Oliver Twist/Chapitre 20

Traduction par Alfred Gérardin sous la direction de P. Lorain.
Librairie Hachette et Cie (p. 142-149).
CHAPITRE XX.
Olivier est remis entre les mains de M. Guillaume Sikes.

Le matin, à son réveil, Olivier ne fut pas peu surpris de trouver au pied de son lit, au lieu de ses vieilles chaussures, une paire de souliers neufs, garnis de bonnes grosses semelles. Cette découverte le réjouit d’abord, dans l’espérance que c’était peut-être le prélude de sa mise en liberté ; mais cet espoir s’évanouit bientôt. Au moment du déjeuner, comme il se trouvait seul avec le juif, celui-ci lui dit, d’un ton et d’un air qui ne firent qu’augmenter ses craintes, que le soir même on viendrait le prendre pour le mener à la demeure de Guillaume Sikes.

« C’est pour… pour y rester, monsieur ? demanda Olivier avec anxiété.

— Non, non, mon ami, pas pour y rester, répondit le juif ; nous ne voudrions pas te perdre. N’aie pas peur, Olivier, tu nous reviendras. Ha ! ha ! nous n’aurions pas la cruauté de te renvoyer, mon cher ; oh ! que non. »

Le vieillard, tout en raillant ainsi Olivier, était accroupi devant le feu, occupé à faire griller une tranche de pain ; il se mit à rire pour montrer qu’il savait parfaitement que l’enfant serait charmé de s’échapper, s’il le pouvait.

« Je suppose, reprit-il en le regardant fixement, je suppose que tu voudrais savoir pourquoi tu vas chez Guillaume, hein ? »

Olivier rougit involontairement en voyant que le vieux scélérat avait lu dans sa pensée, mais il répondit sans hésiter :

« C’est vrai ; je voudrais le savoir.

— Tu ne te doutes pas de ce que ce peut être ? demanda Fagin en éludant la question.

— Non, en vérité, monsieur, répondit Olivier.

— Bah ! dit le juif, en se retournant d’un air désappointé après avoir scruté attentivement la figure de l’enfant. Dans ce cas, attends que Guillaume te mette au courant. »

Le juif parut très contrarié de voir qu’Olivier ne témoignait pas plus de curiosité à ce sujet ; mais, à vrai dire, celui-ci, bien qu’il fût dévoré d’inquiétude, était si troublé par le regard scrutateur de Fagin et par ses propres pensées, qu’il ne put en demander davantage en ce moment. L’occasion ne se présenta plus ; le juif resta morne et silencieux jusqu’au soir, et, à la nuit close, se prépara à sortir.

« Tu peux allumer une chandelle, dit le juif en en posant une sur la table ; et voici un livre pour te distraire jusqu’à ce qu’on vienne te chercher. Bonsoir.

— Bonsoir, monsieur, » répondit doucement Olivier.

Le juif se dirigea vers la porte, en regardant l’enfant du coin de l’œil ; puis il s’arrêta brusquement et l’appela par son nom.

Olivier leva la tête ; le juif, lui montrant du doigt la chandelle, lui fit signe de l’allumer. Il obéit ; et, comme il posait le flambeau sur la table, il vit que le juif, les sourcils froncés, l’examinait attentivement du fond de la chambre.

« Prends garde, Olivier ! prends garde à toi ! dit le vieillard avec un geste qui en disait plus que des paroles ; c’est un butor capable de tout, pour peu qu’on l’irrite. Quoi qu’il arrive, ne dis rien, et fais tout ce qu’il voudra. Réfléchis bien à ce que je te dis là ! »

Il appuya beaucoup sur ces derniers mots ; un horrible sourire passa sur son visage ; il fit un signe de tête et sortit.

Olivier, resté seul, mit sa tête dans ses mains, et réfléchit avec angoisse aux paroles qu’il venait d’entendre : plus il pensait à la recommandation du juif, et plus il se perdait en conjectures sur le sens et la portée de cet avis. Si l’on avait à son égard des intentions criminelles, ne pouvait-on pas les mettre à exécution tout aussi bien chez Fagin que chez Sikes ? Tout considéré, il s’arrêta à l’idée qu’on l’avait choisi pour remplir chez ce dernier quelques fonctions domestiques, jusqu’à ce qu’il se fût procuré un garçon qui lui convînt davantage ; il était trop habitué à souffrir, et il avait trop souffert chez le juif, pour regretter un changement, quel qu’il fût. Il resta quelques minutes plongé dans ces pensées, puis moucha la chandelle en soupirant, et, ouvrant le livre que Fagin lui avait laissé, se mit à le parcourir.

