LUCERNE


(Fragment des Mémoires du Prince Nekloudoff.)


8 juillet 1857.


Hier soir, je suis arrivé à Lucerne et me suis arrêté dans le meilleur hôtel, le Sweizerhoff.

« Lucerne, la vieille ville cantonale, située au bord du lac des Quatre Cantons, est un des sites, dit Murray, les plus romantiques de la Suisse. Trois routes principales s’y croisent et à une heure de bateau se trouve le Rigi, d’où l’on voit un des plus grandioses paysages du monde. »

Vrai ou non, les autres guides affirment la même chose et c’est pourquoi les touristes de toutes nations, et particulièrement les Anglais, abondent à Lucerne. Le bel immeuble du Schweitzerhoff est construit sur le quai, au bord du lac, à l’endroit même où jadis courait tout tortueux un pont couvert en bois et, dans les coins, orné de chapelles et de saintes images.

Maintenant, grâce à l’invasion anglaise, à leurs exigences, à leur goût et à leur argent, le vieux pont est disparu et à sa place s’étend un quai rectiligne. On y construit des maisons carrées, à cinq étages, et devant sont plantées deux rangées de tilleuls protégés par leurs tuteurs et, entre les tilleuls, comme il convient, des petits bancs verts. Cela s’appelle une promenade et c’est là que, de long en large, se promènent des Anglaises coiffées de chapeaux tyroliens, ainsi que des Anglais vêtus de costumes confortables et solides. Et tous sont contents d’eux-mêmes.

Il se peut que tous ces quais, et ces maisons, et ces Anglais puissent faire fort bien quelque part. Mais assurément pas ici, dans cette nature étrangement grandiose et en même temps harmonieuse et douce. Quand je fus dans ma chambre et que j’eus ouvert ma fenêtre sur le lac, la beauté de ses eaux, des montagnes et du ciel m’éblouit d’abord et m’agita infiniment. Je ressentis une inquiétude intérieure et le besoin de dire à quelqu’un tout ce qui emplissait mon âme. Et j’eus voulu, à ce moment-là, presser quelqu’un sur ma poitrine, le presser, lui faire, à lui ou à moi, quelque chose d’extraordinaire.

Il était sept heures du soir. La pluie avait tombé toute la journée et maintenant seulement le ciel s’éclaircissait. Le lac, bleu comme la flamme du soufre, avec les points que formaient les bateaux, s’étendait immobile et comme bordé entre les rives vertes et variées. Il partait en avant, se serrant entre deux saillies de montagne ; puis, plus foncé, s’appuyait et disparaissait entre des roches, des nuages et des glaciers entassés les uns sur les autres. Au premier plan, des rivages humides, vert clair, s’en allaient avec leurs roseaux, leurs prairies, leurs jardins, leurs villas. Plus loin, des saillies vert sombre portant des ruines féodales ; et tout au fond la montagne lointaine, d’un bleu mauve, avec l’étrangeté des cimes rocailleuses et d’un blanc mat. Le tout inondé de l’azur transparent et doux de l’atmosphère, et éclairé par les rayons chauds du couchant qui filtraient parmi les déchirures du ciel. Ni sur le lac, ni sur les montagnes, nulle part une ligne entière, nulle une couleur entière ; nulle part deux moments identiques : partout le mouvement, l’asymétrie, la bizarrerie, un mélange infini d’ombres et de lignes et, en même temps, le calme, la douceur, l’unité et le désir d’un Beau absolu.

Et cependant, dans cette beauté indéterminée, enchevêtrée et libre, ici, devant mes fenêtres, s’allongeait stupidement, artificiellement, la blanche ligne du quai, les tuteurs des tilleuls, les bancs verts, toute l’œuvre humaine pauvre et bête. Bien loin de se perdre, comme les villas et les ruines, dans la belle harmonie de l’ensemble, tout cela allait grossièrement à l’encontre de cette harmonie.

Sans cesse et involontairement mon regard se heurtait à l’horreur de cette ligne droite ; j’eusse voulu l’anéantir, l’effacer comme on ferait pour une tache noire qu’on a sur le nez et qui vous fait clignoter. Mais le quai, avec les Anglais en promenade, restait bien là et malgré moi je cherchais un point de vue où il ne m’incommoderait pas. J’arrivai enfin à bien contempler et jusqu’au dîner je pus jouir de ce sentiment doucement languide, mais incomplet, qu’on éprouve dans la contemplation solitaire des beautés de la nature.

À 7 h. 30, on nous appela pour dîner. Dans une grande pièce lumineuse, deux longues tables de cent couverts étaient dressées. Les préparatifs durèrent trois minutes au moins : c’était le rassemblement des convives, le bruissement des robes, les pas légers, les conversations avec les maîtres d’hôtel d’ailleurs courtois et élégants. Les places étaient occupées par des hommes et des femmes mises selon le dernier cri ; comme partout d’ailleurs en Suisse, la majorité des convives était anglaise et, à cause de cela, d’une correction parfaite, mais peu communicative, non point par orgueil, mais parce qu’elle n’éprouvait aucun besoin de rapprochement. De tous côtés, on voyait resplendir les dentelles, les faux-cols, les dents, naturelles ou fausses, les visages et les mains. Mais ces visages, parfois très beaux, n’exprimaient que la conscience d’un bien-être personnel, et l’inattention complète pour tout le reste, si cela ne les intéressait pas directement. Aucun sentiment issu de l’âme ne se reflétait dans le geste de ces mains blanches, ornées de bagues et de mitaines. Elles ne paraissaient faites que pour réparer la position du faux-col, couper la viande et verser du vin. Les familles échangeaient parfois, à voix basse, quelques appréciations sur le goût des mets ou sur le spectacle de beauté qui s’offre aux yeux du sommet du Rigi. Les voyageuses et les voyageurs isolés étaient assis côte à côte sans même se regarder. Et si, chose rare, deux de ces cent convives entraient en conversation, ils n’échangeaient d’autres propos que ceux concernant le temps ou l’ascension du sempiternel Rigi.

On entendait à peine couteaux et fourchettes toucher les assiettes. On se servait fort discrètement. Des maîtres d’hôtel, observant les règles de la taciturnité générale, chuchotaient en demandant quel vin on désirait prendre.

