Nostromo/Deuxième partie/Chapitre VI

Deuxième partie
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Un profond silence régnait dans la casa Gould. Le maître de la maison suivit le corridor, pour ouvrir la porte de sa chambre, et aperçut sa femme assise dans son grand fauteuil à lui, le fauteuil où il avait coutume de fumer. Elle était toute songeuse et tenait les yeux fixés sur ses petits souliers. L’entrée de son mari ne lui fit pas lever la tête.

— Fatiguée ? demanda Charles Gould.

— Un peu, répondit madame Gould ; puis, le regard toujours baissé, elle ajouta, d’un ton pénétré : Il y a dans tout cela quelque chose d’affreusement irréel.

Debout devant la longue table où traînaient, au milieu d’un fouillis de papiers, une cravache et une paire d’éperons, Charles Gould regardait sa femme.

— La chaleur et la poussière devaient être intolérables, cet après-midi, au bord de l’eau, murmura-t-il sur un ton de commisération. Le reflet du soleil sur la terre devait être terrible.

— On peut toujours fermer les yeux devant l’éclat de la lumière, dit madame Gould. Mais, mon cher Charley, je ne puis fermer les yeux sur notre position, sur cet affreux…

Elle regarda le visage de son mari d’où avait disparu toute marque de sympathie, toute trace d’un sentiment quelconque. « Pourquoi ne me dites-vous rien ? » fit-elle d’un ton plaintif.

— Je croyais, répondit lentement Charles Gould, que vous m’aviez parfaitement compris, dès le premier jour, et que nous nous étions dit, depuis longtemps, tout ce qu’il y avait à dire sur ce sujet. Il n’y a rien à ajouter, aujourd’hui. Il y avait à faire des choses que nous avons faites et que nous avons continué à faire. Il n’est plus temps de reculer maintenant ; je crois même que, dès le premier jour, il n’y avait plus moyen de revenir en arrière. Bien plus, nous ne pourrions pas rester sur place.

— Ah ! si l’on savait seulement jusqu’où vous voulez aller, fit madame Gould, affectant un ton enjoué, pour dissimuler un tremblement intérieur.

— J’irai jusqu’au bout, aussi loin que cela me mène, répondit-il d’un ton positif qui causa à madame Gould un second frisson difficilement réprimé.

Elle s’était levée, avec un sourire gracieux, et sa petite personne paraissait encore diminuée par la lourde masse de ses cheveux et par la longue traîne de sa robe.

— Mais toujours dans la voie du succès ? fit-elle d’un ton persuasif.

Charles Gould l’enveloppa d’un regard bleu de ses yeux d’acier, puis, sans hésitation :

— Certes ; il n’y a pas d’alternative.

Il mettait dans son accent une assurance profonde. C’étaient, d’ailleurs, les seules paroles que sa conscience l’autorisât à dire.

Le sourire de madame Gould resta un peu trop longtemps figé sur ses lèvres ; elle murmura :

— Je vais vous quitter ; j’ai bien mal à la tête. La chaleur, la poussière étaient, en effet… Je pense que vous allez retourner à la mine avant le jour ?

— À minuit, répondit Charles Gould. Nous descendons demain avec les lingots. Après quoi, je passerai ici, près de vous, trois jours de congé.

— Ah ! vous allez au-devant de l’escorte ? Je serai, à cinq heures, sur le balcon pour vous regarder passer. Jusque-là, au revoir !

Charles Gould fit rapidement le tour de la table pour s’incliner devant sa femme et porter ses deux mains à ses lèvres. Sans lui laisser le temps de se redresser de toute sa hauteur, elle dégagea une de ses mains, et la lui passa sur la joue, en une caresse légère, comme s’il eût été un petit garçon.

— Tâchez de prendre un peu de repos pendant une heure ou deux, murmura-t-elle en désignant du regard le hamac déployé dans un coin reculé de la pièce.

Sa longue traîne ondula doucement derrière elle sur les briques rouges. Au seuil de la porte, elle se retourna.

Deux grosses lampes à globes dépolis baignaient d’une lumière riche et douce les quatre murs de la chambre, la vitrine d’armes, la poignée de cuivre du sabre de Harry Gould, qui se détachait sur son carré de velours, et l’aquarelle de San-Tomé dans son cadre de bois noir. Madame Gould la contempla en soupirant.

