Nostromo/Première partie/Chapitre IV

Première partie
◄   Chapitre III Chapitre IV Chapitre V   ►


Pendant toute la matinée, et jusqu’au plus fort de la mêlée devant la Douane, Nostromo avait, de loin, gardé les yeux fixés sur la casa Viola. Si je vois une fumée s’élever de ce côté, pensait-il, ils sont perdus. Dès que la canaille fut dispersée, il poussa, avec une poignée de travailleurs italiens, dans la direction de l’hôtel ; aussi bien était-ce le plus court, chemin pour regagner la ville. La bande de coquins qu’il poursuivait semblait vouloir s’embusquer derrière la maison, mais une salve tirée par les ouvriers, sous la protection d’une haie d’aloès, mit les bandits en fuite et, juché sur sa jument gris d’argent, Nostromo sauta par une brèche, ménagée dans la haie pour l’embranchement du port. Il poussa un grand cri, tira sur les fuyards un coup de revolver, et se lança au galop vers la fenêtre du café. Il pensait bien que le vieux Giorgio avait dû élire pour refuge cette partie de la maison.

Le son étouffé de sa voix parvint aux oreilles des prisonniers :

— Holà ! vecchio. Oh ! vecchio ! Tout va bien, chez vous ?

— Tu vois !… murmura le vieux Giorgio à sa femme.

La Signora Teresa restait silencieuse, et Nostromo riait au-dehors.

— Je vois que la Padrona n’est pas morte.

— Ce n’est pas ta faute, si je ne suis pas morte de peur ! cria la Signora Teresa. Elle voulait en dire plus, mais la voix lui manqua.

Linda leva les yeux vers le visage de sa mère, tandis que le vieux Giorgio disait en manière d’excuse :

— Elle est un peu démontée.

Et Nostromo, du dehors, avec un nouveau rire :

— Au moins, elle ne me démontera pas, moi !

La Signora Teresa retrouva la voix :

— C’est bien ce que je dis. Tu n’as ni cœur ni conscience, Gian’Battista.

Ils l’entendirent éperonner son cheval et s’éloigner de la fenêtre. La petite troupe bavardait avec animation, en italien et en espagnol, et les hommes s’excitaient à la poursuite. Nostromo se mit à leur tête, en criant :

Avanti !

— Il n’est pas resté bien longtemps avec nous ! Il n’y a pas ici d’étrangers pour l’admirer ! fit, d’un ton tragique, la Signora Teresa. Avanti ! Oui, c’est son seul souci ! Être le premier quelque part, n’importe où, le premier auprès de ces Anglais… Pour qu’on dise avec admiration, à tout le monde : Voilà notre Nostromo !

Elle eut un rire amer.

— Et ce nom ! Qu’est-ce que c’est qu’un nom pareil ? Nostromo ! Il lui fallait un nom qui n’eût pas de sens pour eux !

Pendant ce temps, Viola avait tiré, avec des mouvements précis, les verrous de la porte ; un flot de lumière tomba sur Teresa et les deux fillettes, qui formaient, en se serrant, un groupe pittoresque de l’amour maternel exalté. Derrière elles éclatait la blancheur du mur, où brillaient, dans le soleil, les couleurs crues du portrait de Garibaldi.

De la porte, Giorgio leva le bras vers cette image de son vieux chef, comme pour lui faire hommage de ses pensées rapides et imprécises. Même lorsqu’il faisait la cuisine pour les « Signori Inglesi », les ingénieurs du chemin de fer (car c’était un fameux cuisinier, malgré l’obscurité de sa cuisine), il lui semblait rester sous l’œil du grand homme, qui l’avait conduit au combat devant les murs de Gaëte, lutte glorieuse où la tyrannie aurait à jamais succombé, sans la race maudite des Piémontais, race de rois et de ministres. Parfois, lorsque, au cours d’une préparation délicate, des oignons hachés prenaient feu dans sa poêle à frire, on voyait, au milieu d’un âcre nuage de fumée, le vieillard se précipiter vers la porte avec une toux et des jurons convulsifs ; il mêlait, dans ses imprécations, le nom de Cavour, misérable intrigant, vendu aux rois et aux tyrans, à celui des servantes chinoises, et maudissait du même coup la cuisine et l’horrible pays où l’avait contraint à vivre l’amour de la liberté étranglée par ce traître.

