Les Possédés/Troisième Partie/8

Traduction par Victor Derély.
E. Plon (2p. 396-410).

Chapitre VIII. Conclusion.

Toute les vilenies et tous les crimes dont on a lu le récit se découvrirent fort vite, beaucoup plus vite que ne l’avait prévu Pierre Stépanovitch. La nuit où son mari fut assassiné, la malheureuse Marie Ignatievna s’éveilla avant l’aurore, le chercha à ses côtés, et, ne le trouvant pas, fut prise d’une inquiétude indicible. Dans la chambre couchait la garde envoyée par Arina Prokhorovna. Elle essaya vainement de calmer la jeune femme, et, dès qu’il commença à faire jour, elle courut chercher l’accoucheuse après avoir assuré à la malade que madame Virguinsky savait où était son mari et quand il reviendrait. En ce moment, Arina Prokhorovna était elle-même fort soucieuse, car elle venait d’apprendre de la bouche de son mari ce qui s’était passé cette nuit-là à Skvorechniki. Il était rentré chez lui entre dix et onze heures du soir dans un état d’agitation effrayant. Se tordant les mains, il s’était jeté à plat ventre sur son lit et ne cessait de répéter à travers les sanglots qui secouaient convulsivement tout son corps : « Ce n’est pas cela, pas cela ; ce n’est pas du tout cela ! » À la fin, naturellement, pressé de questions par sa femme, il lui avoua tout, mais il ne révéla rien à aucune personne de la maison. Lorsque Arina Prokhorovna eut décidé son mari à se mettre au lit, elle le quitta en lui disant d’un ton sévère : « Si tu veux braire, brais du moins dans ton oreiller pour qu’on ne t’entende pas, et demain, si tu n’es pas un imbécile, ne fais semblant de rien ». Puis, en prévision d’une descente de police, elle cacha ou détruisit tout ce qui pouvait être compromettant : des papiers, des livres, des proclamations peut-être. Cela fait, madame Virguinsky se dit que personnellement elle n’avait pas grand chose à craindre, pas plus que sa sœur, sa tante, l’étudiante et peut- être aussi son frère, l’homme aux longues oreilles. Le matin, quand la garde malade vint la trouver, elle ne se fit pas prier pour aller voir Marie Ignatievna. D’ailleurs, un motif particulier la décida à se rendre à la maison Philippoff : la veille son mari lui avait parlé des calculs fondés par Pierre Stépanovitch sur le suicide de Kiriloff ; or, n’ajoutant qu’une foi médiocre aux propos d’un homme que la terreur semblait avoir affolé, elle était pressée de s’assurer s’il y avait là autre chose que les rêves d’un esprit en délire.

Mais quand elle arriva chez Marie Ignatievna, il était trop tard : après le départ de la garde malade, la jeune femme restée seule n’avait pu y tenir, elle avait quitté son lit, avait jeté sur elles les premières nippes venues, — des vêtements fort légers pour la saison, — et s’était rendue au pavillon de Kiriloff, pensant que l’ingénieur pouvait mieux que personne lui donner des nouvelles de son mari.

