Nostromo/Troisième partie/Chapitre X

Troisième partie
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La matinée du lendemain fut paisible, troublée seulement par le bruit affaibli de coups de feu tirés vers le nord, dans la direction de Los Hatos. Le capitaine Mitchell les écoutait avec anxiété, de son balcon.

— Dans ma situation délicate de seul agent consulaire du port, tout, monsieur, tout devenait cause légitime d’appréhension.

Cette phrase avait sa place dans le récit plus ou moins stéréotypé des événements qui fut servi, pendant quelques années, par le capitaine, aux étrangers de marque de passage à Sulaco. Venait ensuite une remarque sur la dignité et la neutralité du pavillon, si difficiles à faire respecter en de telles circonstances, « où l’on se trouvait pris entre le pouvoir arbitraire d’un misérable pirate, comme Sotillo, et la tyrannie, plus régulièrement établie, mais à peine moins atroce, de son Excellence don Pedro Montero ». Le capitaine Mitchell n’était pas homme à s’appesantir sur de simples dangers, mais il affirmait avoir vécu comme une journée mémorable, celle où il avait revu, vers le crépuscule, « ce pauvre garçon de Nostromo, le marin que j’avais découvert et, je puis bien le dire, formé aussi ; l’homme de la fameuse expédition à Cayta : un événement historique, monsieur ! »

La Compagnie O.S.N. avait, en raison de ses anciens et fidèles services, laissé jusqu’au terme de ses forces, au capitaine Mitchell, une situation honorable et lucrative, à la tête de ses services considérablement accrus. L’importance de cette Société, avec son armée d’employés, son annexe de ville, qui doublait le vieux bureau du port, sa division en divers services : service des passagers, du fret, des gabares, etc., laissait au capitaine un peu plus de loisir, pendant les dernières années qu’il passa dans un Sulaco régénéré, capitale de la République Occidentale. Apprécié des habitants pour sa bienveillance et la simplicité digne de ses façons un peu cérémonieuses, connu depuis des années comme « ami de notre pays », il se sentait dans la ville un homme d’importance. Il se levait tôt, pour faire un tour sur le marché, avant que l’ombre gigantesque de l’Higuerota eût fui les éventaires de fruits et de fleurs qui formaient des masses d’un coloris somptueux. Il vaquait sans trop d’effort à une besogne courante, se voyait accueilli dans toutes les demeures, récoltait les sourires des dames sur l’Alameda, avait son entrée dans tous les clubs de sa place marquée à l’hôtel Gould ; bref, il menait avec beaucoup d’aise et de solennité sa vie privilégiée de vieux célibataire mondain.

Mais les jours de courrier, il se rendait, dès la première heure, au bureau du port, près duquel l’attendait son canot monté par un élégant équipage vêtu de blanc et de bleu, tout prêt à partir à la rencontre du paquebot dès qu’il montrerait son étrave à l’entrée de la rade.

C’était dans ce bureau du port qu’il faisait entrer le passager privilégié, ramené dans sa vedette ; il l’invitait à prendre un siège, pendant une minute, le temps pour lui de signer quelques papiers. Et le capitaine Mitchell, s’asseyant à sa table, continuait à bavarder avec amabilité.

— Vous n’avez pas beaucoup de temps, si vous voulez tout voir en un jour. Nous allons partir tout de suite. Nous déjeunerons au Club Amarilla. Je suis membre de l’Anglo-Américain aussi, le cercle des ingénieurs et des hommes d’affaires, et de celui des Mirliflores, notre dernier club ; on y rencontre des Anglais, des Français, des Italiens, jeunes gens de toutes les races, et bons vivants pour la plupart, qui ont voulu faire honneur au vieux résident que je suis. Mais nous déjeunerons à l’Amarilla, que je crois devoir vous intéresser… le vrai club du pays… les hommes des meilleures familles. Le Président de la République Occidentale lui-même en fait partie, monsieur. Vous verrez, dans le patio, une belle statue d’évêque au nez cassé. Morceau remarquable de sculpture ancienne, paraît-il. Le chevalier Parrochetti — vous connaissez Parrochetti, le fameux statuaire italien ? — a travaillé ici pendant deux ans, et faisait grand cas de notre vieil évêque. Là ! voilà qui est fait ! Je suis à vos ordres, maintenant.

Fier de ses connaissances, imperturbable, pénétré de l’importance historique des hommes, des faits et des monuments, il s’exprimait pompeusement, en phrases abruptes, avec des gestes courts de son bras gros et rond, sans laisser le moindre détail échapper à l’attention de son heureux captif.

— Beaucoup de bâtiments en construction, comme vous le voyez. Avant la séparation, vous n’auriez trouvé ici qu’une plaine d’herbe brûlée, enveloppée de nuages de poussière, et une route charretière qui menait à la jetée. Rien de plus. Voici la Porte de la Mer. Pittoresque, n’est-ce pas ? Autrefois, la ville s’arrêtait ici. Nous entrons maintenant dans la calle de la Constitucion. Voyez ces vieilles maisons espagnoles. Beaucoup d’allure, n’est-ce pas ? Rien n’a changé ici, je crois, depuis le temps des vice-rois, sauf le pavé. Pavé de bois, maintenant. Là-bas, la Banque Nationale de Sulaco, avec les guérites des sentinelles, de part et d’autre de la porte. À côté, l’hôtel Avellanos, avec tous les volets du rez-de-chaussée clos. C’est une femme admirable qui l’habite, mademoiselle Avellanos, la belle Antonia. Un caractère, monsieur ! Une femme historique ! En face, l’hôtel Gould ; imposante porte cochère. Oui ! Les Gould de la Concession Gould, de cette entreprise universellement connue : eux-mêmes ! Je possède dix-sept actions de mille dollars des mines de San-Tomé. Les pauvres économies de toute ma vie, monsieur, qui me donneront une vie facile dans mon pays, quand je prendrai ma retraite. J’étais bien placé, comprenez-vous ? Car don Carlos est de mes grands amis. Dix-sept actions ! Une véritable petite fortune à laisser derrière soi. J’ai une nièce ; elle a épousé un pasteur, un digne desservant d’une petite paroisse de Sussex… un tas d’enfants. Moi, je ne me suis jamais marié. Un marin doit savoir se sacrifier. C’est de cette porte même, monsieur, où je me tenais avec quelques jeunes ingénieurs, prêt à défendre cette maison qui m’avait reçu avec tant de bonté et d’hospitalité, que j’ai assisté à la première et dernière charge des hommes de Montero contre les troupes de Barrios, maîtresses depuis peu de la Porte de la Mer. Les Montéristes ne purent soutenir le feu des nouveaux fusils apportés par le pauvre Decoud. Ce fut un désastre pour eux. En un clin d’œil, la rue fut encombrée d’une masse de cadavres d’hommes et de chevaux. Et ils n’ont pas renouvelé l’attaque.

Et sans arrêt, pendant toute la journée, le capitaine Mitchell parlait ainsi à sa victime plus ou moins résignée.

— La Plaza, magnifique, à mon gré. Deux fois la surface de Trafalgar Square.

Et du centre, sous le soleil aveuglant, il désignait les monuments.

