Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (Tome 1p. 63-77).


CHAPITRE VII.


À cette époque, quand je lisais dans le cimetière les inscriptions des tombeaux, j’étais juste assez savant pour les épeler, et encore le sens que je formais de leur construction, n’était-il pas toujours très-correct. Par exemple, je comprenais que : « Épouse du ci-dessus » était un compliment adressé à mon père dans un monde meilleur ; et si, sur la tombe d’un de mes parents défunts, j’avais lu n’importe quel titre de parenté suivi de ces mots : « du ci-dessous », je n’aurais pas manqué de prendre l’opinion la plus triste de ce membre de la famille. Mes notions théologiques, que je n’avais puisées que dans le catéchisme, n’étaient pas non plus parfaitement exactes, car je me souviens que lorsqu’on m’invitait à suivre « le droit chemin » durant toute ma vie, je supposais que cela voulait dire qu’il me fallait toujours suivre le même chemin pour rentrer ou sortir de chez nous, sans jamais me détourner, en passant par la maison du charron ou bien encore par le moulin.

Je devais être, dès que je serais en âge, l’apprenti de Joe ; jusque là, je n’avais pas à prétendre à aucune autre dignité, qu’à ce que Mrs Joe appelait être dorloté, et que je traduisais, moi, par être trop bourré. Non-seulement je servais d’aide à la forge, mais si quelque voisin avait, par hasard, besoin d’un mannequin pour effrayer les oiseaux, ou de quelqu’un pour ramasser les pierres, ou faire n’importe quelle autre besogne du même genre, j’étais honoré de cet emploi. Cependant, afin de ménager la dignité de notre position élevée de ne pas la compromettre, on avait placé sur le manteau de la cheminée de la cuisine une tirelire dans laquelle, on le disait à tout le monde, tout ce que je gagnais était versé. Mais j’ai une vague idée que mes épargnes ont dû contribuer un jour à la liquidation de la Dette Nationale. Tout ce que je sais, c’est que je n’ai jamais, pour ma part, espéré participer à ce trésor.

La grande tante de M. Wopsle tenait une école du soir dans le village, c’est-à-dire que c’était une vieille femme ridicule, d’un mérite fort restreint, et qui avait des infirmités sans nombre ; elle avait l’habitude de dormir de six à sept heures du soir, en présence d’enfants qui payaient chacun deux pence par semaine pour la voir se livrer à ce repos salutaire. Elle louait un petit cottage, dont M. Wopsle occupait l’étage supérieur, où nous autres écoliers l’entendions habituellement lire à haute voix, et quelquefois frapper de grands coups de pied sur le plancher. On croyait généralement que M. Wopsle inspectait l’école une fois par semaine, mais ce n’était qu’une pure fiction ; tout ce qu’il faisait, dans ces occasions, c’était de relever les parements de son habit, de passer la main dans ses cheveux, et de nous débiter le discours de Marc Antoine sur le corps de César ; puis venait invariablement l’ode de Collins sur les Passions, après laquelle je ne pouvais m’empêcher de comparer M. Wopsle à la Vengeance rejetant son épée teinte de sang et vociférant pour ramasser la trompette qui doit annoncer la Guerre. Je n’étais pas alors ce que je devins plus tard : quand j’atteignis l’âge des passions et que je les comparai à Collins et à Wopsle, ce fut au grand désavantage de ces deux gentlemen.

La grand’tante de M. Wopsle, indépendamment de cette maison d’éducation, tenait dans la même chambre une petite boutique de toutes sortes de petites choses. Elle n’avait elle-même aucune idée de ce qu’elle avait en magasin, ni de la valeur de ces objets ; mais il y avait dans un tiroir un mémorandum graisseux, qui servait de catalogue et indiquait les prix. À l’aide de cet oracle infaillible, Biddy présidait à toutes les transactions commerciales. Biddy était la petite-fille de la grand’tante de M. Wopsle. J’avoue que je n’ai jamais pu trouver à quel degré elle était parente de ce dernier. Biddy était orpheline comme moi ; comme moi aussi elle avait été élevée à la main. Elle se faisait surtout remarquer par ses extrémités, car ses cheveux n’étaient jamais peignés, ses mains toujours sales, et ses souliers n’étant jamais entrés qu’à moitié, laissaient sortir ses talons. Je ferai remarquer que cette description ne doit s’appliquer qu’aux jours de la semaine ; les Dimanches elle se nettoyait à fond pour se rendre à l’église.

