Traduction par J. W. Bienstock.
Mercure de France (compilation) (p. 2-24).
II  ►

I

Je ne me rappelle pas mon père ; il mourut quand j’avais deux ans. Ma mère se remaria. Ce second mariage, quoique contracté par amour, fut pour elle la source de bien des douleurs. Mon beau-père était musicien… Sa destinée fut des plus extraordinaires. C’était l’homme le plus étrange et le plus délicieux que j’aie jamais connu. Son influence sur mes premières impressions d’enfant a été si forte qu’elle a marqué de son empreinte toute ma vie. Pour que mon récit soit compréhensible, je commencerai, tout d’abord, par donner sa biographie. Tout ce que je dirai de lui, je l’ai appris plus tard, par le célèbre violoniste B… qui fut le camarade et l’ami très intime de mon beau-père, dans sa jeunesse.

Mon beau-père s’appelait Efimov. Il était né dans un village appartenant à un opulent propriétaire. Il était le fils d’un très pauvre musicien qui, après de longs voyages, s’était fixé sur les terres de ce propriétaire et s’était engagé dans son orchestre. Ce propriétaire, qui vivait très luxueusement, aimait par-dessus tout et passionnément la musique.

On raconte que cet homme qui ne quittait jamais ses terres, même pour aller à Moscou, décida tout à coup, un jour, de se rendre dans une ville d’eau de l’étranger, pour quelques semaines, dans le but unique d’entendre un célèbre violoniste qui, au dire des journaux, devait y donner trois concerts. Lui-même possédait un assez bon orchestre, à l’entretien duquel il consacrait presque tous ses revenus. Mon beau-père entra dans cet orchestre comme clarinettiste. Il avait vingt-deux ans quand il fit la connaissance d’un homme étrange.

Dans le même district vivait un comte, qui avait été jadis à la tête d’une grosse fortune, mais que ruinait la manie d’avoir un théâtre. Il lui arriva d’avoir à renvoyer, pour sa mauvaise conduite, son chef d’orchestre, d’origine italienne. Ce chef d’orchestre était, en effet, un triste individu. À peine privé de son emploi, il perdit aussitôt toute retenue ; il se mit à fréquenter les débits de la ville, à boire ; il en arriva même à mendier, et il lui devint désormais impossible de trouver à se placer dans la province. C’est avec cet homme que mon beau-père se lia d’amitié. Cette camaraderie paraissait aussi inexplicable qu’extraordinaire, car personne ne remarquait le moindre changement de conduite chez mon beau-père par suite de l’exemple de son compagnon, si bien que le propriétaire, qui d’abord lui avait défendu de fréquenter l’Italien, en était venu à fermer les yeux sur leur amitié.

Enfin, le chef d’orchestre mourut subitement. Les paysans trouvèrent, un matin, son cadavre dans un fossé, près d’un barrage. On ouvrit une enquête, dont le résultat fut que l’Italien était mort d’apoplexie.

Tout ce qu’il possédait se trouvait chez mon beau-père, qui présenta aussitôt la preuve de son droit indiscutable à l’héritage : le défunt avait laissé un papier déclarant qu’en cas de décès Efimov était son seul héritier. L’héritage se composait d’un habit noir, que le défunt conservait comme la prunelle de ses yeux, parce qu’il gardait toujours l’espoir de trouver une nouvelle place, et d’un violon, d’apparence assez ordinaire. Personne ne contesta cet héritage. Mais quelque temps après, le propriétaire recevait la visite du premier violoniste du comte porteur d’une lettre de celui-ci. Dans cette lettre, le comte, priait, suppliait Efimov de lui vendre le violon que lui avait laissé l’Italien, car il désirait vivement acquérir l’instrument pour son orchestre. Il en offrait trois mille roubles et ajoutait qu’il avait déjà envoyé chercher Egor Efimov pour conclure ce marché personnellement avec lui mais que celui-ci refusait obstinément de se rendre à son invitation. Le comte disait en terminant que la somme qu’il proposait représentait le prix réel du violon et que dans l’obstination d’Efimov il voyait quelque chose d’offensant pour lui : le soupçon du désir de profiter de sa simplicité et de son ignorance. C’est pourquoi il demandait au propriétaire d’intervenir.

Le propriétaire fit aussitôt mander mon beau-père. — « Pourquoi ne veux-tu pas vendre ton violon ? lui demanda-t-il. Tu n’en as pas besoin… On te propose trois mille roubles ; c’est un beau prix, et tu n’es qu’un sot si tu penses qu’on t’en donnera davantage. Le comte n’a pas l’intention de te tromper. » Efimov répondit qu’il ne se rendrait pas de sa propre volonté chez le comte, que si son maître l’y envoyait il obéirait à son ordre, mais qu’il ne vendrait pas son violon au comte ; que si on se proposait de le lui prendre de force, là encore son maître était libre.

Cette réponse toucha le maître à son point le plus sensible. Il se flattait, en effet, de savoir se conduire envers ses musiciens, qui tous, disait-il, sans exception, étaient de véritables artistes, grâce à qui son orchestre non seulement était meilleur que celui du comte, mais pouvait rivaliser avec celui de la capitale.

« Bon, répondit le propriétaire, je ferai savoir au comte que tu ne veux pas vendre ton violon, que tu n’as aucun désir de le vendre ; car c’est ton droit absolu de le vendre ou de ne pas le vendre ; comprends-tu ? Mais permets-moi de te demander quel besoin tu as de ce violon. Ton instrument à toi, c’est la clarinette, dont tu joues, au reste, assez mal. Cède-moi le violon, je te donnerai les trois mille. (Qui aurait pu se douter que c’était un instrument d’une telle valeur !) »

Efimov sourit.

— « Non, monsieur, je ne vous le vendrai pas, répondit-il. Sans doute, vous avez le pouvoir…

— « Mais est-ce que je te persécute ? Est-ce que je te contrains ? » s’écria le seigneur hors de lui, d’autant plus que cette discussion avait lieu en présence du violoniste du comte, qui pouvait conclure, d’après cette scène, que le sort des musiciens du propriétaire était peu enviable. « Va-t’en tout de suite, ingrat, que je ne te voie plus ! Qu’aurais-tu fait sans moi, avec ta clarinette, dont tu ne sais pas jouer !… Chez moi, tu es nourri, habillé, entretenu ; tu reçois des appointements, tu es un artiste, et tu ne veux pas le comprendre, tu ne veux pas ! Va-t’en, et ne m’énerve pas davantage par ta présence ! »

Le propriétaire chassait toujours de devant ses yeux ceux contre qui il se mettait en colère, car il craignait de ne pas rester maître de lui ; or, pour rien au monde il n’eût voulu se comporter trop violemment envers « un artiste », comme il appelait tous ses exécutants.