— L’Intendancia, aujourd’hui Palais Présidentiel ; le Cabildo où siège la Chambre basse du Parlement. Vous voyez ces maisons neuves, du côté de la Plaza ? Elles appartiennent à la Compagnie Anzani ; c’est un grand magasin universel, semblable à nos coopératives anglaises. Le vieil Anzani fut tué devant son coffre-fort par les Gardes Nationaux. C’est même pour ce crime que Gamacho, le chef de la Garde, une brute sauvage et sanguinaire, fut exécuté publiquement par strangulation, sur la sentence d’un conseil de guerre présidé par Barrios. Les neveux d’Anzani ont constitué sa maison en société. Tout ce côté de la Plaza a été brûlé : il y avait là une colonnade. Ce fut un terrible incendie, dont la lueur éclaira les derniers combats et me révéla la fuite des gens de la prairie et la débandade des Nationaux. Ils jetaient leurs armes, tandis que les mineurs de la San-Tomé, tous Indiens de la Sierra, se répandaient comme un torrent dans la rue, au son des cors et des tambours, drapeaux verts au vent, masse confuse d’hommes en ponchos blancs et en chapeaux verts, à pied, sur des mules ou sur des ânes. Les mineurs avaient marché sur la ville, monsieur : don Pépé les menait du haut de son cheval noir et, derrière eux, leurs femmes juchées sur des bourricots criaient des encouragements et frappaient sur des tambourins. Je revois encore une de ces femmes, qui portait sur l’épaule un perroquet vert, placide comme un oiseau de pierre. Jamais, monsieur, jamais on ne reverra pareil spectacle. Ils venaient de sauver leur Administrateur, car Barrios, malgré sa hâte à ordonner l’avance, en pleine nuit, serait arrivé trop tard. Pedrito Montero avait déjà fait conduire don Carlos au poteau d’exécution, comme son oncle, bien des années auparavant. Lui mort, comme le disait plus tard Barrios, « il n’aurait plus valu la peine de se disputer Sulaco ». Sulaco n’était rien sans la Concession, et il y avait des tonnes et des tonnes de dynamite disposées dans la montagne, des amorces toutes prêtes, et un vieux prêtre, le Père Roman, était là pour détruire complètement la mine au premier soupçon d’un échec. Don Carlos entendait ne rien laisser derrière lui, et s’était assuré pour cela du concours des hommes nécessaires.

Le capitaine Mitchell pérorait au milieu de la Plaza, sous son ombrelle blanche doublée de vert. Mais, dans la pénombre de la cathédrale, dont une odeur d’encens parfumait la fraîche atmosphère et où l’on voyait çà et là une silhouette blanche ou noire de femme à genoux et la tête voilée, sa voix se faisait plus basse, son ton plus ému et plus solennel :

— Voici, disait-il en montrant une niche dans un des bas-côtés obscurs, voici le buste de don José Avellanos, « Patriote et Homme d’État », comme le dit l’inscription, ancien ministre auprès des cours d’Angleterre, d’Espagne, etc., mort dans les bois de Los Hatos, usé par une vie de luttes pour le Droit et la Justice, à l’aurore de l’ère nouvelle. C’est un beau portrait, œuvre de Parrochetti, d’après de vieilles photographies et un crayon de madame Gould. J’étais en relations intimes avec cet Hispano-Américain de la vieille école, homme distingué, vrai hidalgo, aimé de tous ceux qui le connaissaient. Le médaillon de marbre, encastré dans le mur selon le style antique, représente une femme voilée, assise avec les mains croisées sur les genoux ; il rappelle le sort du malheureux jeune homme qui partit avec Nostromo dans cette nuit fatale, monsieur. Lisez : « À la mémoire de Martin Decoud : sa fiancée, Antonia Avellanos. » C’est franc, simple et noble. Et toute cette jeune fille est là-dedans. C’est une personne exceptionnelle, monsieur. Ceux qui s’attendaient à la voir sombrer dans le désespoir se trompaient. Beaucoup l’ont blâmée de n’avoir pas pris le voile, comme ils l’auraient voulu. Mais doña Antonia n’est pas de l’étoffe dont se font les nonnes. L’évêque Corbelàn, son oncle, vit avec elle, dans la maison de ville des Corbelàn. C’est une sorte de prêtre terrible, qui assaille de réclamations incessantes le gouvernement, au sujet des domaines des églises et des couvents. Je crois que l’on fait grand cas de lui à Rome. Maintenant, allons déjeuner au Club Amarilla, de l’autre côté de la Plaza.

Aussitôt sorti de la cathédrale, dès les premiers degrés du noble escalier, il retrouvait les éclats pompeux de sa voix et ses gestes arrondis :

— Le Porvenir, là, au premier étage, au-dessus de ces magasins à vitrines françaises : notre plus grand quotidien, journal conservateur ou, pour mieux dire, parlementaire. Nous avons ici un parti parlementaire, dont le chef est l’actuel Président de la République, don Juste Lopez. C’est, à mon sens, un homme très avisé ; intelligence de premier ordre, monsieur. Le parti démocratique d’opposition est surtout soutenu, j’ai regret à le dire, par ces Italiens socialistes, monsieur, avec toutes leurs sociétés secrètes, camorras ou autres. Nous avons ici beaucoup d’Italiens, installés sur les propriétés du chemin de fer, manœuvres sans emploi, ouvriers, etc., tout le long de la ligne. On compte, dans le Campo des villages entiers d’Italiens. Et les indigènes aussi se laissent attirer de ce côté-là… Un bar américain ? Oui, monsieur. Et il y en a encore un autre là-bas. Ce sont surtout des New-Yorkais que l’on y rencontre… Mais nous voici à l’Amarilla. Regardez l’évêque, au pied de l’escalier, à votre droite en montant.

Ils prenaient place à l’une des petites tables de la galerie, pour faire honneur au lunch somptueux et savouré à loisir. Le capitaine Mitchell s’inclinait à chaque instant, faisait des signes de tête, se levait pour échanger quelques mots avec des fonctionnaires vêtus de noir, des commerçants en veston, des officiers en uniforme, des propriétaires de la Plaine, petits hommes blêmes et nerveux ou gros et bruns, des Européens ou des Américains du Nord, personnages notables dont le teint paraissait très blanc au milieu des physionomies basanées des autres assistants. Le capitaine Mitchell se renversait sur sa chaise en jetant autour de lui des regards de satisfaction, et tendait à son interlocuteur, par-dessus la table, un étui plein de gros cigares.

— Prenez-en un, avec votre café. C’est du tabac du pays. Et quant au café de l’Amarilla, monsieur, vous n’en trouveriez de pareil dans aucun autre endroit du monde. Il nous vient d’une plantation fameuse, située au pied des montagnes ; le propriétaire en envoie chaque année trois sacs à ses camarades du club, en souvenir du combat livré de ces fenêtres mêmes, aux Nationaux de Gamacho. Il était lui-même en ville à cette époque et prit jusqu’au bout part à la bataille, monsieur. Le chargement nous arrive sur trois mules : on ne songerait pas à le confier au chemin de fer, comme un colis banal ; la petite caravane entre dans le patio escortée par des hommes à cheval et sous la surveillance de l’intendant du domaine. Il monte l’escalier, avec bottes et éperons, et livre le café à notre comité, avec ces seules paroles : « En souvenir de ceux qui tombèrent le Trois Mai. » Nous l’appelons le café du Très de Mayo. Goûtez-le.

Et le capitaine Mitchell portait à ses lèvres la tasse minuscule, avec l’expression d’un homme qui se prépare à écouter un sermon à l’église. Dans le nuage de fumée de leurs cigares, les deux convives savouraient, dans un respectueux silence, le nectar jusqu’à la dernière goutte.

— Regardez cet homme noir qui sort, reprenait vivement le capitaine en se penchant sur la table. C’est le fameux Hernandez, notre ministre de la Guerre. Le correspondant spécial du Times, qui a écrit une série d’articles si remarquables, où il qualifiait la République Occidentale de « Trésorerie du Monde », a consacré plusieurs colonnes au ministre et à la troupe des célèbres carabiniers du Campo qu’il a organisée.