Ce genre de dîner me rend infiniment morose, désagréable et triste. Il me semble toujours que je me suis rendu coupable de quelque chose, que je suis puni et je me sens reporté aux jours de ma jeunesse où chacune de mes infractions était punie par un envoi dans le coin avec une interpellation ironique : « Repose-toi un peu, mon petit. » Et, dans mes veines, mon jeune sang battait et dans la chambre voisine, on entendait la voix joyeuse de mes frères.

Longtemps j’ai cherché à réagir contre l’accablement de ces dîners ; mais en vain. Toutes ces figures muettes ont sur moi une influence à laquelle je ne puis échapper et je deviens aussi muet qu’elles. Je n’ai plus ni désir, ni pensée et même je n’observe plus. Autrefois, j’avais tenté de causer avec mes voisins ; mais, en dehors des phrases mille fois répétées, je n’ai jamais rien entendu à retenir. Et pourtant tous ces gens ne sont ni bêtes ni privés de sensibilité. Je suis même persuadé que beaucoup parmi ces êtres congelés ont une vie intérieure aussi active que la mienne ; chez beaucoup d’entre eux, plus complexe et plus intéressante. Pourquoi alors se privent-ils d’un des plus grands plaisirs de la vie, la communion avec tous les êtres ?

Combien loin je me trouvais de ma pension de famille parisienne ou tous, vingt hommes de nations, de professions et de caractères différents nous nous groupions à la table commune, sous la bonne sociabilité française, comme pour un plaisir. C’était alors, d’un bout de la table à l’autre, une conversation entremêlée de plaisanteries et de calembours, bien que souvent dans une langue bizarre, qui nous prenait tous. Chacun alors, sans se soucier des conséquences possibles, bavardait à cœur ouvert. Nous avions notre philosophe, notre bel esprit, notre plastron, et tout était en commun. Et aussitôt le repas terminé, nous reculions la table et, sans souci de la mesure, nous dansions la polka sur un tapis poussiéreux. Nous étions là des gens très coquets, quoique bien peu intelligents, ni trop respectables. Il y avait parmi nous une comtesse espagnole aux romanesques aventures, un abbé italien qui déclamait après dîner, la Divine Comédie, et un docteur américain qui avait ses entrées aux Tuileries. Il y avait aussi un jeune dramaturge aux cheveux trop longs, une pianiste qui, disait-elle, avait composé la plus belle polka du monde et la veuve à la fatale beauté dont chaque doigt s’ornait de trois bagues. Nos relations mutuelles étaient humaines, encore qu’un peu superficielles ; nous nous traitions en amis et chacun de nous emporta de ces souvenirs soit légers, soit profonds qui tous ravissent le cœur.

À cette table d’hôtes anglais, je pense au contraire souvent en regardant ces dentelles, ces rubans, ces bagues, ces cheveux pommadés et ces robes de soie, au nombre de femmes vivantes qui auraient pu être heureuses de tout cela et à celui des hommes dont elles auraient pu faire le bonheur. Et il me semble étonnant que ceux-là, assis côte à côte, ne s’aperçoivent même point qu’ils pourraient être aimés ou amants. Et Dieu sait pourquoi ils ne le seront jamais et ne se donneront jamais l’un à l’autre le bonheur qu’il est si facile de donner et qu’ils désirent tous.

Je sentis la tristesse habituelle à ce genre de dîner m’envahir et, sans terminer les desserts, je quittai la salle et partis en ville, toujours sous cette impression.

Les rues étroites, sales et mal éclairées, les boutiques qu’on fermait, les rencontres avec des ouvriers ivres, rien ne put la dissiper, pas même la vue des femmes qui allaient à l’eau ou celles coiffées de chapeaux qui longeaient les murs et se glissaient dans les ruelles. Les rues étaient déjà sombres quand, sans regarder autour de moi et sans penser, je retournai vers l’hôtel, espérant que le sommeil allait me débarrasser de cette mélancolie. Je ressentais ce froid à l’âme qui accompagne le sentiment de solitude qu’on ressent sans cause apparente dans les déplacements.

Les yeux fixés sur mes pieds, je longeais le quai dans la direction du Schweitzerhoff, quand soudain j’entendis une musique agréable et douce dont les sons me réconfortèrent immédiatement. Je me sentis si bien et si gai qu’il me sembla qu’une lumière joyeuse et claire entrait dans mon âme. Mon attention endormie se fixa à nouveau sur les objets qui m’entouraient et la beauté de la nuit et du lac, auparavant indifférente me frappèrent maintenant de ravissement. Instantanément et involontairement, j’eus le temps de remarquer le ciel d’un bleu sombre qu’éclairait la lune naissante et parcouru de lambeaux de nuages gris. Je voyais aussi le vert sombre du lac étalé ou des feux lointains se reflétaient. Au lointain, vers les montagnes coiffées de brume, j’entendais le bruit des grenouilles du Freschenburg et le frais sifflement des cailles sur l’autre rive.

Juste en face de moi, à l’endroit d’où sortait la musique qui m’avait frappé et où mon attention restait fixée, je vis dans les ténèbres, au milieu de la rue, une foule qui s’était assemblée en demi-cercle. Devant elle et à quelque distance se tenait un tout petit homme vêtu de noir. Derrière la foule et l’homme, sur le ciel sombre, bleu, gris et déchiré quelques frondaisons noires se détachaient et des deux côtés de l’antique cathédrale se dressaient les deux pointes sévères des tours.

Je m’approchai et les sons devinrent plus clairs. Je distinguai de lointains accords de guitare qui passaient doucement dans l’air du soir. On eût dit que plusieurs voix, s’interrompant mutuellement, sans chercher à rendre le thème, chantaient des fragments de phrases et ainsi laissaient sentir ce thème qui était comme une agréable et gracieuse mazurka. Ces voix semblaient tantôt lointaines, tantôt proches. On entendait tantôt le ténor, tantôt la basse, tantôt le fausset, le tout accompagné des roucoulements de la tyrolienne. Ce n’était point une chanson, mais la maîtresse esquisse d’une chanson. Je ne comprenais pas ce que c’était, mais c’était vraiment beau. Ces accords de guitare voluptueux et faibles, cette mélodie légère et tendre et cette minuscule figure solitaire du tout petit homme noir, dans l’entourage fantastique du lac ténébreux, de la lune à peine visible, des immenses pointes des tours, silencieuses et des noires frondaisons du jardin, tout cela était indiciblement et étrangement beau ou du moins me l’avait paru.

