Les Trois Mousquetaires/Chapitre 61

MM. Dufour et Mulat, éditeurs (p. 468-477).


CHAPITRE LXI.

LE COUVENT DES CARMÉLITES DE BÉTHUNE.


lettrine Les grands criminels portent avec eux une espèce de prédestination qui leur fait surmonter tous les obstacles, qui les fait échapper à tous les dangers, jusqu’au moment que la Providence, lassée, a marqué pour l’écueil de leur fortune impie.

Il en était ainsi de milady. Elle passa au travers des croiseurs des deux nations et arriva à Boulogne sans aucun accident.

En débarquant à Portsmouth, milady était une Anglaise que les persécutions de la France chassaient de La Rochelle. Débarquée à Boulogne, après deux jours de traversée, elle se fit passer pour une Française que les Anglais inquiétaient à Portsmouth, dans la haine qu’ils avaient conçue contre la France.

Milady avait d’ailleurs le plus efficace des passeports, sa beauté et la générosité avec laquelle elle répandait les pistoles. Affranchie des formalités d’usage par le sourire affable et les manières galantes d’un vieux gouverneur du port qui lui baisa la main, elle ne s’arrêta à Boulogne que le temps de mettre à la poste une lettre ainsi conçue :

« À Son Éminence monseigneur le cardinal de Richelieu, en son camp devant La Rochelle.

« Monseigneur, que Votre Éminence se rassure, Sa Grâce le duc de Buckingham ne partira point pour la France.

« Boulogne, 25 au soir.

« milady de ***. »

« P.-S. Selon les désirs de Votre Éminence, je me rends au couvent des Carmélites de Béthune, où j’attendrai ses ordres. »

Effectivement, le même soir, milady se mit en route ; la nuit la surprit ; elle s’arrêta et coucha dans une auberge, puis le lendemain à cinq heures du matin elle partit, et trois heures après elle entra à Béthune.

Elle se fit indiquer le couvent des carmélites et y entra aussitôt. La supérieure vint au-devant d’elle ; milady lui montra l’ordre du cardinal, l’abbesse lui fit donner une chambre et servir à déjeûner.

Tout le passé s’était déjà effacé aux yeux de cette femme, et, le regard fixé vers l’avenir, elle ne voyait que la haute fortune que lui réservait le cardinal, qu’elle avait si heureusement servi, sans que son nom fût mêlé en rien à toute cette sanglante affaire. Les passions toujours nouvelles qui la consumaient donnaient à sa vie l’apparence de ces nuages qui montent dans le ciel, reflétant tantôt l’azur, tantôt le feu, tantôt le noir de la tempête, et qui ne laissent d’autres traces sur la terre que la dévastation et la mort.

Après le déjeuner, l’abbesse vint lui faire sa visite. Il y a peu de distraction au cloître, et la bonne supérieure avait hâte de faire connaissance avec sa nouvelle pensionnaire.

Milady voulait plaire à l’abbesse. Or, c’était chose facile à cette femme si réellement supérieure : elle essaya d’être aimable, elle fut charmante, et séduisit la bonne supérieure par sa conversation si variée et par les grâces répandues dans toute sa personne.

L’abbesse, qui était une fille de noblesse, aimait surtout les histoires de cour, qui parviennent si rarement jusqu’aux extrémités du royaume, et qui surtout, ont tant de peine à franchir les murs des couvents, au seuil desquels viennent expirer les bruits du monde.

Milady, au contraire, était fort au courant de toutes les intrigues aristocratiques, au milieu desquelles, depuis cinq ou six ans, elle avait constamment vécu ; elle se mit donc à entretenir la bonne abbesse des pratiques mondaines de la cour de France, mêlées aux dévotions outrées du roi. Elle lui fit la chronique scandaleuse des seigneurs et des dames de la cour, que l’abbesse connaissait parfaitement de nom, toucha légèrement les amours de la reine et de Buckingham, parlant beaucoup pour qu’on parlât un peu.