L’hôte du capitaine Mitchell jetait vers la porte un regard de curiosité. Il voyait un homme vêtu d’une redingote noire, qui marchait gravement, les paupières baissées. Il avait un visage calme et allongé, un front rayé de rides horizontales et une tête pointue dont les cheveux gris, clairsemés au sommet, et brossés soigneusement sur les côtés, tombaient en longues boucles sur son cou et ses épaules. C’était donc là le fameux bandit dont l’Europe avait suivi les exploits avec tant d’intérêt ! Il se couvrait la tête d’un sombrero à forme haute et à larges bords plats. Un chapelet à grains de bois s’enroulait autour de son poignet droit. Le capitaine Mitchell poursuivait ses explications :

— C’est lui qui protégea les réfugiés de Sulaco contre la rage de Pedrito. Il s’est distingué, comme général de cavalerie, aux côtés de Barrios, lors de la prise de Tonoro, où fut tué Fuentès avec la dernière bande des Montéristes. Il est l’ami et l’humble serviteur de l’évêque Corbelàn. Il entend trois messes par jour. Je vous parie qu’il va passer par la cathédrale pour y dire quelques prières, avant de rentrer faire sa sieste.

Le capitaine Mitchell tirait quelques bouffées en silence, avant de reprendre de son ton le plus emphatique :

— Cette race espagnole, monsieur, est féconde en individus remarquables, dans toutes les classes de la société… Je vais vous proposer maintenant d’aller chercher asile dans la salle de billard ; il y fait frais et nous pourrons y bavarder en paix, car personne n’y entre jamais avant cinq heures. Je vous raconterai des épisodes de la Révolution Séparatiste qui vous surprendront. Puis, quand la grande chaleur sera tombée, nous irons faire un tour sur l’Alameda.

Ce programme s’exécutait, inexorable comme une loi de nature, et l’invité subissait, sur l’Alameda, la lente promenade agrémentée de commentaires pompeux :

— Tout le grand monde de Sulaco vient ici, monsieur. Et le capitaine Mitchell saluait cérémonieusement à droite et à gauche. Puis, avec vivacité : Regardez la voiture de madame Gould, doña Emilia. Toujours le même attelage de mules blanches. C’est la meilleure, la plus gracieuse des femmes sur qui le soleil ait jamais brillé. Grosse situation, monsieur, grosse situation. La première dame de Sulaco, bien avant la femme du Président. Elle en est digne, d’ailleurs.

Il levait son chapeau, puis ajoutait négligemment, avec un changement de ton affecté, que l’homme assis à côté de madame Gould, avec son vêtement noir, son haut col blanc et les cicatrices de son visage renfrogné, était le docteur Monygham, Inspecteur des Hôpitaux de l’État, Médecin en chef des Mines Réunies de San-Tomé.

— C’est un familier de la maison, où on le trouve éternellement. Rien d’étonnant pour qui sait que les Gould ont fait sa fortune. C’est un homme certainement fort intelligent, mais je ne l’ai jamais aimé. Personne ne l’aime, à vrai dire. Je me rappelle l’avoir vu boitiller par les rues, avec une chemise de flanelle et des sandales du pays, et portant sous le bras un melon d’eau, sa nourriture de la journée. C’est un gros personnage, aujourd’hui, monsieur, mais il reste aussi déplaisant que jamais. Pourtant… on ne peut nier qu’il ait bien joué son rôle au moment de la Révolution. Il nous a tous sauvés de l’affreux cauchemar du Sotillo, alors qu’un homme plus scrupuleux aurait pu échouer…

Le capitaine Mitchell levait le bras.

— On a supprimé la statue qui surmontait ce piédestal, là-bas. C’était un anachronisme, ajoutait-il, obscurément. On parle de la remplacer par une colonne de marbre, monument commémoratif de la Séparation, avec des anges de la Paix aux quatre coins, et une Justice de bronze, toute dorée, balances en main, au sommet. On a obtenu du chevalier Parrochetti un projet, que vous pourrez voir, encadré et sous verre, dans le salon municipal. On gravera des noms tout autour du socle. Eh bien ! il serait juste d’y inscrire d’abord le nom de Nostromo. Ce garçon-là a fait plus que personne pour la Séparation et, à vrai dire, en a retiré moins de profit que beaucoup d’autres.

Le capitaine Mitchell se laissait tomber sur un banc de pierre, à l’ombre d’un arbre, et invitait son compagnon à prendre place à côté de lui.

— Nostromo a porté à Cayta les lettres de Sulaco, qui décidèrent le général à évacuer provisoirement Cayta pour venir à notre secours par mer. Les transports étaient, par bonheur, restés dans le port. J’ignorais même, monsieur, que mon Capataz des Cargadores fût vivant. Je ne m’en doutais pas. Ce fut le docteur Monygham qui le rencontra par hasard dans le bâtiment des Douanes, évacué une ou deux heures auparavant, par le misérable Sotillo. On ne me dit pas un mot de ce retour, comme si j’avais été indigne de confiance. Ce fut Monygham qui machina tout. Il alla trouver l’ingénieur en chef dans les chantiers du chemin de fer et l’ingénieur, par affection pour les Gould plus que pour toute autre raison, consentit à laisser partir une de ses machines pour une course effrénée de cent quatre-vingts milles, avec Nostromo dessus. C’était la seule façon d’assurer son départ. Au bout de la voie, au camp de construction, on lui procura un cheval, des armes, des vêtements, et il partit seul pour sa randonnée prodigieuse : il couvrit quatre cents milles en six jours, à travers un pays en révolte et couronna ses exploits en traversant les lignes montéristes en face de Cayta. Il y aurait un livre palpitant à écrire, monsieur, sur l’histoire de cette expédition. Le Capataz tenait nos vies à tous dans sa poche et, dans une pareille aventure, le dévouement, le courage, la fidélité et l’intelligence ne suffisaient pas. Bien entendu, Nostromo était aussi parfaitement intrépide qu’incorruptible. Mais il fallait surtout un homme qui sût se débrouiller. Et c’était bien cet homme-là, monsieur. Le 5 mai, comme j’étais pour ainsi dire prisonnier dans les bureaux de la Compagnie, j’entendis tout à coup, à un quart de mille, retentir dans le parc du chemin de fer, le sifflet d’une locomotive. Je fis un bond vers le balcon et vis sortir de l’entrepôt une machine tout enveloppée d’un nuage blanc, et qui laissait derrière elle un grand panache de vapeur. Elle sifflait frénétiquement, et ralentit brusquement son allure pour marquer presque l’arrêt en face de l’auberge du vieux Viola. J’aperçus, sans le reconnaître, un homme qui se précipitait hors de l’Albergo d’Italia Una et grimpait sur la plate-forme, et alors, monsieur, la machine me fit positivement l’effet de bondir ! Elle disparut comme la flamme d’une bougie qu’on souffle. Elle portait un mécanicien de premier ordre, vous pouvez m’en croire, monsieur. Les deux hommes essuyèrent, à Rincon et dans un autre village, un feu nourri dirigé par les Gardes Nationaux. Mais on n’avait heureusement pas touché à la voie. Ils atteignirent en quatre heures le camp de construction. Nostromo avait de l’avance. Vous savez le reste. Vous n’avez qu’à regarder autour de vous. Voilà des gens, sur cette Alameda, qui jouissent aujourd’hui de leurs équipages ou même de leur vie, parce que j’ai engagé, sur sa bonne mine, voici bien des années, un déserteur italien, comme contremaître de nos entrepôts. C’est un fait, un fait incontestable, monsieur. Le 17 mai, douze jours exactement après que j’avais vu, sans comprendre son dessein, l’homme sortir de la maison Viola pour grimper sur la machine, les transports de Barrios pénétraient dans le port ; ils venaient sauver, pour la civilisation et un immense avenir la « Trésorerie du Monde », comme le correspondant du Times appelle Sulaco dans son livre. Pedrito, pressé par Hernandez à l’ouest, et les mineurs de San-Tomé à la porte qui donne sur les champs, ne put s’opposer au débarquement. Il envoyait depuis une semaine, à Sotillo, l’ordre de se joindre à lui. Si Sotillo avait obéi, les massacres et la proscription n’auraient pas laissé en vie un homme ou une femme de qualité. Mais c’est là que le docteur Monygham entre en scène. Sourd et aveugle à tous les ordres, Sotillo restait collé à son vapeur et surveillait le dragage du port, où il croyait retrouver l’argent de la mine. Il paraît que, pendant les trois derniers jours, il était hors de lui ; la fureur de ne rien trouver le faisait écumer et délirer ; il courait sur le pont, lançait des malédictions aux bateaux dragueurs, rappelait ses hommes à bord, puis se mettait tout à coup à frapper du pied, en hurlant : « Et pourtant, il est là ! Je le vois ! Je le sens ! » Il se préparait à faire pendre au bout de la vergue d’artimon le docteur Monygham qu’il gardait près de lui à bord, lorsque le premier des transports de Barrios (un de nos bateaux, entre parenthèses), entra dans le port, se rangea près de son vapeur, et ouvrit sur lui, sans la moindre sommation, un feu de mousqueterie. Ce fut la plus parfaite surprise que l’on puisse rêver, monsieur. Les hommes de Sotillo, trop stupéfaits, au premier moment, pour descendre dans l’entrepont, tombaient à droite et à gauche, comme des quilles. C’est miracle que le docteur Monygham, qui était déjà debout, la corde au cou, sur l’écoutille d’arrière, ne fût pas percé comme une écumoire. Il m’a raconté depuis qu’il se croyait perdu, et criait, de toute la force de ses poumons : « Hissez le drapeau blanc ! Hissez le drapeau blanc ! » Tout à coup, un vieux major du régiment d’Esmeralda, dégainant près de lui, perça de son sabre Sotillo de part en part en criant : « Meurs, traître parjure », avant de tomber lui-même frappé d’une balle à la tête.