Inquiète, la Signora Teresa paraissait alors au seuil d’une autre porte ; elle inclinait son noble visage aux noirs sourcils, et ouvrait les bras pour crier, d’une voix profonde :

— Giorgio ! homme passionné ! Misericordia divina ! En plein soleil, comme cela ! Il va se rendre malade !

Devant elle, les poules s’enfuyaient dans toutes les directions, à grandes enjambées ; s’il y avait, de passage à Sulaco, des ingénieurs de la ligne, on voyait, à l’autre bout de la maison, un ou deux jeunes visages anglais paraître à la fenêtre du billard, tandis que, du côté opposé, Luis le mulâtre se terrait avec précaution dans le café. Les servantes indiennes, en chemise simple et jupon court, avaient un regard hébété sous la frange carrée de leurs cheveux, flottants comme une crinière noire. Puis le grésillement s’apaisait ; la fumée grasse montait dans le soleil, et sous la chaleur lourde, une odeur forte d’oignons brûlés flottait autour de la maison ; l’œil se perdait sur la vaste étendue de la prairie aplatie vers l’occident, comme si la plaine, comprise entre la sierra qui dominait Sulaco et la chaîne lointaine d’Esmeralda, avait représenté la moitié du monde.

Après un instant d’émouvant silence, la Signora Teresa éclatait en reproches :

— Eh ! Giorgio, criait-elle, laisse donc Cavour tranquille et songe un peu à toi, puisque ta manie à ne vouloir pas vivre sous un roi nous a amenés dans ce pays maudit.

Et, tout en le regardant, elle portait parfois vivement la main à son côté, avec une crispation rapide des lèvres et un froncement des sourcils noirs et droits, palpitation rageuse de peine ou pensée de colère reflétée sur ses traits réguliers et nobles.

C’était un signe de douleur, d’une souffrance dont elle contenait les élancements. Cela lui était venu, pour la première fois, peu de temps après l’installation de la famille à Sulaco. Ils avaient quitté l’Italie pour émigrer en Amérique et errer de côté et d’autre, tenant dans diverses villes de petits commerces, tentant même une fois, à Maldonado, d’organiser une entreprise de pêche, car Giorgio, comme le grand Garibaldi, avait été marin, en son temps.

Parfois, la patience manquait à Teresa pour supporter sa souffrance, cette souffrance rongeante qui avait, pendant des années, fait partie de son horizon, et qu’elle retrouvait dans le port lumineux, sous les cimes boisées des montagnes ; la lumière même lui paraissait lourde et triste, lourde de souffrance ; ce n’était plus le soleil de sa jeunesse, au temps où Giorgio, déjà mûr, lui faisait sur les rives du golfe de Spezzia, une cour grave et passionnée.

— Rentre tout de suite, Giorgio, criait-elle. On dirait que tu ne veux pas avoir pitié de nous, et songer à la peine que je me donne pour ces quatre Signori Inglesi.

Va bene, va bene ! grommelait Giorgio.

Et il obéissait. Les Signori Inglesi allaient demander leur déjeuner.

Il avait fait partie de la phalange immortelle et invincible des libérateurs, devant qui fuyaient les mercenaires de la tyrannie, comme des fétus de paille devant un ouragan, un uragano terribile. Mais cela, c’était avant d’être mari et père, avant aussi que l’appui des traîtres qui avaient emprisonné Garibaldi, son héros, n’eût permis à la tyrannie de redresser la tête.

