Nostromo/Troisième partie/Chapitre VIII

Troisième partie
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En sortant, tout trempé, de la mer, Nostromo avait grimpé jusqu’à la cour principale du vieux fort et là, parmi des pans de mur croulants et des restes pourris de toits et de hangars en ruine, il avait dormi toute la journée. L’ombre des montagnes et la clarté blanche de la lune étaient tombées sur son sommeil, dans la paisible solitude de ce coin de terre verdoyant placé entre l’ovale presque fermé du port et l’immense demi-cercle du golfe. Son immobilité était celle d’un mort. Un grand vautour, apparu dans le ciel comme un minuscule point noir, descendit prudemment, décrivant ses orbes en un vol singulièrement silencieux pour un oiseau de cette taille. Il se posa sur un monticule de décombres, à trois mètres de l’homme inerte comme un cadavre, sans faire plus de bruit en s’abattant que n’en faisait sur l’herbe l’ombre de son corps gris perle et de ses ailes bordées de noir.

Il tendit son cou nu et sa tête chauve, hideuse dans l’éclat de ses couleurs bigarrées, avec un air de voracité anxieuse, vers ce corps étendu qui l’alléchait. Puis il enfonça profondément sa tête sous son plumage léger et se disposa à attendre. Le premier objet sur lequel se posèrent les yeux de Nostromo, à son réveil, fut cette patiente sentinelle guettant l’apparition des symptômes de sa mort et de sa corruption. Lorsque l’homme se dressa, le vautour s’éloigna gauchement, à grands bonds de côté, en battant des ailes. Morose, il s’attarda un instant, avant de reprendre, à contrecœur, son vol silencieux, le bec et les serres tombants, en une attitude sinistre. L’oiseau avait disparu depuis longtemps déjà, lorsque le Capataz, levant les yeux vers le ciel, murmura :

— Je ne suis pas encore mort.

Il fallut un certain temps à Nostromo pour recouvrer ses esprits et reprendre conscience des faits qui lui avaient complètement échappé pendant son profond sommeil de plus de douze heures. C’était comme une solution de continuité dans la chaîne de ses souvenirs ; il lui fallait se retrouver dans l’espace et le temps, pour penser à l’heure et au lieu de son retour. Sensation nouvelle pour le Capataz, habitué à sortir du plus lourd sommeil avec une tête parfaitement lucide. Nostromo s’était montré bon marin, sur le gaillard d’avant, puis remarquable maître d’équipage. Mais une telle excellence ne vaut point d’autre récompense au marin que le sentiment très marqué de sa propre valeur et la confiance de ses chefs. Le capitaine du navire génois d’où il s’était enfui, s’en était, de mortification et de regret, arraché les cheveux. Et cela sans vergogne, car c’était un Italien qui ne dissimulait pas ses impressions. Il mêlait des imprécations contre l’ingrat déserteur aux expressions de son regret, devant les flâneurs du quai et les débardeurs qui déchargeaient son navire, aussi bien que dans le bureau de l’O.S.N., où le capitaine Mitchell, tout en lui prêtant une oreille sympathique, le tenait pour un raseur sinistre et ridicule, et souhaitait le voir disparaître à jamais.

Nostromo, caché dans l’arrière-boutique d’une pulperia jusqu’au départ du navire, s’était entendu rapporter, sans émotion apparente, ces lamentations, ces menaces et ces fureurs. Mais il n’en éprouvait pas moins une satisfaction véritable. C’était bien ainsi. On le tenait à juste titre pour un homme précieux, et l’on n’aurait su lui en donner meilleure preuve. Sa vanité était infiniment, ingénument vorace, mais ses idées étaient limitées. Plus tard, ses succès sur le port devaient les canaliser dans le sens de la munificence. Le marin menait, à sa façon, une existence officielle qui lui devenait nécessaire comme l’air à ses poumons. Et, à vrai dire, il avait une manière de distinction à lui, sincère, parce que basée sur un sentiment sincère, sur cette toute-puissante vanité que Decoud s’était seul donné la peine de déceler, avec l’idée d’en faire usage pour ses desseins politiques. Tout homme doit posséder une qualité fondamentale qui le situe. Chez Nostromo, c’était une vanité naïve, sans laquelle il n’eût pas existé. C’est elle qui mettait en branle son intrépidité, son activité, son ingénuité et ce dédain des indigènes qui lui facilitait si bien la tâche et semblait une disposition innée au commandement. Elle lui donnait un air incorruptible et féroce, et le rendait heureux aussi. Il avait ce désintéressement du marin, moins fait d’une absence d’instincts mercenaires que d’insouciance du lendemain et de pure ignorance. Il était content de soi. Mais sa vanité n’était pas brutale et idéaliste comme celle d’un homme du Nord ; elle était matérielle et imaginative. C’était un sentiment chaleureux et spéculatif, développement pittoresque de son caractère, hypertrophie sans fard de son individualité. Elle était immense et gonflée encore par l’orgueil absurde du capitaine Mitchell, par les appels divers faits à ses talents, par les grognements et les hochements de tête approbateurs du silencieux Viola, à qui, dans sa générosité, toute espèce de fidélité semblait digne d’éloges.

Le Capataz des Cargadores de Sulaco avait vécu magnifiquement aux yeux de tous, jusqu’au moment précis, pourrait-on dire, où il s’était chargé de la gabare et des lingots du trésor.

Son geste d’adieu à Sulaco avait été en parfaite harmonie avec sa vanité et, partant, entièrement sincère. Il avait donné son dernier dollar à une vieille qui gémissait de peine et de fatigue sous la voûte de l’ancienne porte, après une recherche sinistre. Cette aumône, faite obscurément et sans témoins, n’avait pas moins le caractère de munificence théâtrale dont l’homme avait marqué sa réputation. Mais ce réveil dans la solitude, dans ces ruines où vivait seul un vautour aux aguets, n’était plus en harmonie avec sa vie ; telle fut la première impression confuse de Nostromo ; c’était comme le déclin fatal de sa destinée, et la nécessité de se tenir caché, Dieu sait combien de temps, l’accabla dès son retour à la conscience. Tous les faits de sa vie antérieure prenaient un air d’inanité futile, comme les images d’un rêve heureux, brusquement interrompu. Il escalada la pente croulante du rempart, écarta les buissons pour regarder le port. Il vit, sur la nappe d’eau qui réfléchissait les dernières lueurs du jour, deux bateaux à l’ancre, et le vapeur de Sotillo accosté au quai. Derrière la longue façade blanche de la Douane se développait toute la perspective de la ville, épaisse futaie endormie sur la plaine, précédée d’une porte et surmontée de coupoles, de tours, de miradors, qui dressaient au-dessus de la masse des arbres leurs silhouettes sombres, à demi noyées déjà dans la nuit.

Il songea qu’il ne pourrait plus s’en aller par les rues, reconnu par tous, grands et petits, comme chaque soir, à l’heure où la partie de monte l’attendait dans l’auberge du Mexicain Domingo. Il ne pourrait plus s’asseoir à la place d’honneur, écouter les chansons ou regarder les danses ; c’en était assez pour que la ville lui parût n’avoir plus d’existence.