Le capitaine Mitchell se recueillait un instant.

— Pardieu, monsieur ! J’en aurais à dévider pendant des heures. Mais il est temps de partir pour Rincon. Vous ne pouvez pas être venu à Sulaco sans aller voir les lumières de la mine de San-Tomé, toute une montagne en feu, un véritable palais lumineux au-dessus de la plaine sombre. C’est la promenade à la mode. Mais laissez-moi, monsieur, vous raconter une petite anecdote, pour votre édification. Une quinzaine plus tard, alors que Barrios, nommé généralissime, s’était lancé à la poursuite de Pedrito, vers le sud, que la Junte provisoire, sous la présidence de don Juste Lopez, venait de promulguer la nouvelle Constitution, et que don Carlos Gould préparait ses malles pour une mission à San Francisco et à Washington (les États-Unis, monsieur, furent la première grande puissance qui reconnut la République Occidentale), une quinzaine plus tard, dis-je, quand nous commencions à sentir nos têtes affermies sur nos épaules, si je puis m’exprimer ainsi, un homme important, qui fournissait beaucoup de fret à notre ligne, vint me voir pour affaires, et entama la conversation par ces mots :

« — Dites-moi, capitaine Mitchell, est-ce que cet homme-là (il voulait dire Nostromo) est encore le Capataz de vos Cargadores ou non ?

« — Et pourquoi cela ? lui demandai-je.

« — Parce que, dans l’affirmative, je m’inclinerai : j’expédie et reçois force marchandises par vos navires ; mais voilà plusieurs jours que je le vois rôder sur les quais, et tout à l’heure, il m’a arrêté, sans la moindre vergogne, pour me demander un cigare. Or, vous le savez, je fume une marque spéciale de cigares, et je ne puis pas me les procurer si facilement que cela.

« — J’espère que vous avez fait un petit effort pour une fois, ai-je répondu très doucement.

« — Naturellement, mais c’est insupportable ! Voilà un homme qui ne cesse pas de mendier des cigares ! »

— J’ai détourné les yeux, monsieur, puis je lui ai demandé :

« — N’étiez-vous pas au nombre des prisonniers du Cabildo ?

« — Vous le savez bien, on m’avait même mis aux fers.

« — Et n’avait-on pas fixé votre rançon à quinze mille dollars ? »

— Il rougit, car on savait qu’il s’était évanoui de terreur lorsque l’on était venu l’arrêter, et s’était conduit devant Fuentès, de façon à faire sourire de pitié les policiers eux-mêmes qui l’y avaient traîné par les cheveux.

« — Oui, me répondit-il d’un air un peu confus… Pourquoi cela ?

« — Oh ! pour rien, lui dis-je. Vous auriez perdu un joli magot, même si vous aviez réussi à sauver vos jours. Mais qu’y a-t-il pour votre service ? »

— Il n’a même pas compris, cet homme. Et voilà comment va le monde, monsieur.

Il se levait avec quelque raideur, et la promenade à Rincon ne donnait prétexte qu’à cette seule remarque philosophique émise par l’impitoyable cicerone, devant les lumières de la San-Tomé, qui paraissaient, dans la nuit sombre, suspendues entre ciel et terre :

— C’est une grande puissance que celle-ci, monsieur, pour le bien comme pour le mal : une grande puissance.

Puis venait le dîner des Mirliflores, remarquable par sa cuisine et par l’impression qu’en emportait le visiteur, de la présence, à Sulaco, de maints jeunes gens agréables et intelligents, pourvus d’appointements manifestement trop élevés pour leur discrétion, et dont certains, Anglo-Saxons pour la plupart, semblaient versés dans l’art de « faire monter », comme on dit, l’honorable capitaine.

Le cycle se fermait enfin, ou presque, par une course rapide vers le port, dans une machine ferrailleuse à deux roues, que le capitaine Mitchell décorait du nom de cabriolet, et que tirait, au grand trot, une mule efflanquée, battue sans trêve par un cocher manifestement napolitain. Elle amenait le voyageur aux bureaux de l’O.S.N., ouverts encore et éclairés, malgré l’heure tardive, à cause du départ du bateau. C’était la fin… ou presque la fin. « Dix heures. Votre bateau ne sera pas prêt à lever l’ancre avant minuit et demi… et encore ! Entrez donc prendre un verre de brandy à l’eau de Seltz et fumer un dernier cigare. »

Et le privilégié passager de la Cérès, de la Junon ou de la Pallas, pénétrait dans l’appartement particulier du capitaine, étourdi et mentalement anéanti par une accumulation de visions, de bruits, de noms, d’anecdotes, de récits compliqués et insuffisamment digérés.

Il écoutait encore, comme un enfant fatigué écoute un conte de fées. Il entendait une voix lointaine dont l’emphase pompeuse s’accordait mal avec la familiarité, lui conter « que dans ce port même, une démonstration navale internationale avait mis fin à la guerre du Costaguana contre Sulaco ». Il apprenait que le Powhattan, croiseur des États-Unis, avait, le premier, salué le drapeau occidental, blanc, avec, au milieu, une couronne de laurier vert encadrant une fleur jaune d’amarilla ; que le général Montero, moins d’un mois après s’être proclamé Empereur du Costaguana, avait été tué d’un coup de feu (au cours d’une distribution solennelle et publique de décorations), par un jeune officier d’artillerie, frère de sa maîtresse du moment.

— L’abominable Pedrito a quitté le pays, monsieur, poursuivait la voix. Le capitaine d’un de nos navires m’a dit avoir reconnu récemment le guérillero, dans un des ports du Sud. Il portait des pantoufles violettes et une calotte de velours à gland d’or, et dirigeait une maison mal famée.

L’abominable Pedrito ? Qui diable était-ce donc ? se demandait le notable oiseau de passage, qui flottait, indécis, entre la veille et le sommeil. Il gardait pourtant les yeux résolument ouverts, et un faible sourire d’amabilité restait figé sur ses lèvres, où brûlait le dix-huitième ou vingtième cigare de cette journée mémorable.