Grâce à mon application, et bien plus avec l’aide de Biddy qu’avec celle de la grand’tante de M. Wopsle, je m’escrimais avec l’alphabet comme avec un buisson de ronces, et j’étais très-fatigué et très-égratigné par chaque lettre. Ensuite, je tombai parmi ces neuf gredins de chiffres, qui semblaient chaque soir prendre un nouveau déguisement pour éviter d’être reconnus. Mais à la fin, je commençai à lire, écrire et calculer, le tout à l’aveuglette et en tâtonnant, et sur une très-petite échelle.

Un soir, j’étais assis dans le coin de la cheminée, mon ardoise sur les genoux, m’évertuant à écrire une lettre à Joe. Je pense que cela devait être une année au moins après notre expédition dans les marais, car c’était en hiver et il gelait très-fort. J’avais devant moi, par terre, un alphabet auquel je me reportais à tout moment ; je réussis donc, après une ou deux heures de travail, à tracer cette épître :

« Mont chaiR JO j’ai ce Pair queux tU es bien PortaNt, j’aI ce Pair Osi qUe je seré bien TO capabe dE Td JO, Alor NouseronT Contan et croy moa ToN amI PiP. »

Je dois dire qu’il n’était pas indispensable que je communiquasse avec Joe par lettres, d’autant plus qu’il était assis à côté de moi, et que nous étions seuls ; mais je lui remis de ma propre main cette missive, écrite sur l’ardoise avec le crayon, et il la reçut comme un miracle d’érudition.

« Ah ! mon petit Pip ! s’écria Joe en ouvrant ses grands yeux bleus ; je dis, mon petit Pip, que tu es un fier savant, toi !

— Je voudrais bien être savant », lui répondis-je.

Et en jetant un coup d’œil sur l’ardoise, il me sembla que l’écriture suivait une légère inclination de bas en haut.

« Ah ! ah ! voilà un J, dit Joe, et un O, ma parole d’honneur ! Oui, un J et un O, mon petit Pip, ça fait Joe. »

Jamais je n’avais entendu Joe lire à haute voix aussi longtemps, et j’avais remarqué à l’église, le dernier Dimanche, alors que je tenais notre livre de prières à l’envers, qu’il le trouvait tout aussi bien à sa convenance que si je l’eusse tenu dans le bon sens. Voulant donc saisir la présente occasion de m’assurer si, en enseignant Joe, j’aurais affaire à un commençant, je lui dis :

« Oh ! mais, lis le reste, Joe.

— Le reste… Hein !… mon petit Pip ?… dit Joe en promenant lentement son regard sur l’ardoise, une… deux… trois… Eh bien, il y a trois J et trois O, ça fait trois Joe, Pip ! »

Je me penchai sur Joe, et en suivant avec mon doigt, je lui lus la lettre tout entière.

« C’est étonnant, dit Joe quand j’eus fini, tu es un fameux écolier.

— Comment épelles-tu Gargery, Joe ? lui demandai-je avec un petit air d’indulgence.

— Je ne l’épèle pas du tout, dit Joe.

— Mais en supposant que tu l’épèles ?

— Il ne faut pas le supposer, mon petit Pip, dit Joe, quoique j’aime énormément la lecture.

— Vraiment, Joe ?

— Énormément. Mon petit Pip, dit Joe, donne-moi un bon livre ou un bon journal, et mets-moi près d’un bon feu, et je ne demande pas mieux. Seigneur ! ajouta-t-il après s’être frotté les genoux durant un moment, quand on arrive à un J et à un O, on se dit comme cela, j’y suis enfin, un J et un O, ça fait Joe ; c’est une fameuse lecture tout de même ! »

Je conclus de là, qu’ainsi que la vapeur, l’éducation de Joe était encore en enfance. Je continuai à l’interroger :

« Es-tu jamais allé à l’école, quand tu étais petit comme moi ?