— Ah ! si nous avions laissé tout cela tranquille, Charles !

— Non ! fit-il avec humeur. C’était impossible !

— Peut-être était-ce impossible, en effet, concéda doucement madame Gould. Ses lèvres tremblaient légèrement, mais elle eut un joli sourire de bravoure. Nous avons dérangé bien des serpents dans ce paradis, n’est-ce pas, Charley ? ajouta-t-elle.

— Oui, je m’en souviens, répondit Charles Gould. Don Pépé appelait cette gorge le paradis des serpents. Certes, nous avons dû en déranger beaucoup. Mais rappelez-vous, mon amie. Cet endroit-là n’est plus maintenant ce qu’il était quand vous avez fait votre pochade. Il montra de la main la petite aquarelle pendue au grand mur nu. Ce n’est plus un paradis de serpents. Nous y avons amené des hommes que nous ne pouvons pas abandonner, pour aller recommencer ailleurs une vie nouvelle.

Il fixa sur sa femme un regard de ferme résolution, auquel madame Gould répondit par un air de crânerie intrépide. Puis elle quitta la pièce en fermant doucement la porte derrière elle.

Au sortir de la chambre brillamment éclairée, la pénombre du corridor, avec les tiges et les feuillages de ses plantes rangées le long de la balustrade, rappelait le calme mystérieux d’une forêt touffue. Dans les nappes de lumière projetées par les portes ouvertes des salons, les fleurs rouges, blanches ou mauves brillaient d’un éclat aussi vif que sous les rayons du soleil, et la silhouette de madame Gould se détachait avec la même netteté que si elle avait traversé une de ces taches ensoleillées qui rompent, dans les clairières, l’ombre mélancolique de la forêt. La lampe, juchée au-dessus de la porte du salon, fit étinceler les pierres de ses bagues, sur la main qu’elle portait à son front.

— Qui va là ? s’écria-t-elle d’une voix émue. Est-ce vous, Basilio ?

Un regard jeté dans le salon lui fit voir Martin Decoud qui allait et venait parmi les chaises et les tables, comme s’il eût perdu quelque chose.

— Antonia a oublié ici son éventail, répondit Decoud avec un air de distraction singulière, et je suis monté pour le chercher.

Mais en prononçant ces paroles, il ne songeait évidemment plus à sa recherche. Il marcha droit vers madame Gould, qui fixait sur lui un regard de surprise troublée.

— Señora… commença-t-il à voix basse.

— Qu’y a-t-il, don Martin ? demanda madame Gould en ajoutant avec un léger rire, comme pour excuser la vivacité de sa question : Je suis très nerveuse aujourd’hui.

— Aucun danger immédiat, répondit Decoud sans pouvoir dissimuler son agitation. Je vous en prie, ne vous tourmentez pas ; non, il ne faut pas vous agiter.

Les yeux très grands ouverts, et les lèvres figées en un sourire forcé, madame Gould cherchait, de sa petite main couverte de bagues, un appui contre le linteau de la porte.

— Vous n’imaginez sans doute pas combien vous êtes alarmant ainsi à l’improviste…

— Moi ! alarmant ! protesta-t-il, sur un ton sincère de surprise et de peine. Je vous assure que je ne suis pas le moins du monde inquiet moi-même. On a perdu un éventail ; eh bien, on le retrouvera. Mais je ne crois pas qu’il soit ici. C’est un éventail que je cherche. Je ne comprends pas comment Antonia a pu… Eh bien, l’as-tu retrouvé, amigo ?

— No, Señor, répondit derrière madame Gould la voix onctueuse de Basilio le majordome, je ne crois pas que la Señorita l’ait laissé dans la maison.

— Va le chercher dans le patio, va mon ami ; cherche-le bien, sur l’escalier, sous le porche, sur toutes les dalles de la cour ; cherche-le jusqu’à ce que je redescende… Ce garçon-là, poursuivit-il en anglais en s’adressant à madame Gould, surgit toujours derrière les gens, avec ses pieds nus. Je lui ai fait chercher cet éventail, en entrant chez vous, pour expliquer mon apparition et mon brusque retour.

Il se tut et madame Gould dit aimablement :

— Vous êtes toujours le bienvenu. Puis, après un silence, elle ajouta : Mais j’attends que vous me disiez la cause de ce retour.