Mais l’abbesse se contenta d’écouter et de sourire, le tout sans répondre. Cependant, comme milady vit que ce genre de récit l’amusait fort, elle continua ; seulement, elle fit tomber la conversation sur le cardinal.

Mais elle était fort embarrassée ; elle ignorait si l’abbesse était royaliste ou cardinaliste. Elle se tint dans un milieu prudent ; mais l’abbesse, de son côté, se tint dans une réserve plus prudente encore, se contentant de faire une profonde inclination de tête, toutes les fois que la voyageuse prononçait le nom de Son Éminence.

Milady commença à croire qu’elle s’ennuierait fort dans le couvent. Elle résolut donc de risquer quelque chose pour savoir de suite à quoi s’en tenir. Voulant voir jusqu’où irait la discrétion de cette bonne abbesse, elle se mit à dire un mal très dissimulé d’abord, puis très circonstancié du cardinal, racontant les amours du ministre avec Mme d’Aiguillon, avec Marion de Lorme et avec quelques autres femmes galantes.

L’abbesse écouta plus attentivement, s’anima peu à peu et sourit.

— Bon ! dit milady, elle prend goût à mon discours. Si elle est cardinaliste, elle n’y met pas de fanatisme, au moins.

Alors, elle passa aux persécutions exercées par le cardinal sur ses ennemis. L’abbesse se contenta de se signer, sans approuver ni désapprouver.

Cela confirma milady dans son opinion que la religieuse était plutôt royaliste que cardinaliste. Milady continua, renchérissant de plus en plus.

— Je suis fort ignorante de toutes ces matières-là, dit enfin l’abbesse, mais tout éloignées que nous sommes de la cour, tout en dehors des intérêts du monde où nous nous trouvons placées, nous avons des exemples fort tristes de ce que vous nous racontez là, et l’une de nos pensionnaires a bien souffert des vengeances et des persécutions de M. le cardinal.

— Une de vos pensionnaires ? dit milady. Oh ! mon Dieu, pauvre femme, je la plains alors !

— Et vous avez raison, car elle est bien à plaindre. Prison, menaces, mauvais traitements, elle a tout souffert. Mais, après tout, reprit l’abbesse, M. le cardinal avait peut-être des motifs plausibles pour agir ainsi, et quoiqu’elle ait l’air d’un ange, il ne faut pas toujours juger les gens sur la mine.

— Bon ! dit milady à elle-même, qui sait, je vais peut-être découvrir quelque chose ici, je suis en veine.

Et elle s’appliqua à donner à son visage une expression de candeur parfaite.

— Hélas ! dit milady, je le sais, on dit cela qu’il ne faut pas croire aux physionomies. Mais à quoi croira-t-on cependant, si ce n’est au plus bel ouvrage du Seigneur ? Quant à moi, je serai trompée toute ma vie peut-être ; mais je me fierai toujours à une personne dont le visage m’inspirera de la sympathie.

— Vous seriez donc tentée de croire, dit l’abbesse, que cette jeune femme est innocente ?

— M. le cardinal ne punit pas que les crimes, dit-elle ; il y a certaines vertus qu’il poursuit plus sévèrement que certains forfaits.

— Permettez-moi, madame, de vous exprimer ma surprise, dit l’abbesse.

— Et sur quoi ? demanda milady avec naïveté.

— Mais sur le langage que vous tenez.

— Que trouvez-vous d’étonnant à ce langage ? demanda en souriant milady.

— Vous êtes l’amie du cardinal, puisqu’il vous envoie ici, et cependant…

— Et cependant j’en dis du mal, reprit milady, achevant la pensée de la supérieure.

— Au moins n’en dites-vous pas de bien.

— C’est que je ne suis pas son amie, dit-elle en soupirant, mais sa victime.

— Mais cependant cette lettre par laquelle il vous recommande à moi…

— Est un ordre à moi de me tenir dans une espèce de prison dont il me fera tirer par quelques-uns de ses satellites…

— Mais pourquoi n’avez-vous pas fui ?