Il y avait trois portes à la façade de la maison, et, chaque après-midi, le Garibaldien se reposait devant l’une d’elles ; bras et jambes croisés, il appuyait contre le linteau sa tête léonine à la blanche chevelure broussailleuse, et levait les yeux vers les pentes boisées qui dévalaient au pied du dôme neigeux de l’Higuerota. Le mur de la casa projetait un rectangle allongé d’ombre, lentement élargi, sur la piste sablonneuse des convois de bœufs. Par les brèches taillées dans les haies de lauriers-roses, on voyait, à soixante pas de la maison, la courbe de l’embranchement du port ; provisoirement posés sur la surface même de la plaine, ses rubans parallèles d’acier brillaient au milieu d’une herbe pelée et poussiéreuse. Au soir, les trains de marchandises, tirant à vide leurs files de wagons plats, contournaient, avec une ondulation légère, la masse vert sombre du bois de Sulaco ; ils lançaient au-dessus de la plaine leurs panaches de vapeur blanche, et passaient tout près de la casa Viola, pour regagner les chantiers du port. Debout sur les plates-formes, les employés italiens saluaient leur compatriote au passage, d’un geste de la main levée, tandis que les nègres commis au maniement des freins restaient négligemment assis, et regardaient droit devant eux, en laissant flotter au vent les bords de leurs grands chapeaux.

Giorgio répondait aux saluts, sans bouger les bras, d’un léger mouvement de tête de côté.

Mais, en ce jour mémorable d’émeute, il n’avait pas les bras croisés sur la poitrine. Sa main se crispait sur le canon du fusil, dont il posait la crosse à terre. Pas une seule fois ses yeux ne se portèrent vers le dôme blanc de l’Higuerota, dont la pureté froide semblait planer bien au-dessus de la plaine trop chaude. Il contemplait curieusement la prairie où flottaient, çà et là, de grandes traînées de poussière. Dans un ciel sans nuages, le soleil dardait ses rayons clairs et aveuglants. Des groupes couraient éperdument ; d’autres s’arrêtaient court, et par bouffées crépitaient dans l’air ardant et immobile les détonations des armes à feu. Des hommes isolés se poursuivaient avec fureur ; des cavaliers galopaient l’un vers l’autre, pour tourner bride ensemble et s’enfuir à grand train. Giorgio assista à la chute d’un cavalier et de son cheval, qui disparurent comme si un gouffre se fût ouvert sous leurs pas. Tous les mouvements de cette scène rapide semblaient les péripéties d’une pièce violente, jouée sur la plaine par des nains à pied ou à cheval, et criant de toute la force de leurs gorges minuscules, en face de la montagne, personnification colossale du silence. Giorgio n’avait jamais vu une vie si active sur cette scène, dont son regard ne pouvait embrasser d’un coup tous les détails ; il s’abritait les yeux avec la main, lorsqu’un bruit de tonnerre tout proche le fit brusquement tressaillir.

Une troupe de chevaux avait crevé les haies des enclos de la Compagnie. Ils passèrent comme un tourbillon bariolé et sautèrent par-dessus la ligne, avec des hennissements, des cris et des ruades, masse compacte et mouvante de dos bruns, bais ou gris, yeux dilatés, cous tendus, rouges naseaux et longues queues flottantes. À peine eurent-ils bondi sur la route, qu’un nuage épais de poussière vola sous leurs pieds, et, à six pas à peine de Giorgio, une masse noire roula, confusément formée de croupes et de cous, et fit trembler le sol sur son passage.

Viola toussa, détourna son visage de la poussière, et hocha doucement la tête.

— Il faudra faire la chasse aux chevaux avant la nuit, murmura-t-il.