Il la contempla longuement, puis laissant se refermer les branches écartées, il se dirigea vers le côté opposé du fort et regarda l’immense vide du golfe. Les Isabelles se détachaient lourdement en noir sur la longue bande de pourpre qui se rétrécissait au couchant, très bas sur l’horizon ; et le Capataz songea à Decoud, resté seul sur l’îlot avec le trésor. C’était là, réfléchit-il amèrement, le seul homme qui pût s’inquiéter de le voir tomber ou non aux mains de Montero, dans un souci d’ailleurs purement égoïste, lit nul, à part Decoud, ne savait rien : nul n’avait cure de lui. Le vieux Giorgio Viola avait bien raison de le dire un jour : les rois, les ministres, les aristocrates, les riches en général, tenaient le peuple dans la pauvreté et la sujétion : ils l’y tenaient comme on garde les chiens, pour les faire battre et chasser à leur service. La nuit était tombée du ciel sur la ligne de l’horizon, enveloppant de son ombre le golfe tout entier avec ses îlots, et l’amoureux d’Antonia, seul sur la Grande Isabelle, avec le trésor. Le Capataz des Cargadores tourna le dos à toutes ces choses qu’il sentait vivre sans les voir, et s’assit, le visage entre les mains. Pour la première fois de sa vie, il éprouva le sentiment de la pauvreté. Bien souvent, il s’était trouvé démuni d’argent, chez Domingo, après une mauvaise passe au monte, dans la pièce basse et fumeuse de l’auberge où la confrérie des Cargadores venait jouer, chanter et danser, le soir ; il avait maintes fois retourné, vidé ses poches, dans un accès de générosité publique pour quelque fille à peigne d’or dont il ne se souciait d’ailleurs nullement. Il n’éprouvait, en ces circonstances, aucun sentiment d’humiliation ou de dénuement véritable, car il se sentait toujours riche de gloire et de prestige. Mais l’impossibilité de parader par les rues, de se voir saluer avec respect dans ses lieux de plaisir habituels, infligeait au marin une conscience nette de son indigence.

Il avait la bouche sèche, sèche du sommeil profond et de l’anxieuse réflexion, sèche comme il ne l’avait jamais sentie. On peut dire que Nostromo goûtait la poussière et la cendre du fruit de la vie, où son vorace appétit de gloire avait mordu. Sans écarter la tête de ses poings, il essaya de cracher devant lui, en grommelant une malédiction contre l’égoïsme de tous les riches.

Dans le port, au pied des montagnes immenses qui profilaient leurs crêtes sur l’essaim des étoiles, sur cette nappe lisse d’eau noire et sereine, dont la future prospérité dépendait moins de l’activité que des terreurs, des appétits et des crimes des hommes à courte vue, deux navires solitaires avaient, selon les règlements, hissé leurs feux de position. Mais Nostromo ne regardait plus le port : il avait assez vu ces navires dont chacun eût pu lui servir de refuge. Il n’eût pas eu de peine à les joindre à la nage. L’un d’eux, une felouque italienne, apportait du Détroit de Puget une cargaison de traverses de chemin de fer. Nostromo connaissait l’équipage, sa qualité de contremaître des travaux du port l’ayant mis à même de rendre service au capitaine et de l’aider à remplir ses réservoirs d’eau douce. Bronzé, avec ses favoris noirs et son air d’autorité, avec la gravité d’un homme trop puissant pour se dérider, il avait été, plus d’une fois, invité à bord pour boire dans la cabine de commandement un verre de vermouth italien. Les patrons caboteurs de la côte savaient bien tout l’avantage qu’ils trouveraient à se concilier le Capataz des Cargadores par de menues politesses qu’il semblait tenir pour dues. Et de fait, grâce à l’absolue confiance du capitaine Mitchell, il avait, comme on dit, tout le port dans la poche. Au demeurant, tout le monde convenait que c’était un garçon excellent et de tous points loyal.

En sentant tout perdu pour lui à Sulaco (c’était l’impression de son réveil), Nostromo avait songé un instant à quitter le pays pour toujours. Sur ce bateau, on lui aurait donné asile et passage pour le débarquer enfin en Italie. Cette pensée évoquait pour lui, comme un nouveau rêve, une vision de côtes abruptes et sans marées, de pins sombres sur des collines, de maisons blanches au ras d’une mer très bleue. Il revoyait les quais du grand port, le glissement silencieux des felouques de cabotage, à voile latine déployée comme une aile immobile, l’extrémité des longs môles de blocs carrés, qui se projettent l’un vers l’autre et abritent, dans la conque superbe d’une montagne couverte de palais, leurs grappes de bateaux. Ce n’était point sans émotion filiale qu’il retrouvait ces souvenirs, bien qu’il eût été souvent et rudement battu, sur une de ces felouques, par son oncle, un Génois glabre, à l’allure brutale et méfiante, au cou de taureau, qui lui avait sans doute volé son héritage d’orphelin. Mais une grâce du ciel veut que les maux passés s’estompent dans le lointain. Le sentiment de la solitude, de l’abandon, de l’insuccès lui rendait tolérable l’idée de retrouver tout cela. Mais le retrouver comment ? Les pieds et la tête nus, avec une chemise de coton et une culotte de toile pour tout bagage ?

Le célèbre Capataz, les coudes aux genoux et un poing sur chaque joue, sourit de pitié et cracha de dégoût, droit devant lui, dans l’ombre. La confuse et profonde impression de désastre universel qui accable un homme de caractère, quand sa passion dominante rencontre quelque obstacle invincible, avait pour Nostromo une amertume pareille à celle de la mort. C’était un simple, prêt, comme un enfant, à devenir la proie de n’importe quelle croyance, de n’importe quelle superstition, du premier désir venu.

Sa connaissance profonde du pays lui permettait d’apprécier nettement sa situation, dont il voyait bien les données. Il était comme dégrisé, après une ivresse prolongée. On avait joué de sa fidélité. Il avait conduit les Cargadores à se ranger aux côtés des Blancos contre le reste du peuple ; il avait eu des conversations avec don José, et s’était employé pour faciliter au Père Corbelàn les négociations avec Hernandez ; on savait que don Martin Decoud l’avait, en quelque sorte, admis dans son intimité, et qu’il avait ses entrées dans les bureaux du Porvenir. Tout cela le flattait, comme d’ordinaire. Qu’avait-il donc à faire avec leur politique ? Rien du tout ! Avec leurs Nostromo-ci et Nostromo-là, Nostromo peut faire ceci et cela, travailler tout le jour et courir à cheval toute la nuit, tout n’en était pas moins fini ! On avait fait de lui un Ribiériste signalé, marqué pour la vengeance d’un Gamacho quelconque, maintenant que le parti montériste s’était rendu maître de la ville. Les Européens et les Caballeros avaient abandonné la partie. Don Martin avait bien expliqué qu’il s’agissait seulement d’un échec temporaire, et qu’il allait ramener Barrios à la rescousse ; mais où étaient maintenant les projets de don Martin (dont le langage ironique avait toujours gêné vaguement le Capataz), de don Martin échoué sur la Grande Isabelle ? Ils lâchaient tous pied ! Jusqu’à don Carlos ! L’enlèvement précipité du trésor le disait bien ! Exaspéré jusqu’à la folie par l’idée du tort qu’il venait de subir, le Capataz des Cargadores accusait le monde entier de mensonge et de couardise. On l’avait trahi !