— Où irais-je ? Croyez-vous qu’il y ait un endroit de la terre où ne puisse atteindre le cardinal, s’il veut se donner la peine de tendre la main ? Si j’étais un homme, à la rigueur cela serait possible encore, mais une femme !… Que voulez-vous que fasse une femme ? Cette jeune pensionnaire que vous avez ici, a-t-elle essayé de fuir, elle ?

— Non, c’est vrai ; mais elle, c’est autre chose, je la crois retenue en France par quelque amour.

— Alors, dit milady avec un soupir, si elle aime, elle n’est pas tout à fait malheureuse.

— Ainsi, dit l’abbesse en regardant milady avec un intérêt croissant, c’est encore une pauvre persécutée que je vois ?

— Hélas ! oui, dit milady.

L’abbesse regarda un instant milady avec inquiétude, comme si une nouvelle pensée surgissait dans son esprit.

— Vous n’êtes pas ennemie de notre sainte foi ? dit-elle en balbutiant.

— Moi ! s’écria milady, moi, protestante ? Oh ! non, j’atteste le Dieu qui nous entend que je suis au contraire fervente catholique.

— Alors, madame, dit l’abbesse en souriant, rassurez-vous, la maison où vous êtes ne vous sera pas une prison bien dure, et nous ferons tout ce qu’il faudra pour vous faire chérir la captivité. Il y a plus, vous trouverez ici cette jeune femme persécutée sans doute par suite de quelque intrigue de cour ; elle est aimable, gracieuse ; elle vous plaira.

— Comment la nommez-vous ?

— Elle m’a été recommandée par quelqu’un de très haut placé sous le nom de Ketty. Je n’ai pas cherché à savoir son autre nom.

— Ketty ! s’écria milady ; quoi, vous êtes sûre ?

— Qu’elle se fait appeler ainsi ? Oui, madame. La connaîtriez-vous ?

Milady sourit à elle-même et à l’idée qui lui était venue que cette jeune femme pouvait être son ancienne camérière. Il se mêlait au souvenir de cette jeune fille un souvenir de colère, et un désir de vengeance avait bouleversé les traits de milady, qui reprirent au reste presque aussitôt l’expression calme et bienveillante que cette femme aux cent visages leur avait momentanément imprimée.

— Et quand pourrai-je voir cette jeune dame, pour laquelle je me sens déjà une si grande sympathie ? demanda milady.

— Ce soir, dit l’abbesse, dans la journée même. Mais vous voyagez depuis quatre jours, m’avez-vous dit ; vous-même, ce matin, vous vous êtes levée à cinq heures, vous devez avoir besoin de repos ; Couchez-vous et dormez ; à l’heure du dîner nous vous réveillerons.

Quoique milady eût très bien pu se passer de sommeil, soutenue qu’elle était par toutes les excitations qu’une aventure nouvelle faisait éprouver à son cœur avide d’intrigues, elle n’en accepta pas moins l’offre de la supérieure. Depuis douze ou quinze jours elle avait passé par tant d’émotions diverses, que si son corps de fer pouvait encore soutenir la fatigue, son âme avait besoin de repos.

Elle prit donc congé de l’abbesse et se coucha doucement, bercée par les idées de vengeance, auxquelles l’avait tout naturellement ramenée le nom de Ketty. Elle se rappelait cette promesse presque illimitée que lui avait faite le cardinal, si elle réussissait dans son entreprise. Elle avait réussi ; elle pourrait donc se venger de d’Artagnan.

Une seule chose épouvantait milady, c’était le souvenir de son mari, le comte de La Fère, qu’elle avait cru mort ou du moins expatrié, et qu’elle retrouvait dans Athos, le meilleur ami de d’Artagnan.

Mais aussi, s’il était l’ami de d’Artagnan, il avait dû lui prêter assistance dans toutes les menées à l’aide desquelles la reine avait déjoué les projets de Son Éminence ; s’il était l’ami de d’Artagnan, il était l’ennemi du cardinal, et sans doute elle parviendrait à l’envelopper dans la vengeance aux replis de laquelle elle comptait étouffer le jeune mousquetaire.

Toutes ces espérances étaient d’agréables pensées pour milady ; aussi, bercée par elles, s’endormit-elle bientôt.