— Non, mon petit Pip.

— Pourquoi, Joe ?

— Parce que, mon petit Pip, dit Joe en prenant le poker, et se livrant à son occupation habituelle quand il était rêveur, c’est-à-dire en se mettant à tisonner le feu ; je vais te dire. Mon père, mon petit Pip, s’adonnait à la boisson, et quand il avait bu, il frappait à coups de marteau sur ma mère, sans miséricorde, c’était presque la seule personne qu’il eût à frapper, excepté moi, et il me frappait avec toute la vigueur qu’il aurait dû mettre à frapper son enclume. Tu m’écoutes, et… tu me comprends, mon petit Pip, n’est-ce pas ?

— Oui, Joe.

— En conséquence, ma mère et moi, nous quittâmes mon père à plusieurs reprises ; alors ma mère, en s’en allant à son ouvrage, me disait : « Joe, s’il plaît à Dieu, tu auras une bonne éducation. » Et elle me mettait à l’école. Mais mon père avait cela de bon dans sa dureté, qu’il ne pouvait se passer longtemps de nous : donc, il s’en venait avec un tas de monde faire un tel tapage à la porte des maisons où nous étions, que les habitants n’avaient qu’une chose à faire, c’était de nous livrer à lui. Alors, il nous emmenait chez nous, et là il nous frappait de plus belle ; comme tu le penses bien, mon petit Pip, dit Joe en laissant le feu et le poker en repos pour réfléchir ; tout cela n’avançait pas mon éducation.

— Certainement non, mon pauvre Joe !

— Cependant, prends garde, mon petit Pip, continua Joe, en reprenant le poker, et en donnant deux ou trois coups fort judicieux dans le foyer, il faut rendre justice à chacun : mon père avait cela de bon, vois-tu ? »

Je ne voyais rien de bon dans tout cela ; mais je ne le lui dis pas.

« Oui, continua Joe, il fallait que quelqu’un fît bouillir la marmite ; sans cela, la marmite n’aurait pas bouilli du tout, sais-tu ?… »

Je le savais et je te le dis.

« En conséquence, mon père ne m’empêchait pas d’aller travailler ; c’est ainsi que je me mis à apprendre mon métier actuel, qui était aussi le sien, et je travaillais dur, je t’en réponds, mon petit Pip. Je vins à bout de le soutenir jusqu’à sa mort et de le faire enterrer convenablement, et j’avais l’intention de faire écrire sur sa tombe : « Souviens-toi, lecteur, que, malgré ses torts, il avait eu du bon dans sa dureté. »

Joe récita cette épitaphe avec un certain orgueil, qui me fit lui demander si par hasard il ne l’aurait pas composée lui-même.

« Je l’ai composée moi-même, dit Joe, et d’un seul jet, comme qui dirait forger un fer à cheval d’un seul coup de marteau. Je n’ai jamais été aussi surpris de ma vie ; je ne pouvais en croire mes propres yeux ; à te dire vrai, je ne pouvais croire que c’était mon ouvrage. Comme je te le disais, mon petit Pip, j’avais eu l’intention de faire graver cela sur sa tombe ; mais la poésie ne se donne pas : qu’on la grave en creux ou en relief, en ronde ou en gothique, ça coûte de l’argent, et je n’en fis rien. Sans parler des croquemorts, tout l’argent que je pus épargner fut pour ma mère. Elle était d’une pauvre santé et bien cassée, la pauvre femme ! Elle ne tarda pas à suivre mon père et à goûter à son tour la paix éternelle. »

Les gros yeux bleus de Joe se mouillèrent de larmes ; il en frotta d’abord un, puis l’autre, avec le pommeau du poker, objet peu convenable pour cet usage, il faut l’avouer.

« J’étais bien isolé, alors, dit Joe, car je vivais seul ici. Je fis connaissance de ta sœur, tu sais, mon petit Pip… »

Et il me regardait comme s’il n’ignorait pas que mon opinion différât de la sienne ;

« … et ta sœur est un beau corps de femme. »

Je regardai le feu pour ne pas laisser voir à Joe le doute qui se peignait sur ma physionomie.