L’ombre infinie de l’Océan, derrière lui, faisait face aux pics altiers groupés autour de la blancheur brumeuse de l’Higuerota. Nostromo, sorti de son silence et de son immobilité par un éclat de rire bruyant, se leva d’un bond, et resta sur place… Il fallait s’en aller. Mais où ?

« Ils nous élèvent et nous dressent comme des chiens pour combattre et chasser à leur intention ! fit-il lentement d’un ton de colère. Le vecchio avait raison. »

Il voyait encore le vieux Giorgio tirer sa pipe de sa bouche pour jeter par-dessus son épaule ces paroles, dans le café plein de mécaniciens et de monteurs du chemin de fer. Ce souvenir fixa le cours de ses pensées vagabondes. Il songea à retrouver le vieux Giorgio, si c’était possible. Dieu sait ce qui pouvait lui être arrivé. Il fit quelques pas, puis s’arrêta de nouveau en secouant la tête. À droite et à gauche, devant et derrière lui, les buissons touffus frémissaient mystérieusement dans l’ombre.

« Teresa avait raison aussi », ajouta-t-il d’un accent morne où perçait une note d’angoisse. Il se demanda si elle était morte irritée contre lui, ou vivait encore. Comme pour répondre à cette question, faite à moitié d’espoir et de remords, un gros hibou, au vol furtif et gauche, passa devant lui, comme une lourde masse confuse, en jetant son cri lugubre : « Ya-acabo ! Ya-acabo ! Tout est fini ! Tout est fini ! », annonciateur de malheur et de mort, selon la croyance populaire. Devant l’effondrement de toutes les réalités qui faisaient sa force, il restait désarmé en face de la superstition, et frissonna légèrement. La Signora Teresa était donc morte ; le cri de l’oiseau de mauvais augure, ce premier bruit entendu à son retour, ce salut jeté à un homme trahi, ne pouvait avoir d’autre sens. Les puissances invisibles qu’il avait offensées en refusant d’amener un prêtre à une mourante élevaient la voix contre lui. Avec une logique admirable et bien humaine, il rapportait tout à lui-même. Teresa avait toujours été femme de bon conseil et le vieux Giorgio restait seul, accablé par cette perte, au moment où Nostromo aurait eu le plus besoin des conseils de sa sagesse. Le coup allait, pour quelque temps, rendre le vieux rêveur tout à fait stupide.

Quant au capitaine Mitchell, Nostromo le considérait, selon la coutume des fidèles seconds, comme un homme appelé peut-être, par sa situation, à signer des papiers et à donner des ordres, mais à tout autre égard, comme un incapable, et, au demeurant, comme un imbécile. La nécessité quasi quotidienne de le circonvenir, aussi bien que la suffisance pompeuse et bourrue du vieux marin, avaient fini par peser, à la longue, à Nostromo. Il éprouvait d’abord une satisfaction intime à triompher de ces petites difficultés, mais cette satisfaction fit vite place à la lassitude que ressent l’homme sûr de lui devant la certitude du succès et la monotonie de l’effort. Il se méfiait d’un supérieur toujours porté à faire des embarras, et lui refusait, dans son for intérieur, un jugement sérieux. On ne pouvait espérer qu’informé du véritable état de choses, il sût garder le silence et s’abstenir de projets irréalisables. Nostromo craignait de lui confier son secret, comme on redoute de se mettre sur le dos un durable tracas ; l’homme était dépourvu de tout discernement ; il parlerait du trésor et Nostromo était arrivé à la conclusion qu’il n’en fallait pas révéler la cachette, qu’il ne fallait pas en trahir l’existence.

Ce mot de trahir revenait avec insistance dans son esprit. Son imagination trouvait, dans cette notion claire et simple trahison, une explication lumineuse à la façon dont on avait disposé de lui, dont on avait abusé de son insouciance pour l’arracher à son existence ordinaire, et pour l’embarquer dans une affaire où l’on ne tenait nul compte de sa personnalité. Un homme trahi est un homme perdu. La Signora Teresa — que Dieu ait son âme ! — voyait juste : on n’avait jamais fait de lui aucun cas réel. Perdu ! Il revoyait maintenant la forme blanche courbée sur le lit, les cheveux noirs dénoués, le large front et le visage douloureux levés vers lui ; il entendait les imprécations furieuses qui empruntaient une signification dramatique et terrible à l’approche de la mort. Car ce n’était pas pour rien que l’oiseau de malheur avait poussé au-dessus de sa tête son cri lamentable. Elle était morte : Dieu ait son âme !

Bien que Nostromo partageât les sentiments anticléricaux des masses populaires, son esprit formulait ce souhait pieux, par la force de l’habitude, mais pourtant avec une sincérité profonde. L’esprit populaire est incapable de scepticisme, et cette incapacité livre sans défense les gens du peuple aux jongleries des escrocs comme à l’enthousiasme impitoyable des visionnaires inspirés. Elle était morte. Dieu consentirait-il à recevoir son âme ? Elle était morte sans confession et sans absolution, parce qu’il lui avait refusé un dernier moment de son temps. Son mépris pour les prêtres restait entier, mais après tout, il était impossible de savoir si leurs affirmations n’étaient pas fondées. Puissance, punition, pardon : ce sont des idées simples et faciles à comprendre. Le magnifique Capataz des Cargadores, maintenant que lui faisaient défaut certaines réalités tangibles, telles que l’adulation des femmes, l’admiration des hommes, l’éclat d’un prestige reconnu, était tout prêt à sentir sur ses épaules le poids d’un sacrilège.

Tête nue, dans sa chemise et son pantalon mince, il sentait encore à la plante des pieds la chaleur du sable fin. Loin devant lui s’arrondissait la grève étroite dont la longue courbe limitait ce côté désert du port. Il marchait sur le rivage, comme une âme en peine, entre les bouquets de palmiers sombres et la nappe d’eau qui gardait, à sa droite, une immobilité de mort.

Il s’avançait à grands pas décidés, dans le silence et la solitude, comme s’il eût oublié toute précaution et toute prudence. Mais il savait que, de ce côté de l’eau, il ne risquait point d’être découvert. Le seul habitant de la côte était un Indien sauvage, apathique et silencieux gardien des palmeraies, dont il apportait parfois une charge de cocos pour les vendre en ville. Il vivait sans femme, dans un hangar ouvert, devant un feu de bois sec toujours allumé, près d’un vieux canot tiré sur la berge, la quille en l’air. Il était facile à éviter.

L’aboiement des chiens, près du rancho de l’homme, ralentit pourtant le pas de Nostromo. Il avait oublié les chiens. Il fit un crochet brusque et s’engagea sous la palmeraie, comme dans une salle immense à colonnes sans nombres ; au-dessus de sa tête, l’obscurité profonde s’animait de faibles murmures et de frémissements silencieux. Il traversa le bois, s’engagea dans un ravin et gravit une falaise abrupte, dont la crête était dépouillée de végétation.