D’abord il le feuilleta d’un air distrait ; mais il tomba bientôt sur un passage qui attira son attention, et il finit par être complètement absorbé dans sa lecture. C’était l’histoire de la vie et du jugement des grands criminels ; le livre avait tant servi que les pages en étaient souillées et noircies. Il y lut le récit de crimes horribles, à faire dresser les cheveux sur la tête, d’assassinats commis secrètement sur des chemins détournés, des histoires de cadavres jetés dans des fossés ou dans des puits qui, tout profonds qu’ils étaient, n’avaient pu les cacher pour toujours : au bout de quelques années on les avait retrouvés, et, en les voyant, les assassins avaient perdu la tête, confessé leur crime, et demandé à grands cris que le gibet mît fin à leurs tourments. Plus loin, c’était l’histoire d’hommes qui s’étaient familiarisés peu à peu avec l’idée du crime, et avaient fini par commettre des horreurs à faire frissonner. Ces affreux tableaux étaient tracés avec tant de vérité, que les pages du livre prirent aux yeux d’Olivier une couleur de sang, et qu’il crut entendre les gémissements étouffés des victimes.

La terreur de l’enfant devint telle qu’il ferma le livre et le jeta loin de lui ; il tomba à genoux, et demanda à Dieu avec ferveur de le garder pur de tels forfaits, et de lui envoyer plutôt la mort que de permettre qu’il devînt criminel. Peu à peu il se calma, et, d’une voix faible et tremblante, il conjura le ciel de lui venir en aide au milieu des dangers qui le menaçaient, d’avoir pitié d’un pauvre enfant abandonné qui n’avait jamais connu l’affection d’un parent ni d’un ami, et de le secourir en ce moment où, désespéré et sans appui, il se trouvait seul au milieu d’hommes pervers et criminels.

Sa prière terminée, il était encore à genoux, la tête cachée dans ses mains, quand un léger bruit le fit tressaillir.

« Qu’est-ce ? s’écria-t-il en se relevant et en apercevant quelqu’un debout près de la porte, qui est là ?

— C’est moi, moi seule, » répondit une voix tremblante.

Olivier leva la chandelle au-dessus de sa tête, et regarda du côté de la porte : c’était Nancy.

« Baisse cette chandelle, dit la jeune fille en détournant la tête, elle me fait mal aux yeux. »

Olivier vit qu’elle était très pâle, et lui demanda affectueusement si elle était malade. Elle se laissa tomber sur une chaise, en lui tournant le dos, et se tordit les mains ; mais elle ne répondit pas.

« Dieu me pardonne ! dit-elle après un silence ; je n’aurais jamais cru cela.

— Vous est-il arrivé quelque chose ? demanda Olivier ; puis-je vous être utile ? Je suis prêt, parlez. »

Elle s’agita sur sa chaise, porta la main à sa gorge, poussa un sourd gémissement, et fit des efforts pour respirer.

« Nancy ! s’écria Olivier très inquiet ; qu’avez-vous ? »

La jeune fille frappa des mains sur ses genoux, et des pieds sur le plancher, puis s’arrêta tout à coup, s’enveloppa dans son châle et grelotta de froid.

Olivier attisa le feu ; elle rapprocha sa chaise du foyer et resta quelques instants sans parler ; enfin elle leva la tête et regarda autour d’elle.

« Je ne sais ce qui me prend de temps à autre, dit-elle, en se donnant une contenance et en réparant le désordre de sa toilette ; c’est l’effet de cette chambre sale et humide, je crois. Maintenant, mon petit Olivier, es-tu prêt ?

— Est-ce que je m’en vais avec vous ? demanda Olivier.

— Oui, répondit-elle ; je viens de la part de Guillaume ; il faut que tu viennes avec moi.

— Pour quoi faire ? dit Olivier, en reculant de deux pas.

— Pour quoi faire ? répéta la jeune fille en regardant l’enfant ; mais, dès qu’elle rencontra le regard d’Olivier, elle baissa les yeux. Oh ! pour rien de mal.

— J’en doute, dit Olivier, qui l’observait attentivement.

— Comme tu voudras, repartit la jeune fille avec un rire affecté. Pour rien de bien, alors. »

Olivier put voir qu’il avait quelque influence sur la sensibilité de Nancy, et il eut un instant la pensée de faire appel à sa commisération ; mais il songea tout à coup qu’il était à peine onze heures, qu’il y avait encore du monde dans les rues, et qu’il trouverait sans doute quelqu’un qui ajouterait foi à ses paroles. Dès que cette réflexion se fut présentée à son esprit, il s’avança vers la porte, et dit bien vite qu’il était prêt à partir.