Le marché ne fut donc pas conclu et l’incident semblait ainsi terminé, quand, tout à coup, un mois après, le violoniste du comte souleva une affaire très grave. Sous sa propre responsabilité il porta contre mon beau-père une dénonciation, où il tentait d’établir que mon beau-père était l’auteur de la mort de l’Italien, qu’il aurait assassiné dans un but de lucre, afin de se rendre possesseur du riche héritage. Le dénonciateur déclarait que le testament avait été écrit par contrainte et se faisait fort de produire des témoins pour soutenir son accusation.

Ni les supplications, ni les exhortations du comte et du propriétaire, qui intercédèrent pour mon beau-père, ne purent décider le violoniste à renoncer à son accusation. On lui fit valoir que l’examen médical, auquel avait été soumis le corps du défunt chef d’orchestre, était tout à fait en règle, qu’il se heurtait à l’évidence, aveuglé peut-être par sa colère personnelle et son dépit de n’avoir pu entrer en possession du précieux instrument qu’on voulait acheter pour lui. Le musicien tint bon, il jurait qu’il avait raison, soutenait que l’apoplexie était due non à l’ivresse, mais à un empoisonnement, et il exigeait une nouvelle enquête. Au premier abord, ses raisons parurent sérieuses. On donna suite à sa dénonciation. Efimov fut arrêté et conduit à la prison de la ville. Toute la province s’intéressa à l’affaire. Celle-ci fut menée très rapidement, et se termina par une inculpation en dénonciation calomnieuse contre le violoniste. On lui infligea une juste condamnation, mais jusqu’au bout il tint bon et affirma qu’il avait raison. Il finit cependant par avouer qu’il n’avait aucune preuve, que ses prétendues preuves étaient de son invention, mais qu’en inventant tout cela il avait agi par déduction et que jusqu’à ce jour, bien qu’une nouvelle enquête eût été faite et que l’innocence d’Efimov eût été formellement reconnue, il restait convaincu que la mort du malheureux chef d’orchestre était bien le fait d’Efimov, qui l’avait tué, sinon en l’empoisonnant, du moins d’une façon quelconque. L’arrêt ne fut pas mis à exécution ; le musicien tomba soudain malade d’une inflammation du cerveau, il devint fou et mourut à l’hôpital de la prison.

Durant toute cette affaire, l’attitude du propriétaire avait été des plus généreuses. Il multiplia les démarches pour mon beau-père comme s’il se fût agi de son propre fils. Plusieurs fois il alla le visiter dans la prison, pour le consoler et lui remettre de l’argent. Ayant appris qu’Efimov fumait, il lui apporta d’excellents cigares, et quand mon beau-père fut reconnu innocent, il donna une fête à tout l’orchestre. Le propriétaire regardait l’affaire d’Efimov comme intéressant tout l’orchestre, parce qu’il tenait à la bonne conduite de ses musiciens, au moins autant, sinon plus qu’à leur talent.

Toute une année s’écoula. Soudain le bruit courut qu’au chef-lieu de la province venait d’arriver un violoniste très connu, un Français, qui avait l’intention de donner plusieurs concerts. Aussitôt le propriétaire fit des démarches afin de le faire venir chez lui pour quelques jours. L’affaire s’arrangea ; le Français promit de venir. Tout était déjà prêt pour son arrivée ; on avait invité presque tout le district, quand tout à coup les choses se gâtèrent.

Un matin, on rapporta qu’Efimov avait disparu. On entreprit des recherches qui demeurèrent vaines. L’orchestre était dans une situation très embarrassante : une clarinette manquait. Mais soudain, trois jours après la disparition d’Efimov, le propriétaire recevait du Français une lettre dans laquelle celui-ci se dégageait en termes mécontents de l’invitation qu’il avait acceptée, ajoutant, sans doute par allusion, que dorénavant il serait très prudent dans ses rapports avec les amateurs ayant leur propre orchestre ; qu’il n’était guère encourageant de voir un véritable talent soumis aux ordres d’un homme qui n’en connaissait pas la valeur, et qu’enfin l’exemple d’Efimov, un véritable artiste et le meilleur violoniste qu’il eût rencontré en Russie, était une preuve évidente de la justesse de ses paroles.

Après avoir lu cette lettre, le propriétaire tomba dans un profond étonnement. Il était peiné jusqu’au fond de l’âme. Comment ? Efimov ! Ce même Efimov auquel il s’était tant intéressé, auquel il avait prodigué tant de bienfaits ! Cet Efimov l’avait calomnié honteusement, sans pitié, devant un artiste européen, devant un homme dont l’opinion lui était si précieuse ! En outre, cette lettre lui paraissait inexplicable sous un autre rapport : on lui écrivait qu’Efimov était un artiste d’un vrai talent, un violoniste, et qu’on ne savait pas l’apprécier, qu’on le forçait à jouer d’un autre instrument ! Tout cela frappa tellement le propriétaire qu’il résolut de partir sur le champ pour la ville, afin de voir le Français. Mais juste à ce moment, il reçut un billet du comte qui lui demandait de venir immédiatement chez lui. Il était, disait-il, au courant de toute l’histoire ; le virtuose français se trouvait maintenant chez lui avec Efimov, et l’audace, les calomnies de ce dernier l’avaient tellement indigné qu’il avait ordonné de le retenir. Le comte ajoutait que la présence du propriétaire était nécessaire encore par cette considération que l’accusation d’Efimov le touchait lui-même personnellement, que cette affaire était très importante et qu’il fallait la tirer au clair le plus vite possible.

Le propriétaire se rendit immédiatement chez le comte, où il fit aussitôt connaissance avec le Français. Il expliqua à celui-ci toute l’histoire de mon beau-père, ajoutant qu’il n’avait jamais soupçonné chez Efimov un si grand talent, qu’au contraire Efimov s’était toujours montré un mauvais clarinettiste et qu’il apprenait pour la première fois que le musicien qui l’avait quitté était un violoniste. Il déclara qu’Efimov était libre, qu’il avait toujours joui de son indépendance absolue et qu’il pouvait s’en aller quand il voudrait, si, en effet, il se sentait opprimé. Le Français se montra extrêmement étonné. On fit venir Efimov. Il était méconnaissable. Il se conduisit honteusement, répondit avec ironie et maintint l’exactitude de tout ce qu’il avait raconté au Français. Tout cela irrita le comte à l’extrême. Il déclara tout net à mon beau-père qu’il était un lâche calomniateur, digne de la plus ignominieuse punition.