Du sommet, à la vague clarté des étoiles, il pouvait distinguer la plaine, entre le port et la ville. Dans les bois, un oiseau de nuit faisait entendre un étrange bruit de tambour et, sur la grève, au-delà de la palmeraie, les chiens de l’Indien continuaient d’aboyer furieusement. Étonné de leur agitation, il tenta de percer la nuit, et fut surpris de constater sur le sol des mouvements étranges, comme si des morceaux allongés de la plaine se fussent mis à bouger. Les masses sombres et remuantes, qui tantôt accrochaient et tantôt éludaient le regard, semblaient pourtant s’éloigner sans cesse du port, avec une régularité qui disait l’ordre prémédité. Nostromo sentit une lumière inonder son esprit : c’était une colonne d’infanterie qui marchait dans la nuit, pour gagner les plateaux ravinés, au pied des montagnes. Mais son ignorance profonde des événements l’empêchait de se poser des questions et de risquer des conjectures.

La plaine avait retrouvé son immobilité sombre. Nostromo quitta la crête pour regagner la solitude découverte entre la mer et le port. Cette étendue, indéfiniment élargie par l’obscurité, faisait mieux sentir au Capataz son profond isolement. Son pas se ralentit : personne ne l’attendait ; personne ne songeait à lui ; nul n’espérait ou ne souhaitait son retour.

— Trahi ! Trahi ! grommelait-il en lui-même. Qui s’en inquiétait ? Il aurait bien pu être noyé, nul ne s’en serait soucié, en dehors des fillettes… peut-être ? Mais elles étaient chez la Señora anglaise et ne pensaient pas du tout à lui.

Il hésitait à se diriger vers la casa Viola. Pourquoi faire ? Qu’y pouvait-il chercher ? Tout à la fois semblait lui faire défaut dans la vie, selon la prédiction méprisante de Teresa. Il avait douloureusement conscience de l’appréhension qui ralentissait son pas. Était-ce donc là ce remords qu’elle lui avait annoncé, au moment, sans doute, de son dernier souffle ?

Il n’obliqua pas moins à gauche, obéissant à une sorte d’instinct qui le ramenait vers la jetée et le port, théâtres de sa besogne quotidienne. La Douane dressa tout à coup devant lui l’étendue morne de ses murs, semblables à des murs d’usine. Son approche n’éveilla aucun bruit ; il contourna avec prudence la façade de la bâtisse, et s’étonna d’y voir deux fenêtres éclairées.

Ces deux fenêtres qui brillaient seules sur le port, dans toute l’étendue de la bâtisse abandonnée, évoquaient la veillée solitaire de quelque gardien mystérieux. Leur isolement était presque tangible. Une forte odeur de bois brûlé flottait, avec un brouillard léger faiblement perceptible sous la lueur des étoiles. Le Capataz avançait dans le profond silence, où le cri d’innombrables cigales cachées dans l’herbe semblait positivement assourdissant à ses oreilles tendues. Lentement, pas à pas, il pénétra dans le vestibule, tout sombre et rempli d’une âcre fumée.

Un grand feu allumé contre l’escalier n’était plus qu’un mince tas de braise. Il n’avait pu incendier les marches dont le bois dur résistait à ses morsures et dont seules les premières charbonnaient avec leurs bords dessinés par une ligne mouvante d’étincelles. En haut de l’escalier, une bande de lumière sortait par une porte ouverte. Elle tombait sur le vaste palier tout embrumé par une colonne de fumée qui montait lentement. Elle sortait de la pièce qu’il cherchait. Nostromo grimpa l’escalier, puis s’arrêta : il venait de voir, sur l’un des murs, une ombre d’homme. C’était une ombre informe aux épaules levées, l’ombre d’un individu qui restait immobile, la tête baissée, hors de la portée de son regard. Le Capataz se souvint qu’il était tout à fait désarmé et fit un pas de côté. S’effaçant dans un coin sombre, tout droit, les yeux fixés sur la porte, il attendit.

L’énorme bâtisse, spacieuse comme une caserne, ruinée avant d’être achevée, et dépourvue de plafonds sous ses toits très hauts, était tout envahie par la fumée qui flottait de droite et de gauche, au gré des courants d’air, dans l’obscurité des vastes pièces et des couloirs nus. Les volets battaient et l’un d’eux frappa brusquement le mur avec un bruit sec, comme si quelque main impatiente l’eût poussé. Un morceau de papier volait sur le plancher. L’homme, quel qu’il fût, ne projetait pas son ombre sur le carré lumineux de la porte. Deux fois, le Capataz hasarda un pas hors de sa cachette, et tendit le cou dans l’espoir de deviner la raison de cette immobilité. Mais il ne distinguait dans l’ombre difforme que des épaules larges et une tête baissée. L’homme devait être occupé et ne bougeait pas d’une ligne, comme s’il eût été plongé dans la méditation ; peut-être lisait-il un journal. Nul bruit ne sortait de la pièce.

Le Capataz recula une fois encore. Il se demandait quel pouvait être cet homme : un Montériste, peut-être ? Mais il craignait de se montrer, car la découverte prématurée de sa présence à terre pouvait, pensait-il, mettre le trésor en péril. Il lui semblait impossible, possédé qu’il était par son secret, que le premier venu ne tirât pas de sa présence à Sulaco une conclusion exacte. Il n’en serait plus de même après deux ou trois semaines. Nul ne pourrait affirmer qu’il n’eût pas regagné la ville par l’intérieur des terres et ne fût descendu dans un port hors des limites de la République. L’existence du trésor rendait ses pensées confuses et le remplissait d’une angoisse toute particulière, comme si sa vie même en eût dépendu. Elle le faisait hésiter devant le mystère de cette porte éclairée. Que le diable emportât l’homme ! Il n’avait nullement envie de le voir, et son visage, connu ou non, ne lui apprendrait rien. Il était imbécile de perdre son temps à attendre ainsi.

Cinq minutes à peine après son entrée dans le bâtiment, le Capataz effectuait sa retraite. Il descendit l’escalier sans encombre, jeta par-dessus son épaule un dernier regard vers la lumière du palier et traversa furtivement le vestibule. Mais au moment précis où il franchissait la grande porte, avec l’idée d’échapper à l’attention de l’homme assis là-haut, un individu, dont il n’avait pas entendu le pas rapide devant la façade de la Douane, donna en plein contre lui. Les deux hommes laissèrent échapper une sourde exclamation de surprise, reculèrent d’un pas, et se tinrent immobiles dans l’ombre. Nostromo resta silencieux. L’autre demanda, le premier, d’une voix assourdie par la stupeur :

— Qui va là ?

Nostromo avait cru déjà reconnaître le docteur Monygham. Il ne conservait plus de doute maintenant. Il eut une seconde d’hésitation. L’idée de s’esquiver sans un mot se présenta à son esprit. Mais à quoi bon ? Une étrange répugnance à prononcer le nom que tout le monde lui donnait lui tint encore un instant la bouche close. Il finit par dire pourtant, à voix basse :

— Un Cargador.