Elle fut réveillée par une voix douce qui retentit au pied de son lit. Elle ouvrit les yeux et vit l’abbesse, accompagnée d’une jeune femme aux cheveux blonds, au teint délicat, qui fixait sur elle un regard plein d’une bienveillante curiosité.

La figure de cette jeune femme lui était complètement inconnue. Toutes deux s’examinèrent avec une scrupuleuse attention tout en échangeant les compliments d’usage. Toutes deux étaient fort belles, mais de beautés tout-à-fait différentes. Cependant milady sourit en reconnaissant qu’elle l’emportait de beaucoup sur la jeune femme en grand air et en façons aristocratiques. Il est vrai que l’habit de novice que portait la jeune femme n’était pas très avantageux pour soutenir une lutte de ce genre.

L’abbesse les présenta l’une à l’autre ; puis, lorsque cette formalité fut remplie, comme ses devoirs l’appelaient à l’église, elle laissa les deux jeunes femmes seules.

La novice, voyant milady couchée, voulait suivre la supérieure, mais milady la retint.

— Comment ! madame, lui dit-elle, à peine vous ai-je aperçue, et vous voulez déjà me priver de votre présence, sur laquelle je comptais cependant un peu, je vous l’avoue, pour le temps que j’ai à passer ici ?

— Non, madame, répondit la novice ; seulement je craignais d’avoir mal choisi mon temps : vous dormiez, vous êtes fatiguée.

— Eh bien ! dit milady, que peuvent demander les gens qui dorment ? un bon réveil. Ce réveil, vous me l’avez donné ; laissez-moi en jouir tout à mon aise.

Et lui prenant la main, elle l’attira sur un fauteuil qui était près de son lit.

La novice s’assit.

— Mon Dieu ! dit-elle, que je suis malheureuse ! voilà six mois que je suis ici, sans l’ombre d’une distraction ; vous arrivez, votre présence allait être pour moi une compagnie charmante, et voilà que, selon toute probabilité, d’un moment à l’autre je vais quitter le couvent !

— Comment ! dit milady, vous sortez bientôt ?

— Du moins, je l’espère, dit la novice avec une expression de joie qu’elle ne cherchait pas le moins du monde à déguiser.

— Je crois avoir appris que vous aviez souffert de la part du cardinal, continua milady. C’eût été un motif de plus de sympathie entre nous.

— Ce que m’a dit notre bonne mère est donc la vérité, que vous étiez aussi une victime du cardinal ?

— Chut ! dit milady, même ici ne parlons pas ainsi de lui : tous mes malheurs viennent d’avoir dit à peu près ce que vous venez de dire, devant une femme que je croyais mon amie et qui m’a trahie. Et vous êtes aussi, vous, la victime d’une trahison ?

— Non, dit la novice, mais de mon dévouement à une femme que j’aimais, pour qui j’eusse donné ma vie, pour qui je la donnerais encore.

— Et qui vous a abandonnée ? c’est cela !

— J’ai été assez injuste pour le croire ; mais depuis deux ou trois jours j’ai acquis la preuve du contraire, et j’en remercie Dieu. Il m’aurait coûté de croire qu’elle m’avait oubliée. Mais vous, madame, continua la novice, il me semble que vous êtes libre et que si vous vouliez fuir il ne tiendrait qu’à vous.

— Où voulez-vous que j’aille, sans amis, sans argent, dans une partie de la France que je ne connais pas, où…

— Oh ! s’écria la novice, quant à des amis, vous en aurez partout où vous vous voudrez ; vous paraissez si bonne et vous êtes si belle.

— Cela n’empêche pas, ajouta milady en adoucissant son sourire de manière à lui donner une expression angélique, que je suis seule et persécutée.

— Écoutez, dit la novice, il faut avoir bon espoir dans le ciel ; voyez-vous, il vient toujours un moment où le bien que l’on a fait plaide votre cause devant Dieu ; et tenez, peut-être est-ce un bonheur pour vous, tout humble et sans pouvoir que je suis, que vous m’ayez rencontrée, car si je sors d’ici, eh bien ! j’aurai quelques amis puissants, qui, après s’être mis en campagne pour moi, pourront aussi se mettre en campagne pour vous.