Toutes les impressions complexes et involontaires de la vie prirent soudain pour moi une signification et une beauté inconnues. Fraîche et parfumée, une fleur, eût-on dit, était éclose en mon âme. La nécessité d’aimer, l’espoir et la seule joie d’être avait soudain remplacé en moi la fatigue, la distraction et l’indifférence envers le monde entier que j’avais éprouvées un instant auparavant.

— Que vouloir ? Que désirer ? quand de tous côtés je suis entouré de beauté et de poésie, me dis-je, Absorbe-la par profondes gorgées, de toutes tes forces, jouis-en, car que voudrais-tu de plus ? Tout ce bonheur est à toi.

Je m’approchai. Le petit homme était, comme je le sus plus tard, un Tyrolien ambulant. Son petit pied en avant, sa tête dressée en l’air, raclant sa guitare, il se tenait debout sous les fenêtres de l’hôtel, chantant à plusieurs voix sa gracieuse mélodie.

Aussitôt je ressentis de la tendresse et de la reconnaissance pour lui qui avait opéré un tel changement en moi. Autant que je pus le distinguer, il était vêtu d’une antique redingote et d’une vieille casquette bourgeoise et simple, des cheveux noirs, pas trop longs s’échappaient. Son costume n’avait rien d’artistique, mais sa pose, puérilement fougueuse, contrastant avec la petitesse de sa taille, composait un spectacle drolatique et touchant tout ensemble. À l’entrée de l’hôtel, à ses fenêtres et sur ses balcons, se tenaient des dames en larges crinolines, des messieurs avec des faux-cols d’une blancheur immaculée, le portier et les valets en livrées cousues d’or ; dans la rue, parmi la foule et plus loin, sous les tilleuls du boulevard s°étaient arrêtés des garçons d’hôtel, élégants, des cuisiniers aux immenses bonnets blancs, des jeunes filles enlacées ainsi que des promeneurs de toutes sortes. Tous ces gens semblaient éprouver le même sentiment que moi car, en silence, ils entouraient le chanteur, l’écoutant attentivement.

Tout était silence ; et seul, dans les intervalles de la chanson, arrivaient comme glissant sur l’eau, le bruit d’une forge lointaine ; et de Freschenburg les trilles épars des grenouilles, interrompus seulement par le sifflement monotone des cailles.

Le petit homme, au milieu de la rue, dans les ténèbres, se répandait en vocalises de rossignol, le couplet suivant le couplet, la chanson, la chanson. Bien que je me fusse approché tout près de lui, son chant ne cessait de me procurer un immense plaisir. Sa petite voix était infiniment agréable ; la tendresse, le goût et le sentiment de la mesure indiquaient un don de nature. Le refrain de chaque couplet était chanté d’une façon différente et l’on sentait que tous ces gracieux changements lui venaient librement et instantanément.

Dans la foule, sur les balcons du Schweitzerhoff, comme sur le boulevard, le silence respectueux était souvent interrompu par des chuchotements admiratifs. Les fenêtres de l’hôtel s’emplissaient de plus en plus de personnages importants ; des promeneurs s’arrêtaient et le quai en était couvert.

Tout près de moi, un cigare à la bouche, se tenait, un peu éloignés de la foule, l’aristocratique cuisinier et le maître d’hôtel. Le premier appréciait les beautés de la musique et à chaque note élevée, il hochait la tête d’un air mi-admiratif, mi-étonné et poussait du coude son voisin et semblait dire :

— Il chante, hein, celui-là !

Quant au maître d’hôtel, qui posait pour un homme ayant beaucoup vu et entendu, il répondait aux coups de coude admiratifs du cuisinier par un haussement d’épaules qui en disait long. Pendant un temps d’arrêt, pendant lequel le chanteur toussota, je demandais au maître d’hôtel quel était cet homme et s’il venait souvent.

— Deux fois par été, répondit l’autre. Il est du canton d’Argovie et mendigote…

— Les gens comme lui sont-ils nombreux par ici, demandai-je ?

— Oui, oui, répondit-il, n’ayant pas compris ma question.

Puis il ajouta, ayant enfin compris :

— Oh ! non, je ne vois que lui par ici.

À ce moment le petit homme ayant terminé sa chanson, retourna sa guitare et dit dans son patois quelques mots qui provoquèrent le rire de la foule.

N’ayant pas compris, je demandai :

— Qu’a-t-il dit ?

— Il dit que son gosier est sec et qu’il voudrait bien boire un verre de vin, traduisit le maître d’hôtel.

— Il aime à boire, sans doute ?

— Ils sont tous comme cela, répondit le valet en souriant avec un petit signe de la main.

Le chanteur ôta sa casquette et faisant tournoyer sa guitare s’approcha de l’hôtel. Le nez en l’air, il s’adressa aux voyageurs qui se tenaient aux fenêtres et aux balcons.

Messieurs et Mesdames, dit-il dans son accent, mi-allemand, mi-italien, si vous croyez que je gagne quelque chose, vous vous trompez, je ne suis qu’un pauvre tiaple.

Ses intonations avaient quelque chose de ce ton qu’emploient les bateleurs en s’adressant au public qui les admire.

Il s’arrêta, se tut un instant, et comme on ne lui donnait rien, il fit pivoter encore sa guitare et annonça :

Maintenant, Messieurs et Mesdames, je vous chanterai l’air du Rigi[1].

Le public élégant de l’hôtel ne dit rien, mais sans bouger attendit la nouvelle chanson, tandis qu’en bas retentissaient quelques rires, sans doute parce que sa façon de s’exprimer était bien drôle, ou peut-être encore parce qu’on ne lui avait rien donné.

Je lui donnai quelques sous qu’il fit passer adroitement d’une main dans l’autre, puis, les ayant mis dans son gousset, il chanta une nouvelle et gracieuse chanson du Tyrol, l’air du Rigi.