Et il fit un pas vers le docteur. Celui-ci restait stupéfait. Il leva les bras et, oublieux de toute prudence, cria sa surprise devant le miracle de cette rencontre. Nostromo lui ordonna rudement de modérer les éclats de sa voix. La Douane n’était pas aussi déserte qu’elle le paraissait ; il y avait quelqu’un dans la chambre du premier étage.

La surprise causée par un fait prodigieux est le moins durable de ses effets. L’esprit humain, sollicité sans cesse par la crainte ou le désir, est porté à négliger, dans les événements, leur côté merveilleux. Aussi est-ce d’un ton parfaitement naturel que le docteur demanda à cet homme que, deux minutes plus tôt, il croyait noyé au fond du golfe :

— Vous avez vu un homme là-haut ? Vraiment ?

— Non, je ne l’ai pas vu !

— Alors, comment savez-vous qu’il y en a un ?

— Je fuyais son ombre, lorsque nous nous sommes rencontrés.

— Son ombre ?

— Oui, son ombre dans la pièce éclairée, fit Nostromo d’un ton dédaigneux.

Appuyé, les bras croisés, contre le mur de l’immense bâtisse, il baissa la tête et se mordit légèrement les lèvres, sans regarder le docteur.

— Maintenant, se disait-il, il va m’interroger sur le trésor.

Mais les pensées du docteur s’attachaient à un événement qui, pour n’être pas aussi prodigieux que la résurrection de Nostromo, ne laissait pourtant pas d’être, en soi, beaucoup moins clair. Pourquoi Sotillo avait-il, avec cette soudaineté et ce mystère, éloigné toutes ses troupes ? Que présageait un tel mouvement ? Le docteur s’avisa que l’homme signalé par Nostromo devait être un officier laissé par le colonel pour communiquer avec lui.

— Je crois qu’il m’attend, dit-il.

— C’est possible.

— Il faut que je m’en assure. Ne partez pas encore, Capataz.

— Partir ? Pour où ? murmura Nostromo.

Le docteur l’avait déjà quitté, et il restait appuyé contre le mur, les yeux sur la nappe sombre du port, les oreilles pleines du chant aigre des cigales. Une torpeur invincible envahissait son être et lui enlevait toute volonté.

— Capataz ! Capataz ! appela de l’étage supérieur la voix pressante du docteur Monygham.

L’idée de ruine et de trahison planait sur la sombre indifférence de Nostromo, comme au-dessus d’une mer inerte de bitume. Il s’éloigna pourtant du mur et leva les yeux. Le docteur Monygham se penchait à l’une des fenêtres éclairées.

— Venez voir ce qu’a fait Sotillo. Vous n’avez rien à craindre.

Nostromo répondit par un rire bref et amer. Craindre un homme ! Le Capataz des Cargadores de Sulaco, craindre un homme ! Il sentait monter sa colère au simple énoncé d’une telle idée. Il souffrait de se sentir désarmé, contraint à se cacher, mis en péril par ce maudit trésor, si peu important pour les gens qui le lui avaient fourré sur les bras. Il ne pouvait plus se débarrasser de cette misère ! Aux yeux de Nostromo, le docteur représentait tous ces gens-là. Et il ne s’était même pas inquiété du trésor ; il n’avait pas eu un mot pour l’expédition terrible entreprise par le Capataz des Cargadores.

Ruminant ces pensées, Nostromo affronta de nouveau le vide du vestibule où la fumée se faisait plus claire, et monta l’escalier dont les marches étaient maintenant moins chaudes sous ses pieds. Il regardait la porte éclairée où s’encadra un instant la silhouette agitée et impatiente du docteur.

— Venez ! Venez !

Au moment de pénétrer dans la pièce, Nostromo éprouva une brusque surprise. L’homme n’avait pas bougé ! Son ombre restait à la même place ! Il tressaillit et avança, sentant le mystère se dissiper.

C’était bien simple. Il eut, pendant une fraction infinitésimale de seconde, sous la lueur fumeuse des chandelles coulantes, à travers le mince brouillard bleu dont l’âcreté piquait ses yeux, la vision de l’homme tel qu’il se l’était imaginé, debout, adossé à la porte, projetant sur le mur une ombre gigantesque et difforme. Puis, rapide comme l’éclair, il eut la perception de la posture forcée, déséquilibrée de l’individu, avec les épaules saillantes et la tête penchée sur la poitrine. Il distingua les bras passés derrière le dos, et si brutalement retournés que les deux poings liés remontaient plus haut que les omoplates. Dans la même seconde, son regard saisit la courroie qui partait des poignets pour s’enrouler autour de la grosse poutre et, de là, allait s’accrocher à un crampon du mur. Point n’était besoin de regarder les jambes rigides, les pieds pendants avec leurs orteils nus, à six pouces environ du sol, pour comprendre que l’homme avait subi l’estrapade jusqu’à la syncope.

Le premier mouvement de Nostromo fut de bondir pour couper la corde. Il chercha son couteau. Mais il n’avait pas de couteau, pas même de couteau ! Il restait frémissant, tandis que le docteur, assis sur le bord de la table contemplait d’un air pensif le spectacle atroce et lamentable, et murmurait sans bouger, le menton dans la main :

— Torturé et tué d’un coup de pistolet au cœur. Il est déjà presque froid !

Cette assurance calma le Capataz. Une des chandelles grésilla sur le flambeau et s’éteignit.

— Qui a fait cela ? demanda Nostromo.

— Sotillo, évidemment. Qui voulez-vous que ce soit ? Qu’on l’ait torturé, c’est naturel ! mais pourquoi tué ?

Et le docteur regardait fixement Nostromo, qui haussa légèrement les épaules.

— Et voyez : tué brusquement, sans réflexion, c’est évident. Je voudrais bien pouvoir résoudre ce mystère.

Nostromo s’était avancé et se penchait pour regarder le cadavre.

— Il me semble avoir vu cette physionomie-là quelque part, murmura-t-il. Qui est-ce ?

Le docteur tourna de nouveau les yeux vers lui :

— Peut-être envierai-je son sort, un jour. Qu’en pensez-vous, Capataz, hein ?

Mais Nostromo n’avait pas entendu ces paroles. Il saisit la chandelle qui brûlait encore et l’approcha de la tête penchée. Le docteur restait assis, oublieux de tout, les yeux perdus. Tout à coup, le lourd chandelier roula sur le sol, comme si on l’eût arraché aux mains de Nostromo.

— Eh bien ? s’écria le docteur en levant les yeux avec un tressaillement.

Il entendait la respiration haletante du Capataz des Cargadores qui s’appuyait à la table. La brusque extinction de la lumière fit apparaître, dans l’embrasure noire des fenêtres, la clarté des étoiles.

— C’est vrai ! C’est vrai ! se dit le docteur en anglais. Il y a de quoi le faire sortir de sa peau !

Nostromo étouffait. Sa tête tournait.