Dans le carré de lumière tombé par la porte, la Signora Teresa, à genoux devant sa chaise, avait appuyé sur ses mains sa tête alourdie par la masse d’ébène de ses cheveux striée de fils d’argent. Le châle de dentelle noire, qu’elle drapait d’ordinaire autour de son visage, était tombé près d’elle sur le sol. Les deux fillettes s’étaient levées et restaient debout, la main dans la main, en jupe courte, les cheveux dénoués et tombant en désordre. La cadette tenait son bras sur ses yeux, comme si elle avait eu peur de la lumière. Linda regardait tout droit, sans crainte, une main posée sur l’épaule de sa sœur. Viola contemplait ses enfants.

Le soleil creusait les plis de son visage, accentuant l’expression énergique de ses traits, qui gardaient une immobilité de bronze. Il était impossible de lire ses pensées. Des épais sourcils gris, une ombre tombait sur ses yeux noirs.

— Eh bien ! Vous ne priez pas, comme votre mère ?

Linda fit une moue qui plissa ses lèvres rouges, presque trop rouges même ; mais elle avait d’admirables yeux, des yeux bruns à l’iris pailleté d’or, des yeux pleins d’intelligence et de vie, si clairs qu’ils paraissaient illuminer son visage mince et sans couleur. Il y avait des reflets de bronze dans la masse sombre de ses cheveux, et ses longs cils, noirs comme du jais, accentuaient encore la pâleur de son teint.

— Mère va faire brûler un paquet de cierges à l’église, comme chaque fois que Nostromo est parti se battre au loin. Elle m’en fera porter à la cathédrale, dans la chapelle de la Madone.

Elle parlait rapidement, avec assurance, d’une voix ferme et pénétrante. Elle ajouta, en secouant légèrement l’épaule de sa sœur :

— On lui en fera porter aussi !

— Il faudra donc la forcer ? Pourquoi cela ? demanda gravement Giorgio. Est-ce qu’elle ne veut pas les porter ?

— Elle est timide, fit Linda avec un léger rire. Les passants regardent ses cheveux blonds, quand elle sort avec nous, et crient derrière elle : Regardez la Rubia ! Regardez la Rubiacita ! Ils l’interpellent dans la rue, et cela lui fait peur.

— Et toi, tu n’es pas timide, hein ? fit lentement le père.

— Personne ne m’interpelle dans la rue…

Le vieux Giorgio regardait pensivement ses enfants. Il y avait deux ans de différence entre les deux fillettes, qui lui étaient nées sur le tard, des années après la mort de son fils. Ce fils, s’il avait vécu, aurait eu à peu près l’âge de Gian’Battista, celui que les Anglais appelaient Nostromo. Son caractère sombre, son âge avancé et la tyrannie des souvenirs, avaient empêché le Garibaldien de prêter grande attention à ses filles. Il les aimait, certes, mais les filles appartiennent surtout à leur mère, et il avait donné le meilleur de son cœur au culte et au service de la liberté.

Dans sa prime jeunesse, il avait, à la Plata, déserté un bateau de commerce, pour s’engager dans la flotte de Montevideo, alors sous les ordres de Garibaldi. Plus tard, dans la légion italienne de la République, dressée contre la tyrannie usurpatrice de Rosas, il avait pris part, sur d’énormes plaines, au bord de rivières immenses, à des luttes sanglantes, les plus rudes peut-être que le monde eût jamais connues. Il avait vécu dans la compagnie d’hommes qui prenaient feu pour la liberté, souffraient pour la liberté, mouraient pour la liberté, avec une ferveur exaltée, les yeux toujours tournés vers leur Italie opprimée. Son propre enthousiasme s’était échauffé au spectacle des scènes de carnage et des sublimes dévouements, dans le bruit des armes entrechoquées et le feu des proclamations ardentes. Il n’avait jamais quitté le chef de son choix, le fougueux apôtre de l’indépendance, restant à ses côtés en Amérique et en Italie, jusqu’au jour néfaste d’Aspromonte, où s’était révélée au monde la traîtrise des rois, des empereurs et des ministres ; ils avaient blessé et emprisonné son héros, et cette catastrophe lui avait inspiré le doute douloureux d’arriver jamais à comprendre les voies de la Justice divine.

