir forte, si elle ne s’exerce pas beaucoup.

— Je vous assure, Madame, qu’elle n’a pas besoin de ce conseil, elle travaille constamment.

— Tant mieux, elle ne sauroit trop le faire, et lorsque je lui écrirai, je lui recommanderai de ne pas se négliger. Je répète fréquemment aux jeunes personnes que la supériorité dans la musique ne peut s’acquérir que par une pratique constante. J’ai dit plusieurs fois à Miss Bennet qu’elle ne joueroit réellement pas mal si elle s’exerçoit plus souvent, et comme Mistriss Collins n’a point d’instrument, elle sera la très-bien reçue ici. Je lui ai dit de venir tous les jours jouer sur le piano qui est dans la chambre de Mistriss Jenkinson, elle ne gênera personne dans cette partie de la maison, vous comprenez ?

Mr. Darcy eut l’air un peu honteux, de ce manque de tact de sa Tante et ne répondit rien. Après le thé, le Colonel Fitz-Williams rappela à Elisabeth qu’elle lui avoit promis de jouer quelque-chose, elle alla tout de suite s’asseoir au piano et il prit une chaise à côté d’elle. Lady Catherine écouta la moitié d’une romance, puis recommença à parler à son autre neveu, jusqu’à ce que ce dernier, s’éloignant d’elle, s’avança vers le piano et se plaça de manière à bien voir la belle musicienne. Elisabeth se tourna vers lui à la première pause, et lui dit avec un sourire malin :

— Vous espérez sans doute m’intimider, Monsieur Darcy, en venant ainsi d’un air si décidé à m’écouter ? malgré la supériorité de votre sœur, je n’aurai point peur ; j’ai un certain entêtement qui ne me permet pas d’être intimidée selon la volonté des autres. Mon courage augmente à proportion des efforts que l’on fait pour l’abattre.

Je ne vous dirai point que vous vous trompez, car je sais que vous ne pouvez pas vous imaginer que j’ai l’intention de vous intimider ; mais j’ai le plaisir de vous connoître depuis assez long-temps, pour savoir que vous vous plaisez souvent à avancer des choses que vous ne croyez pas.

Elisabeth se mit à rire de tout son cœur de cette peinture d’elle-même, et se tournant vers le Colonel Fitz-Williams elle lui dit : — Votre cousin vous donnera une charmante idée de moi ; il vous enseignera à ne pas croire un mot de ce que je dis. Je suis bien malheureuse d’avoir rencontré quelqu’un si fort en état de faire connoître mon véritable caractère, dans une partie du monde où j’avois espéré me faire passer pour digne de foi. En vérité, Mr. Darcy, il est bien peu généreux à vous de raconter tout ce que vous avez appris sur mon compte dans le Hertfordshire. Permettez-moi aussi de vous dire que cela n’est pas prudent ; c’est me provoquer à user de représailles, et il pourroit en résulter des choses que vos parens aimeroient mieux ne pas entendre.

— Je ne vous crains pas, dit-il en souriant.

— Je vous en prie, s’écria le Colonel Fitz-Williams, dites-moi de quoi vous l’accusez ; je veux savoir comment il se conduit avec les étrangers.

— Vous saurez donc… Mais préparez-vous à une terrible accusation. La première fois que je le vis, c’étoit dans le Hertfordshire à un bal, et que croyez-vous qu’il fît à ce bal ? — Il ne dansa que quatre fois ! Je suis fâchée de vous faire de la peine, mais cela est ainsi ; il ne dansa donc que quatre fois, quoiqu’il y eût fort peu d’hommes et plusieurs jeunes personnes de ma connoissance sur les banquettes faute de danseurs. Mr. Darcy, vous ne pouvez nier le fait ?

— Je n’avois l’honneur de connoître que les dames avec lesquelles j’étois venu.

— C’est vrai !… Et l’on ne peut point se faire présenter dans un bal ? Eh bien, Colonel Fitz-Williams, que dois-je jouer ? mes doigts attendent vos ordres.

— Peut-être aurois-je mieux fait de chercher à me faire présenter ; mais je ne sais pas me mettre en avant, et me faire valoir aux yeux des étrangers.

— Demanderons-nous à votre cousin l’explication de ces paroles ? dit Elisabeth à Fitz-Williams : lui demanderons-nous pourquoi un homme raisonnable, qui a reçu une bonne éducation, qui a vécu dans le monde, ne sait pas se présenter devant des étrangers ?

— Je puis répondre à votre question sans avoir recours à lui, dit Fitz-Williams ; c’est parce qu’il ne veut pas s’en donner la peine.

— Certainement, dit Darcy, je n’ai pas le talent qu’ont quelques personnes, de lier facilement conversation avec des gens qu’elles n’ont encore jamais vus ; je ne puis, comme elles, saisir leur genre d’esprit, ni avoir l’air de m’intéresser à ce qui les regarde.

— Mes doigts ne parcourent pas cet instrument d’une manière aussi brillante que ceux de bien d’autres femmes, dit Elisabeth ; ils n’ont pas la même force, la même rapidité et ne produisent pas les mêmes effets ; mais aussi je suppose que c’est ma faute, parce que je n’ai pas pris la peine de les exercer ; je ne pense pas qu’ils eussent été moins capables que ceux des autres femmes de parvenir à une exécution supérieure.

Darcy sourit, et dit : — Vous avez parfaitement raison, mais vous avez beaucoup mieux employé votre temps, et tous ceux qui vous entendront, devront avouer qu’il ne vous manque rien.

Ici ils furent interrompus par Lady Catherine qui les interpella pour savoir de quoi ils parloient. Elisabeth se remit tout de suite à jouer, Lady Catherine s’approcha, et après l’avoir écoutée quelques minutes, elle dit à Darcy :

— Miss Bennet ne joueroit point mal du tout, si elle s’exerçoit davantage et si elle pouvoit avoir un maître de Londres. Elle a une bonne méthode, mais elle n’a pas autant de goût qu’Anne. Anne auroit été une délicieuse musicienne, si sa santé lui avoit permis d’apprendre la musique.

Elisabeth regarda Darcy pour savoir s’il approuvoit de bon cœur les éloges donnés à sa cousine, mais ni dans ce moment, ni dans aucun autre, elle ne put apercevoir le plus léger symptôme d’amour, et cependant de toute sa conduite avec Miss de Bourgh, elle ne put tirer aucune conclusion en faveur de Miss Bingley.

Lady Catherine continua ses observations sur la manière de jouer d’Elisabeth, les entremêlant toujours de beaucoup de conseils sur le goût et l’exécution ; Elisabeth les reçut avec politesse, et à la prière des deux cousins resta au piano, jusqu’au moment où la voiture de sa Seigneurie fut prête à les remmener.