Decoud affecta tout à coup une extrême nonchalance.

— J’ai horreur des espions ! Oh ! la cause de mon retour ? Eh bien, oui ! il a une cause. Il n’y a pas que l’éventail favori d’Antonia qui soit perdu. Comme je rentrais chez moi, après avoir reconduit à leur porte don José et Antonia, j’ai rencontré le Capataz des Cargadores, qui a arrêté son cheval pour me parler.

— Serait-il arrivé quelque chose aux Viola ? demanda madame Gould.

— Les Viola ? Vous voulez parler du vieux Garibaldien, le propriétaire de l’hôtel où vivent les ingénieurs ? Non ! il ne lui est rien arrivé ; ce n’est pas de lui que m’a parlé le Capataz ; il m’a dit seulement que le télégraphiste de la Compagnie des Câbles était sorti tête nue, sur la Plaza, et courait à ma recherche. Il y a des nouvelles de l’intérieur, madame, des rumeurs tout au moins.

— De bonnes nouvelles ? demanda madame Gould à voix basse.

— Je crois qu’il ne faut pas trop s’y fier, mais je dirais plutôt qu’elles sont mauvaises. Elles impliqueraient qu’après une bataille de deux jours livrée près de Santa Marta, les Ribiéristes ont été battus. Les faits dateraient de quelques jours, d’une semaine peut-être. La nouvelle vient d’en arriver à Cayta, d’où le télégraphiste a câblé ici, à son collègue. Nous aurions été sages de garder Barrios à Sulaco.

— Que faire maintenant ? murmura madame Gould.

— Rien ! Il est en mer avec ses troupes, et arrivera dans deux jours à Cayta, où il apprendra les nouvelles. Qui sait le parti qu’il prendra ! Tenir Cayta ? Faire sa soumission à Montero ? Il est plus probable qu’il licenciera son armée et se fera mener, par un des bateaux de la Compagnie O.S.N., vers le Nord ou vers le Sud, à Valparaiso ou à San Francisco, peu importe. Notre Barrios a une grande habitude de ces exils et de ces retours, qui marquent les points, au jeu de la politique.

Decoud échangeant un long regard avec madame Gould, ajouta comme par manière de suggestion :

— Pourtant, si nous avions eu ici Barrios, avec ses deux mille fusils perfectionnés, nous aurions pu faire quelque chose.

— Montero vainqueur, tout à fait vainqueur ! soupira madame Gould avec incrédulité.

— Oh ! c’est un canard, sans doute. C’est un volatile qu’on rencontre souvent dans des circonstances analogues. Et quand bien même ce serait vrai ? Mettons tout au pis, et supposons que ce soit la vérité.

— Alors, tout est perdu ? fit madame Gould, avec le calme du désespoir.

Elle sentit tout à coup, elle vit l’émotion profonde que Decoud tentait de dissimuler sous un air de feinte insouciance. Cette émotion se trahissait par la fixité ardente de son regard, par le pli à demi ironique, à demi méprisant de ses lèvres. Et ce furent des mots français qui lui vinrent à la bouche, comme si, pour ce Costaguanien du boulevard, il n’y eût pas eu de langage aussi expressif.

Non, madame, rien n’est perdu.

Ces paroles réveillèrent madame Gould de sa stupeur, comme une commotion électrique ; elle s’écria vivement :

— Que voulez-vous donc faire ?

Mais déjà une nuance d’ironie perçait sous l’émotion contenue de Decoud.

— Que peut-on attendre d’un vrai Costaguanien ? Une nouvelle révolution, bien entendu. Ma parole, madame, je crois que je suis un vrai hijo del pays, un véritable fils du pays, quoi qu’en dise le Père Corbelàn. Et je ne suis pas assez incroyant pour ne pas avoir foi dans mes propres idées, dans mes propres remèdes, dans mes propres désirs.

— Vraiment ? fit madame Gould d’un air de doute.

— Vous ne paraissez pas convaincue, poursuivit Decoud en français ; dites alors : dans mes propres passions.

Cette addition ne fit pas broncher madame Gould. Elle en comprenait parfaitement le sens, sans avoir, pour cela, besoin d’écouter les explications de Decoud.