— « Ne vous inquiétez pas, votre Excellence ; je vous connais déjà suffisamment, répondit mon beau-père. C’est grâce à vous que j’ai failli être jugé comme assassin. Je sais qui a poussé Alexis Nikiforovitch, votre ancien musicien, à me dénoncer. »

Le comte écumait de colère à l’ouïe d’une aussi terrible accusation. Il se contenait à grand peine. Un fonctionnaire venu chez le comte pour une autre affaire, et qui se trouvait par hasard dans le salon, déclara qu’on ne pouvait laisser cela sans suite, que la grossièreté d’Efimov comportait une accusation odieuse, fausse, calomniatrice et qu’il demandait respectueusement la permission de l’arrêter sur le champ, dans la maison même du comte. Le Français était également indigné, et exprima son étonnement d’une ingratitude aussi noire. Alors mon beau-père s’emporta et répondit que la meilleure punition était le tribunal, que même une nouvelle enquête criminelle était préférable à la vie qu’il avait menée jusqu’à ce jour en jouant dans l’orchestre d’un seigneur qu’il n’avait pas eu la possibilité de quitter à cause de sa misère. Il sortit sur ces mots du salon, accompagné des gens qui l’avaient arrêté. On l’enferma dans une chambre reculée et on le menaça de l’expédier en ville dès le lendemain.

Vers minuit, la porte de la chambre du prisonnier s’ouvrit. Le propriétaire entra. Il était en robe de chambre et en pantoufles et tenait à la main une lanterne allumée. Il n’avait évidemment pas pu s’endormir et de pénibles réflexions l’avaient forcé à quitter son lit. Efimov ne dormait pas. Il regarda avec étonnement son visiteur. Celui-ci posa sa lanterne et, très ému, s’assit sur une chaise, en face de lui.

— « Egor, lui dit-il, pourquoi m’as-tu offensé ainsi ? »

Efimov ne répondit pas. Le propriétaire répéta sa question. Un sentiment profond, une angoisse étrange vibraient dans ses paroles.

— « Dieu sait pourquoi je vous ai offensé ainsi, monsieur, répondit enfin mon beau-père en faisant un geste de la main. C’est comme si le diable m’avait poussé ! Je ne sais pas moi-même… Ce n’était pas une vie chez vous… Le diable lui-même s’est attaché à moi…

— « Egor, reprit alors le propriétaire, retourne chez moi et j’oublierai tout, je te pardonnerai tout. Écoute, tu seras le premier parmi mes musiciens, et je te donnerai des appointements supérieurs à ceux des autres…

— « Non, monsieur, non, ne me parlez pas. Je ne puis pas vivre chez vous ! Je vous dis que c’est le diable qui s’est attaché à moi ; j’incendierais votre maison si je restais. Parfois une telle angoisse me saisit qu’il vaudrait mieux pour moi n’être pas né ! Maintenant je ne puis même pas répondre de moi. Non, monsieur, il vaut mieux me laisser… Tout cela, c’est depuis que ce diable s’est lié d’amitié avec moi…

— « Qui ? demanda le propriétaire.

— « Celui qui a crevé comme un chien ! Ce maudit Italien !…

— « C’est lui, Egor, qui t’a appris à jouer ?

— « Oui… Il m’a appris plusieurs choses pour ma perte. Mieux vaudrait ne l’avoir jamais connu !…

— « Est-ce que c’était un tel maître sur le violon, Egor ?

— « Non, lui-même jouait mal, mais il enseignait bien. J’ai appris tout. Il me montrait seulement… Il aurait mieux valu pour moi que ma main tombât desséchée plutôt que d’apprendre cet art. Maintenant je ne sais pas moi-même ce que je veux. Demandez-moi, monsieur : Egor, qu’est-ce que tu désires ? je puis te donner tout. Eh bien, monsieur, je ne vous dirais pas un mot de réponse, parce que je ne sais pas moi-même ce que je désire. Non, monsieur, je vous le dis encore une fois, il vaut mieux me laisser. Je ferai quelque chose pour qu’on m’envoie très loin et que ce soit fini !

— « Egor, dit le propriétaire après un moment de silence, je ne te laisserai pas ainsi : si tu ne veux pas venir chez moi, soit, tu es libre, je ne puis te retenir ; mais je ne m’en irai pas ainsi… Joue-moi quelque chose sur ton violon, Egor, joue. Je t’en supplie, joue… Ce n’est pas un ordre que je te donne, tu comprends, je ne te force pas, je te supplie… Joue, Egor. Au nom de Dieu, joue-moi ce que tu as joué au Français. Tu es obstiné, moi aussi. J’ai aussi mon caractère, Egor. Je ne vivrai pas tant que tu ne m’auras pas joué, de bonne volonté, ce que tu as joué au Français.

— « Soit, dit Efimov… Je m’étais juré, monsieur, de ne jamais jouer devant vous ; mais maintenant mon cœur faiblit. Je jouerai… Mais ce sera pour la première et la dernière fois, et jamais plus, monsieur, vous ne m’entendrez jouer, si même vous me promettiez mille roubles. »

Il prit alors son violon et se mit à jouer ses variations sur des chansons russes. B… disait que ces variations étaient sa première œuvre pour violon et sa meilleure, et qu’il n’avait jamais plus joué aussi bien et avec une telle inspiration. Le propriétaire, qui, du reste, ne pouvait écouter avec indifférence la musique, pleurait à chaudes larmes, Quand ce fut terminé, il se leva de sa chaise, prit trois cents roubles qu’il tendit à mon beau-père en lui disant :

— « Va, Egor, je te ferai sortir d’ici, et j’arrangerai tout avec le comte. Mais écoute : ne te rencontre plus avec moi ; la route est large devant toi et si nous nous heurtons sur cette route, cela ira mal et pour toi et pour moi. Adieu donc !… Encore un conseil pour ton avenir, un seul : ne bois pas et travaille ; travaille sans relâche ; et ne deviens pas orgueilleux ! Je te parle comme le ferait un père. Prends garde, je te le répète encore une fois : travaille et fuis l’eau-de-vie, parce que si tu bois une fois, à la suite de quelque déception (et tu en auras beaucoup), alors tu seras perdu, tout ira au diable, et quelque jour on te trouvera peut-être dans un fossé, comme ton Italien. Et maintenant, adieu !… Attends. Embrasse-moi. »

Ils s’embrassèrent, puis mon beau-père sortit. Il était libre.

Aussitôt en liberté, il s’empressa de dépenser les trois cents roubles, dans les petites villes voisines, en compagnie de chenapans avec lesquels il se liait. À la fin, resté seul sans le sou et sans aucune protection, il dut s’engager dans le misérable orchestre d’un petit théâtre ambulant, en qualité de premier et peut-être unique violon.

Tout cela ne concordait pas précisément avec ses intentions premières, qui étaient de se rendre le plus vite possible à Pétersbourg pour y étudier, y trouver une bonne place et devenir un artiste de premier ordre.