Il est facile de se représenter l’effet que produisit sur l’accouchée le spectacle qui s’offrit à ses yeux. Chose à remarquer, elle ne lut pas la lettre laissée en évidence sur la table par le suicidé, sans doute son trouble ne lui permit pas de l’apercevoir. Elle revint en courant à sa chambrette, prit l’enfant et sortit de la maison. La matinée était humide, il faisait du brouillard. Dans cette rue écartée, on ne rencontrait aucun passant. Marie Ignatievna s’essoufflait à courir dans la boue froide ; à la fin elle alla frapper de porte en porte ; la première resta inexorablement fermée ; la seconde tardant à s’ouvrir, l’impatience la prit, et elle s’en fut cogner à la suivante. Là demeurait notre marchand Titoff. Les lamentations incohérentes de Marie Ignatievna jetèrent l’émoi dans cette maison ; elle assurait qu’ »on avait tué son mari », mais sans fournir aucun détail précis à ce sujet. Les Titoff connaissaient un peu Chatoff et son histoire : ils furent saisis à la vue de cette femme accouchée, disait-elle, depuis vingt-quatre heures seulement, qui, par un froid pareil, courait les rues à peine vêtue, avec un baby presque nu sur les bras. Leur première idée fut qu’elle avait le délire, d’autant plus qu’ils ne pouvaient s’expliquer, d’après ses paroles, qui avait été tué : si c’était son mari ou Kiriloff. S’apercevant qu’ils ne la croyaient pas, elle voulut s’en aller, mais ils la retinrent de force ; elle cria, dit-on, et se débattit d’une façon terrible. On se rendit à la maison Philippoff ; au bout de deux heures le suicide de Kiriloff et son écrit posthume furent connus de toute la ville. La police interrogea l’accouchée, qui n’avait pas encore perdu l’usage de ses sens ; ses réponses prouvèrent qu’elle n’avait pas lu la lettre de Kiriloff, mais alors d’où concluait-elle que son mari était tué aussi ? — À cet égard, on ne put tirer d’elle aucun éclaircissement. Elle ne savait que répéter : « Puisque celui-là est tué, mon mari doit l’être aussi ; ils étaient ensemble ! » Vers midi elle eut une syncope et ne recouvra plus sa connaissance, trois jours après elle expira. L’enfant, victime du froid, était mort avant sa mère. Ne trouvant plus à la maison Philippoff ni Marie Ignatievna, ni le baby, Arina Prokhorovna comprit que c’était mauvais signe et songea à retourner chez elle au plus vite ; mais, avant de s’éloigner, elle envoya la garde malade « demander au monsieur du pavillon si Marie Ignatievna était chez lui et s’il savait quelque chose d’elle ». Cette femme revint en poussant des cris épouvantables. Après lui avoir demandé de se taire au moyen du fameux argument : « On vous appellera devant la justice », madame Virguinsky s’esquiva sans bruit.

Il va de soi que ce matin même elle fut invitée à fournir des renseignements, comme ayant donné des soins à l’accouchée ; mais sa déposition se réduisit à fort peu de chose ; elle raconta très nettement et avec beaucoup de sang-froid tout ce qu’elle-même avait vu et entendu chez Chatoff ; quant au reste, elle déclara n’en avoir aucune connaissance et n’y rien comprendre.