— Il n’y a rien, continua-t-il, que je ne sois prêt à faire pour Antonia, rien que je ne sois décidé à entreprendre, aucun risque que je ne veuille courir pour elle.

Decoud semblait puiser une audace nouvelle dans cette affirmation de ses sentiments. « Vous ne me croiriez pas, si je vous disais que c’est l’amour de mon pays qui… »

Elle fit, de la main, un geste de protestation résignée, comme pour dire qu’elle avait renoncé à trouver personne qui fût animé de ce mobile.

— Une révolution à Sulaco, poursuivait Decoud à mi-voix, mais toujours avec la même véhémence, ferait triompher la Grande Cause, madame, au lieu même de sa conception, dans sa ville natale.

La jeune femme fronçait les sourcils, et se mordait la lèvre, d’un air pensif. Elle fit un pas pour s’éloigner de la porte.

— Vous n’allez pas parler à votre mari ? demanda Decoud avec inquiétude.

— Mais vous aurez besoin de son aide ?

— Certes, admit-il sans hésitation. Tout, ici, repose sur la San-Tomé ! Mais je préférerais que, pour l’instant, il ne sût rien de mes… espoirs.

Le visage de madame Gould exprima la surprise, tandis que Decoud s’approchait d’elle et, sur un ton de mystère :

— Voyez-vous, expliqua-t-il, c’est un tel idéaliste !

Madame Gould rougit, en même temps que ses yeux s’assombrissaient.

— Charley ! un idéaliste ! fit-elle rêveusement, comme en se parlant à elle-même. Que pouvez-vous bien vouloir dire ?

— Je reconnais, fit Decoud, que la chose peut paraître singulière à entendre, en présence de cette mine de San-Tomé, le plus positif peut-être de tous les faits de l’Amérique du Sud ! Mais ce fait même, voyez jusqu’à quel point il l’a idéalisé !…

Puis, après un silence : « Vous rendez-vous compte, Señora, de tout ce qu’il a mis d’idéalisme dans l’existence, dans la valeur, dans la signification même de cette mine, vous en rendez-vous compte ? »

Decoud ne parlait pas à la légère, et il obtint l’effet qu’il souhaitait : la jeune femme, toute prête à prendre feu, s’apaisa soudain, et avec un soupir qui ressemblait à un gémissement :

— Que savez-vous ? demanda-t-elle à voix basse.

— Rien ! répondit Decoud avec fermeté, mais voyez-vous, c’est un Anglais !

— Eh bien, quel rapport y a-t-il ?… fit madame Gould.

— Cela, tout simplement, que votre mari ne saurait agir ou vivre même sans idéaliser le moindre de ses désirs ou de ses actes. Il ne pourrait croire à ses propres mobiles, s’il ne les faisait d’abord entrer dans le cadre d’un conte de fées. Je crains que ce monde ne soit pas assez bon pour lui ! Vous excuserez ma franchise ? D’ailleurs, que vous l’excusiez ou non, elle ne fait qu’affirmer ces vérités qui heurtent les — comment dire ? — les susceptibilités anglo-saxonnes et, en ce moment, je ne me sens pas le courage de prendre au sérieux des conceptions comme celles de votre mari, ou même si vous me permettez de le dire — comme les vôtres.

Madame Gould ne parut pas blessée.

— Je présume qu’Antonia vous comprend tout à fait, fit-elle.

— Me comprend, sans doute ; mais m’approuve, je n’en suis pas sûr. Peu importe, d’ailleurs. J’ai encore assez d’honnêteté pour vous dire cela, madame.

— Votre idée, en somme, est celle d’une séparation ?

— Une séparation, en effet, déclara Martin ; une séparation de toute la Province Occidentale d’avec une turbulente patrie. Mais mon vrai but, le seul qui me tienne au cœur, c’est de ne pas me séparer d’Antonia.

— Et c’est tout ? demanda madame Gould, sans sévérité.