— Oh ! quand j’ai dit que j’étais seule, dit milady, espérant faire parler la novice, en parlant elle-même, ce n’est pas faute d’avoir aussi quelques connaissances haut placées ; mais ces connaissances tremblent devant le cardinal. La reine elle-même n’ose pas soutenir contre le terrible ministre, et j’ai la preuve que Sa Majesté, malgré son excellent cœur, a plus d’une fois été obligée d’abandonner à la colère de Son Éminence les personnes qui l’avaient servie.

— Croyez-moi, madame, la reine peut avoir l’air d’avoir abandonné ces personnes-là, mais il ne faut pas en croire l’apparence : plus elles sont persécutées, plus elle pense à elles ; et souvent au moment où elles croient qu’elle y pensent le moins, elles ont la preuve d’un bon souvenir.

— Hélas ! dit milady, je le crois, la reine est si bonne !

— Oh ! vous la connaissez donc, cette belle et noble reine, que vous parlez d’elle ainsi ! s’écria la novice avec enthousiasme.

— C’est-à-dire, reprit milady poussée dans ses retranchements, que je n’ai pas l’honneur de la connaître personnellement, mais je connais bon nombre de ses amis les plus intimes. Je connais M. de Putange, j’ai connu en Angleterre M. Dujart ; je connais M. de Tréville.

— M. de Tréville ? s’écria la novice, vous connaissez M. de Tréville ?

— Oui, parfaitement ; beaucoup même.

— Le capitaine des mousquetaires du roi ?

— Le capitaine des mousquetaires du roi.

— Oh ! mais, vous allez voir, s’écria la novice, que tout à l’heure nous allons être des connaissances achevées, presque des amies. Si vous connaissez M. de Tréville, vous avez dû aller chez lui.

— Souvent, dit milady, qui, entrée dans cette voie et s’apercevant que le mensonge réussissait, voulait le pousser jusqu’au bout.

— Chez lui, vous avez dû voir quelques-uns de ses mousquetaires.

— Tous ceux qu’il reçoit habituellement, répondit milady, pour laquelle cette conversation commençait à prendre un intérêt réel.

— Nommez-moi quelques-uns de ceux que vous connaissez, et vous verrez qu’ils seront de mes amis.

— Mais, dit milady embarrassée, je connais M. de Louvigny, M. de Courtivron, M. de Férussac.

La novice la laissa dire, puis, voyant qu’elle s’arrêtait :

— Vous ne connaissez pas, dit-elle, un gentilhomme nommé Athos ?

Milady devint aussi pâle que les draps dans lesquels elle était couchée, et, si maîtresse qu’elle fût d’elle-même, ne put s’empêcher de pousser un cri en saisissant la main de son interlocutrice et en la dévorant du regard.

— Quoi ! qu’avez-vous ? Oh ! mon Dieu ! demanda cette pauvre jeune femme, ai-je donc dit quelque chose qui vous ait blessée ?

— Non, mais ce nom m’a frappée, parce que, moi aussi j’ai connu ce gentilhomme, et qu’il me paraît étrange de trouver quelqu’un qui le connaisse beaucoup.

— Oh ! oui, beaucoup, beaucoup ! non seulement lui, mais encore ses amis, MM. Porthos et Aramis.

— En vérité ? eux aussi je les connais, s’écria milady, qui sentit le froid pénétrer jusqu’à son cœur.

— Eh bien ! si vous les connaissez, vous devez savoir qu’ils sont bons et braves compagnons. Que ne vous adressez-vous à eux, si vous avez besoin d’appui ?

— C’est-à-dire, balbutia milady, je ne suis liée réellement avec aucun d’eux ; je les connais pour en avoir beaucoup entendu parler par un de leurs amis, M. d’Artagnan.

— Vous connaissez M. d’Artagnan ! s’écria la novice à son tour, en saisissant la main de milady et en la dévorant des yeux.