— Il m’est apparu, dans cette pièce même, comme un fantôme, disait maintenant le capitaine Mitchell, revenu à son Nostromo avec une véritable chaleur, et un accent d’orgueil nuancé de mélancolie. Vous pouvez imaginer, monsieur, l’effet que m’a produit ce retour. Barrios l’avait ramené par mer, bien entendu. Et le premier mot qu’il me dit, quand je me trouvai en état de l’écouter, fut qu’il avait retrouvé le canot de la gabare, à la dérive sur le golfe. Cette idée paraissait le confondre. C’était, d’ailleurs, un fait assez remarquable, si vous vous souvenez que le trésor avait été coulé depuis seize jours. J’ai vu, du premier coup, que mon Nostromo était devenu un autre homme. Il regardait la mer, monsieur, comme s’il y avait vu courir une araignée ou quelque autre bête. La perte de l’argent l’accablait. Sa première question fut pour s’enquérir si doña Antonia avait appris la mort de Decoud. Sa voix tremblait. Je lui répondis que doña Antonia n’était pas encore rentrée en ville. Pauvre fille ! Je me préparais à lui poser mille questions, lorsque avec un brusque « pardon, Señor », il sortit de la pièce. Je restai trois jours sans le voir. J’avais terriblement à faire, vous le comprenez. J’appris qu’il avait erré, çà et là, par la ville, dormant deux nuits dans des baraques du chemin de fer. Il semblait parfaitement indifférent à ce qui se passait. Comme je lui demandais un jour, sur le quai :

« — Quand allez-vous vous remettre à l’ouvrage, Nostromo ? Il va y avoir force travail pour les Cargadores, maintenant ! »

— Il me dit, avec un regard interrogateur :

« — Seriez-vous surpris d’apprendre, Señor, que je me sens trop fatigué pour me remettre tout de suite à la besogne ? Quel ouvrage pourrais-je faire, d’ailleurs, et comment oserais-je regarder mes Cargadores en face, après avoir perdu cette gabare ? Je le suppliai de ne plus penser au trésor, ce qui le fit sourire. Ce sourire m’alla au cœur, monsieur.

« — Vous n’avez commis nulle faute, lui dis-je ; c’était une fatalité, quelque chose d’inévitable.

« — Oui, oui », fit-il en se détournant.

— Je crus devoir garder un instant le silence, pour lui laisser le temps de surmonter sa peine. Mais il lui a fallu des années pour cela, monsieur. J’ai assisté à son entrevue avec don Carlos. Je dois avouer que Gould est un homme plutôt froid. Il a dû, pendant tant d’années, dans ses relations avec des coquins et des bandits, réprimer ses sentiments pour écarter de sa tête et de celle de sa femme, une menace de ruine et de mort, que cette réserve est devenue chez lui une seconde nature. Ils se regardèrent longuement, puis don Carlos demanda à Nostromo, de sa façon tranquille et simple, ce qu’il pouvait faire pour lui.

« — Mon nom est connu d’un bout à l’autre de Sulaco, répondit le marin, avec le même calme. Que pourriez-vous faire de plus pour moi ? »

— Et c’est tout ce qui se passa en cette circonstance. Plus tard, cependant, comme une très belle goélette de cabotage était à vendre, nous nous entendîmes, madame Gould et moi, pour la faire acheter et la lui offrir. Il l’accepta, mais en remboursa le prix en trois ans : les affaires abondaient dans nos parages, monsieur, et d’ailleurs cet homme-là a toujours réussi dans toutes ses entreprises, sauf dans l’aventure du trésor. La pauvre doña Antonia eut aussi, à l’issue de son terrible séjour dans les bois de Los Hatos, une entrevue avec Nostromo. Elle voulait apprendre de sa bouche des détails sur la fin de Decoud, savoir ce qu’ils avaient fait et dit, ce qu’ils avaient pensé jusqu’à la dernière minute de cette nuit fatale. Madame Gould m’a raconté qu’il avait fait montre d’un calme et d’un tact parfaits. Mademoiselle Avellanos contint ses sanglots jusqu’au moment où il dit que Decoud lui avait assuré que son plan aurait un succès glorieux… Et la chose est incontestable, monsieur. C’est un succès…

La journée allait enfin se terminer. Et tandis que le passager de marque, frémissant de volupté à l’idée de retrouver son lit, oubliait de se demander : « Quels pouvaient donc bien être les projets de ce Decoud ? » le capitaine Mitchell lui déclarait :

— Je suis fâché que nous devions nous quitter si vite ; votre sympathique intérêt m’a rendu la journée charmante. Je vais vous reconduire à bord. Vous avez pu vous faire une idée de la « Trésorerie du Monde ». C’est une appellation très juste, monsieur.

La voix d’un quartier-maître annonçait à la porte que la chaloupe était prête… Et le cycle se fermait…

Nostromo avait, en effet, aperçu au large du golfe, vide et à la dérive, le canot de la gabare qu’il avait laissé à Decoud sur la Grande Isabelle. Il se trouvait alors sur le pont du premier des transports de Barrios, à une heure de Sulaco. Barrios, toujours enchanté par un acte d’audace, et bon juge en courage, avait pris le Capataz en grande affection. Tout au long du voyage vers le sud, il l’avait gardé près de lui, et l’interpellait fréquemment, de ce ton brusque et bruyant qui était, de sa part, une marque de haute faveur.

Les yeux de Nostromo furent les premiers à découvrir, loin à l’avant, une minuscule tache, noire et mobile, seul point, avec les contours des trois Isabelles, qui tranchât sur l’immensité vide et frémissante du golfe. Il y a des heures où il ne faut tenir aucun fait pour insignifiant. Une barque à cette distance de la terre, cela voulait peut-être dire quelque chose qu’il était utile de connaître. Sur un signe d’assentiment de Barrios, le transport modifia légèrement sa route et passa assez près de la coquille de noix pour voir qu’elle ne contenait pas d’occupant : ce n’était qu’un petit bateau, parti à la dérive, avec ses rames aux taquets. Mais Nostromo, qui, depuis des jours, gardait sans cesse à l’esprit le souvenir de Decoud, avait bien vite reconnu, avec un battement de cœur, le canot de la gabare.

On ne pouvait songer à faire halte pour recueillir l’épave ; la moindre minute perdue compromettait l’avenir de la ville et la vie de ses habitants. L’avant du premier bateau, qui portait le général, fut remis dans le droit chemin ; derrière lui se détachait la silhouette des transports, noirs et fumants contre le ciel d’Occident, et déployés au large sur plus d’un mille, comme des voiliers à la fin d’une course.

— Mon général — la voix de Nostromo s’éleva, nette, mais calme, derrière un groupe d’officiers — je voudrais sauver ce petit canot. Je le reconnais, por Dios ! Il appartient à ma Compagnie.

— Et vous, por Dios ! rétorqua Barrios, avec un rire bruyant et bon enfant, vous m’appartenez. Je ferai de vous un capitaine de cavalerie, dès que nous remettrons la main sur un cheval.

— Je nage bien mieux que je ne monte, mon général, cria Nostromo en s’avançant, le regard fixe, vers le bord. Laissez-moi…

— Vous laisser. Oh ! l’orgueilleux coquin ! railla d’un ton jovial le général, sans même le regarder. Le laisser partir ? Ha ! ha ! ha ! Il veut me faire avouer que nous ne saurions prendre Sulaco sans lui ! Ha ! ha ! ha ! Veux-tu le chercher à la nage, mon fils ?

— Un grand cri, qui s’éleva d’un bout à l’autre du navire, coupa son rire. Nostromo avait bondi par-dessus bord, et sa tête noire flottait sur la mer, loin déjà du navire. De stupeur, le général poussa un cri d’effroi.