— Absolument tout ! Je ne m’abuse pas sur mes motifs. Elle ne veut pas quitter Sulaco pour moi ; Sulaco laissera donc à son triste sort le reste de la République ! Peut-on dire les choses plus clairement ? J’aime les situations nettes ! Je ne puis me séparer d’Antonia, donc la République Une et Indivisible du Costaguana devra se séparer de sa Province d’Occident. Par bonheur, mes désirs se trouvent conformes à la plus saine politique. On peut sauver ainsi de l’anarchie la plus riche, la plus fertile province de ce pays. Personnellement, la chose m’importe peu, bien peu, mais il est certain que l’arrivée de Montero au pouvoir serait pour moi un arrêt de mort. Dans toutes les proclamations d’amnistie générale que j’ai eues sous les yeux, mon nom est, avec quelques autres, spécialement excepté. Les deux frères me haïssent, vous le savez bien, Señora, et voici que court le bruit de leur victoire. Vous me direz que, à le supposer fondé, j’aurais bien le temps de fuir.

Sur un léger murmure de protestation de madame Gould, il s’interrompit un instant, fixant sur elle un regard sombre et résolu.

— Oh ! croyez bien que je le ferais, madame. Je fuirais, si ma fuite pouvait servir ce qui fait pour l’instant mon unique désir. J’ai assez de courage pour vous le dire et pour le faire aussi. Mais les femmes, même les femmes de chez nous, sont des idéalistes. C’est Antonia qui ne voudra pas se sauver. C’est une forme nouvelle de vanité.

— Vous appelez cela de la vanité ? fit madame Gould, d’un ton scandalisé.

— Dites de l’orgueil, si vous le préférez, de l’orgueil que le Père Corbelàn vous affirmera être un péché mortel. Mais, moi, je ne suis pas un orgueilleux ; je ne suis qu’un amoureux, trop épris pour s’éloigner. Et je veux vivre aussi ! Il n’y a plus d’amour pour les morts. D’où la nécessité pour Sulaco de ne pas reconnaître la victoire de Montero.

— Et vous croyez que mon mari vous donnera son appui ?

— Je crois qu’on peut l’y amener, en sa qualité d’idéaliste, en lui présentant, comme règle de conduite, une raison de sentiment. Mais je ne voudrais pas lui parler ; les faits tout nus ne le toucheront pas. Il vaut mieux le laisser se faire une conviction, à sa façon. À franchement parler, d’ailleurs, je ne serais peut-être pas capable, en ce moment, de traiter avec assez de considération ses motifs, ni même peut-être les vôtres, madame.

Madame Gould était évidemment décidée à ne pas se fâcher. Elle eut un faible sourire, et parut réfléchir à ce que lui disait Decoud. Antonia, à en juger par ses demi-confidences, comprenait le jeune homme. Certes, il y avait dans son plan, ou plutôt dans son idée, une possibilité de salut. En tout cas, bonne ou mauvaise, cette idée ne pouvait pas faire de mal. Il était, du reste, très possible que les bruits qui couraient fussent erronés.

— Vous avez bien un plan quelconque ? demanda-t-elle.

— La simplicité même. Barrios est parti ; laissons-le aller. Il tiendra, avec Cayta, la porte de la voie maritime de Sulaco. On ne peut envoyer, par le chemin des montagnes, des forces suffisantes pour lutter même contre les troupes d’Hernandez. Et nous allons organiser ici la résistance. Ce même Hernandez va, pour cela, nous être fort utile. Comme bandit, il a défait des troupes ; sans doute saura-t-il renouveler cet exploit, si nous en faisons un colonel, voire un général. Vous connaissez assez le pays pour ne pas vous scandaliser de ce que je dis, madame ? Je vous ai entendue affirmer que ce pauvre bandit était une preuve vivante de la cruauté, de l’injustice, de la stupidité et de l’oppression qui causent, dans ce pays, la ruine des âmes aussi bien que celle des fortunes. N’y aurait-il pas une poétique revanche du sort à voir cet homme se lever pour écraser le misérable régime qui l’a poussé lui, honnête ranchero, à une vie de crime ? Ce serait une belle revanche, ne trouvez-vous pas ?

Decoud s’était mis sans peine à s’exprimer en anglais ; il le parlait avec propriété, très correctement, mais en zézayant un peu : « Pensez aussi à vos hôpitaux, à vos écoles, à vos mères malades et à vos pauvres vieillards, à toute cette population que votre mari et vous avez appelée dans la gorge rocheuse de San-Tomé. N’êtes-vous pas, vis-à-vis de votre conscience, responsables de tous ces gens-là ? Ne vaut-il pas la peine de faire un dernier effort, bien moins désespéré, en somme, qu’il ne paraît, plutôt que de… »

Decoud, pour compléter sa pensée, eut un geste du bras en l’air, qui disait sa crainte d’une totale destruction, et madame Gould détourna la tête avec un regard d’horreur.