— Hirsch ! C’était Hirsch, cet homme !

Il se cramponnait au bord de la table.

— Mais il se cachait dans la gabare, cria-t-il sans presque modérer sa voix.

Puis, plus bas :

— Dans la gabare, et… et…

— Et Sotillo l’a ramené en ville, fit le docteur. Vous n’êtes pas plus stupéfait que moi de le voir là. Mais je voudrais bien savoir ce qui a pu inciter une âme charitable à lui tirer un coup de pistolet.

— Alors Sotillo sait… ? demanda Nostromo d’un ton plus calme.

— Tout ! interrompit le docteur.

Il entendit le Capataz frapper la table du poing.

— Tout ? Qu’est-ce que vous me racontez-là ? Tout ? Il sait tout ? C’est impossible ! Tout ?

— Mais si ! Qu’appelez-vous impossible ? Je vous dis que j’ai assisté hier soir, dans cette même pièce, à l’interrogatoire de ce malheureux Hirsch. Il savait votre nom, celui de Decoud et l’histoire des lingots… La gabare a été coupée en deux. Une terreur abjecte le faisait ramper devant Sotillo, mais il se souvenait de cela, au moins. Que voulez-vous de plus ? C’est sur son propre compte qu’il en savait le moins… On l’a trouvé accroché à l’ancre, qui avait dû le cueillir au moment même où votre gabare sombrait.

— Sombrait ! répéta doucement Nostromo ; voilà ce que croit Sotillo ? Bueno !

Le docteur demanda avec quelque impatience ce que l’on aurait pu imaginer d’autre. Oui, Sotillo pensait que la barque avait coulé et que le Capataz des Cargadores avait été noyé avec Martin Decoud et un ou deux autres fugitifs, peut-être.

— Je vous disais bien, Señor doctor, remarqua Nostromo, que Sotillo ne savait pas tout.

— Eh ? que voulez-vous dire ?

— Il ne savait pas que je n’étais pas mort.

— Nous non plus !

— Et peu vous importait, sans doute, à vous tous, Caballeros, qui étiez venus sur le quai pour voir un homme de chair et de sang comme vous s’engager dans une folle équipée dont il ne pouvait rien sortir de bon.

— Vous oubliez, Capataz, que je n’étais pas sur le quai et que je n’ai jamais approuvé votre expédition. Inutile donc de vous en prendre à moi. Mais je vous avoue, mon ami, que nous n’avons guère eu le temps de penser aux morts. La mort nous serre tous de près, en ce moment… Et vous étiez parti…

— Oui, j’étais parti, interrompit Nostromo, mais dans quel intérêt ? Dites-le-moi ?

— Cela, c’est votre affaire, répondit brusquement le docteur. Ne me le demandez pas.

Leur murmure s’apaisa dans la nuit. Assis sur le bord de la table, ils sentaient leurs épaules se toucher, mais ne se regardaient pas. Leurs yeux restaient fixés sur le fond de la pièce, sur une forme rigide, à demi perdue dans la pénombre, qui paraissait, avec sa tête tendue, ses épaules saillantes et son immobilité sinistre, prêter une oreille attentive à toutes leurs paroles.

— Muy bien ! grommela enfin Nostromo. Soit ! Teresa avait raison. C’est mon affaire.

— Teresa est morte, fit distraitement le docteur, qui se laissait aller à des pensées nouvelles suggérées par ce qu’on aurait pu appeler la résurrection de Nostromo. Elle est morte, la pauvre femme.

— Morte sans prêtre ? demanda Nostromo avec anxiété.

— Quelle question ! Qui serait allé lui chercher un prêtre, la nuit dernière ?

— Dieu ait son âme ! s’écria Nostromo avec une ferveur sombre et désespérée.

Le docteur n’eut pas le temps de s’étonner de cet accent ; le Capataz reprenait le fil de la conversation et poursuivait d’un ton sinistre :

— Oui, Señor doctor, comme vous le disiez, c’est mon affaire. Et une très vilaine affaire encore !

— Il n’y a pas deux hommes dans cette partie du monde qui auraient pu, comme vous, se sauver à la nage, fit le docteur avec admiration.

Le silence retomba entre ces deux êtres. Ils réfléchissaient, et la diversité de leurs natures faisait diverger le cours des pensées suscitées en eux par cette rencontre. Monygham, poussé par sa loyauté envers les Gould à des actions téméraires, songeait avec gratitude à la série des événements qui avaient ramené le marin là où il pouvait le plus pour le salut de la mine. Le docteur était dévoué à la mine, qui se présentait à ses yeux de cinquante ans sous l’aspect d’une jeune femme à la longue robe souple, à la tête délicieusement chargée d’une lourde masse de cheveux blonds, dont l’âme précieuse et délicate, fine comme un bijou ou comme une fleur, se révélait dans toutes ses attitudes. Cette vision prenait, à mesure que se précisaient les dangers autour de la mine de San-Tomé, netteté, permanence, autorité absolue. Elle réclamait son concours ! Cet appel, dégagé de toute idée d’espoir ou de récompense, rendait très redoutable pour lui comme pour les autres, les pensées, les décisions, l’individualité du docteur Monygham. Devant le sentiment de fierté qu’il éprouvait à voir dans son dévouement l’unique barrière dressée entre une femme admirable et un affreux désastre, tout scrupule s’évanouissait.

C’était une sorte d’ivresse qui le rendait parfaitement indifférent au sort de Decoud, mais lui laissait l’esprit assez lucide pour apprécier son plan politique. C’était une bonne idée, dont Barrios pouvait seul amener la réalisation. L’âme du docteur, frappée et desséchée par la honte d’une disgrâce morale, empruntait à sa tendresse une implacable rigueur. Le retour de Nostromo lui paraissait providentiel. Il ne voyait pas en lui l’homme, l’homme échappé aux griffes de la mort, mais le seul messager qu’il fût possible d’envoyer à Cayta, l’homme nécessaire ! La méfiance qu’affichait pour l’humanité la misanthropie du docteur, misanthropie d’autant plus amère qu’elle prenait sa source dans le sentiment de sa propre défaillance, ne haussait pas assez son esprit au-dessus des communes faiblesses. Il subissait l’ascendant d’une réputation établie, et la fidélité de Nostromo, trompettée par le capitaine Mitchell, partout proclamée et certifiée par l’aveu général, n’avait jamais été mise en doute par le docteur Monygham. Ce n’était pas à l’heure d’un pressant besoin qu’il allait s’aviser de le faire. Comme les autres, le docteur Monygham adoptait l’opinion populaire sur l’incorruptibilité du Capataz des Cargadores, parce qu’aucune parole ni aucun acte n’étaient jamais venus y contredire. Elle semblait faire partie intégrante de l’homme, au même titre que ses favoris ou ses dents, et l’on ne pouvait se le représenter autrement.

Seulement, voudrait-il se charger d’une mission aussi redoutable ? Le docteur était assez observateur pour avoir remarqué quelque chose de nouveau dans les façons de l’homme, depuis le début de leur conversation. Sans doute ne pouvait-il se consoler de la perte du trésor.