On peut se figurer quel vacarme ce fut dans la ville. Une nouvelle « histoire », encore un meurtre ! Mais ici il y avait autre chose : on commençait à s’apercevoir qu’il existait réellement une société secrète d’assassins, de boute-feu révolutionnaires, d’émeutiers. La mort terrible de Lisa, l’assassinat de la femme Stavroguine, la fuite de Stavroguine lui-même, l’incendie, le bal au profit des institutrices, la licence qui régnait dans l’entourage de Julie Mikhaïlovna… Il n’y eut pas jusqu’à la disparition de Stépan Trophimovitch où l’on ne voulût absolument voir une énigme. Dans les propos qu’on échangeait à voix basse, le nom de Nicolas Vsévolodovitch revenait sans cesse. À la fin de la journée, on apprit aussi le départ de Pierre Stépanovitch et, chose singulière, ce fut de lui qu’on parla le moins. En revanche on s’entretint beaucoup, ce jour-là, du « sénateur ». Pendant presque toute la matinée, une foule nombreuse stationna devant la maison Philippoff. La lettre de Kiriloff trompa effectivement l’autorité. On crut et à l’assassinat de Chatoff par l’ingénieur, et au suicide de l’ »assassin ». Toutefois l’erreur ne fut pas de longue durée. Par exemple, le « parc » dont il était parlé en termes si vagues dans la lettre de Kiriloff ne dérouta personne, contrairement aux prévisions de Pierre Stépanovitch. La police se transporta aussitôt à Skvorechniki. Outre qu’il n’y avait pas d’autre parc que celui-là dans nos environs, une sorte d’instinct fit diriger les investigations de ce côté : Skvorechniki était, en effet, mêlé directement ou indirectement à toutes les horreurs des derniers jours. C’est ainsi, du moins, que je m’explique le fait. (Je note que, dès le matin, Barbara Pétrovna ne sachant rien encore était partie à la recherche de Stépan Trophimovitch.) Grâce à certains indices, le soir du même jour, le corps fut découvert dans l’étang ; on avait trouvé sur le lieu du crime la casquette de Chatoff, oubliée avec une étourderie singulière par les assassins. L’examen médical du cadavre et différentes présomptions donnèrent à penser, dès le premier moment, que Kiriloff devait avoir eu des complices. Il était hors de doute que Chatoff et Kiriloff avaient fait partie d’une société secrète non étrangère aux proclamations. Mais quels étaient ces complices ? Personne, ce jour-là, ne songea à soupçonner quelqu’un des nôtres On savait que Kiriloff vivait en reclus et dans une solitude telle que, comme le disait la lettre, Fedka, si activement recherché partout, avait pu loger chez lui pendant dix jours… Ce qui surtout énervait l’esprit public, c’était l’impossibilité de tirer au clair ce sinistre imbroglio. Il serait difficile d’imaginer à quelles conclusions fantastiques serait arrivée notre société en proie à l’affolement de la peur, si tout ne s’était brusquement expliqué le lendemain, grâce à Liamchine.