« Quelles que soient les opinions de la famille ou du monde à cet égard, mon petit Pip, ta sœur est, comme je te le dis… un… beau… corps… de… femme… », dit Joe en frappant avec le poker le charbon de terre à chaque mot qu’il disait.

Je ne trouvai rien de mieux à dire que ceci :

« Je suis bien aise de te voir penser ainsi, Joe.

— Et moi aussi, reprit-il en me pinçant amicalement, je suis bien aise de le penser, mon petit Pip… Un peu rousse et un peu osseuse, par-ci par là ; mais qu’est-ce que cela me fait, à moi ? »

J’observai, avec beaucoup de justesse, que si cela ne lui faisait rien à lui, à plus forte raison, cela ne devait rien faire aux autres.

« Certainement ! fit Joe. Tu as raison, mon petit Pip ! Quand je fis la connaissance de ta sœur, elle me dit comment elle t’élevait « à la main ! » ce qui était très-bon de sa part, comme disaient les autres, et moi-même je finis par dire comme eux. Quant à toi, ajouta Joe qui avait l’air de considérer quelque chose de très-laid, si tu avais pu voir combien tu étais maigre et chétif, mon pauvre garçon, tu aurais conservé la plus triste opinion de toi-même !

— Ce que tu dis là n’est pas très-consolant, mais ça ne fait rien, Joe.

— Mais ça me faisait quelque chose à moi, reprit-il avec tendresse et simplicité. Aussi, quand j’offris à ta sœur de devenir ma compagne ; quand à l’église et d’autres fois, je la priais de m’accompagner à la forge, je lui dis : « Amenez le pauvre petit avec vous… Que Dieu bénisse le pauvre cher petit, il y a place pour lui à la forge ! »

J’éclatai en sanglots et saisis Joe par le cou, en lui demandant pardon. Il laissa tomber le poker pour m’embrasser, et me dit :

« Nous serons toujours les meilleurs amis du monde, mon petit Pip, n’est-ce pas ?… Ne pleure pas, mon petit Pip… »

Après cette petite interruption, Joe reprit :

« Eh bien ! tu vois, mon petit Pip, où nous en sommes ; maintenant, en te tenant dans mes bras et sur mon cœur, je dois te prévenir que je suis affreusement triste, oui, tout ce qu’il y a de plus triste ; mais il ne faut pas que Mrs Joe s’en doute. Il faut que cela reste un secret, si je puis m’exprimer ainsi. Et pourquoi un secret ? Le pourquoi, je vais te le dire, mon petit Pip. »

Il avait repris le poker, sans lequel il semblait ne pouvoir mener à bonne fin sa démonstration.

« Ta sœur s’est adonnée au gouvernement.

— Adonnée au gouvernement, Joe ? repris-je étonné ; car il m’était venu la drôle d’idée (je craignais et j’allais même jusqu’à espérer) que Joe s’était séparé de sa femme en faveur des Lords de l’Amirauté ou des Lords de la Trésorerie.

— Adonnée au gouvernement, répéta Joe ; je veux dire par là qu’elle nous gouverne, toi et moi.

— Oh !

— Et elle ne tient pas à avoir chez elle des gens instruits, continua Joe, et moi moins qu’un autre, dans la crainte que je ne secoue le joug comme un rebelle, vois-tu. »

J’allais demander pourquoi il ne le faisait pas, quand Joe m’arrêta.

« Attends un peu, je sais ce que tu veux dire, mon petit Pip, attends un peu ! Je ne nie pas que Mrs Joe ne nous traite quelquefois comme des nègres, et qu’à certaines époques elle ne nous tombe dessus avec une violence que nous ne méritons pas : à ces époques, quand ta sœur a la tête montée, mon petit Pip, je dois avouer que je la trouve un peu brusque. »

Joe n’avait dit ces paroles qu’après avoir regardé du côté de la porte, et en baissant la voix.

« Pourquoi je ne me révolte pas ?… Voilà ce que tu allais me demander, quand je t’ai interrompu, Pip ?