— Pourquoi ne pas dire tout cela à mon mari ? demanda-t-elle sans tourner la tête vers Decoud, qui cherchait à surprendre l’effet de ses paroles.

— Ah ! c’est que don Carlos est anglais… commença-t-il, mais madame Gould l’interrompit :

— Je vous en prie, don Martin ! Il est aussi costaguanien, beaucoup plus costaguanien que vous !

— C’est un sentimental, un sentimental ! murmura Decoud d’un ton de déférence polie et caressante. Un sentimental à la façon singulière des gens de votre race. J’observe le Roi de Sulaco depuis que j’ai été amené ici par une mission imbécile, et poussé, peut-être aussi par une traîtrise du destin, toujours aux aguets aux tournants de la vie. Mais moi, je n’ai aucune importance, moi je ne suis pas un sentimental, et je ne saurais orner mes désirs personnels d’une parure brillante de soie et de bijoux. La vie n’est pas pour moi un roman moral, tiré des jolis contes de fées traditionnels. Non, madame, je suis pratique, je n’ai pas peur de mes motifs… Mais, pardonnez-moi, je me laisse emporter. Ce que je voulais vous dire, c’est que j’ai observé… Je ne vous dirai pas ce que j’ai découvert… !

— Non, c’est inutile, murmura madame Gould en détournant à nouveau les yeux.

— C’est inutile, en effet, en dehors de ceci, que votre mari ne m’aime pas. Fait insignifiant qui, en l’espèce, prend pourtant une importance parfaitement ridicule. Ridicule et énorme, car, évidemment, mon plan exige de l’argent. Il réfléchit un instant, puis ajouta d’un ton significatif : Et nous avons affaire à deux sentimentaux !

— Je ne crois pas vous comprendre, don Martin, dit froidement madame Gould, toujours à voix basse ; mais, à supposer que je vous comprenne, quelle est la seconde personne à qui vous faites allusion ?

— Le grand Holroyd de San Francisco, naturellement, murmura Decoud. J’imagine, d’ailleurs, que vous me comprenez parfaitement. Les femmes sont idéalistes, mais elles ont tant de perspicacité !

Quelle que fût la raison de cette remarque à la fois flatteuse et désobligeante, madame Gould ne parut point y attacher d’importance. Le nom de Holroyd avait donné un nouveau cours à ses inquiétudes.

— Et l’escorte des lingots qui doit descendre au port demain matin, s’écria-t-elle avec angoisse. Le travail de six mois, don Martin !

— Eh bien ! laissez-la descendre, fit gravement Decoud, presque à son oreille.

— Mais si les nouvelles venaient à courir dans la ville, et surtout si elles se trouvaient être fondées, n’y aurait-il pas à craindre des émeutes ? objecta madame Gould.

Decoud admit que c’était chose possible. Si les hommes du Campo avaient fait preuve de grandes qualités, on pouvait tenir leurs frères de la ville pour des pillards sournois, vindicatifs et sanguinaires. Mais il y avait aussi cet autre sentimental, qui attachait aux faits concrets un sens singulièrement idéaliste. Mieux valait donc laisser couler vers le Nord le flot d’argent pour l’en voir revenir sous forme d’un appui financier, fourni par la maison Holroyd.

Là-haut, dans la montagne, dans les coffres de la mine, les lingots d’argent avaient moins de valeur pour le dessein de Decoud que du plomb, dont on aurait au moins pu faire des balles. Il fallait donc laisser le chargement arriver au port, prêt à embarquer. Le prochain vapeur à destination du Nord l’emporterait, pour le salut même de la mine de San-Tomé, d’où étaient sortis déjà tant de trésors.

— D’ailleurs, ajouta-t-il vivement, mais avec conviction, la nouvelle est probablement fausse. Au surplus, madame, conclut Decoud, nous pouvons la cacher pendant plusieurs jours. C’est au milieu de la Plaza Mayor que j’ai causé avec le télégraphiste, et je suis bien sûr que nul ne nous a entendus. Il n’y avait pas un oiseau en l’air, près de nous. Et puis, laissez-moi vous dire encore quelque chose. Je me suis lié avec ce Nostromo, le Capataz. Nous avons eu une longue conversation ce soir même. Je marchais à côté de son cheval, qui l’emmenait doucement hors de la ville. Il m’a promis qu’en cas d’émeute, quelle qu’en fût la raison — même la plus politique des raisons, vous me comprenez ? — ses Cargadores, une partie importante de la populace, vous l’admettrez, se rangeraient aux côtés des Européens.