Il ne la niait pas, cependant. Il fallait de la patience, disait-il. Sa haine pour les prêtres, et son refus obstiné de mettre jamais les pieds dans une église, ne l’empêchaient pas de croire en Dieu. Les proclamations contre les tyrans ne parlaient-elles pas au peuple au nom de Dieu et de la Liberté ? « Dieu pour les hommes, et la religion pour les femmes », murmurait-il parfois. En Sicile, un Anglais, débarqué à Palerme, après l’évacuation de la ville par l’armée royale, lui avait donné une Bible italienne, gros livre relié en cuir sombre, édité par la Société Biblique pour l’Angleterre et l’Étranger. Aux temps de détresse politique, dans les intervalles de silence où les révolutionnaires ne lançaient plus de proclamations, Giorgio, qui gagnait sa vie en exerçant tous les métiers, tour à tour marin, débardeur sur les quais de Gênes, voire ouvrier de ferme dans les collines de Spezzia, Giorgio, à ses moments perdus, lisait le lourd volume. Il l’avait emporté dans les combats, et c’était devenu, maintenant, sa seule lecture. Pour n’en pas être privé, il avait accepté, vu l’exiguïté des caractères, une paire de lunettes à monture d’argent, que lui avait offertes la Señora Emilia Gould. C’était la seule Anglaise de Sulaco, la femme d’un Anglais qui exploitait la mine d’argent, située dans les montagnes, à trois lieues de la ville.

Giorgio Viola avait, pour les Anglais, une grande considération. Ce sentiment, né sur les champs de bataille de l’Uruguay, datait de quarante ans au moins. Il avait vu beaucoup d’entre eux, en Amérique, verser leur sang pour la liberté, et le premier dont il eût gardé le souvenir, un nommé Samuel, qui commandait, sous les ordres de Garibaldi, une compagnie de nègres pendant le fameux siège de Montevideo, avait trouvé, avec ses nègres, une mort héroïque au passage de la Boyana.

Giorgio, lui, avait conquis le grade d’enseigne, d’alferez, et avait fait la cuisine pour le général. Plus tard, en Italie, faisant partie, en qualité de lieutenant, de l’état-major, il continuait à faire la cuisine pour le général. Il lui avait servi de cuisinier en Lombardie, tout au long de l’expédition ; pendant la marche sur Rome, il attrapait au lasso les bœufs de la Campagna, à la mode américaine ; blessé dans la défense de la République romaine, il avait été l’un des quatre fugitifs, qui, au sortir des bois, avaient emporté, avec le général, le corps inanimé de sa compagne, jusqu’à la ferme où elle était morte, épuisée par les rigueurs de cette terrible retraite. Après cette époque désastreuse, il avait accompagné son général à Palerme, où pleuvaient les obus napolitains, lancés par les batteries du château. Il lui avait fait la cuisine dans la plaine de Volturno, au soir d’un combat qui avait duré tout le jour. Et partout, au premier rang des années de la liberté, il avait vu des Anglais. Il respectait leur nation, parce qu’elle aimait Garibaldi. Ne disait-on pas que leurs comtesses et leurs princesses mêmes avaient baisé les mains du général, lors de son voyage à Londres. Et il n’avait nulle peine à le croire, car c’était une nation généreuse, et l’homme était un saint. Il suffisait de regarder une fois son visage pour y lire la force divine de la foi et l’immense pitié pour tout ce qu’il y avait de pauvre, de souffrant et d’opprimé dans le monde.