Il ne put y tenir et donna raison au pressentiment qui, dans les derniers temps, avait fini par inquiéter Pierre Stépanovitch lui- même. Placé sous la surveillance de Tolkatchenko, le Juif passa dans son lit toute la journée qui suivit le crime et, en apparence, il fut très calme : le visage tourné du côté du mur, il ne disait pas un mot et répondait à peine, si on lui adressait la parole. De la sorte, il ne sut rien de ce qui avait eu lieu ce jour-là en ville. Mais ces événements parvinrent à la connaissance de Tolkatchenko ; en conséquence, le soir venu, il renonça au rôle que Pierre Stépanovitch lui avait confié auprès de Liamchine, et quitta la ville pour se rendre dans le district ; autrement dit, il prit la fuite. Comme l’avait prédit Erkel, tous perdirent la tête. Je note en passant que, dans l’après-midi de ce même jour, Lipoutine disparut aussi. Toutefois, le départ de celui-ci ne fut connu de l’autorité que le lendemain soir ; on alla interroger sa famille qui, fort inquiète de cette fugue, n’avait pas osé en parler dans la crainte de le compromettre.

Mais je reviens à Liamchine. À peine eut-il été laissé seul qu’il s’élança hors de chez lui et, naturellement, ne tarda pas à apprendre l’état des choses. Sans même repasser à son domicile, il se mit à fuir en courant tout droit devant lui. Mais l’obscurité était si épaisse et l’entreprise offrait tant de difficultés, qu’après avoir enfilé successivement deux ou trois rues, il regagna sa demeure, où il s’enferma pour la nuit. Le matin, paraît-il, il essaya de se tuer, mais cette tentative ne réussit pas. Jusqu’à midi il resta chez lui, portes closes ; puis tout d’un coup il alla se dénoncer. Ce fut, dit-on, en se traînant sur ses genoux qu’il se présenta à la police ; il sanglotait, poussait des cris, baisait le parquet et se déclarait indigne même de baiser les bottes des hauts fonctionnaires qu’il avait devant lui. On le calma, on fit plus, on lui prodigua des caresses. Son interrogatoire dura trois heures. Il avoua tout, révéla le dessous des événements, ne cacha rien de ce qu’il savait, devançant les questions et entrant même dans des détails inutiles. Bref, sa déposition montra les choses sous leur vrai jour : le meurtre de Chatoff, le suicide de Kiriloff, l’incendie, la mort des Lébiadkine, etc., passèrent au second plan, tandis qu’au premier apparurent Pierre Stépanovitch, la société secrète, l’organisation, le réseau. Quand on demanda à Liamchine quel avait été le mobile de tant d’assassinats, de scandales et d’abominations, il s’empressa de répondre que « le but était l’ébranlement systématique des bases, la décomposition sociale, la ruine de tous les principes : quand on aurait semé l’inquiétude dans les esprits, jeté le trouble partout, amené la société vacillante et sceptique à un état de malaise, d’affaiblissement et d’impuissance qui lui fit désirer de toute ses forces une idée dirigeante, alors on devait lever l’étendard de la révolte en s’appuyant sur l’ensemble des sections déjà instruites de tous les points faibles sur lesquels il y avait lieu de porter l’attaque ». Il acheva en disant que Pierre Stépanovitch n’avait fait dans notre ville qu’un essai de ce désordre systématique et comme une répétition d’un programme d’action ultérieure, c’était son opinion personnelle (à lui, Liamchine), et il priait qu’on lui tînt compte de la franchise de ses déclarations : elle prouvait qu’il pouvait rendre dans l’avenir des services à l’autorité. À la question : Y a-t-il beaucoup de sections ? il répondit qu’il y en avait une multitude innombrable, que leur réseau couvrait toute la Russie, et, quoiqu’il ne fournît aucune preuve à l’appui de son dire, je pense qu’il parlait en toute sincérité. Seulement il ne faisait que citer le programme de la société imprimé à l’étranger et le projet d’action ultérieure dont Pierre Stépanovitch avait rédigé le brouillon. Le passage de la déposition de Liamchine concernant « l’ébranlement des bases » était emprunté mot pour mot à cet écrit, quoique le Juif prétendit n’émettre que des considérations personnelles. Sans attendre qu’on l’interrogeât au sujet de Julie Mikhaïlovna, il déclara avec un empressement comique « qu’elle était innocente et qu’on s’était seulement joué d’elle ». Mais il est à noter qu’il ne négligea rien pour disculper Nicolas Vsévolodovitch de toute participation à la société secrète, de toute entente avec Pierre Stépanovitch. (Les mystérieuse et fort ridicules espérances que ce dernier avait fondées sur Stavroguine, Liamchine était bien loin de les soupçonner.) À l’en croire, Pierre Stépanovitch seul avait fait périr les Lébiadkine, dans le but machiavélique d’asseoir sa domination sur Nicolas Vsévolodovitch en le mêlant à un crime. Mais, au lieu de la reconnaissance sur laquelle il comptait, Pierre Stépanovitch n’avait provoqué que l’indignation et même le désespoir dans l’âme du « noble » Nicolas Vsévolodovitch. Toujours sans qu’on le questionnât, Liamchine laissa entendre, évidemment à dessein, que Stavroguine était probablement un oiseau de très haute volée, mais qu’il y avait là un secret ; « il a vécu chez nous, pour ainsi dire, incognito », observa le Juif, « et il est fort possible qu’il vienne encore de Pétersbourg ici (Liamchine était sûr que Stavroguine se trouvait à Pétersbourg), seulement ce sera dans de tout autres conditions et à la suite de personnages dont on entendra peut-être bientôt parler chez nous ». Il ajouta qu’il tenait ces renseignements de Pierre Stépanovitch, « l’ennemi secret de Nicolas Vsévolodovitch ».

(N.B. Deux mois après, Liamchine avoua que c’était en vue de s’assurer la protection de Stavroguine qu’il avait mis tous ses soins à le disculper : il espérait qu’à Pétersbourg Nicolas Vsévolodovitch lui obtiendrait une commutation de peine, et qu’il ne le laisserait pas partir pour la Sibérie sans lui donner de l’argent et des lettres de recommandation. On voit par là combien Liamchine s’exagérait l’importance de Stavroguine.)