— Ciel ! malheureux que je suis ! Mais il vit d’un seul regard, que Nostromo nageait avec la plus grande aisance.

L’anxiété fit place chez lui à la fureur, et il cria d’une voix de tonnerre :

— Non ! non ! nous ne nous arrêterons pas pour sauver l’insolent ! Qu’il se noie donc, ce fou de Capataz !

La contrainte physique seule aurait pu empêcher Nostromo de sauter à la mer. Ce bateau vide, mystérieusement poussé vers lui par quelque fantôme invisible, fascinait son imagination comme un appel ou un avertissement, et répondait, de façon frappante et énigmatique, à son obsession touchant le trésor et le sort de son compagnon. Il aurait sauté, même avec la certitude de trouver la mort dans ce demi-mille d’eau. La mer était d’ailleurs calme comme un lac, et les requins, bien que pullulant de l’autre côté de la Punta Mala, sont, pour une raison quelconque, inconnus dans le golfe.

Le Capataz saisit l’arrière du canot et respira avec force. Une faiblesse étrange l’avait saisi pendant qu’il nageait. Il avait dû rejeter, dans l’eau, ses bottes et sa veste. Il resta un moment immobile, cherchant à reprendre haleine. Dans le lointain, les transports regroupés filaient droit vers Sulaco, donnant l’impression d’une lutte amicale de régates. La fumée de toutes les cheminées ne formait qu’un nuage mince, couleur de soufre, qui passait droit au-dessus de la tête de Nostromo. C’était son audace, son courage, sa décision, qui avaient lancé ces bateaux sur la mer ; ils couraient pour sauver la vie et la fortune des Blancos, les maîtres du peuple, pour sauver la mine de San-Tomé, pour sauver les enfants de Giorgio.

D’un effort vigoureux et adroit, il escalada l’arrière. C’était bien, sans aucun doute possible, le canot de la gabare numéro 3, le canot laissé à Decoud, sur la Grande Isabelle, pour lui permettre de se tirer d’affaire, si l’on ne pouvait, du rivage, lui venir en aide. Et c’était ce canot même, qui venait à la rencontre de Nostromo, vide et mystérieux ! Qu’était devenu Decoud ? Le Capataz se livra à un examen minutieux de la barque, y cherchant une marque, une écorchure, une trace quelconque. Il n’y trouva qu’une tache brune, sur le bordage, en avant du banc des rameurs. Il s’inclina et frotta la tache avec le doigt, puis il resta assis à l’arrière, inerte, les genoux serrés, et les jambes de côté.

Ruisselant de la tête aux pieds, les cheveux et les favoris pendants et dégouttants d’eau, Nostromo ressemblait, avec son regard terne fixé sur le fond de la barque, à un noyé remonté des profondeurs de la mer, pour muser au coucher du soleil, dans un petit bateau. C’en était fini de l’animation de l’aventureuse chevauchée, du retour heureux, du succès couronnant l’entreprise, de tous les sentiments d’allégresse associés à l’idée du trésor énorme et du seul homme qui en connût avec lui l’existence. Jusqu’à la dernière minute, il s’était creusé la cervelle pour trouver un moyen d’aborder à la Grande Isabelle sans perdre de temps et sans se laisser surprendre. La pensée du trésor était si bien liée dans son esprit à l’idée de mystère, qu’il s’était abstenu de révéler, même à Barrios, la présence sur l’îlot de Decoud et des lingots. Les lettres qu’il avait portées au général faisaient cependant brièvement mention de la perte de la gabare, et de son influence sur la situation de Sulaco. Mais, dans les circonstances de l’heure, le tueur de tigres, le terrible borgne, flairant de loin la bataille, n’avait pas perdu son temps à s’informer de cette affaire auprès du messager. Barrios, dans ses conversations avec Nostromo, supposait Decoud et le trésor disparus en même temps et Nostromo, à qui il ne posa pas de question sur ce point, s’abstint sous l’influence d’une sorte de méfiance et de ressentiment, de le détromper, Don Martin n’aurait qu’à tout expliquer lui-même, s’était-il dit dans son for intérieur.

Et maintenant que le destin lui procurait le moyen de gagner au plus tôt la Grande Isabelle, son désir était tombé, comme s’enfuit l’âme, en laissant le corps inerte sur une terre qu’elle n’habite plus. On aurait dit que Nostromo ne connaissait plus le Golfe. Pendant un long moment, ses paupières ne clignèrent même pas sur le vide glacé de son regard. Puis lentement, sans un frémissement de muscles ou un battement de cils, une expression, une expression vivante se répandit sur ses traits immobiles, une pensée profonde se fit jour dans le vide de ses yeux, comme si une âme exilée, une âme paisible et errante, trouvant sur son chemin ce corps inhabité était furtivement venue en prendre possession.

Le Capataz fronça les sourcils, et dans l’immobilité immense de la mer, des îles, de la côte, des nuages au ciel, et des traînées de lumière sur l’eau, ce froncement de sourcils prit l’ampleur d’un geste puissant. Pendant un moment, rien d’autre ne bougea, puis le Capataz hocha la tête et s’associa de nouveau à l’universelle immobilité de toutes les choses visibles. Tout à coup, il saisit les rames, et faisant d’un seul coup pivoter le canot, il le dirigea vers la Grande Isabelle. Mais avant de se mettre à ramer, il se pencha une fois encore sur la tache brune du bordage.

— Je connais cela, murmura-t-il avec un hochement de tête sagace. C’est du sang !

Son coup de rame était allongé, puissant et régulier. De temps en temps, il regardait, par-dessus son épaule, la Grande Isabelle, qui présentait, comme un visage impénétrable, sa falaise basse à son regard anxieux. Le canot toucha enfin la grève. Nostromo le lança plus qu’il ne le tira sur la petite plage, et, tournant aussitôt le dos au soleil, s’enfonça à grands pas dans le ravin. Il faisait jaillir l’eau du ruisseau comme s’il avait voulu en fouler aux pieds l’âme claire, légère et murmurante. Il voulait profiter de ce qui lui restait de jour. Une masse de terre, d’herbes et de broussailles écrasées était très naturellement jetée sur le creux masqué par l’arbre penché. Decoud avait caché le trésor selon ses instructions, et manié la bêche avec une certaine adresse. Mais le demi-sourire approbateur de Nostromo fit place à un rictus de dédain, à la vue de la bêche elle-même, laissée sur le sol, comme si son possesseur, pris d’un dégoût total ou d’une terreur soudaine, avait brusquement renoncé à l’entreprise. Ah ! ils étaient bien tous les mêmes, dans leur folie, ces beaux messieurs qui inventaient, pour le pauvre peuple, des lois, des gouvernements et de stériles besognes.

Le Capataz ramassa la bêche, et en sentant le manche dans sa main, le désir lui vint de jeter un coup d’œil sur les caissons en peau de bœuf qui contenaient les lingots. En quelques coups de pelle, il en découvrit plusieurs, dont il vit les angles et les arêtes ; mais en écartant mieux la terre, il s’aperçut que l’un d’eux avait été éventré à coups de couteau.

Cette constatation lui arracha un cri étouffé, et il tomba à genoux, avec un regard de crainte irraisonnée jeté alternativement à droite et à gauche derrière lui.

La rude peau s’était refermée, et il hésita avant d’introduire sa main dans la longue balafre, pour sentir les lingots. Oui, ils y étaient bien. Un, deux, trois… Oui il y en avait quatre de moins. Dérobés… Quatre lingots ! Mais par qui ? Par Decoud, évidemment. Et pourquoi ? Dans quel dessein ? Par quelle maudite fantaisie ? Qu’il vînt expliquer… Quatre lingots, emportés dans le canot, et… du sang !