— Il faudra m’en remettre entièrement à sa loyauté, se disait-il avec une certaine compréhension de celui auquel il s’adressait.

Chez Nostromo, le silence était plein de sombre irrésolution, de colère et de méfiance. C’est lui pourtant qui le rompit.

— La grande affaire n’a pas été de nager, fit-il. C’est ce qui s’est passé avant… et ce qui viendra après…

Il ne finit pas sa phrase, s’arrêtant court comme si sa pensée avait buté contre un obstacle matériel. Le docteur machinait en lui-même ses plans avec une subtilité machiavélique. Il reprit avec toute la sympathie dont il était capable :

— C’est très malheureux, Capataz, mais nul ne songerait à vous blâmer. C’est très malheureux. Pour commencer, le trésor n’aurait jamais dû quitter la montagne. C’est Decoud qui a voulu… Il est mort, inutile d’en parler.

— En effet, approuva Nostromo, il est inutile de parler des morts. Mais moi, je ne suis pas encore mort !

— Non, certes, et il fallait, pour se sauver dans de telles conditions, un courage comme le vôtre.

En prononçant ces paroles, Monygham était sincère. Il appréciait fort l’intrépidité de cet homme, dont il faisait d’ailleurs peu de cas. Il méprisait l’humanité en général, pour avoir lui-même failli à son idéal, dans une circonstance particulière. Il avait dû, à maintes reprises, au cours de son exil, affronter seul des dangers physiques, et il en connaissait bien l’élément le plus redoutable et commun à tous : cette sensation écrasante, paralysante aussi de faiblesse, qui annihile l’homme en lutte avec des forces naturelles, loin des yeux de ses semblables. Ses expériences passées l’avaient parfaitement préparé à apprécier la scène que lui représentait son imagination : cette brutale immersion de Nostromo, précipité, après des heures d’anxiété et de tension nerveuse, dans l’abîme de l’eau et des ténèbres, sans ciel et sans terre, ce qui ne l’avait pas empêché d’affronter le péril d’un cœur vaillant et de s’en tirer de remarquable façon. Certes, c’était, comme chacun le savait, un nageur incomparable que Nostromo ; mais, plus encore que son effort physique, le docteur appréciait ici la maîtrise de son esprit. Ce courage lui plaisait, il en augurait bien pour le succès de la mission périlleuse qu’il se proposait de confier au Capataz, rendu d’une manière extraordinaire à ses vœux. Et c’est sur un ton d’admiration flatteuse qu’il poursuivit :

— Il devait faire affreusement noir !

— C’était la plus noire des nuits du golfe, répondit brièvement Nostromo, à demi touché pourtant par la vague curiosité que le docteur semblait témoigner pour ses aventures. Il laissa tomber, avec une nonchalance affectée et dédaigneuse, quelques phrases imagées. Il se sentait communicatif et attendait des marques nouvelles d’un intérêt qu’il pourrait agréer ou dédaigner, mais qui lui rendrait au moins sa personnalité, la seule chose qu’il eût perdue dans cette redoutable affaire. Malheureusement, le docteur, absorbé par la pensée de l’aventure périlleuse où il allait se lancer lui-même, suivant son idée avec une logique inflexible, laissa échapper cette exclamation de regret :

— Je regrette presque que vous n’ayez pas appelé et allumé un feu !

Ces paroles imprévues stupéfièrent Nostromo par ce qu’elles paraissaient trahir de froid et monstrueux égoïsme. C’était dire : « Je voudrais que vous eussiez fait montre de lâcheté et que vous vous fussiez, pour votre peine, fait couper la gorge. » Il se les appliquait naturellement à lui-même, alors que, formulées avec simplicité et avec bien des réserves mentales, elles ne visaient que le trésor. Il en resta muet de surprise et de colère, et le sang qui battait violemment dans ses oreilles l’empêcha d’entendre le docteur poursuivre :

— Je suis bien convaincu que Sotillo, une fois maître des lingots, aurait viré de bord pour gagner un port quelconque de l’étranger. C’eût été une perte, au point de vue économique, mais une perte moins sérieuse que la disparition du trésor au fond de l’eau. C’eût été la meilleure solution, après celle qui consistait à le garder en main et à en distraire une partie pour acheter Sotillo. Mais je doute que Charles Gould eût jamais consenti à prendre cette décision. Il n’est pas fait pour le Costaguana, voilà qui est certain, Capataz.

Nostromo avait réussi à maîtriser la colère qui faisait dans ses oreilles un bruit de tempête ; cet effort parut le transformer, et c’est d’une voix calme, posée et réfléchie qu’il demanda, en entendant le nom de Charles Gould :

— Croyez-vous que don Carlos eût été satisfait de me voir livrer le trésor ?

— Je crois bien qu’à l’heure actuelle ils le seraient tous, répondit le docteur d’un ton bourru. On ne m’a pas consulté et on a laissé faire Decoud. Je suppose qu’ils ont les yeux ouverts maintenant. En ce qui me concerne, au moins, je sais bien que si le trésor était, par miracle, rejeté à la côte, je le donnerais à Sotillo. Et, dans l’état actuel des choses, tout le monde m’approuverait.

— Rejeté par miracle, répéta le Capataz très bas.

Puis, à voix plus haute :

— Voilà, Señor, un miracle que nul saint ne pourrait accomplir.

— Je le crois, dit sèchement le docteur. Et il se mit à expliquer à Nostromo pourquoi, à son avis, Sotillo constituait un élément dangereux dans la situation. Le marin l’écoutait comme en rêve. Il ne se sentait pas plus d’importance que ce mort dont la forme indistincte et immobile pendait toute droite sous la poutre, avec son air d’attention profonde, terrible exemple encore de l’oubli et de l’indifférence des hommes.

— Alors, c’est pour une absurde fantaisie, pour une lubie que l’on est venu me chercher ? interrompit-il brusquement. N’avais-je pas fait assez déjà pour mériter quelque considération, por Dios ! Est-ce que les beaux messieurs ne peuvent plus se donner la peine de réfléchir quand un homme du peuple est prêt à risquer pour eux son corps et son âme ?… À supposer toutefois que nous ayons une âme et ne soyons pas comme les chiens…

— Mais on avait un plan, riposta le docteur, le plan de Decoud…

— Oui ! Et le richard de San Francisco qui avait aussi quelque chose à voir avec le trésor, que sais-je moi ? Non ! j’en ai trop entendu ! Il me semble que tout est permis aux riches.

— Je comprends, Capataz… commença le docteur.

— Comment… Capataz ? s’écria Nostromo d’un ton âpre et violent. C’en est fini du Capataz ! Il est mort ! Oh ! non. Vous ne trouverez plus de Capataz des Cargadores.

— Allons ! Voyons ! C’est enfantin ! fit le docteur, et l’autre tout à coup apaisé :

— C’est vrai, je me conduis comme un enfant ! murmura-t-il.