Le même jour, naturellement, on arrêta Virguinsky et avec lui toutes les personnes de sa famille. (Arina Prokhorovna, sa sœur, sa tante et l’étudiante ont été mises en liberté depuis longtemps ; on dit même que Chigaleff ne tardera pas à être relâché, lui aussi, attendu qu’aucun des chefs d’accusation ne le vise ; du reste, ce n’est encore qu’un bruit.) Virguinsky fit immédiatement les aveux les plus complets ; il était au lit avec la fièvre lorsque la police pénétra dans son domicile, et on prétend qu’il la vit arriver avec une sorte de plaisir : « Cela me soulage le coeur », aurait-il dit. Dans les interrogatoires, il paraît qu’il répond franchement et non sans une certaine dignité. Il ne renonce à aucune de ses « lumineuses espérances », tout en maudissant le fatal « concours de circonstances », qui lui a fait déserter la voie du socialisme pour celle de la politique. L’enquête semble démontrer qu’il n’a pris au crime qu’une part fort restreinte, aussi peut-il s’attendre à une condamnation relativement légère. Voilà du moins ce qu’on assure chez nous.

Quant à Erkel, il est peu probable que le bénéfice des circonstances atténuantes lui soit accordé. Depuis son arrestation, il se renferme dans un mutisme absolu, ou ne parle que pour altérer la vérité. Jusqu’à présent on n’a pas pu obtenir de lui un seul mot de repentir. Et pourtant il inspire une certaine sympathie même aux magistrats les plus sévères ; sans parler de l’intérêt qu’éveillent sa jeunesse et son malheur, on sait qu’il n’a été que la victime d’un suborneur politique. Mais c’est surtout sa piété filiale, aujourd’hui connue, qui dispose les esprits en sa faveur. Sa mère est maintenant dans notre ville. C’est une femme faible, malade, vieillie avant l’âge ; elle pleure et se roule littéralement aux pieds des juges en implorant la pitié pour son fils. Il en adviendra ce qu’il pourra, mais chez nous beaucoup de gens plaignent Erkel.

Lipoutine séjournait depuis deux semaines à ¨Pétersbourg, quand il y fut arrêté. Sa conduite est difficile à expliquer. Il s’était muni, dit-on, d’un faux passeport et d’une somme d’argent considérable ; rien ne lui aurait été plus aisé que de filer à l’étranger. Cependant il resta à Pétersbourg. Après avoir cherché pendant quelque temps Stavroguine et Pierre Stépanovitch, il s’adonna soudain à la débauche la plus effrénée, comme un homme qui a perdu tout bon sens et n’a plus aucune idée de sa situation. On l’arrêta dans une maison de tolérance, où il fut trouvé en état d’ivresse. Maintenant s’il faut en croire les on dit, Lipoutine n’est nullement abattu. Il prodigue les mensonges dans ses interrogatoires, et se prépare avec une certaine solennité à passer en jugement ; l’issue du procès ne paraît pas l’inquiéter ; il a l’intention de prendre la parole au cours des débats. Infiniment plus convenable est l’attitude de Tolkatchenko, qui a été arrêté dans le district dix jours après son départ de notre ville : il ne ment pas, ne biaise pas, dit tout ce qu’il sait, ne cherche pas à se justifier et reconnaît ses torts en toute humilité. Seulement il aime aussi à poser pour l’orateur, il parle beaucoup et s’écoute parler ; sa grande prétention est de connaître le peuple et les éléments révolutionnaires ( ?) qu’il contient ; sur ce chapitre il est intarissable ; lui aussi compte, dit-on, prononcer un discours à l’audience. De même que Lipoutine, Tolkatchenko semble espérer un acquittement, et cela ne laisse pas d’être étrange.

Je le répète, cette affaire n’est pas encore finie. Maintenant que trois mois se sont écoulés, notre société, remise de ses alarmes, envisage les choses avec beaucoup plus de sang-froid. C’est à ce point qu’aujourd’hui plusieurs considèrent Pierre Stépanovitch sinon tout à fait comme un génie, du moins comme un homme « doué de facultés géniales ». « Une organisation ! » disent-ils au club, en levant le doigt en l’air. Du reste, tout cela est fortement innocent, et ceux qui parlent ainsi sont le petit nombre. Au contraire, les autres, sans nier l’intelligence de Pierre Stépanovitch, voient en lui un esprit totalement ignorant de la réalité, féru d’abstractions, développé dans un sens exclusif et, par suite, extrêmement léger.