Mais la vie dans le petit orchestre n’allait pas toute seule. Mon beau-père se disputa bientôt avec l’entrepreneur du théâtre ambulant et le quitta. Alors son courage l’abandonna, et même il se résolut à une mesure désespérée qui blessait cruellement son orgueil. Il écrivit au propriétaire, lui peignit sa situation et lui demanda de l’argent. La lettre était écrite sur un ton assez indépendant. Il n’obtint aucune réponse. Il écrivit alors une seconde lettre dans laquelle, en termes fort humbles, appelant le propriétaire son bienfaiteur et lui donnant le titre de vrai connaisseur de l’art, il le priait à nouveau de lui venir en aide. Enfin la réponse arriva. Le propriétaire envoyait cent roubles, accompagnés de quelques lignes de la main du valet de chambre, par lesquelles il le priait de s’abstenir à l’avenir de toute demande.

Quand mon beau-père eut cet argent, il voulut aussitôt partir pour Pétersbourg. Mais une fois ses dettes payées, il lui restait si peu de chose qu’il ne pouvait plus être question de voyage. Il demeura donc en province. De nouveau, il rentra dans un petit orchestre, dont il ne s’arrangea pas et qu’il abandonna bientôt ; et, passant ainsi d’une place dans l’autre, toujours avec l’idée d’aller sans retard à Pétersbourg, il resta en province six années entières.

Enfin une sorte d’horreur le saisit. Il remarqua avec désespoir combien son talent avait souffert, écrasé de tous côtés par sa vie désordonnée et misérable ; et un beau matin, il quitta son entrepreneur, prit son violon et se rendit à Pétersbourg, vivant presque d’aumônes pour subvenir aux frais de la route.

Il s’installa quelque part dans un grenier, et c’est alors qu’il fit la connaissance de B…, qui arrivait d’Allemagne et rêvait aussi de faire une carrière. Bientôt ils se lièrent d’amitié, et B…, jusqu’à présent, se rappelle avec une profonde émotion cette liaison. Tous deux étaient jeunes ; tous deux avaient les mêmes espérances et le même but. Mais B… était encore dans la première jeunesse ; il avait encore enduré très peu de misères et de souffrances. En outre, avant tout, il était Allemand, et marchait vers son but obstinément, systématiquement, avec la certitude absolue de ses forces, en calculant presque d’avance ce qu’il était capable de donner. Son camarade, au contraire, avait déjà trente ans ; il était fatigué, harassé, avait perdu confiance ; en même temps ses premières énergies s’étaient effritées pendant les sept années qu’il avait dû, pour gagner son pain, travailler dans de petits théâtres de province ou dans des orchestres de propriétaires ruraux. Une seule idée l’avait soutenu : sortir enfin de cette impasse, économiser assez d’argent pour aller à Pétersbourg. Mais c’était une idée vague, obscure, une sorte d’appel intérieur qui, avec les années, avait perdu de sa netteté, si bien qu’en partant pour Pétersbourg, il semblait n’agir plus que par l’inertie de son désir éternel de ce voyage, et ne savait plus trop lui-même ce qu’il ferait dans la capitale. Son enthousiasme était saccadé, irrégulier, bilieux, comme s’il voulait se tromper lui-même et se convaincre qu’en lui la force première, l’ardeur, l’inspiration n’étaient pas encore épuisées.

Cet enthousiasme perpétuel frappa B…, qui était un homme froid, méthodique. Il en était aveuglé et saluait mon beau-père comme le futur grand génie musical. Il ne pouvait se représenter autrement l’avenir de son camarade. Mais bientôt les yeux de B… se dessillèrent, et il perçut la vérité. Il vit clairement que toute cette fièvre, toute cette impatience, n’était autre chose que le désespoir du talent perdu ; plus encore, que ce talent lui-même n’avait peut-être jamais été très grand, qu’il y avait là beaucoup d’aveuglement, d’infatuation, de contentement de soi, d’imagination et le rêve perpétuel en son propre génie.

« Mais, racontait B…, pouvais-je ne pas être étonné par la nature étrange de mon camarade ? Devant moi se livrait la lutte désespérée, fiévreuse, de la volonté tendue à l’extrême contre la faiblesse intérieure. Le malheureux, durant sept années, s’était repu du rêve de sa gloire future, à tel point qu’il n’avait même pas remarqué comment il perdait les notions les plus élémentaires de notre art, même jusqu’à la technique ordinaire de la musique. Et cependant, dans son imagination désordonnée, naissaient à chaque moment des plans colossaux pour l’avenir. Non content de vouloir être un génie de premier ordre, un des plus grands violonistes au monde, non content de se croire un pareil génie, il voulait en outre devenir compositeur, bien qu’ignorant tout du contrepoint. Mais ce qui m’étonnait le plus, ajoutait B…, c’est qu’en dépit de son impuissance, de ses connaissances minimes de la technique musicale, il y avait chez cet homme une compréhension profonde, claire, et on peut dire intuitive de l’art. Il le sentait si fortement et le comprenait si bien qu’il n’est pas étonnant qu’il se soit égaré dans son propre jugement sur lui-même et se soit pris, au lieu d’un profond et instinctif amoureux de l’art, pour le pontife de l’art lui-même, pour un génie.

« Parfois, il parvenait, dans son langage primitif, simple, étranger à toute science, à énoncer des vérités si profondes que j’en étais stupéfait et ne pouvais comprendre comment il devinait tout cela, n’ayant jamais rien lu, rien appris ; et, ajoutait B…, dans mon propre perfectionnement, je lui dois beaucoup, ainsi qu’à ses conseils.

« Quant à moi, continuait B…, j’étais tout à fait tranquille sur mon sort. Moi aussi, j’aimais passionnément mon art ; mais je savais dès le commencement de ma carrière que je resterais, au sens littéral du mot, un ouvrier de l’art. En revanche, je suis fier de ne pas avoir enfoui, comme l’esclave paresseux, ce que m’avait donné la nature, et, au contraire, de l’avoir augmenté considérablement. Et si on loue mon jeu impeccable, si l’on vante ma technique, tout cela je le dois au travail ininterrompu, à la conscience nette de mes forces, à l’éloignement que j’eus toujours pour l’ambition, la satisfaction de soi-même et la paresse, conséquence de cette satisfaction. »

B… à son tour essaya de donner des conseils à son camarade, auquel tout d’abord il s’était soumis. Mais celui-ci s’en montra indisposé ; il y eut un froid entre eux. Bientôt B… remarqua que son camarade devenait de plus en plus apathique ; l’inquiétude et l’ennui l’assaillaient de plus en plus fréquemment ; ses élans d’enthousiasme devenaient plus rares, et une tristesse morne, déprimante, les suivait. Enfin Efimov commença à délaisser son violon. Il se passait des semaines entières sans qu’il y touchât. Il n’était pas loin de la chute définitive, et bientôt le malheureux sombra dans le vice.