L’esprit de sacrifice, l’absolu dévouement au grand idéal humanitaire qui avaient inspiré les pensées et les luttes de cette période révolutionnaire, avaient laissé, dans le cœur de Giorgio, une sorte de mépris austère pour les intérêts personnels. Cet homme, que la basse plèbe de Sulaco soupçonnait de garder un trésor caché dans sa cuisine, avait toute sa vie méprisé l’argent. Les chefs de sa jeunesse étaient morts pauvres, comme ils avaient vécu pauvres. Il avait pris l’habitude de ne pas se soucier du lendemain, habitude créée en partie par une existence errante d’aventures et de folles équipées, mais résultant plus encore de ses idées généreuses. Ce n’était pas l’insouciance d’un condottiere, c’était une espèce de puritanisme, fruit d’un enthousiasme austère, au même titre que le puritanisme religieux.

Ce dévouement total à une cause avait assombri la vieillesse de Giorgio, attristé de voir que la cause semblait perdue : il y avait encore trop de rois et d’empereurs triomphants, dans un monde que Dieu avait fait pour le peuple ! C’est son ingénuité qui lui valait cette tristesse. Toujours prêt à venir en aide à ses compatriotes, et hautement respecté partout où il avait vécu (dans son exil comme il disait), par les émigrants italiens, il ne pouvait pourtant se dissimuler l’indifférence de tous ces gens pour les souffrances des nations opprimées. Ils écoutaient avec plaisir ses récits de guerre, mais semblaient se demander ce qu’en définitive il en avait retiré. Rien certes d’apparent. « Mais nous ne voulions rien ! nous souffrions pour l’amour de l’humanité ! » criait parfois furieusement le vieillard, dont la voix puissante, les yeux étincelants, la crinière blanche agitée, la main brune et nerveuse levée comme pour prendre le ciel à témoin, impressionnaient les auditeurs. Puis le Garibaldien se calmait tout à coup, avec un brusque hochement de tête, et un geste du bras qui signifiait clairement : « À quoi bon leur parler de tout cela ? » tandis que les autres se poussaient du coude. Il y avait, chez le vieux Giorgio, une énergie de sentiment, une puissance personnelle de conviction, un quelque chose qu’ils appelaient terribilita. « C’est un vieux lion » disait-on de lui. Un incident futile, une parole surprise l’amenait, à Maldonado, à haranguer sur la grève les pêcheurs italiens ; plus tard, dans sa petite boutique de Valparaiso, les clients de son pays ; enfin le soir, dans son café, situé au bout de la casa (l’autre partie était réservée aux ingénieurs anglais), il discourait devant la clientèle choisie des mécaniciens et des contremaîtres du chemin de fer.

Avec leurs visages réguliers, maigres et bronzés, leurs noirs cheveux bouclés, leurs yeux brillants, leurs poitrines larges, leurs barbes fournies et leurs oreilles ornées parfois d’un minuscule anneau d’or, ces patriciens du chemin de fer laissaient, pour l’écouter, cartes et dominos. Un Basque blond, près d’eux, continuait à étudier son jeu, et attendait sans récriminer. Nul Costaguanien n’était admis dans ce fief des Italiens. Les policiers de Sulaco eux-mêmes, modéraient, aux approches de l’hôtel, l’allure de leurs chevaux et se penchaient très bas sur la selle pour jeter, à travers la fenêtre, un regard furtif sur les visages noyés dans la fumée. Le bourdonnement de la voix du vieux Giorgio semblait les poursuivre et mourir derrière eux sur la plaine. En de rares occasions, le sous-chef de la police, un petit monsieur brun, très métissé d’Indien, montrait dans le café son large visage. Il laissait au-dehors son planton, pour tenir les chevaux, et s’avançait sans un mot vers la grande table, un sourire avantageux et sournois aux lèvres. Il désignait une bouteille sur le rayon, et Giorgio mettait brusquement sa pipe dans sa bouche pour le servir lui-même. On n’entendait qu’un discret cliquetis d’éperons. L’homme vidait son verre, jetait un long regard scrutateur tout autour de la pièce, et sortait de la casa, pour achever sa ronde et regagner la ville.


◄   Chapitre III Chapitre IV Chapitre V   ►