Je ne sais vraiment de qui parler encore pour n’oublier personne. Maurice Nikolaïévitch nous a quittés définitivement. La vieille générale Drozdoff est tombée en enfance… Mais il me reste à raconter une histoire très sombre. Je m’en tiendrai aux faits.

En arrivant d’Oustiévo, Barbara Pétrovna descendit à sa maison de ville. Elle apprit brusquement tout ce qui s’était passé chez nous en son absence, et ces nouvelles la bouleversèrent. Elle s’enferma seule dans sa chambre. Il était tard, tout le monde était fatigué, on alla bientôt se coucher.

Le lendemain matin, la femme de chambre remit d’un air mystérieux à Daria Pavlovna une lettre qui, dit-elle, était arrivée dans la soirée de la veille, mais, comme mademoiselle était déjà couchée, elle n’avait pas osé l’éveiller. Cette lettre n’était pas venue par la poste, un inconnu l’avait apportée à Skvorechniki et donnée à Alexis Egoritch ; celui-ci s’était aussitôt rendu à la ville, avait remis le pli à la femme de chambre, et immédiatement après était retourné à Skvorechniki.

Daria Pavlovna, dont le cœur battait avec force, regarda longtemps la lettre sans pouvoir se résoudre à la décacheter. Elle en avait deviné l’expéditeur : c’était Nicolas Stavroguine. Sur l’enveloppe la jeune fille lut l’adresse suivante : « À Alexis Egoritch, pour remettre en secret à Daria Pavlovna ».

Voici cette lettre :

« Chère Daria Pavlovna,

« Jadis vous vouliez être ma « garde-malade », et vous m’avez fait promettre que je vous appellerais quand il le faudrait. Je pars dans deux jours et je ne reviendrai plus. Voulez-vous venir avec moi ?

« L’an dernier, comme Hertzen, je me suis fait naturaliser citoyen du canton d’Uri, et personne ne le sait. J’ai acheté dans ce pays une petite maison. Je possède encore douze mille roubles ; nous nous transporterons là-bas et nous y resterons éternellement. Je ne veux plus aller nulle part désormais.

« Le lieu est fort ennuyeux ; c’est un vallon resserré entre des montagnes qui gênent la vue et la pensée ; il y fait fort sombre. Je me suis décidé pour cet endroit parce qu’il s’y trouvait une maisonnette à vendre. Si elle ne vous plaît pas, je m’en déferai et j’en achèterai une autre ailleurs.

« Je ne me porte pas bien, mais j’espère que l’air de la Suisse me guérira de mes hallucinations. Voilà pour le physique ; quant au moral, vous savez tout ; seulement, est-ce bien tout ?

« Je vous ai raconté beaucoup de ma vie, mais pas tout. Même à vous je n’ai pas tout dit ! À propos, je vous certifie qu’en conscience je suis coupable de la mort de ma femme. Je ne vous ai pas vue depuis lors, c’est pourquoi je vous déclare cela. Du reste, j’ai été coupable aussi envers Élisabeth Nikolaïevna, mais sur ce point je n’ai rien à vous apprendre ; tout ce qui est arrivé, vous l’aviez en quelque sorte prédit.

« Il vaut mieux que vous ne veniez pas. C’est une terrible bassesse que je fais en vous appelant auprès de moi. Et pourquoi enseveliriez-vous votre vie dans ma tombe ? Vous êtes gentille pour moi et, dans mes accès d’hypocondrie, j’étais bien aise de vous avoir à mes côtés : devant vous, devant vous seule je pouvais parler tout haut de moi-même. Mais ce n’est pas une raison. Vous vous êtes définie vous-même une « garde-malade », — tel est le mot dont vous vous êtes servie ; pourquoi vous immoler ainsi ? Remarquez encore qu’il faut n’avoir pas pitié de vous pour vous appeler, et ne pas vous estimer pour vous attendre. Cependant je vous a ppelle et je vous attends. En tout cas il me tarde d’avoir votre réponse, car je dois partir très prochainement. Si vous ne me répondez pas, je partirai seul.