Ce contre quoi le propriétaire l’avait mis en garde était arrivé : il s’était mis à boire immodérément. B… le considérait avec épouvante. Ses conseils n’agissaient plus, et il avait peur de dire le moindre mot. Peu à peu Efimov en arriva à un cynisme extrême. Il n’éprouvait aucune honte à vivre aux crochets de B…, se conduisant même comme si c’était là son droit absolu. Cependant les moyens d’existence s’épuisaient. B… avait quelques leçons ou faisait des soirées chez des commerçants, des Allemands, des employés qui n’étaient pas bien riches, mais cependant payaient quelque peu. Efimov affectait de ne pas même remarquer la misère de son camarade. Il se comportait insolemment envers lui et restait des semaines entières sans daigner lui adresser la parole. Un jour, B… lui fit observer, de la façon la plus douce, qu’il ferait bien de ne pas trop négliger son violon, afin de ne pas perdre tout à fait la main. Efimov se fâcha sérieusement et déclara qu’il ne toucherait jamais plus à son violon, comme s’il s’imaginait qu’on allait l’en supplier à genoux.

Une autre fois, B… ayant besoin d’un camarade pour jouer dans une soirée, en fit la proposition à Efimov. Celui-ci devint furieux ; il déclara qu’il n’était pas un violoniste de la rue et n’était pas aussi lâche que B… pour déshonorer le grand art en jouant devant de vils boutiquiers qui ne comprendraient rien à son jeu et à son talent. B… ne répondit point. Mais Efimov, réfléchissant à cette invitation, en l’absence de son camarade qui était allé jouer, s’imagina que B… avait eu le dessein de lui faire sentir qu’il vivait à ses dépens et que c’était une façon de lui dire qu’il eût à gagner sa vie. Quand B… rentra, Efimov, tout à coup, se mit à lui reprocher la lâcheté de son acte et déclara qu’il ne resterait pas une minute de plus avec lui.

Il disparut en effet pour deux jours. Mais il revint le troisième comme si rien ne s’était passé et la vie reprit comme auparavant.

Ce n’est que l’habitude, l’amitié et aussi la pitié qu’on ressent pour l’homme qui se noie, qui empêchèrent B… de mettre aussitôt un terme à cette vie désordonnée et de se séparer pour toujours de son camarade. Ils finirent cependant par se quitter. La fortune souriait à B… Il s’était acquis une haute protection et avait eu la chance de donner un brillant concert. À cette époque, il était déjà un admirable artiste et sa renommée, qui grandissait rapidement, lui valut une place dans l’orchestre de l’Opéra où il se tailla bientôt un succès tout à fait mérité. Quand il se sépara d’Efimov, il lui remit de l’argent et le supplia les larmes aux yeux de rentrer dans le droit chemin. B… ne peut même maintenant penser à lui sans un sentiment particulier. Son amitié avec Efimov demeure l’une des impressions les plus profondes de sa jeunesse. Ils avaient commencé leur carrière ensemble, ils s’étaient attachés si profondément l’un à l’autre que l’étrangeté, les défauts même les plus grossiers d’Efimov le rendaient encore plus cher à B….

B… comprenait Efimov. Il lisait en lui et pressentait comment tout cela se terminerait. Au moment de se séparer, ils s’embrassèrent et tous deux pleurèrent. Efimov, à travers ses larmes et ses sanglots, se mit à crier qu’il était un homme perdu, un malheureux, qu’il le savait depuis longtemps, mais que c’était seulement maintenant qu’il le voyait clairement.

— « Je n’ai pas de talent ! » conclut-il, en devenant pâle comme un mort.

B… était très ému :

— « Écoute, Egor Pétrovitch, lui dit-il. Qu’est-ce que tu fais de toi ? Tu te perds seulement avec ton désespoir. Tu n’as ni patience ni courage. Maintenant, dans un accès de tristesse, tu dis que tu n’as pas de talent. Ce n’est pas vrai. Tu as du talent ; je t’assure que tu en as. Je le vois rien qu’à la façon dont tu sens et comprends l’art. Je te le prouverai par toute ta vie. Tu m’as raconté ta vie d’autrefois. À cette époque aussi le désespoir te visitait sans que tu t’en rendisses compte. À cette époque aussi, ton premier maître, cet homme étrange, dont tu m’as tant parlé, a éveillé en toi, pour la première fois, l’amour de l’art et a deviné ton talent. Tu l’as senti alors aussi fortement que maintenant. Mais tu ne savais pas ce qui se passait en toi. Tu ne pouvais pas vivre dans la maison du propriétaire, et tu ne savais toi-même ce que tu désirais. Ton maître est mort trop tôt. Il t’a laissé seulement avec des aspirations vagues et, surtout, il ne t’a pas expliqué toi-même. Tu sentais le besoin d’une autre route plus large, tu pressentais que d’autres buts t’étaient destinés, mais tu ne comprenais pas comment tout cela se ferait et, dans ton angoisse, tu as haï tout ce qui t’entourait alors. Tes six années de misère ne sont pas perdues. Tu as travaillé, pensé, tu as reconnu et toi-même et tes forces ; tu comprends maintenant l’art et ta destination. Mon ami, il faut avoir de la patience et du courage. Un sort plus envié que le mien t’est réservé. Tu es cent fois plus artiste que moi, mais que Dieu te donne même la dixième partie de ma patience. Travaille, ne bois pas, comme te le disait ton bon propriétaire, et, principalement, commence par l’a, b, c.