Dans l’ouverture du golfe, le soleil descendait sur l’eau, clair, pur et sans nuages. On aurait cru assister au calme et serein mystère d’une immolation volontaire, d’un sacrifice consommé loin de tous les yeux, dans une majesté infinie de silence et de paix. Quatre lingots de moins !… et du sang !…

Nostromo se leva doucement.

— Peut-être s’est-il seulement coupé la main, murmura-t-il. Mais alors… ?

Il s’assit sur la terre meuble, sans résister, comme s’il se fût senti enchaîné au trésor. Embrassant ses jambes à demi ployées, il avait l’air de soumission résignée et l’attitude d’un esclave placé là comme gardien. Une seule fois, il leva brusquement la tête : il venait de saisir le bruit d’une vive fusillade, comme un bruit de pois secs lancés sur un tambour.

Après un instant d’attention, il se dit presque à voix haute :

— Il ne reviendra jamais pour expliquer tout cela.

Et baissant à nouveau la tête :

— Impossible, murmura-t-il d’un ton morne.

Le bruit des coups de feu s’éteignit. La lueur d’un grand incendie s’éleva, toute rouge, au-dessus de Sulaco et le long de la côte, jouant au fond du golfe sur les masses de nuages, et éclairant d’un sinistre reflet de pourpre les formes des trois Isabelles. Mais Nostromo ne voyait rien, bien qu’il eût redressé la tête :

— Et alors, je ne saurai jamais… prononça-t-il distinctement, avant de rester, pendant des heures, silencieux et le regard fixe…

Il ne saurait jamais. Personne ne saurait jamais. La fin de Decoud ne fut d’ailleurs, comme on peut le comprendre, un sujet de conjectures que pour le seul Nostromo.

Si on avait connu la vérité des faits, le pourquoi de cette mort se serait toujours posé en énigme. Au contraire la version de la gabare coulée ne laissait place à aucun doute. Le jeune apôtre de la Séparation était mort en luttant pour son idée, victime d’un lamentable accident. En réalité, il était mort de son isolement, de cette solitude ennemie que connaissent si peu d’hommes, et que seuls peuvent supporter les plus simples d’entre eux. Le brillant boulevardier costaguanien avait succombé à sa solitude, et à son manque de foi en soi-même et dans les autres.

Des raisons sans doute sérieuses et solides, mais inconnues des hommes, éloignent des Isabelles les oiseaux du golfe. Ils élisent domicile sur la côte rocheuse de l’Azuera dont les plateaux et les ravins pierreux retentissent de leurs clameurs sauvages et tumultueuses, comme s’ils se disputaient éternellement les trésors légendaires.

À la fin de sa première journée sur la Grande Isabelle, Decoud songea, en se tournant sur la couche d’herbes rudes qu’il avait disposée à l’ombre d’un arbre :

— Je n’ai pas seulement vu un oiseau de toute la journée.

Et, de tout le jour, il n’avait pas entendu, non plus, un seul bruit, sauf, en ce moment, le murmure de sa propre voix. Ç’avait été une journée d’absolu silence, la première qu’il eût connue de sa vie. Et il n’avait pas dormi une seconde, malgré ses nuits de veille, malgré ses jours de bataille, de travail et de discussions, malgré les dangers et l’épuisement physique de cette dernière nuit, passée sur le golfe. Il n’avait pas pu, un seul instant, fermer les paupières. Pourtant, il était resté, du lever au coucher du soleil, allongé sur le sol, tantôt sur le ventre et tantôt sur le dos.

Il s’étira et descendit à pas lents vers le ravin, pour passer le nuit à côté du trésor. Si Nostromo revenait — ce qu’il pouvait faire d’un instant à l’autre — c’était là qu’il accosterait tout d’abord, et la nuit serait évidemment le moment le plus propice à toute tentative de communication. Decoud se rappela, avec une indifférence profonde, qu’il n’avait encore rien mangé, depuis que son compagnon l’avait laissé seul sur l’îlot.

Il passa la nuit, les yeux ouverts, et c’est avec la même indifférence qu’au petit jour, il avala quelques bouchées. Le brillant « fils Decoud », l’enfant gâté de la famille, l’amoureux d’Antonia, le journaliste de Sulaco, n’était pas de taille à lutter seul contre lui-même. La complète solitude, due à des conditions involontaires de la vie, crée très vite un état d’esprit, où les affectations d’ironie et de scepticisme ne trouvent plus leur place. Elle s’impose à l’esprit et repousse la pensée dans l’exil du doute absolu. Après avoir, pendant trois jours, attendu de voir un visage humain, Decoud se surprenait à douter de sa propre individualité. Elle s’était noyée dans un monde de nuages et d’eaux, de forces naturelles et de formes ambiantes. C’est dans notre seule activité que nous puisons la réconfortante illusion d’une existence indépendante alors que nous ne sommes qu’un rouage impuissant de l’ordre général des choses. Decoud avait perdu toute foi dans la réalité de ses actions passées ou à venir. Le cinquième jour, une immense tristesse descendit sur lui de façon palpable. Il résolut de ne pas s’abandonner sans résistance à ces gens de Sulaco, à ces gens irréels et terribles, qui l’avaient entouré comme des spectres simiesques et hideux. Il se voyait, luttant contre eux avec désespoir, tandis qu’Antonia, gigantesque et adorable comme une statue allégorique, jetait sur sa faiblesse un regard de mépris.

Nul être vivant, nulle ombre de voile lointaine ne se montrait dans le champ de sa vision, et comme pour échapper à sa solitude, il s’absorbait dans sa mélancolie. La vague conscience d’une vie mal dirigée et toute livrée aux impulsions, d’une existence qui laissait un goût amer dans sa bouche, était le sentiment dominant de sa maturité. Il n’éprouvait pourtant aucun remords. Qu’eût-il donc regretté ? Il n’avait pas reconnu d’autres vertus que l’intelligence, et avait élevé ses passions au rang de devoirs. Intelligence, passions, tout sombrait dans cette solitude totale, dans cette attente sans espoir. L’insomnie avait dépouillé sa volonté de toute énergie, car en sept jours, il n’avait pas dormi sept heures ! Sa tristesse était la tristesse d’un sceptique ; dans l’univers, il voyait une succession d’images incompréhensibles. Nostromo était mort, et tout était fini, misérablement. Il n’osait plus penser à Antonia. Elle n’avait pas survécu. Vivante, d’ailleurs, il n’aurait su la regarder en face. Et tout effort paraissait absurde.

Le dixième jour, après une nuit passée sans une minute d’assoupissement, il lui sembla qu’Antonia n’avait jamais pu aimer un être aussi immatériel que lui ; la solitude prenait un aspect de vide immense, et le silence du golfe lui faisait l’effet d’une corde raide et mince, à laquelle il se tenait suspendu par les deux mains, sans l’ombre d’une crainte, d’une surprise, ou d’une émotion quelconque. C’est seulement aux approches du soir, avec le répit relatif apporté par la fraîcheur, qu’il sentit le désir de voir cette corde se briser. Il l’entendait se rompre, avec un bruit sec et plein, comme celui d’un coup de pistolet. Et ce serait le signal de sa propre fin. Cette pensée lui souriait, car il redoutait les nuits sans sommeil, où le silence total, semblable à la corde sur laquelle se crispaient ses deux mains, vibrait de phrases absurdes, toujours les mêmes, et toujours incompréhensibles, où les noms de Nostromo, d’Antonia et de Barrios se mêlaient, dans un bourdonnement ironique et puéril, à des fragments de proclamations. Pendant le jour, il voyait le silence, sous forme d’une corde immobile et tendue à se rompre par le poids de sa vie, de sa vie misérable et vide.

— Je me demande si je l’entendrai claquer avant de tomber, murmurait-il.