Ce morceau, qu’il devait sans doute garder pour la fin, était encore mieux que les autres et provoqua l’assentiment général. L’air terminé, encore une fois il tendit à nouveau sa casquette et répéta son incompréhensible phrase :

Messieurs et Mesdames, si vous croyez que je gagne quelque chose…

Il continuait sans doute à la considérer comme adroite et spirituelle, mais dans sa voix, je déchiffrais maintenant quelque indécision et un peu de timidité enfantine, ce qui s’accordait avec sa petite taille.

Le public élégant se tenait toujours au balcon, dans la lumière des fenêtres éclairées.. Quelques-uns s’entretenaient, sur un ton correctement bas, du chanteur probablement. D’autres contemplaient avec curiosité sa petite silhouette noire et d’un des balcons fusa le rire joyeux d’une jeune fille.

Au-dessus de la foule du bas s’élevait le bruit des voix et des lazzis de plus en plus nombreux. D’une voix faiblissante, le chanteur répéta une troisième fois sa phrase et sans la terminer il tendit à nouveau sa casquette. Puis, sans attendre, il la remit sur sa tête. Toujours rien, et la foule impitoyable se mit à rire franchement.

Le chanteur, que je vis plus petit encore, souleva sa casquette, prit sa guitare et dit :

Messieurs et Mesdames, je vous remercie et je vous souhaite une bonne nuit.

Un rire franc salua ce dernier geste. Les balcons commençant à se vider, les promeneurs se remirent en marche peu à peu, et le quai, jusqu’ici silencieux, s’anima à nouveau. J’entendis le petit homme grommeler quelques mots ; je le vis partir vers la ville et sa petite silhouette allait diminuant de plus en plus dans le clair de lune. Seuls quelques hommes, en riant, le suivirent à distance…

Je me sentis tout à fait confus, car je ne comprenais pas. Debout à ma place, je suivais sans pensée dans les ténèbres, ce petit homme qui allongeait le pas vers la ville et les promeneurs qui riaient derrière lui. Une douleur sourde montait en moi et comme une honte, pour le petit homme, pour la foule et pour moi-même. Et c’était comme si j’avais demandé de l’argent, qu’on ne m’eût rien donné et qu’on m’eût accablé de quolibets. Le cœur serré, sans me retourner, j’allai vers mon appartement et montai les marches du Schweitzerhoff sans me rendre compte du lourd sentiment qui m’écrasait.

Dans l’entrée toute resplendissante, le portier galonné s’écarta poliment devant moi, ainsi que devant une famille anglaise qui venait en sens inverse. Un bel homme, grand, large, le visage orné de favoris anglais, un plaid et un rotin de bambou à la main s’avançait avec assurance, donnant le bras à une dame vêtue d’une robe de soie bariolée, couverte de rubans multicolores et de superbes dentelles. À leur côté marchait une jolie et fraîche jeune fille, coiffée d’un gracieux chapeau suisse orné d’une plume à la mousquetaire. Des boucles blondes entouraient sa jolie petite figure d’une blancheur liliale. Devant eux sautillait une fillette de dix ans, toute rose, toute blonde, les genoux nus sous les dentelles.

— Quelle belle nuit ! disait la femme toute heureuse.

— Aoh ! meugla paresseusement l’Anglais, qui, dans sa vie heureuse, n’éprouvait même pas le besoin de parler.

Et on avait l’impression qu’ils ne pouvaient concevoir que le confort, la facilité, la tranquillité de vivre dans tout le monde. Dans leurs mouvements et sur leurs visages, on lisait une telle indifférence pour la vie d’autrui et une telle assurance qu’on sentait immédiatement que le portier allait s’écarter en saluant, qu’ils trouveraient à leur retour des chambres aux lits confortables et propres, que tout cela fatalement devait être ainsi, car ils y avaient droit. Je leur opposais alors, en pensée, le chanteur ambulant qui, fatigué, affamé et honteux, fuyait la foule moqueuse, je compris alors le sentiment qui, comme une lourde plaie, m’écrasait le cœur et je sentis une indicible fureur contre ces riches Anglais.

Deux fois, je passai devant l’Anglais et à chaque fois le heurtai du coude avec un plaisir extrême et, descendant les marches, je courus à travers les ténèbres dans la direction de la ville.

Trois hommes ensemble me précédaient. Je leur demandai s’ils n’avaient pas vu le chanteur ; ils me le désignèrent en riant.

Il marchait tout seul, à pas vifs, paraissant toujours grommeler sourdement. Je le rejoignis et lui proposai d’aller quelque part prendre un verre de vin.

Mécontent, il me toisa sans ralentir le pas, mais, ayant compris, il s’arrêta.

— Je ne refuserai pas, puisque vous avez cette bonté, dit-il. Il y a ici un tout petit café, simplet, ajouta-t-il, en désignant un débit encore ouvert.

Ce mot « simplet » me fit immédiatement songer que je ne devais pas l’emmener dans ce petit café, mais au Schweitzerhoff où se trouvaient ceux qui l’avaient entendu chanter. Et, malgré son timide émoi, se défendant de vouloir aller au Schweitzerhoff, endroit trop élégant, j’insistai. Alors, simulant la facilité des manières, il fit pirouetter sa guitare et, tout en sifflotant, m’accompagna au long du quai. Les quelques oisifs qui me virent parler au chanteur et écoutaient ce que nous disions, nous suivirent jusqu’à l’hôtel, attendant sans doute quelques nouvelles sérénades.

Dans le hall, j’avisai un maître d’hôtel et lui commandai une bouteille de vin. Le maître d’hôtel nous regarda en souriant et passa son chemin sans nous répondre. Le gérant à qui je m’adressai ensuite m’écouta très gravement et, toisant des pieds à la tête mon timide compagnon, ordonna d’une voix sévère au portier de nous conduire dans la salle de gauche, débit destiné au petit peuple.

Dans un coin de cette pièce, meublée seulement de tables, et de bancs de bois nu, une servante bossue lavait la vaisselle. Le garçon qui vint nous servir, en nous considérant avec un sourire mi-bénin, mi~moqueur, gardait ses mains aux poches et, tout en nous écoutant, continuait à causer avec la plongeuse. Il cherchait visiblement à nous faire comprendre que sa situation sociale était infiniment supérieure à celle de mon hôte, que non seulement il n’était pas offensé de nous servir, mais encore que c’était pour lui une plaisanterie charmante.