Ni cette réflexion ni le projet de l’enfant n’échappèrent à Nancy. Tandis qu’il parlait, elle le regardait attentivement, et elle lui lança un coup d’œil qui indiquait assez qu’elle devinait parfaitement ce qui se passait en lui.

« Chut ! dit-elle en se penchant vers Olivier, et en montrant du doigt la porte, tandis qu’elle regardait autour d’elle avec précaution. Tu ne peux pas te sauver. J’ai fait pour toi tout ce que j’ai pu, mais il n’y a pas eu moyen. Tu es cerné de tous côtés, et, si jamais tu dois parvenir à t’échapper, sois sûr que ce n’est pas en ce moment. »

Frappé du ton énergique de la jeune fille, Olivier la regarda avec étonnement. Évidemment elle parlait sérieusement. Elle était pâle et agitée, et tremblait de tous ses membres.

« Je t’ai déjà fait éviter des mauvais traitements, dit-elle, et je t’en ferai éviter encore ; c’est pour cela que je suis ici : car, si d’autres que moi étaient venus te chercher, ils t’auraient mené plus durement. J’ai promis que tu serais sage et tranquille ; s’il en est autrement, tu ne feras que te nuire et à moi aussi, et peut-être seras-tu cause de ma mort. Tiens ! regarde : voilà ce que j’ai déjà enduré pour toi, aussi vrai que Dieu nous voit. »

En même temps, elle montrait à Olivier son cou et ses bras couverts de meurtrissures.

Elle continua, en parlant très vite :

« N’oublie pas cela, et ne cherche pas en ce moment à m’attirer de nouvelles souffrances ; je ne demanderais pas mieux que de te venir en aide, mais c’est au-dessus de mon pouvoir. On n’a pas l’intention de te faire du mal, et, quoi qu’on exige de toi, tu n’en es pas responsable. Tais-toi ! chaque mot que tu prononces me fait mal. Donne-moi la main. Vite ! vite ! »

Elle saisit la main qu’Olivier lui tendit machinalement, souffla la lumière, et entraîna l’enfant au haut de l’escalier. La porte s’ouvrit aussitôt, tirée par une personne cachée dans l’obscurité, et se referma immédiatement derrière eux. Un fiacre les attendait ; Nancy y fit monter bien vite Olivier, se plaça près de lui et baissa les stores. Le cocher ne demanda pas où l’on allait, et en moins d’une seconde le cheval partit comme un trait.

Nancy serrait toujours la main d’Olivier et lui réitérait à voix basse ses avis et ses recommandations. Tout cela fut l’affaire d’un instant ; et il avait à peine eu le temps de songer où il était, et à ce qui lui était arrivé, que la voiture s’arrêta à la porte de la maison où le juif s’était rendu la veille au soir.

Olivier jeta un coup d’œil rapide sur la rue déserte, et fut au moment de crier au secours ! Mais la jeune fille lui parlait à l’oreille, et le suppliait si instamment de ne pas la compromettre, qu’il n’eut pas le cœur de crier. Tandis qu’il hésitait, il n’était déjà plus temps ; il était dans la maison, et la porte se refermait derrière lui.

« Par ici ! dit Nancy en lâchant la main d’Olivier. Guillaume !

— On y va ! répondit Sikes en se montrant au haut de l’escalier, une chandelle à la main. Oh ! tout va bien. Montez ! »

Pour un individu de la trempe de M. Sikes, c’étaient là des paroles de satisfaction, et un accueil singulièrement cordial. Nancy parut y être très sensible, et le salua amicalement.

« J’ai fait sortir Turc avec Tom, observa Sikes en les éclairant ; il nous aurait gênés.

— C’est juste, répliqua Nancy.

— Eh bien ! tu as amené le chevreau ? dit Sikes en fermant la porte, dès qu’ils furent entrés dans la chambre.

— Le voici, répondit Nancy.

— S’est-il tenu tranquille ? demanda Sikes.

— Comme un agneau, dit Nancy.

— C’est bon à savoir, dit Sikes en regardant Olivier d’un air farouche. Tant mieux pour ta petite carcasse ; car autrement elle s’en serait ressentie. Arrive ici, marmot, et écoute-moi bien : autant vaut que je te prêche une fois pour toutes. »

En s’adressant ainsi à son nouveau protégé, M. Sikes lui ôtait sa casquette, et la jetait dans un coin ; puis, prenant Olivier par l’épaule, il s’assit près de la table, et fit tenir l’enfant droit devant lui.

« D’abord, connais-tu ça ? » demanda Sikes en prenant sur la table un pistolet de poche.

Olivier répondit affirmativement.