Puis remarquant l’étrange expression du regard de milady.

— Pardon, madame, dit-elle, vous le connaissez, à quel titre ?

— Mais, reprit milady embarrassée, mais à titre d’ami.

— Vous me trompez, madame, dit la novice, vous avez été sa maîtresse !

— C’est vous qui l’avez été, madame, s’écria milady à son tour.

— Moi ! dit la novice.

— Oui, vous ; je vous connais maintenant ; vous êtes Mme Bonacieux.

La jeune femme se recula pleine de surprise et de terreur.

— Oh ! ne niez pas, répondez, reprit milady.

— Eh bien ! oui, madame, je l’aime, dit la novice. Sommes-nous rivales ?

La figure de milady s’illumina d’un feu tellement sauvage que, dans toute autre circonstance, Mme Bonacieux se fût enfuie d’épouvante ; mais elle était toute à sa jalousie.

— Voyons, dites, madame, reprit Mme Bonacieux avec une énergie dont on l’eût crue incapable, avez-vous été sa maîtresse ?

— Oh ! non ! s’écria milady avec un accent qui n’admettait pas le doute sur sa vérité, jamais ! jamais !

— Je vous crois, dit Mme Bonacieux, mais pourquoi donc, alors, vous être écriée ainsi ?

— Comment, vous ne comprenez pas ? dit milady, qui était déjà remise de son trouble et qui avait retrouvé toute sa présence d’esprit.

— Comment voulez-vous que je comprenne ? je ne sais rien.

— Vous ne comprenez pas que M. d’Artagnan, étant mon ami, il m’avait prise pour confidente ?

— Vraiment !

— Vous ne comprenez pas que je sais tout : votre enlèvement de la petite maison de Saint-Germain, son désespoir, celui de ses amis, leurs recherches depuis ce moment ? Et comment voulez-vous pas que je m’étonne pas quand, sans m’en douter, je me trouve auprès de vous, dont nous avons parlé si souvent ensemble, de vous, qu’il aime de toute la force de son âme ; de vous, qu’il m’avait fait aimer avant que je ne vous eusse vue ! Ah ! chère Constance, je vous trouve donc, je vous vois donc enfin !

Et milady tendit ses bras à Mme Bonacieux, qui, convaincue par ce qu’elle venait de lui dire, ne vit plus dans cette femme, qu’un instant auparavant elle avait crue sa rivale, qu’une amie sincère et dévouée.

— Oh ! pardonnez-moi ! pardonnez-moi ! s’écria-t-elle en se laissant aller sur son épaule, je l’aime tant !

Ces deux femmes se tinrent un instant embrassées. Certes, si les forces de milady eussent été à la hauteur de sa haine, Mme Bonacieux ne fût sortie que morte de cet embrassement.

Mais ne pouvant pas l’étouffer, elle lui sourit.

— Oh ! chère belle, chère bonne petite, dit milady, que je suis heureuse de vous voir ! Laissez-moi vous regarder. Et en disant ces mots, elle la dévorait effectivement du regard. Oui, c’est bien vous. Ah ! d’après ce qu’il m’a dit, je vous reconnais à cette heure, je vous reconnais parfaitement.

La pauvre jeune femme ne pouvait se douter de ce qui se passait d’affreusement cruel derrière le rempart de ce front pur, derrière ces yeux si brillants où elle ne lisait que de l’intérêt et de la compassion.

— Alors vous savez ce que j’ai souffert, dit Mme Bonacieux, puisqu’il vous a dit ce qu’il souffrait. Mais souffrir pour lui, c’est du bonheur.

Milady reprit machinalement :

— Oui, c’est du bonheur.

Elle pensait à autre chose.

— Et puis, continua Mme Bonacieux, mon supplice touche à son terme : demain, ce soir peut-être, je le reverrai, et alors le passé n’existera plus.

— Ce soir ? demain ? s’écria milady tirée de sa rêverie par ces paroles ; que voulez-vous dire ? attendez-vous quelque nouvelle de lui ?

— Je l’attends lui-même.

— Lui-même ? d’Artagnan, ici !