— Il vous a promis cela ? demanda madame Gould avec intérêt. Qu’est-ce qui a pu l’amener à vous faire une telle promesse ?

— Je n’en sais rien, ma parole ! déclara Decoud sur un ton légèrement surpris. Il me l’a faite, voilà ce qui est sûr, mais maintenant que vous me demandez pourquoi, je ne saurais certainement vous dire ses raisons. Il parlait avec son insouciance coutumière, que chez tout autre qu’un simple matelot, je taxerais de pose ou d’affectation.

Decoud s’interrompit pour regarder madame Gould avec curiosité.

— En somme, reprit-il, je suppose qu’il attend quelque avantage. N’oubliez pas que son extraordinaire ascendant sur les basses classes ne va pas sans risques personnels, ni sans grosses dépenses. Un avantage aussi substantiel que le prestige individuel se paye toujours d’une façon ou d’une autre. Nous avons fraternisé dans la salle de bal d’une auberge que tient, près du mur de la ville, un Mexicain, et le Capataz m’a dit être venu dans ce pays pour y chercher fortune. Sans doute considère-t-il son prestige comme une sorte de placement.

— Peut-être y trouve-t-il simplement son plaisir, fit madame Gould comme pour repousser une calomnie imméritée. Viola le Garibaldien, chez qui il a vécu quelques années, l’appelle l’incorruptible.

— Ah ! il fait partie de votre groupe de protégés de là-bas, près du port, madame ? Très bien ! Et le capitaine Mitchell le traite d’homme merveilleux. Que d’histoires j’ai entendu conter sur sa force, son audace, sa fidélité. Des louanges sans fin ! Hum ! Incorruptible ! C’est vraiment un titre d’honneur pour le Capataz des Cargadores de Sulaco. Incorruptible ! C’est beau, mais vague. Je ne l’en crois pas moins homme raisonnable, et c’est cette présomption saine et pratique qui m’a amené à lui parler.

— Je préfère le croire désintéressé, et par conséquent loyal, répliqua madame Gould, avec autant de sécheresse qu’elle pouvait en mettre dans ses paroles.

— Eh bien, s’il en est ainsi, l’argent sera encore mieux en sûreté. Laissons-le descendre, madame, laissons-le descendre, pour qu’il puisse filer vers le Nord et nous en revenir sous forme de crédit.

Madame Gould jeta à travers le corridor un regard sur la porte de son mari. Decoud, qui l’examinait comme si elle eût tenu son sort entre les mains, lui vit faire un signe d’assentiment presque imperceptible. Il s’inclina avec un sourire et, portant la main à la poche de devant de son habit, en tira un éventail de plumes légères montées sur des branches peintes de bois de santal.

— Je l’avais mis dans ma poche, murmura-t-il d’un ton de triomphe, pour pouvoir arguer d’un prétexte plausible. Il s’inclina de nouveau.

« Bonne nuit, Señora ! »

Madame Gould suivit le corridor en tournant le dos à la chambre de son mari. Le sort de la mine de San-Tomé pesait lourdement sur son cœur. Elle en était, depuis longtemps, épouvantée. Cette mine, tout d’abord idéal généreux, elle l’avait vue avec appréhension se transformer en fétiche, et le fétiche maintenant était devenu un fardeau monstrueux et écrasant.

On aurait dit que l’enthousiasme généreux de leurs premières années avait fui de son cœur et qu’un mur de lingots d’argent, silencieusement construit par les génies du mal, s’était élevé entre elle et son mari.

Il semblait habiter seul, dans une enceinte faite du précieux métal, et la laisser en dehors, avec son école, son hôpital, ses mères malades et ses vieillards infirmes, vestiges insignifiants de leur générosité primitive.

— Les pauvres gens ! murmura-t-elle.

La voix de Martin Decoud retentit dans le patio.

— J’ai retrouvé l’éventail de doña Antonia, Basilio, le voici !


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