« Qu’est-ce qui te tourmente ? La pauvreté, la misère ? Mais la pauvreté et la misère forment l’artiste. Elles sont inséparables des débuts. Maintenant personne n’a encore besoin de toi ; personne ne veut te connaître. Ainsi va le monde. Attends, ce sera autre chose quand on saura que tu as du talent. L’envie, la malignité, et surtout la bêtise t’opprimeront plus fortement que la misère. Le talent a besoin de sympathie ; il faut qu’on le comprenne. Et toi, tu verras quelles gens t’entoureront quand tu approcheras du but. Ils tâcheront de regarder avec mépris ce qui s’est élaboré en toi au prix d’un pénible travail, des privations, des nuits sans sommeil. Tes futurs camarades ne t’encourageront pas, ne te consoleront pas. Ils ne t’indiqueront pas ce qui en toi est bon et vrai. Avec une joie maligne ils relèveront chacune de tes fautes. Ils te montreront précisément ce qu’il y a de mauvais en toi, ce en quoi tu te trompes, et d’un air calme et méprisant ils fêteront joyeusement chacune de tes erreurs (comme si quelqu’un était infaillible). Toi, tu es orgueilleux et souvent à tort. Il t’arrivera d’offenser une nullité qui a de l’amour-propre, et alors malheur à toi : tu seras seul et ils seront plusieurs. Ils te tueront à coups d’épingles. Moi-même, je commence à éprouver tout cela. Prends donc des forces dès maintenant. Tu n’es pas encore si pauvre. Tu peux encore vivre ; ne néglige pas les besognes grossières, fends du bois, comme je l’ai fait un soir chez de pauvres gens. Mais tu es impatient ; l’impatience est ta maladie. Tu n’as pas assez de simplicité ; tu ruses trop, tu réfléchis trop, tu fais trop travailler ta tête. Tu es audacieux en paroles et lâche quand il faut prendre l’archet en main. Tu as beaucoup d’amour-propre et peu de hardiesse. Sois plus hardi, attends, apprends, et si tu ne comptes pas sur tes forces, alors va au hasard ; tu as de la chaleur, du sentiment, peut-être arriveras-tu au but. Sinon, va quand même au hasard. En tout cas tu ne perdras rien, si le gain est trop grand. Vois-tu, aussi, le hasard pour nous est une grande chose. »

Efimov écoutait son vieux camarade avec un attendrissement profond. À mesure qu’il parlait, la pâleur quittait ses joues qui se coloraient peu à peu. Ses yeux brillaient d’un feu inaccoutumé de hardiesse et d’espoir. Bientôt cette noble hardiesse se transformait en audace, puis en son effronterie ordinaire, et tandis que B… terminait son exhortation, Efimov ne l’écoutait déjà plus que distraitement et avec impatience.

Cependant il lui serra chaleureusement la main, le remercia et, bientôt, passant de l’humilité profonde et de la tristesse à la présomption et à l’orgueil extrêmes, il pria son ami de ne pas s’inquiéter pour lui, disant qu’il saurait arranger son existence, qu’il espérait trouver bientôt des protections, donner un concert, et qu’alors, il conquerrait d’un coup la gloire et la richesse.

B… haussa les épaules, mais ne contredit point son camarade. Ils se séparèrent ; ce ne fut bien entendu pas pour longtemps. Efimov dépensa rapidement l’argent que lui avait donné B… et vint lui en demander une deuxième fois, une troisième, une dixième. Enfin B… perdit patience et fit répondre qu’il n’était pas à la maison. Il perdit de vue Efimov.

Quelques années s’écoulèrent. Un jour B… en rentrant chez lui après une répétition, se heurta dans une ruelle, près d’un misérable débit, à un homme mal vêtu, ivre, qui l’appela par son nom. C’était Efimov. Il avait beaucoup changé. Il était jaune, maigre. La vie désordonnée qu’il menait avait mis sur lui son empreinte indélébile. B… fut heureux de cette rencontre et, sans prendre le temps d’échanger deux mots avec lui, le suivit dans le débit où Efimov l’entraîna. Là, dans une petite pièce reculée, très sale, il examina de plus près son camarade. Celui-ci était presque en guenilles, les chaussures déchirées, le plastron usé, maculé de taches de vin ; sa tête grisonnante commençait à devenir chauve.

« Qu’as-tu ? Où es-tu maintenant ? » interrogeait B.

Efimov se montrait gêné, timide même ; il répondait d’une façon incohérente, si bien que B… crut avoir affaire à un fou. Enfin Efimov avoua qu’il ne pouvait parler si on ne lui donnait pas d’eau-de-vie et que dans ce débit, depuis longtemps, on ne lui faisait plus crédit. Il rougit en prononçant ces paroles, bien qu’il cherchât à s’encourager par un geste hardi. Tout cela était laid, navrant, pitoyable et à tel point pénible que le brave B…, qui voyait que toutes ses craintes n’étaient que trop justifiées, ressentit une vive compassion. Il commanda cependant de l’eau-de-vie. Le visage d’Efimov changea d’expression ; ses yeux s’emplirent de larmes ; il était pénétré de reconnaissance et touché à tel point qu’il était prêt à baiser les mains de son bienfaiteur. Pendant le dîner B… apprit avec le plus grand étonnement que le malheureux s’était marié, mais sa surprise fut encore plus grande quand il entendit de lui que sa femme avait fait son malheur et que le mariage avait tué complètement son talent.

« Comment cela ? demanda B.

« Mon cher, voilà déjà deux ans que je n’ai pas touché un violon, répondit Efimov. Ma femme est une cuisinière, une femme grossière, que le diable l’emporte ! Nous ne faisons que nous battre, voilà tout !

— « Mais pourquoi t’es-tu marié, si c’est ainsi ?

— « Je n’avais pas de quoi manger. J’ai fait sa connaissance. Elle avait un millier de roubles ; je me suis marié, j’ai perdu la tête… C’est elle qui s’est amourachée de moi… Elle s’est pendue à mon cou… Qui l’a poussée ?… L’argent a été bu, mon cher. Quel talent ! et tout est perdu !… »

B… remarqua qu’Efimov semblait soucieux de se justifier devant lui de quelque chose.

« J’ai tout abandonné, tout quitté », ajouta-t-il ; puis il lui déclara que les derniers temps il avait presque atteint la perfection sur le violon, et que lui, B…, bien que l’un des premiers violonistes de la ville, ne lui arriverait pas à la cheville, si lui, Efimov, le voulait.

« Alors qu’est-ce que cela signifie ? demanda B… étonné. Tu aurais dû chercher une place.

« À quoi bon ! dit-il avec un geste de la main. Qui de vous comprend quelque chose ? Qu’est-ce que vous savez ? Rien. Voilà ce que vous savez. Jouer une danse, dans un ballet, ça, c’est votre affaire. Vous n’avez jamais vu, ni entendu un bon violoniste. Ce n’est pas la peine de vous toucher ; restez ce que vous êtes.

Efimov eut encore un geste de la main et se mit à se balancer sur sa chaise : il était déjà gris ; puis il invita B… à l’accompagner chez lui. B… refusa, mais prit son adresse et promit de passer le voir le lendemain. Efimov, maintenant rassasié, regardait ironiquement son ancien camarade et s’appliquait par tous les moyens à le mortifier. En partant, il prit la riche pelisse de B… et la lui tendit comme un valet à son maître. En traversant la première salle, il s’arrêta et présenta B… au cabaretier et au public comme le premier et unique violon de la capitale. En un mot, il se comporta en parfait butor.