Ses yeux se portèrent de nouveau sur le cadavre suspendu qui paraissait, dans son immobilité terrible, prêter à la conversation une attention polie, et il demanda d’un ton rêveur :

— Pourquoi Sotillo a-t-il donné l’estrapade à ce pauvre être ? Le comprenez-vous ? Pouvait-il y avoir pour lui plus affreuse torture que sa terreur ? Qu’on l’ait tué, je le comprends : son épouvante était intolérable à voir. Mais pourquoi l’avoir fait souffrir ? Il n’avait rien à dire de plus.

— Non, certes, tout homme raisonnable pouvait s’en rendre compte. Il avait dit tout ce qu’il savait. Mais écoutez, Capataz, Sotillo n’ajoutait pas foi à son récit. Pas à tout son récit, du moins.

— Qu’est-ce qu’il n’en voulait pas croire ? Je ne comprends pas.

— Moi, je comprends, parce que j’ai vu l’individu. Sotillo se refuse à admettre la perte du trésor.

— Que dites-vous ? s’écria le Capataz atterré.

— Ça vous étonne, hein ?

— Voulez-vous dire, Señor, poursuivit Nostromo d’un ton résolu mais prudent, que Sotillo s’imagine le trésor sauvé par un moyen quelconque ?

— Non ! Non ! Ce serait impossible, fit le docteur avec conviction, tandis que Nostromo poussait un grognement dans l’ombre. Ce serait impossible. Il croit seulement que la gabare ne contenait plus de lingots lorsqu’elle a été coulée. Il est convaincu qu’on a fait semblant d’emporter le trésor, et que c’est une comédie montée pour tromper Gamacho et sa Garde Nationale, Pedrito Montero, Fuentès, notre nouveau Chef politique et lui-même aussi. Seulement, à l’entendre, il n’est pas assez bête pour se laisser abuser de la sorte.

— Mais c’est insensé ! C’est le plus grand imbécile qui se soit appelé colonel, dans ce pays de malheur, gronda Nostromo.

— Il n’est pas plus fou que bien des hommes raisonnables, répliqua le docteur. Il a fini par se convaincre que l’on trouvera le trésor, parce qu’il désire passionnément mettre la main dessus. Et il a peur aussi que ses officiers se tournent contre lui ou se rallient à Pedrito, qu’il n’a ni le courage de combattre ni de rejoindre comme allié. Comprenez-vous, Capataz ? Il ne redoute point de désertion tant que subsistera un espoir de retrouver cette proie convoitée. Et je me suis donné pour tâche d’encourager en lui cet espoir.

— Vraiment ? fit Nostromo avec circonspection. Eh bien ! c’est une belle entreprise. Mais combien de temps pensez-vous jouer ce jeu-là ?

— Aussi longtemps que je le pourrai.

— C’est-à-dire ?

— Je ne puis vous le dire exactement : tant que je vivrai, déclara le docteur d’un accent résolu.

Puis il fit, en quelques paroles, le récit de son arrestation et des circonstances qui avaient amené Sotillo à le relâcher.

— Je venais retrouver ce coquin imbécile, lorsque nous nous sommes rencontrés, conclut-il.

Nostromo l’avait écouté avec une attention profonde.

— Alors vous êtes résigné à une mort prochaine ? grommela-t-il entre ses dents serrées.

— C’est possible, illustre Capataz, répondit le docteur d’un ton bourru. Vous n’êtes pas le seul homme ici qui sache regarder en face la perspective d’une vilaine mort.

— C’est probable, marmotta Nostromo assez fort pour être entendu. Peut-être même y a-t-il plus de deux imbéciles dans cette ville. Qui sait ?

— C’est mon affaire, en tout cas, répliqua brièvement le docteur.

— Oui, comme c’était mon affaire d’emporter au loin ce maudit trésor, riposta Nostromo. Je vois ! Bon ! Nous avons chacun nos raisons. Mais vous êtes le dernier homme avec qui j’aie causé avant mon départ, et vous paraissiez me prendre pour un imbécile.

Nostromo s’irritait fort du mépris sardonique que le docteur semblait affecter pour sa réputation. L’ironie légère de Decoud à son endroit l’avait gêné aussi ; mais la familiarité d’un homme tel que don Martin était flatteuse, tandis que le docteur était un homme de rien. Nostromo se rappelait l’avoir vu rôder dans les rues de Sulaco, en réprouvé sans le sou, sans amis et sans relations, jusqu’au jour où don Carlos Gould l’avait pris au service de la mine.

— Vous êtes peut-être très sage, poursuivit-il d’un ton pensif en laissant ses yeux errer dans l’obscurité de la pièce, où planait le mystère lugubre du cadavre torturé. Mais je ne suis plus aussi naïf qu’à l’heure de mon départ. Et j’ai appris au moins une chose, c’est que vous êtes un homme dangereux.

Stupéfait, le docteur ne put que s’écrier :

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Si celui-là pouvait parler, il m’approuverait, répondit Nostromo, avec un geste de la tête vaguement perceptible contre la fenêtre constellée d’étoiles.

Cette accusation fit tressaillir le docteur. Mais le dévouement absolu qui accaparait toute sa sensibilité avait aussi cuirassé son cœur contre tout sentiment de remords ou de pitié. Il éprouva pourtant le besoin, pour apaiser ses scrupules, de crier son mépris d’une telle insinuation.

— Bah ! vous osez me dire cela, vous qui connaissez Sotillo ! J’avoue n’avoir pas un instant pensé à Hirsch. C’eût été peine perdue, d’ailleurs. Il est facile de voir que le sort du malheureux fut scellé au moment précis où il a saisi l’ancre. Scellé, je vous le dis ! Il était condamné, comme je le suis moi-même, très probablement !

Telles furent les paroles du docteur Monygham, en réponse à l’observation de Nostromo, dont il sentait trop le bien-fondé pour n’en pas éprouver une certaine gêne. Le docteur n’avait pas le cœur endurci, mais l’urgence et l’importance de la besogne qu’il avait assumée obscurcissaient pour lui toutes les autres considérations d’humanité. C’était en fanatique qu’il avait entrepris cette tâche qui ne lui plaisait d’ailleurs nullement. Au détriment même du plus vil des hommes, le mensonge, la fourberie, la fraude lui étaient odieux, odieux par instinct, par éducation, par tradition. Se rendre coupable de toutes ces bassesses et jouer un rôle de traître constituait pour ses goûts et ses sentiments une épreuve exécrable et terrible. Mais il avait fait ce sacrifice en toute humilité, et s’était dit amèrement :

— Je suis le seul homme désigné pour cette sale entreprise.

Il le croyait d’ailleurs. Il n’était pas subtil et sa simplicité était si grande que, sans aucune idée de mort héroïque, il accueillait avec satisfaction et réconfort la pensée du péril très sérieux auquel il s’exposait. Devant cette exaltation, la mort de Hirsch ne comptait que pour une petite partie de l’horreur générale. Le docteur considérait l’événement par son côté pratique. Que fallait-il en conclure ? Était-ce le signe d’un revirement dangereux dans les illusions de Sotillo ? Ce que le docteur ne pouvait pas comprendre, c’est que l’on eût tué l’homme de cette façon…

— Oui ; pourquoi ce coup de revolver ? se demandait-il.

Nostromo restait parfaitement silencieux.


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