— Lui-même.

— Mais, c’est impossible ! il est au siége de La Rochelle avec le cardinal ; il ne reviendra à Paris qu’après la prise de la ville.

— Vous le croyez ainsi ; mais est-ce qu’il y a quelque chose d’impossible à mon d’Artagnan, noble et loyal gentilhomme !

— Oh ! je ne puis vous croire.

— Eh bien ! lisez donc ! dit, dans l’excès de son orgueil et de sa joie, la malheureuse jeune femme en présentant une lettre à milady.

— L’écriture de Mme de Chevreuse ! se dit en elle-même milady. Ah ! j’étais bien sûre qu’ils avaient des intelligences de ce côté-là !

Et elle lut avidement ces quelques lignes :

« Ma chère enfant, tenez-vous prête ; notre ami vous verra bientôt, et il ne vous verra que pour vous arracher de la prison où votre sûreté exigeait que vous fussiez cachée ; préparez-vous donc au départ et ne désespérez jamais de nous.

« Notre charmant Gascon vient de se montrer brave et fidèle comme toujours ; dites-lui qu’on lui est bien reconnaissant quelque part de l’avis qu’il a donné. »

— Oui, oui, dit milady, oui, la lettre est précise, et savez-vous quel est cet avis ?

— Non. Je me doute seulement qu’il aura prévenu la reine de quelque nouvelle machination du cardinal.

— Oui, c’est cela sans doute, dit milady en rendant la lettre à Mme Bonacieux et en laissant retomber sa tête pensive sur sa poitrine.

En ce moment, on entendit le galop d’un cheval.

— Oh ! s’écria Mme Bonacieux en s’élançant à la fenêtre, serait-ce déjà lui ?

Milady était restée dans son lit, pétrifiée par la surprise ; tant de choses inattendues lui arrivaient tout à coup que pour la première fois la tête lui manquait.

— Lui ! lui ! murmura-t-elle ; serait-ce lui ! Et elle demeurait dans son lit les yeux fixes.

— Hélas, non ! dit Mme Bonacieux, c’est un homme que je ne connais pas. Il a l’air de venir ici. Oui, il ralentit sa course, il s’arrête à la porte, il sonne.

Milady sauta hors de son lit.

— Vous êtes bien sûre que ce n’est pas lui ? dit-elle.

— Oh ! oui, bien sûre.

— Vous avez peut-être mal vu.

— Oh ! je verrais la plume de son feutre, le bout de son manteau, que je le reconnaîtrais, lui !

Milady s’habillait toujours.

— N’importe, cet homme vient ici, dites-vous ?

— Oui, il est entré.

— C’est ou pour vous ou pour moi.

— Oh ! mon Dieu, comme vous semblez agitée !

— Oui, je l’avoue, je n’ai pas votre confiance, je crains tout du cardinal.

— Chut ! dit Mme Bonacieux ; on vient.

Effectivement la porte s’ouvrit et la supérieure entra.

— Est-ce vous qui arrivez de Boulogne ? demanda-t-elle à milady.

— Oui, c’est moi, répondit celle-ci ; et tâchant de ressaisir son sang-froid : qui me demande ?

— Un homme qui ne veut pas dire son nom, mais qui vient de la part du cardinal.

— Et qui veut me parler ? demanda milady.

— Qui veut parler à une dame arrivant de Boulogne.

— Alors faites entrer, madame, je vous prie.

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu, dit Mme Bonacieux, serait-ce quelque mauvaise nouvelle ?

— J’en ai peur.

— Je vous laisse avec cet étranger ; mais aussitôt son départ, si vous le permettez, je reviendrai.

— Comment donc ! je vous en prie.

La supérieure et Mme Bonacieux sortirent.

Milady resta seule, les yeux fixés sur la porte. Un instant après on entendit le bruit des éperons qui retentissaient sur les escaliers, puis les pas se rapprochèrent, puis la porte s’ouvrit et un homme parut.

Milady jeta un cri de joie. Cet homme, c’était le comte de Rochefort, l’âme damnée de Son Éminence.