— Vous voulez du vin ordinaire ? dit-il d’un air entendu, faisant un clin d’œil à mon compagnon.

— Du champagne et du meilleur, fis-je, cherchant à prendre un air magnifique.

Mais ni le champagne, ni mon grand air n’eurent d’action sur le valet. Il sourit en nous regardant ; sans se presser, sortit de sa poche une montre d’or, regarda l’heure et tout doucement, comme en se promenant, sortit de la pièce. Il revint bientôt, accompagné de deux autres garçons qui s’assirent près de la plongeuse, prêtant gaiement leur attention, tout souriants, à ce qu’ils considéraient comme un jeu. Ils étaient comme des parents qui s’amusent de voir leurs enfants jouer aimablement. Seule la servante bossue ne se moquait pas et nous regardait avec compassion.

Bien qu’il me fût difficile et désagréable de causer avec le chanteur et de le servir, sous le feu des yeux des valets, je faisais de mon mieux pour trouver l’allure aisée.

Maintenant, à la lumière, je l’étudiais mieux. Il était vraiment minuscule, presque un nain, mais cependant musclé et bien bâti. Ses cheveux noirs étaient durs comme des soies, ses grands yeux noirs sans cils semblaient toujours pleurer et sa bouche, très agréable, se courbait avec attendrissement. Il avait des petites pattes sur les joues, ses cheveux n’étaient pas trop longs, son costume était pauvre, fripé et avec son teint brûlé par le soleil, il était bien plutôt un travailleur, un petit marchand ambulant, par exemple, qu’un artiste. Seuls les yeux humides et brillants et sa bouche petite lui accordaient un air original et touchant. On aurait pu lui donner de 25 à 40 ans, en réalité il en avait 38. Et voilà ce qu’il me conta avec un empressement très confiant et une franchise évidente.

Il venait d’Argovie. Il avait perdu très jeune père et mère et n’avait plus ni parents, ni bien. Bien qu’il eût appris le métier de menuisier, il ne pouvait y travailler, car une atrophie des os de la main évoluant depuis vingt ans l’en empêchait. Dès son enfance il avait aimé le chant et les étrangers lui donnaient souvent quelque argent. Aussi avait-il songé à s’en tenir à cette profession ; il avait acheté une guitare et, depuis dix-huit ans, il voyageait ainsi en Suisse et en Italie, chantant devant les hôtels. Il m’avoua que tout son bagage se composait de sa guitare et de sa bourse dans laquelle il n’y avait qu’un franc cinquante avec lesquels il devait dormir et manger ce soir.

Tous les ans — c’est-à-dire déjà dix-huit fois — il part et va dans tous les endroits les plus beaux et les plus fréquentés de la Suisse : Zurich, Lucerne, Interlaken, Chamonix, etc. Puis il pénètre en Italie par le col du Saint-Bernard et revient par le Saint-Gothard, ou par la Savoie. Maintenant, il commence à être fatigué, car il sent que son mal augmente chaque année et que ses yeux et sa voix deviennent de plus en plus faibles. Malgré cela, il partira encore à Interlaken, à Aix-les-Bains et de là en Italie qu’il aimait beaucoup.

En général, il semblait heureux de vivre. Comme je lui demandais pourquoi il retournait à sa maison, s’il y avait encore quelque attache, sa bouche se plissa légèrement dans un sourire et il me répondit :

— …Oui, le sucre est bon et il est doux pour les enfants.

Ce disant, il regardait le groupe des valets. Je n’avais rien compris, mais les valets s’esclaffèrent.

— Je n’ai rien, car si j’avais quelque chose, vous ne me verriez pas courir ainsi. Mais si je retourne chez moi, c’est qu’il y a toujours quelque chose qui m’attire vers mon pays. Il refit son sourire malin et très content répéta :

Oui, le sucre est bon

Son bon rire égaya les garçons qui, très heureux, riaient aux éclats. Seule la petite bossue regardait de ses grands bons yeux le petit homme, et comme il avait laissé tomber sa casquette, elle la lui ramassa.

J’avais remarqué que les chanteurs ambulants, les acrobates et les faiseurs de tours, aimaient le titre d’artiste. Aussi, je ne cessais d’attirer l’attention de mon compagnon sur cette qualité, mais lui ne se la reconnaissait pas et simplement il considérait son travail comme un moyen de vivre. Sur ma question : savoir s’il était l’auteur des chansons qu’il chantait, il répondit avec un étonnement visible en disant qu’il en était incapable et que c’étaient de vieux airs tyroliens.

— Mais comment ? L’air du Rigi n’est pourtant pas ancien m’écriai-je.

— Ah ! celle-là, il n’y a que quinze ans qu’elle existe. Il y avait à Bâle un Allemand qui la composa. C’est une belle chanson ! Il l’avait inventée pour les touristes, et il me récita la chanson traduite en français :


Si tu veux aller sur Rigi,
Jusqu’à Vegiss tu n’as pas besoin de son bras,
Puisqu’on y va sur bateau à vapeur.
Mais à Vegiss prends une grande canne
Et aussi une fille sous ton bras,
Et prends aussi un verre de vin,
Mais n’en bois pas trop.
Car celui qui veut boire,
Doit le gagner auparavant…


— Ah ! la belle chanson !

Les valets l’avaient certainement trouvée très belle car ils s’approchèrent de nous.

— Qui donc a fait la musique ? demandai-je.

— Personne… C’est pour chanter, vous savez… devant les étrangers… il faut toujours du nouveau…

Quand on nous apporta de la glace et que je lui versai une coupe de champagne, il se sentit visiblement gêné. Nous heurtâmes nos verres à la santé des artistes et lui qui se tournait sans cesse vers les valets, vida la moitié de sa coupe. Puis les sourcils froncés, il eut l’air de songer.

— Il y a longtemps que je n’ai bu un vin pareil. Je ne vous dis que cela. En Italie, il y a le vin d’Asti qui est très bon, mais celui-là est meilleur. Ah ! l’Italie ! qu’il fait bon y vivre ! ajouta-t-il.

— On y sait apprécier la musique et les artistes, dis-je. Je voulais le mener à son échec devant le Schweitzerhoff.