« Dans ce cas, attention ! continua Sikes. Voici de la poudre, voici une balle, et un lambeau de vieux chapeau pour servir de bourre. »

Olivier murmura à voix basse qu’il connaissait l’usage de ces divers objets, et M. Sikes se mit à charger le pistolet avec beaucoup de soin.

« Maintenant le voici chargé, dit-il quand il eut fini.

— Oui, je vois bien, monsieur, dit Olivier tout tremblant.

— Eh bien ! dit le brigand, en serrant étroitement le poignet d’Olivier, et en lui appliquant le canon du pistolet si près de la tempe que l’enfant ne put réprimer un cri : si tu as le malheur, quand tu sortiras avec moi, de dire un seul mot avant que je t’adresse la parole, je te loge une balle dans la tête, sans autre préambule. Ainsi, si tu veux te passer la fantaisie de parler sans permission, dis d’abord tes prières. »

Pour donner encore plus de force à ses paroles, M. Sikes proféra un affreux jurement et continua :

« Autant que je puis le savoir, si on t’expédiait, personne au monde ne viendrait savoir de tes nouvelles : ainsi je n’aurais pas besoin de me casser la tête à te donner toutes ces explications, si ce n’était pour ton bien. Tu m’entends, hein ?

— Cela signifie tout simplement, dit Nancy en appuyant sur chaque mot pour éveiller l’attention d’Olivier, que, s’il te contrecarre le moins du monde dans l’affaire que tu as en vue, tu le mettras hors d’état de jaser en lui brûlant la cervelle, et que tu courras la chance de te faire pendre pour cela, de même que tu exposes à chaque instant ta vie pour faire ton métier.

— C’est cela ! observa M. Sikes d’un air d’approbation. Les femmes savent toujours dire les choses en peu de mots, excepté quand elles ont la tête montée… car alors, elles n’en finissent plus. Maintenant qu’il est au fait, il s’agit de souper, de faire un somme avant de partir. »

Aussitôt Nancy mit la nappe, et, après s’être absentée quelques instants, rentra avec un pot de bière et un plat de têtes de mouton, lequel fournit à M. Sikes l’occasion de faire quelques plaisanteries. Cet honnête homme, stimulé peut-être par la perspective d’une expédition immédiate, se laissa aller à un accès de gaieté et de bonne humeur. Par exemple, il trouva plaisant d’avaler toute la bière d’un seul trait, et il ne jura guère plus d’une centaine de fois pendant le repas.

Le souper fini (on comprend aisément qu’Olivier n’avait pas eu grand appétit), M. Sikes avala deux verres d’eau-de-vie et se jeta sur son lit, en ordonnant à Nancy, avec mille imprécations pour le cas où elle y manquerait, de l’éveiller à cinq heures précises. Il enjoignit à Olivier de s’étendre tout habillé sur un matelas à terre. La jeune fille attisa le feu et s’assit devant la cheminée, pour être prête à les éveiller à l’heure dite.

Olivier resta longtemps sans dormir : il pensait que peut-être Nancy chercherait l’occasion de lui donner à voix basse quelque nouvel avis ; mais elle resta immobile devant le feu. Épuisé de fatigue et d’inquiétude, l’enfant finit par s’endormir profondément.

Quand il s’éveilla, la théière était sur la table, et Sikes était occupé à mettre différents objets dans la poche de sa grande redingote, posée sur le dos d’une chaise, tandis que Nancy se donnait beaucoup de mouvement pour préparer le déjeuner. Il ne faisait pas jour ; la chandelle brûlait encore, et tout était sombre au dehors : une pluie violente battait contre les vitres, et le ciel semblait noir et couvert de nuages.

« Allons ! allons ! grommela Sikes, tandis qu’Olivier se levait : cinq heures et demie ! Dépêche-toi, ou tu n’auras pas le temps de déjeuner ; il faut se mettre en route ! »

Olivier ne fut pas long à faire sa toilette ; il mangea un peu et dit qu’il était prêt.

Nancy, le regardant à peine, lui jeta un mouchoir pour se garantir le cou, et Sikes lui donna un grand collet d’étoffe grossière pour se couvrir les épaules. Ainsi accoutré, l’enfant donna la main au brigand, qui s’arrêta un instant pour lui montrer, avec un geste menaçant, qu’il avait le pistolet dans la poche de côté de sa redingote ; puis il serra étroitement la main d’Olivier dans la sienne, dit adieu à Nancy, et sortit.

Comme ils franchissaient le seuil, Olivier tourna la tête un instant dans l’espoir de rencontrer le regard de Nancy ; mais elle avait repris sa place devant le feu, et se tenait complètement immobile.