Le soleil était à deux heures au-dessus de l’horizon, lorsque Decoud se redressa, maigre, sale et blême, pour le regarder avec des yeux rouges. Ses membres lui obéissaient avec lenteur, comme s’ils avaient été bourrés de plomb, mais sans trembler, et le sentiment de son intégrité physique donnait à son allure la dignité d’une froide résolution. Il agissait comme s’il avait accompli quelque rite. Il descendit dans le torrent, car seule survivait pour lui, du monde extérieur, la fascination du trésor, avec tout ce qu’elle comportait de puissance.

Il ramassa sur le sol la ceinture avec son revolver, et la boucla autour de sa taille. La corde du silence ne pouvait pas se briser sur l’île ; il fallait qu’elle le laissât tomber et sombrer dans la mer. Sombrer ! Il regardait la terre fraîchement remuée au-dessus du trésor. Dans la mer ! Il avait une allure de somnambule. Il se laissa choir doucement sur les genoux, et finit, en grattant patiemment, avec les doigts, par découvrir l’une des caisses. Sans hésiter, comme s’il avait répété une besogne machinale, il en déchira le couvercle, et prit quatre lingots qu’il mit dans ses poches. Puis, recouvrant la boîte éventrée, il redescendit le ravin pas à pas. Les buissons se refermaient derrière lui en sifflant. Au troisième jour de son isolement, il avait tiré le canot près de l’eau, avec la pensée de gagner quelque rive à la rame ; mais il avait renoncé à cette idée, mû à demi par un espoir confus du retour de Nostromo, et en partie aussi par la conviction de la totale inutilité d’une telle tentative. Une petite poussée devait suffire maintenant à remettre la barque à flot. Quelques bouchées, mangées chaque jour, depuis son arrivée sur l’île, avaient conservé à Decoud une certaine vigueur. Il prit doucement les rames pour s’éloigner de la grève ; derrière lui se dressait la falaise de la Grande Isabelle, chaude de soleil et de vie, baignée de haut en bas d’une riche lumière, tout éclatante d’espoir et de joie.

Il s’en allait tout droit vers le soleil couchant. Lorsque le golfe se fut obscurci, il cessa de ramer et jeta les avirons dans la barque. Le son creux qu’ils rendirent en tombant fut le bruit le plus violent qu’il eût entendu de sa vie. C’était une révélation, un appel venu de loin pour le retenir. « Peut-être dormirai-je cette nuit… » Cette pensée traversa son esprit. Mais il ne s’y arrêta point. Il ne croyait plus à rien. Et il restait assis sur son banc.

L’aube née au sommet des montagnes mit sa lueur dans ses yeux grands ouverts. Après une claire aurore le soleil émergea glorieusement entre les pics de la chaîne. L’énorme golfe ne fut plus que scintillement, tout autour du canot, et dans la splendeur de cette solitude impitoyable, Decoud voyait le silence, comme une corde mince et sombre, tendue à se rompre.

Ses yeux la regardaient, pendant que sans hâte, il quittait son banc pour s’asseoir sur le bordage. Ils la regardaient fixement tandis que sa main, descendue à sa ceinture, déboutonnait la gaine de cuir, tirait le revolver, l’armait, dirigeait le canon vers sa poitrine, pressait la gâchette, et, d’un mouvement convulsif, faisait voler dans l’air l’arme encore fumante. Ses yeux la contemplaient, tandis qu’il tombait la tête en avant, la poitrine contre le bordage, les doigts de la main droite crispés sous le banc. Ils la contemplaient…

— C’est fini, murmura-t-il, dans un flot de sang. Sa dernière pensée fut celle-ci : « Je me demande comment Nostromo est mort. »

Ses doigts raides se détendirent, et l’amoureux d’Antonia Avellanos roula par-dessus bord, sans avoir entendu la corde du silence se briser bruyamment dans la solitude du Golfe Placide, dont la surface étincelante ne fut point ternie par la chute de son corps.

Victime de la lassitude et de la désillusion réservées aux audacieux de l’intelligence, le brillant don Martin Decoud, lesté par les lingots de la San-Tomé, disparut sans laisser de traces, absorbé par l’immense indifférence des choses. Sa silhouette fiévreuse et immobile avait cessé de veiller sur l’argent de la mine, et pendant un temps, les esprits du bien et du mal, qui rôdent autour de tout trésor caché, auraient pu croire celui-là oublié de tous les hommes.

Mais quelques jours plus tard, une forme nouvelle se dressa devant le soleil déclinant, pour venir passer dans l’étroit ravin sombre une nuit d’insomnie et d’immobilité ; les esprits du bien et du mal qui rôdent autour des trésors interdits, la virent dans la même pose, et à l’endroit même où s’était assis l’autre homme sans sommeil, qui était parti, tout doucement, pour toujours, dans un petit canot, à l’heure du soleil couchant. Et ils comprirent qu’un esclave fidèle était désormais attaché pour sa vie à l’argent de la San-Tomé !

En proie au dégoût et au désenchantement réservés aux audacieux de l’action, le magnifique Capataz des Cargadores passa dans la posture accablée d’un proscrit traqué, une nuit d’insomnie aussi douloureuse qu’aucune de celles qu’avait connues Decoud, le compagnon de sa plus terrible aventure. Il ignorait comment Decoud était mort. Mais le rôle qu’il avait joué lui-même dans le drame, il le connaissait trop bien. Il avait abandonné, dans leur besoin suprême, une femme d’abord, puis un homme, à cause de ce trésor maudit : il l’avait déjà payé de la perte d’une âme, et de la disparition d’un homme. Une bouffée d’immense orgueil chassa son effroi silencieux. Il n’y avait au monde que Gian’Battista Fidanza, Capataz des Cargadores, que l’incorruptible et fidèle Nostromo, pour payer un tel prix.

Il était décidé : rien désormais ne le frustrerait du profit de ce marché ; rien ! Decoud était mort. Mais comment ? Qu’il fût mort, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Mais ces quatre lingots ?… Pourquoi ? Voulait-il donc venir en chercher d’autres… un jour ?

Le trésor exerçait déjà sa mystérieuse puissance. Elle troublait l’esprit clair de l’homme qui avait payé le prix voulu. Il était sûr de la mort de Decoud : l’îlot semblait résonner d’un murmure : « Disparu ! Mort ! » Et pourtant Nostromo se prenait à tendre l’oreille, à guetter un bruit de buissons écartés, de pas dans le lit du ruisseau. Mort, le beau parleur, le novio de doña Antonia !

— Ah ! grommela-t-il, la tête aux genoux, sous une aube nuageuse et livide, l’aube levée sur un golfe gris comme la cendre, et sur une Sulaco délivrée… C’est vers elle qu’il ira, vers elle…

Et ces quatre lingots ? Don Martin les avait-il emportés par manière de vengeance, et pour lui jeter un sort, comme la mourante qui, après lui avoir, dans sa colère, prophétisé échec et remords, lui avait confié la tâche de sauver ses fillettes ? Eh bien ! il les avait sauvées, les enfants. Il avait écarté d’elles la menace de la faim et de la misère. Et cela tout seul… ou peut-être avec l’aide du diable. Mais qui s’en souciait ? Il l’avait fait malgré toutes les trahisons, en sauvant, du même coup, la mine de San-Tomé, cette mine formidable et odieuse, dont la tyrannique richesse régissait le courage, le labeur, la fidélité des humbles, décidait de la paix et de la guerre, étendait sa domination sur la ville, la mer et le Campo.

Le soleil faisait flamber le ciel derrière les pics de la Cordillère. Le Capataz abaissa un instant les yeux sur l’amas de terre molle, de pierres et de broussailles écrasées qui dissimulaient la cachette du trésor.

— Il faudra que je m’enrichisse très lentement, fit-il à haute voix.


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