— Non, répondit-il. Ma musique ne peut plaire à personne. Les Italiens sont des musiciens comme il n’y en a pas au monde et moi je ne puis que chanter des airs tyroliens. Pour eux, c’est toujours une nouveauté.

On y est certainement plus généreux qu’ici, continuai-je, voulant lui faire partager ma fureur contre les habitants du Schweitzerhoff. Ce qui est arrivé ici ne peut arriver là-bas. Que dans un immense hôtel ou vivent des gens riches, cent hommes ayant entendu un artiste ne lui donnent rien.

Ma question eut un résultat opposé à celui que je présumais. Il n’avait même pas songé à leur en vouloir. Bien au contraire, dans ma remarque il vit comme un reproche pour son talent qui n’avait pas trouvé d’appréciateur. Aussi chercha-t-il à se justifier devant moi.

— Ce n’est pas chaque fois qu’on récolte, dit-il. Parfois la voix vous manque. Songez donc, je suis fatigué. J’ai marché neuf heures aujourd’hui et j’ai chanté presque toute la journée. C’est bien difficile, vous savez. Et ces messieurs les aristocrates ne veulent parfois pas écouter les airs tyroliens.

— Mais ne rien donner, c’est tout de même un peu fort.

Ma remarque resta incomprise.

— Ce n’est pas cela, dit-il. Ce qui est important ici, c’est qu’on est très serré pour la police. Voilà : d’après leurs lois républicaines, on ne peut chanter tandis qu’en Italie on peut le faire tant qu’on veut, pas âme ne vous dira mot. S’ils veulent bien vous autoriser, ils le font, mais parfois aussi, ils vous mettent en prison.

— Est-ce possible ?

— Parfaitement. On vous fait une observation et si vous continuez de chanter on vous emprisonne. J’y ai fait déjà trois mois, dit-il en souriant, comme, si c’était un des plus beaux souvenirs de sa vie.

— C’est terrible, m’écriai-je, mais pourquoi ?

— Ah ! cela, ce sont leurs nouvelles lois républicaines, poursuivit-il en s’animant. Ils ne veulent pas comprendre que le pauvre lui aussi est forcé de vivre n’importe comment. Si je n’étais pas infirme, je travaillerais. Et si je chante, mes chansons font-elles du mal à quelqu’un ? Les riches peuvent vivre comme ils veulent et un pauvre tiaple comme moi, cela ne lui est même pas permis ! Qu’est-ce que cette loi républicaine ? Si cela est ainsi, nous ne voulons pas de république, n’est-ce pas, Monsieur ? Nous ne voulons pas de la république, mais nous voulons… nous voulons simplement… et nous voulons…

Il s’arrêta un peu gêné.

…Nous voulons des lois naturelles.

J’emplis sa coupe.

— Vous ne buvez pas, lui dis-je.

Il prit le verre et me saluant :

— Ah ! je sais ce que vous voulez, dit-il en clignant de l’œil et en me menaçant de son doigt. Vous voulez me faire boire pour voir ensuite ce que je vais devenir, mais cela ne vous réussira pas.

— Pourquoi voulez-vous que je vous enivre ? Je voulais simplement vous faire plaisir.

Il lui fut sans doute pénible de m’avoir offensé en interprétant mal mon intention, car un peu gêné, il se leva et me serra le coude.

— Non, non, dit-il, et le regard suppliant de ses yeux humides se posa sur moi. Je n’ai voulu que plaisanter.

Après quoi, il prononça une phrase extrêmement embrouillée qui, dans son idée, devait indiquer que j’étais tout de même un bon garçon.

Et il conclut :

Je ne vous dis que ça.

C’est de cette manière que nous continuâmes à boire et à causer, tandis que les valets nous regardaient tout en se moquant de nous. Je ne pus ne pas m’en apercevoir. Aussi ma colère monta-t-elle à son comble quand l’un d’eux s’approchant soudain du chanteur le fixa en souriant.

J’avais déjà une ample provision de colère contre les touristes du Schweitzerhoff que je n’avais pu déverser sur personne, et, je l’avoue, ce public de laquais commençait à m’énerver sérieusement.

Une circonstance inattendue vint encore précipiter le dénouement : sans ôter sa casquette, le portier entra dans la salle et les coudes sur la table s’assit à côté de moi. Mon orgueil et mon amour-propre offensés éclatèrent et donnèrent libre cours à la colère qui s"était amassée pendant toute la soirée.

— Comment cela est-il possible que devant la porte il me salue jusqu’à terre, alors que, me voyant assis devant le pauvre chanteur, il s’assied grossièrement à mes côtés ?

J’étais dominé par cette bouillante indignation que j’aime en moi et que je me plais parfois à provoquer, car elle agit sur moi comme un calmant tout en m’accordant pour quelque temps l’énergie, la force et la souplesse de toutes mes qualités physiques et morales.

Je me dressai d’un coup.

— Pourquoi riez-vous ? criai-je au garçon, en sentant pâlir mon visage et trembler mes lèvres.

— Je ne ris pas, répondit le valet en s’écartant de moi.

— Vous vous moquez de ce monsieur. De quel droit êtes-vous tous ici et assis devant des clients ? Je vous défends de rester assis, hurlai-je.

Le portier grogna, se leva et partit vers la porte.

— Quel droit avez-vous de vous moquer de ce monsieur, de vous asseoir auprès de lui quand lui est mon hôte et vous le valet. Pourquoi ne vous moquez-vous pas de moi en me servant au dîner et ne vous êtes-vous pas assis à mes côtés ? N’est-ce pas à cause de ses pauvres habits et parce qu’il est forcé de chanter dans les rues ? Tandis que moi, je suis richement habillé ? Lui est pauvre, mais vous vaut mille fois, car, j’en suis persuadé, il n’a jamais offensé personne ; tandis que vous, vous l’offensez.

— Mais je ne fais rien, répondit timidement le domestique. Je ne l’empêche pas de rester assis.

Le valet ne comprenait pas et mon allemand était employé en pure perte. Le gros portier prit le parti du garçon ; mais je lui tombai dessus avec tant de vivacité que, d’un geste désespéré de la main, il fit signe de ne pas me comprendre.

Je ne sais si là plongeuse bossue eut peur du scandale ou si elle partageait réellement mon opinion, mais se plaçant vivement entre moi et le portier, elle se mit à le morigéner en m’approuvant et en me priant de me calmer.