Cependant B… alla le voir le lendemain matin dans le galetas où nous vivions alors, tous dans une chambre unique, et dans une sombre misère. J’avais alors quatre ans ; il y avait déjà deux ans que ma mère avait épousé en secondes noces Efimov. Ma mère était une femme très malheureuse. Autrefois elle avait été gouvernante ; elle était très instruite, jolie, mais sa grande pauvreté lui avait fait épouser un vieux fonctionnaire, mon père. Elle ne vécut avec lui qu’une année ; mon père mourut subitement, et quand son maigre héritage eut été partagé entre ses héritiers, ma mère resta seule avec moi et une petite somme d’argent qui composait sa part. Se placer de nouveau comme gouvernante, avec un enfant sur les bras, était chose difficile. C’est à ce moment que, je ne sais par quel hasard, elle rencontra Efimov, et qu’effectivement elle s’amouracha de lui. Elle était enthousiaste et rêveuse, elle vit en Efimov un génie ; elle crut en ses paroles orgueilleuses sur son brillant avenir. Son imagination était flattée de la perspective enviée de devenir le guide, l’appui d’un homme de génie. Elle l’épousa. Dès le premier mois, tous ses rêves, tous ses espoirs s’évanouirent et devant elle il n’y eut plus que la misérable réalité. Efimov qui, peut-être, en effet, s’était marié parce que ma mère possédait un millier de roubles, une fois ceux-ci dépensés, cessa de travailler, et, comme s’il était heureux du prétexte, il déclara aussitôt à tous et à chacun que le mariage avait tué son talent, qu’il lui était impossible de travailler dans une chambre étouffante, avec devant lui une famille affamée, que l’inspiration ne lui viendrait jamais dans un tel milieu, et qu’enfin un tel malheur pour lui était évidemment de la fatalité. Il paraît que lui-même avait fini par croire à la légitimité de ses plaintes et semblait content d’avoir cette excuse. Ce malheureux talent gâché cherchait une raison extérieure à laquelle pouvoir imputer toutes ses misères. Mais il ne pouvait pas se faire à l’idée terrible que depuis longtemps et pour toujours il était perdu pour l’art. Il luttait passionnément, comme dans un cauchemar maladif, contre cette affreuse conviction. Et quand, vaincu par la réalité, ses yeux, par moments, s’ouvraient, il se sentait près de devenir fou d’épouvante. Il ne pouvait renoncer sans déchirement à ce qui, pendant si longtemps, avait été toute sa vie, et jusqu’à sa dernière heure il s’imagina que son talent n’était pas encore tout à fait mort. Pendant ses heures de doute, il s’adonnait à la boisson, qui chassait son angoisse. Enfin, à cette époque, peut-être ne savait-il pas lui-même combien cette femme lui était précisément nécessaire. Elle était son prétexte vivant, et, en effet, mon beau-père faillit devenir fou à l’idée que du jour où il enterrerait cette femme qui l’avait perdu, tout reprendrait son cours normal.

Ma pauvre mère ne le comprenait pas. En véritable rêveuse, elle ne supporta même pas le premier choc de la terrible réalité. Elle devint emportée, irritable, grossière ; à chaque instant elle se querellait avec son mari, qui prenait plaisir à la faire souffrir ; elle voulait surtout qu’il cherchât du travail. Mais l’aveuglement, l’idée fixe de mon beau-père, ses bizarreries faisaient de lui un être presque inhumain et privé de sentiment. Il ne faisait que rire et jurait de ne pas toucher un violon avant la mort de sa femme, ce qu’il lui déclarait avec une franchise cruelle. Ma mère, qui jusqu’à son dernier souffle l’aima passionnément, ne pouvait cependant supporter une vie pareille. Sa santé s’altéra ; toujours souffrante, elle vivait dans des transes perpétuelles ; en outre, elle avait seule la charge de nourrir toute la famille. Elle s’était mise à faire la cuisine et d’abord avait pris des pensionnaires ; mais son mari lui dérobait tout son argent et souvent elle devait envoyer des plats vides à ceux pour qui elle trimait.

Quand B… vint nous voir, elle s’employait à laver du linge et à réparer de vieux habits.

C’est ainsi que nous vivions dans notre grenier. Notre misère frappa B…

— « Écoute, fit-il à mon beau-père. Tu ne dis que des sottises. Qu’est-ce que cela veut dire : le talent tué ? C’est elle qui te nourrit, et toi que fais-tu ?

— « Rien », répondit mon beau-père.

Mais B… ne connaissait pas encore tout le malheur de ma mère. Son mari amenait souvent chez lui une bande de vauriens, et alors que se passait-il, mon Dieu !

B… sermonna longtemps son ancien camarade, et il lui déclara pour finir que s’il ne voulait pas s’amender, il ne lui viendrait plus en aide. Il le prévint très franchement qu’il ne lui donnerait pas d’argent pour le dépenser à boire, et il lui demanda de lui jouer quelque chose afin de voir ce qu’on pourrait faire pour lui. Pendant que mon beau-père allait chercher son violon, B… en cachette tendit de l’argent à ma mère. Elle le refusa. C’était la première fois qu’on lui offrait l’aumône. Alors B… me le donna, et la pauvre femme fondit en larmes.

Mon beau-père apporta le violon, mais commença par demander de l’eau-de-vie, déclarant que sans cela il ne pourrait pas jouer. On envoya chercher de l’eau-de-vie. Il but et devint de joyeuse humeur.

— « Par amitié pour toi, je te jouerai quelque chose de ma composition, dit-il à B… ; et il exhuma de la commode un gros cahier tout couvert de poussière.

« Voilà, tout cela, c’est de moi ! dit-il en montrant le cahier. Tu verras ; c’est autre chose que vos ballets ! »

B… feuilleta en silence quelques pages. Ensuite il prit la musique qu’il avait avec lui et demanda à mon beau-père de laisser de côté ses propres compositions et de jouer quelque-chose qu’il avait apporté.

Mon beau-père se montra un peu offensé. Cependant craignant de perdre cette nouvelle occasion, il fit ce que lui demandait B… Celui-ci constata alors que son ancien camarade avait en effet beaucoup travaillé et fait des progrès depuis leur séparation, bien qu’il se vantât de n’avoir pas touché son violon depuis son mariage. Il fallait voir la joie de ma pauvre mère. Elle regardait son mari ; elle était de nouveau fière de lui. Le bon B…, très sincèrement heureux de cela, promit de procurer du travail à mon beau-père.