« Je n’espère rien de l’Uri ; je m’en vais tout bonnement. Je n’ai pas choisi exprès un site maussade. Rien ne m’attache à la Russie où, comme partout, je suis un étranger. À la vérité, ici plus qu’en un autre endroit j’ai trouvé la vie insupportable ; mais, même ici, je n’ai rien pu détester !

« J’ai mis partout ma force à l’épreuve. Vous m’aviez conseillé de faire cela, « pour apprendre à me connaître ». Dans ces expériences, comme dans toute ma vie précédente, je me suis révélé immensément fort. Vous m’avez vu recevoir impassible le soufflet de votre frère ; j’ai rendu mon mariage public. Mais à quoi bon appliquer cette force, — voilà ce que je n’ai jamais vu, ce que je ne vois pas encore, malgré les encouragements que vous m’avez donnés en Suisse et auxquels j’ai prêté l’oreille. Je puis, comme je l’ai toujours pu, éprouver le désir de faire une bonne action et j’en ressens du plaisir ; à côté de cela je désire aussi faire du mal et j’en ressens également de la satisfaction. Mais ces impressions, quand elles se produisent, ce qui arrive fort rarement, sont, comme toujours, très légères. Mes désirs n’ont pas assez de force pour me diriger. On peut traverser une rivière sur une poutre et non sur un copeau. Ceci pour que vous ne croyiez pas que j’aille dans l’Uri avec des espérances quelconques.

« Selon ma coutume, je n’accuse personne. J’ai expérimenté la débauche sur une grande échelle et j’y ai épuisé mes forces, mais je ne l’aime pas et elle n’était pas mon but. Vous m’avez suivi dans ces derniers temps. Savez-vous que j’avais pris en grippe nos négateurs eux-mêmes, jaloux que j’étais de leurs espérances ? Mais vous vous alarmiez à tort : ne partageant aucune de leurs idées, je ne pouvais être leur associé. Une autre raison encore m’empêchait de me joindre à eux, ce n’était pas la peur du ridicule, — je suis au-dessus de cela, — mais la haine et le mépris qu’ils m’inspiraient ; j’ai, malgré tout, les habitudes d’un homme comme il faut, et leur commerce me répugnait. Mais si j’avais éprouvé à leur égard plus de haine et de jalousie, peut-être me serais-je mis avec eux. Jugez si j’en ai pris à mon aise !

« Chère amie, créature tendre et magnanime que j’ai devinée ! Peut- être attendez-vous de votre amour un miracle, peut-être vous flattez-vous qu’à force de répandre sur moi les trésors de votre belle âme, vous finirez par devenir vous-même le but qui manque à ma vie ? Non, mieux vaut ne pas vous bercer de cette illusion : mon amour sera aussi mesquin que je le suis moi-même, et vous n’avez pas de chance. Quand on n’a plus d’attache à son pays, m’a dit votre frère, on n’a plus de dieux, c’est-à-dire plus de but dans l’existence. On peut discuter indéfiniment sur tout, mais de moi il n’est sorti qu’une négation sans grandeur et sans force. Encore me vanté-je en parlant ainsi. Tout est toujours faible et mou. Le magnanime Kiriloff a été vaincu par une idée, et — il s’est brûlé la cervelle ; mais je vois sa magnanimité dans ce fait qu’il a perdu la tête. Jamais je ne pourrai en faire autant. Jamais je ne pourrai croire aussi passionnément à une idée. Bien plus, il m’est impossible de m’occuper d’idées à un tel point. Jamais, jamais je ne pourrai me brûler la cervelle !

« Je sais que je devrais me tuer, me balayer de la surface de la terre comme un misérable insecte ; mais j’ai peur du suicide, car je crains de montrer de la grandeur d’âme. Je vois que ce serait encore une tromperie, — un dernier mensonge venant s’ajouter à une infinité d’autres. Quel avantage y a-t-il donc à se tromper soi-même, uniquement pour jouer à l’homme magnanime ? Devant toujours rester étranger à l’indignation et à la honte, jamais non plus je ne pourrai connaître le désespoir.