« Der Herr hat recht, Sie haben recht », répétait-elle sans cesse. Quant au chanteur, il faisait une figure pitoyable et sans comprendre ma colère, me priait de partir avec lui au plus tôt. Mais mon désir d’épanchement s’intensifiant, je ne voulais plus rien écouter. Je me rappelai tout, la foule qui s’était moquée de lui et ne lui avait rien donné, et pour rien au monde je n’aurais voulu me calmer. Je crois même que si les garçons et le portier n’eussent eu tant de servilité, j’aurais été heureux de me colleter avec eux et même de frapper avec ma canne l’inoffensive demoiselle anglaise. Si, à ce moment-là, j’avais été à Sébastopol, c’est avec une joie indescriptible que je me serais lancé dans la tranchée anglaise pour sabrer.

Je saisis la main du portier, l’empêchant de sortir, et je lui demandai violemment :

— Pourquoi m’avez-vous amené avec ce monsieur ici et non dans l’autre salle ? Quel droit avez-vous de décider que tel homme doit être dans telle salle ? Tous ceux qui paient doivent être traités à l’hôtel également, non seulement dans votre République, mais dans le monde entier. D’ailleurs, votre république de gâteux me dégoûte ! Voilà votre égalité ! Vous n’auriez pas osé amener ici vos Anglais, ces mêmes Anglais qui, en écoutant pour rien ce monsieur lui ont volé les quelques sous qu’il aurait dû gagner. Comment avez-vous osé nous désigner cette salle ?

— L’autre est fermée, répondit le portier.

— Non, m’écriai-je, ce n’est pas vrai, elle ne l’est pas.

— Vous le savez mieux que moi ?

— Je sais que vous êtes un menteur.

Le portier me tourna le dos en haussant les épaules.

— Que voulez-vous que je vous dise ? fit-il.

— Il n’y a pas de « Que voulez-vous que je vous dise ». Conduisez-nous immédiatement dans l’autre salle.

Malgré les supplications du chanteur et les exhortations de la bonne, j’exigeai qu’on appelât le gérant et entraînai mon compagnon.

Le gérant, qui avait entendu la fureur de ma voix et qui vit ma figure courroucée, évita toute discussion et avec une politesse dédaigneuse me dit que je pouvais aller où je voulais. La preuve évidente du mensonge du portier ne put être faite, car ce dernier s’était éclipsé avant que nous fussions entrés dans la salle brillamment éclairée.

Derrière une table, un Anglais soupait en compagnie d’une dame. Le garçon eut beau nous désigner une table à part, j’empoignai mon chanteur tout loqueteux et nous nous assîmes à la table même de l’Anglais en ordonnant d’y apporter la bouteille commencée.

Les Anglais regardèrent d’abord avec étonnement le petit homme plus mort que vif. Puis, soudain furieux, ils se mirent à parler entre eux. La dame repoussa son assiette, dans le froufrou de sa robe de soie, se leva et tous deux disparurent.

À travers la porte vitrée, je voyais l’Anglais nous désigner au garçon en gesticulant. J’attendais avec joie le moment où on allait venir nous expulser, ce qui me permettrait de donner libre cours à toute ma fureur. Maintenant, je constate avec plaisir — quoi qu’à ce moment ce me fut très désagréable — qu’on nous laissa tranquille.

Le chanteur qui, auparavant, avait refusé de boire, termina hâtivement le contenu de la bouteille comme s’il eût voulu sortir au plus tôt d’une pénible situation. Je crois cependant que c’est avec une véritable gratitude qu’il me remerciait de mon invitation. Ses yeux larmoyants devinrent encore plus humides et plus brillants. Il cherchait à être loquace et prononça une phrase des plus étranges et des plus embrouillées. Cependant elle me fut agréable. Il voulait dire que si chacun traitait comme moi les artistes, la vie deviendrait meilleure. Après quoi, il me souhaita beaucoup de bonheur et nous passâmes dans le hall. Là, tout le personnel était réuni : gérant, garçons, portier, celui-ci me sembla-t-il, en train de se plaindre de moi. Ils me considéraient tous comme un fou. Arrivé à leur hauteur, très ostensiblement et avec toute la déférence dont j’étais capable, j’enlevai mon chapeau, fis un long salut et serrai affectueusement la main mutilée du chanteur. Les garçons firent mine de ne pas nous voir. Un seul d’entre eux se permit un rire sardonique.

Quand le chanteur eut disparu dans les ténèbres après m’avoir salué de loin, je montai chez moi, désireux d’oublier dans le sommeil la colère enfantine qui m’avait envahie ; mais me sentant trop énervé, je descendis dans la rue pour marcher un peu. Je dois avouer que j’avais un vague espoir de trouver une occasion de querelle avec le portier, les garçons, l’Anglais pour leur démontrer l’inhumanité et l’injustice dont ils avaient fait preuve à l’égard du pauvre diable. Mais, sauf le portier qui s’était détourné à ma vue, je ne rencontrai personne et je dus seul arpenter le quai.

— Le voilà l’étrange sort de la poésie, songeai-je un peu calmé. Tous l’aiment, la recherchent dans la vie. Mais personne ne reconnaît sa force, n’apprécie cette grande félicité du monde et ne remercie ceux qui la lui offrent. Demandez à n’importe lequel des hôtes du Schweitzerhoff quel est au monde le plus grand bonheur, chacun, prenant une expression sardonique, répondra : c’est l’argent.

« Peut-être cette idée ne vous plaît-elle pas et n’est pas conforme à vos idées élevées ? Mais que faire, si la vie humaine est ainsi faite que seul l’argent fait le bonheur. Je ne pourrai cependant pas empêcher mon esprit de voir la lumière, ajoutera-t-il.

« Pauvre est ton esprit, misérable est le bonheur que tu désires, toi qui ne sais même pas ce que tu veux… Pourquoi, vous tous, avez-vous quitté votre patrie, vos parents, vos occupations, vos affaires, pour vous réunir en cette petite ville suisse de Lucerne ?

