Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 15.

Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 51-53).


De ce qui m’aduint à Panaiû, auec le Roy des Batas, deuant qu’il partiſt pour s’en aller contre Achem.


Chapitre XV.



Comme nous euſmes fait enuiron ſept ou huict lieuës amont la riuiere, nous arriuaſmes enfin en vne petite ville nommée Batorrendan, qui ſignifie en noſtre langue Pierre-frite, eſloignée de Panaiu d’vn quart de lieuë ſeulement. Là eſtoit pour lors le Roy des Batas, qui s’appreſtoit à s’en aller combatre Achem. Ce Roy ayant receu la lettre & le preſent que ie luy portois de la part du Capitaine de Malaca, me fit receuoir par le Xabandar, qui eſt celuy qui auec vn pouuoir abſolu gouuerne tout ce qui appartient aux affaires de l’armée. Ce General accompagné de cinq Lanchares, & douze Ballons (qui ſont des vaiſſeaux ainſi nommez, dont ils vſent d’ordinaire) s’en vint me treuuer au port où i’auois anchré. Puis auec vn grand bruit de tambours Impériaux, de cloches, & d’acclamations populaires, il me mena iuſques à vn quay de la ville, appellé Campalator. Là le Bendara, Gouuerneur du Royaume m’attendoit en grande ſolemnité, accompagné de pluſieurs Ourobalons & Amborrajas, qui ſont les plus nobles de ſa Cour, ce qui n’empeſchoit pas que la pluſpart d’entr’eux ne fuſſent fort pauures, & mechaniques, tant en leurs habits, qu’en leur façon de viure, par où i’ay cogneu que le païs, n’eſtoit pas ſi riche qu’on le faiſoit dans Malaca. Arriué que ie fus au Palais du Roy, apres que i’eus trauerſé la premiere baſſe-cour ; à l’entrée de la ſeconde ie treuuay vne vieille femme, accompagnée d’autres gens beaucoup plus nobles & mieux veſtus que ceux qui eſtoient venus au deuant de moy. D’abord cette vieille m’ayant faict ſigne de la main, comme ſi elle m’euſt commandé d’entrer. Homme de Malaca, me dit-elle, ton arriuée en ces terres du Roy mon Maiſtre, eſt außi agreable à ſa volõté, que la pluye l’eſt au labourage de nos ris en vn tẽps ſec & aride. Entre donc en toute aſſeurance, & que rien ne te donne de l’apprehenſion ; car les peuples que tu vois icy par la bonté de Dieu, ne ſont pas autres choſes que ceux de ton pays, ſi bien que l’eſperance que nous auons en ce meſme Dieu nous faict croire qu’il nous maintiendra tous enſemble iuſqu’à la fin du monde. Cela dit, elle me mena où eſtoit le Roy, à qui ie fis vne reuerence à la mode du pays, mettant par trois fois le genoüil en terre, puis ie luy baillay la lettre & le preſent que ie luy apportois, qu’il accepta tres volontiers, & me demanda le ſuiet qui m’amenoit là ? À quoy ie luy fis reſponse ſelon la commiſſion que i’en auois, que i’eſtois venu pour ſeruir ſon Alteſſe à la guerre, où i’eſperois auoir l’honneur de l’acompagner, & de ne le quitter point iuſqu’à ce qu’il s’en retournaſt vainqueur de ſes ennemis. À cela i’adiouſtay que ie deſirois voir la ville d’Achem, enſemble ſa ſituation, ſes fortifications, & quel fonds auoit la riuiere, pour m’eſclaircir ſi les grands vaiſſeaux, & les Galions y pourroient nauiger ayſément, à cauſe que le Capitaine de Malaca auoit fait deſſein de venir ſecourir ſon Alteſſe, ſi toſt que ſes gens ſeroient de retour des Indes, & de luy liurer entre les mains le Tyran Achem, qui eſtoit ſon ennemy mortel. Ce pauure Roy creut tout auſſi toſt mes paroles pour veritables, & ce d’autant plus qu’elles eſtoient conformes à ſon deſir ; de maniere que s’eſtant leué du Throſne où il eſtoit aſſis, ie vis qu’il s’alla mettre à genoux deuant la carcaſſe de la teſte d’vne vache, couronnée de fleurs, qui auoit les cornes dorées, & qui eſtoit ſur des tablettes, enfoncée dans la muraille ; alors ayant les mains iointes, & les larmes aux yeux ; Toy, dit-il, qui ſans eſtre contraincte par aucun amour maternele, à laquelle la nature t’ait obligée, reſioüis continuellement tous ceux qui veulent de ton laict, comme faict la propre mere celuy qu’elle a mis au monde, ſans participer, ny aux miſeres, ny aux trauaux que ſouffre d’ordinaire celle de qui nous prenons naiſſance, ſois fauorable à la priere que ie te fais maintenant. Elle n’eſt autre, ſinon que ie te ſupplie de tout mon cœur, que dans les prairies du Soleil, où auec le payement & la recompenſe que tu reçois, tu es contente des biens que tu fais çà bas, tu veüilles, s’il te plaiſt, conſeruer en mon endroit la nouuelle amitié de ce bon Capitaine, afin qu’il mette en execution tout ce qu’il vient de me dire. À ces mots tous ces Courtiſans qui eſtoient à genoux comme luy, dirent trois fois pour reſponſe, Pachy par au tinacor, c’eſt à dire, ô qui pourroit voir cela, & puis mourir tout incontinent ! Là-deſſus le Roy ſe leua, & en eſſuyant ſes yeux qu’il auoit tous baignez de larmes, qui procedoient du zele de la priere qu’il auoit faite ; il s’enquit de moy de pluſieurs choſes particulieres des Indes, & de Malaca. Ayant paſſé quelque temps à cela, il me congedia fort courtoiſement, auec promesse de bien faire valoir la marchandiſe que le Mahometan conduiſoit au nom du Capitaine de Malaca, qui eſtoit la choſe que ie deſirois le plus. Or dautant qu’à mon arriuée le Roy faiſoit deſia ſes preparatifs pour s’en aller contre Achem, & qu’il ne penſoit qu’aux choſes neceſſaires pour ſon voyage, apres que i’eus demeuré neuf iours en la ville de Panaiu, Capitale de ce Royaume des Batas, il partit auec quelques troupes en intention de s’en aller en vn lieu nommé Turban, qui eſtoit à cinq lieuës de là, ou la pluſpart de ſes gens l’attendoient ; là il arriua vne heure deuant que le Soleil fuſt couché, ſans qu’on luy fiſt aucune ſorte de reception, & ſans luy donner le moindre temoignage d’allegreſſe, à cauſe du deüil qu’il auoit de la mort de ſes trois fils, qui eſtoit ſi grand, que depuis il ne ſe fit voir en public qu’auec de grandes demonſtrations de tristeſſe.