« Pardonnez-moi de vous écrire si longuement. Dix lignes suffisaient pour appeler ma « garde-malade ».

« Après avoir pris le train l’autre jour, je suis descendu à la sixième station, et j’habite là incognito chez un employé dont j’ai fait la connaissance il y a cinq ans, au temps de mes folies pétersbourgeoises. Écrivez-moi à l’adresse de mon hôte, vous la trouverez ci-jointe.

« Nicolas Stavroguine. »

Daria Pavlovna alla aussitôt montrer cette lettre à Barbara Pétrovna. La générale en prit connaissance et, voulant être seule pour la relire, pria Dacha de se retirer, mais un instant après elle rappela la jeune fille.

— Tu pars ? demanda-t-elle presque timidement.

— Oui.

— Va tout préparer pour le voyage, nous partons ensemble !

Dacha regarda avec étonnement sa bienfaitrice.

— Mais que ferais-je ici maintenant ? N’est-ce pas la même chose ? Je vais aussi élire domicile dans le canton d’Uri et habiter au milieu de ces montagnes… Sois tranquille, je ne serai pas gênante.

On se mit à hâter les préparatifs de départ afin d’être prêts pour le train de midi. Mais une demi-heure ne s’était pas encore écoulée, quand parut Alexis Egoritch. Le domestique venait de Skvorechniki, où, dit-il, Nicolas Vsévolodovitch était arrivé « brusquement » par un train du matin ; le barine avait un air qui ne donnait pas envie de l’interroger, il avait tout de suite passé dans son appartement, où il s’était enfermé.

— Quoiqu’il ne m’en ait pas donné l’ordre, j’ai cru devoir vous informer de la chose, ajouta Alexis Egoritch, dont le visage était très sérieux.

Sa maîtresse s’abstint de le questionner et se contenta de fixer sur lui un regard pénétrant. En un clin d’œil la voiture fut attelée. Barbara Pétrovna partit avec Dacha. Pendant la route, elle fit souvent, dit-on, le signe de la croix.

On eut beau chercher Nicolas Vsévolodovitch dans toutes les pièces de son appartement, on ne le trouva nulle part.

— Est-ce qu’il ne serait pas dans la mezzanine ? observa avec réserve Fomouchka.

Il est à noter que plusieurs domestiques avaient pénétré à la suite de Barbara Pétrovna dans l’appartement de son fils ; les autres attendaient dans la salle. Jamais auparavant ils ne se seraient permis une telle violation de l’étiquette. La générale voyait cela et ne disait rien.

On monta à la mezzanine ; il y avait là trois chambres, on ne trouva personne dans aucune.

— Mais est-ce qu’il n’est pas allé là ? hasarda quelqu’un en montrant la porte d’une petite pièce au haut d’un escalier de bois long, étroit et excessivement roide. Le fait est que cette porte toujours fermée était maintenant grande ouverte.

— Je n’irai pas là. Pourquoi aurait-il grimpé là-haut ? dit Barbara Pétrovna, qui, affreusement pâle, semblait interroger des yeux les domestiques. Ceux-ci la considéraient en silence. Dacha tremblait.

Barbara Pétrovna monta vivement l’escalier ; Dacha la suivit, mais la générale ne fut pas plutôt entrée dans la chambre qu’elle poussa un cri et tomba sans connaissance.

Le citoyen du canton d’Uri était pendu derrière la porte. Sur la table se trouvait un petit bout de papier contenant ces mots écrits au crayon : « Qu’on n’accuse personne de ma mort, c’est moi qui me suis tué ». À côté de ce billet il y avait un marteau, un morceau de savon et un gros clou, dont sans doute le défunt s’était muni pour être prêt à tout événement. Le solide lacet de soie, évidemment choisi d’avance, que Nicolas Vsévolodovitch s’était passé au cou, avait été au préalable savonné avec soin. Tout indiquait que la préméditation et la conscience avaient présidé jusqu’à la dernière minute à l’accomplissement du suicide.

Après l’autopsie du cadavre, nos médecins ont complètement écarté l’hypothèse de l’aliénation mentale.

FIN