À cette époque, B… avait déjà de grandes relations, et il se mit immédiatement à recommander son pauvre camarade, auquel il fit donner sa parole d’honneur qu’il se conduirait bien. En attendant, il lui acheta des vêtements neufs et le présenta à quelques personnages connus desquels dépendait l’emploi qu’il désirait obtenir pour lui. Efimov faisait bien un peu le fier en paroles, mais ce fut avec la plus grande joie qu’il accepta la proposition de son vieil ami. B… racontait plus tard qu’il avait eu honte de l’obséquiosité et de l’humilité avec lesquelles mon beau-père essayait de l’attendrir, craignant de perdre ses bonnes grâces. Efimov, comprenant qu’on cherchait à le ramener dans la bonne voie, cessa même de boire. Enfin on lui trouva une place dans l’orchestre d’un théâtre. Il subit brillamment les épreuves, et en un mois d’application et de travail il avait recouvré tout ce qu’il avait perdu en dix-huit mois d’inaction. Il promit à l’avenir de travailler et d’être exact dans ses nouvelles fonctions.

Mais la situation de notre famille ne s’améliora aucunement. Mon beau-père ne donnait pas un sou de ses appointements à ma mère ; il dépensait tout à boire et à manger avec ses nouveaux amis, qu’il eut tout de suite en grand nombre.

Il se lia d’amitié, de préférence, avec les employés du théâtre, les choristes, les figurants, en un mot avec les gens parmi lesquels il pouvait occuper la première place, évitant les personnes d’un talent réel. Il sut leur inspirer un respect particulier pour sa personne. Il leur expliqua tout de suite qu’il était un homme méconnu, qu’il avait un énorme talent, que sa femme l’avait perdu et qu’enfin leur chef d’orchestre ne comprenait rien à la musique. Il se moquait de tous les artistes de l’orchestre, du choix des pièces représentées et des auteurs mêmes des opéras.

Enfin il se mit à leur développer une nouvelle théorie de la musique. Il fit si bien qu’il ennuya tout l’orchestre, se fâcha avec ses camarades et son chef, se montra grossier envers ses supérieurs et acquit la réputation de l’homme le plus déséquilibré et le plus nul qui fût. Il se rendit bientôt insupportable à tous.

En effet, il était vraiment étrange de voir un homme de si peu d’importance, un exécutant aussi inutile, un musicien aussi négligent faire montre de prétentions aussi excessives et se vanter d’un ton aussi assuré.

Cela se termina par la brouille de mon beau-père avec B… Il avait inventé sur lui de vilaines histoires, de méchantes calomnies, qu’il avait mises en circulation comme des faits indiscutables. On l’obligea à donner sa démission de l’orchestre au bout de six mois de mauvais services, pour négligence et ivrognerie. Mais il n’abandonna pas si vite la place.

Bientôt on le vit dans ses guenilles d’autrefois, son costume propre ayant été partie vendu, partie engagé. Il se mit à fréquenter ses anciens collègues, sans se préoccuper de leur plus ou moins de satisfaction à recevoir de pareilles visites. Il colportait des racontars, disait des sottises, se plaignait de sa vie et engageait tout le monde à venir voir sa criminelle de femme.

Sans doute il se trouvait des auditeurs qui souvent, après avoir fait boire le camarade cassé aux gages, s’amusaient à le faire dégoiser mille stupidités. Il faut dire aussi qu’il parlait généralement d’une façon spirituelle et que ses propos fielleux abondaient en remarques cyniques qui amusaient les auditeurs d’une certaine catégorie. On le traitait en bouffon à moitié fou dont la conversation peut parfois amuser, quand on n’a rien de mieux à faire. On se plaisait à l’irriter en parlant devant lui de quelque nouveau violoniste récemment arrivé. Aussitôt Efimov changeait de couleur, s’effarait, tâchait de savoir qui était arrivé, quel était ce nouveau talent, et immédiatement se montrait jaloux de sa gloire. Il me semble que de cette époque seulement date sa vraie folie systématique, son idée fixe d’être le plus grand violoniste, du moins de Pétersbourg, d’être persécuté par le sort, en butte à toutes sortes d’intrigues, incompris et ignoré. Cette dernière pensée le flattait même, car il est des caractères qui aiment à se sentir offensés, humiliés, à s’en plaindre bien haut ou à s’en consoler tout bas en admirant leur génie méconnu.

Il connaissait tous les violonistes de Pétersbourg, et, à son avis, pas un seul ne pouvait rivaliser avec lui. Les amateurs et les dilettantes, qui connaissaient le malheureux fou, aimaient à citer devant lui tel violoniste célèbre, afin de le forcer à parler à son tour. Ils savouraient sa méchanceté, ses remarques judicieuses, ses mots caustiques et spirituels, lorsqu’il critiquait le jeu de ses rivaux imaginaires. Souvent on ne le comprenait pas, mais en revanche on était sûr que personne au monde ne savait si habilement présenter une si bonne caricature des célébrités musicales contemporaines. Les artistes mêmes dont il se moquait le craignaient un peu, car ils connaissaient sa méchante langue et avaient aussi conscience de la justesse de ses attaques et de la sûreté de ses jugements. On s’était habitué à le voir dans les couloirs et les coulisses du théâtre. Les employés le laissaient passer sans aucune difficulté, comme un personnage nécessaire, et il était devenu une sorte de Thersite.

Cette vie dura deux ou trois ans. Mais à la fin, même dans ce dernier rôle, il réussit à ennuyer tout le monde. On le chassa définitivement, et les deux dernières années de sa vie mon beau-père disparut complètement de la circulation ; on ne le voyait plus nulle part. Cependant B… le rencontra deux fois, mais sous un aspect si misérable que la pitié encore l’emporta sur le dégoût. B… l’appela. Mon beau-père, offensé, feignit de n’avoir pas entendu, enfonça jusqu’aux yeux son vieux chapeau râpé et passa. Enfin un jour de grande fête, le matin, on annonça à B… que son ancien camarade Efimov venait le féliciter. B… alla à sa rencontre. Efimov était ivre. Il se mit à saluer très bas, presque jusqu’à terre, marmonna quelque chose et ne voulut à aucun prix entrer dans la chambre. Ce qui signifiait sans doute : Nous autres, gens sans talent, nous ne pouvons frayer avec des gens aussi admirables que vous ; pour nous, êtres infimes et misérables, la fonction de valet, qui vient féliciter aux jours de fêtes et s’en va aussitôt, est la seule qui nous convienne. En un mot tout dans sa conduite était bas, stupide et ignoble.

Après quoi B… ne le vit plus, jusqu’au moment de la catastrophe qui termina cette vie triste, lamentable, morbide et nébuleuse. Elle s’acheva d’une façon terrible. Cette catastrophe est étroitement liée non seulement aux premières impressions de mon enfance, mais même à toute ma vie. Voici comment elle se produisit.

Mais, auparavant, je dois expliquer ce que fut mon enfance et ce que fut pour moi cet homme, qui marqua si péniblement mes premières impressions et fut cause de la mort de ma pauvre mère.