« Pourquoi, vous tous, avez-vous encombré les balcons pour écouter dans un silence respectueux le chant d’un petit mendiant ? Et s’il avait voulu chanter encore vous l’auriez encore écouté en silence. Est-ce donc pour de l’argent qu’on vous a fait venir en ce lieu, en ce petit coin ? Est-ce encore pour de l’argent que vous êtes restés debout et silencieux ? Non. Ce qui vous a poussés à cela et ce qui, plus fort que tout, vous poussera éternellement, c’est ce besoin de poésie dont vous ne voulez pas convenir, mais que vous sentirez tant que quelque chose d’humain sera en vous. Le mot « poésie » vous semble ridicule et vous l’employez comme un reproche railleur. Vous n’admettez l’amour du « poétique » que chez les enfants et les jeunes filles bébêtes. Pour vous, quelque chose de positif. Mais ce sont les enfants qui voient sainement la vie. Ils connaissent et aiment ce que devrait aimer l’homme et ce qui lui procurerait le bonheur.

Mais vous que la vie a pervertis et pris dans son tourbillon, vous vous moquez de ce que vous aimez pour rechercher ce que vous haïssez et qui fait votre malheur.

« Comment vous, fils ou enfants d’un peuple libre et humanitaire, vous chrétiens ou seulement hommes, avez-vous osé répondre par de froides railleries à ce que ce malheureux vous a donné de pures joies ?

« Il a travaillé, il vous a réjouis, il vous a priés de lui donner, pour son travail, un peu de votre surplus. Vous l’avez regardé avec un sourire glacé comme un phénomène et dans votre foule d’hommes riches et heureux, il ne s’en est pas trouvé un seul qui lui eût jeté quelque pièce ! Honteux il partit et la foule idiote en riant offensait, non vous cruels, froids et sans honneur, mais lui à qui vous avez volé la joie qu’il vous a donnée. »

Le 7 juillet 1857, à Lucerne, devant le Schweitzerhoff, habité par les gens les plus riches du monde, un pauvre chanteur ambulant a chanté pendant une demi-heure en jouant sur sa guitare. Une centaine de personnes l’ont écouté. Par trois fois, le chanteur pria qu’on lui donnât quelque chose. Mais nul ne mit la main à la poche et nombreux furent ceux qui le tournèrent en dérision.

Ce n’est pas une imagination, c’est un fait que chacun peut trouver dans les journaux de l’époque. On peut même y trouver les noms des étrangers qui, le 7 juillet, habitaient l’hôtel. Et voilà l’événement que les historiens de notre époque doivent inscrire en lettres de feu. Ce fait est plus important et comporte plus de sens que les événements enregistrés quotidiennement dans les journaux et la chronique.

Que les Anglais aient tué mille Chinois parce que ceux-ci n’achètent pas argent comptant leur marchandise, que les Français, aient tué mille Kabyles pour que le blé pousse bien en Afrique du Nord et qu’il est bon d’entretenir l’esprit militaire, que l’ambassadeur de Turquie à Naples ne puisse pas être Juif, que l’empereur Napoléon III se promène à Plombières et assure à son peuple, par la presse, qu’il ne gouverne que par la volonté nationale, tout cela ne sont que des mots qui cachent ou dévoilent des choses connues. Mais l’événement du 7 juillet à Lucerne, me semble nouveau, étrange et en rapport non avec l’éternelle précision de l’évolution sociale. Ce fait n’est pas destiné à l’histoire des actes humains, mais à l’histoire du progrès et de la civilisation.

Pourquoi ce fait inhumain, impossible en n’importe quel village d’Allemagne, de France ou d’Italie, était-il possible ici ou la civilisation, la liberté et l’égalité arrivent à leur point culminant et où s’assemblent les touristes les plus cultivés des nations les plus civilisées.

Pourquoi ces hommes, cultivés, humanitaires, capables d’honnêtes sentiments n’ont-ils pas, réunis, un mouvement de cœur quand il s’agit d’un acte de bonté individuelle ?

Pourquoi les mêmes qui, confinés dans leurs palais, dans leurs meetings, dans leurs clubs s’occupent-ils chaleureusement de l’état des célibataires chinois, du développement du christianisme africain, de la fondation des sociétés favorisant le mieux-être de l’humanité, et pourquoi ne trouvent-ils pas en leur âme ce sentiment si simple et primitif qui rapproche l’homme de l’homme ?

Lequel des deux est donc l’homme et lequel est le barbare ? Est-ce le lord, qui voyant l’habit usagé du chanteur, quitta la table avec colère sans lui donner pour son travail la millionième partie de son revenu et qui, assis dans sa chambre, resplendissante et calme, juge les affaires de Chine et justifie les meurtres qui s’y commettent, ou le petit chanteur qui, un franc en poche, sans avoir jamais fait de mal à personne, risque la prison et court par monts et par vaux pour consoler avec son chant et qui, humilié, fatigué, affamé, est maintenant allé dormir sur une paille malpropre.

C’est à ce moment que, dans le silence de la ville, j’entendis le son de la guitare du petit homme.

Une voix en moi me disait : Tu n’as pas le droit de la plaindre ni de t’indigner contre la richesse du lord. Qui donc a pesé le bonheur intérieur de chacun des êtres ? Il est assis là-bas sur un seuil quelconque et regardant le ciel lunaire il chante joyeusement dans la nuit douce et parfumée. Nul reproche, nulle colère, nul remords n’ont de place en son âme. Mais que se passe-t-il, en revanche ; dans l’âme des hommes qui se cachent derrière ces murs lourds et épais ? Qui sait s’ils ont en eux autant d’insouciance et de joie de vivre et de concordance avec l’univers qu’il n’y a dans l’âme de ce petit homme ? La sagesse est infinie de Celui qui a permis et ordonné l’existence de toutes ces contradictions. À toi seul, humble ver de terre, à toi seul qui, dans ta témérité, ose vouloir pénétrer ses lois et ses intentions, à toi seul elles semblent contradictoires. Dans sa mansuétude infinie, il regarde de ses sereines hauteurs, et se délecte de cette harmonie où vous vous agitez en sens opposés et où vous croyez voir des contradictions. Ton orgueil fut cause que tu voulus te soustraire à la loi commune. Non, toi-même avec ta petite et banale indignation contre les valets, toi aussi tu as répondu aux besoins de l’harmonie éternelle et infinie…



  1. En français dans le texte.