— Oui, Joe.

— Eh bien ! dit Joe en passant son poker dans sa main gauche, afin de pouvoir caresser ses favoris de sa main droite, ta sœur est un esprit fort, un esprit fort, un esprit fort, tu m’entends bien ?

— Qu’est-ce que c’est que cela ? » demandai-je, dans l’espoir de l’empêcher d’aller plus loin.

Mais Joe était mieux préparé pour sa définition que je ne m’y étais attendu ; il m’arrêta par une argumentation évasive, et me répondit en me regardant en face :

« Elle !… mais moi, je ne suis pas un esprit fort, reprit Joe en cessant de me regarder en face, et ce que je vais te dire est parfaitement sérieux, mon petit Pip. Je vois toujours ma pauvre mère, mourant à petit feu et ne pouvant goûter un seul jour de tranquillité pendant sa vie ; de sorte que je crains toujours d’être dans la mauvaise voie et de ne pas faire tout ce qu’il faut pour rendre une femme heureuse, et je préfère de beaucoup être un peu malmené moi-même ; je voudrais même être le seul dans ce cas, mon petit Pip, et je voudrais qu’il n’existât pas de Tickler pour toi, mon petit Pip ; je voudrais faire tout tomber sur moi, mais tu vois que je n’y puis absolument rien. »

Malgré mon jeune âge, je crois que de ce moment j’eus une nouvelle admiration pour Joe. Dès lors nous fûmes égaux comme nous l’avions été auparavant ; mais, à partir de ce jour, je crois que je considérai Joe avec un nouveau sentiment, et que ce sentiment partait du fond de mon cœur.

« Quoi qu’il en soit, dit Joe, en se levant pour alimenter le feu, huit heures vont sonner au coucou hollandais, et elle n’est pas encore rentrée… J’espère bien que la jument de l’oncle Pumblechook ne l’a pas jetée à terre. »

Mrs Joe allait de temps à autre faire quelques petites tournées avec l’oncle Pumblechook. C’était surtout les jours de marché. Elle l’aidait en ces circonstances à acheter les objets de consommation ou de ménage, dont l’acquisition réclame les conseils d’une femme, car l’oncle Pumblechook était célibataire et n’avait aucune confiance dans sa domestique. Ce jour-là étant jour de marché, cela expliquait donc l’absence de Mrs Joe.

Joe arrangeait le feu, balayait devant la cheminée, puis nous allions à la porte pour écouter si l’on n’entendait pas venir la voiture de l’oncle Pumblechook. La nuit était froide et sèche, le vent pénétrant, il gelait ferme, un homme serait mort en passant cette nuit-là dans les marais. Je levais les yeux vers les étoiles, et je me figurais combien il devait être terrible pour un homme de les regarder en se sentant mourir de froid, sans trouver de secours ou de pitié dans cette multitude étincelante.

« Voilà la jument ! dit Joe ; elle sonne comme un carillon ! »

Effectivement, le bruit des fers de la jument se faisait entendre sur la route durcie par la gelée ; l’animal trottait même plus gaiement qu’à son ordinaire. Nous plaçâmes dehors une chaise pour aider à descendre Mrs Joe, après avoir avivé le foyer de façon à ce qu’elle pût apercevoir la lumière par la fenêtre, et s’assurer que rien n’était en désordre dans la cuisine. Quand nous eûmes terminé tous ces préparatifs, les voyageurs étaient arrivés à la porte, enveloppés jusqu’aux yeux. Mrs Joe descendit sans trop de peine et l’oncle Pumblechook aussi. Ce dernier vint nous rejoindre à la cuisine, après avoir étendu une couverture sur le dos de son cheval. Ils avaient si froid tous les deux, qu’ils semblaient attirer toute la chaleur du foyer.

« Allons, dit Mrs Joe, en ôtant à la hâte son manteau et en rejetant vivement en arrière son chapeau, qui resta suspendu par les cordons derrière son épaule ; si ce garçon-là ne montre pas de reconnaissance ce soir, il n’en montrera jamais ! »

J’avais l’air aussi reconnaissant qu’on peut l’avoir, quand on ne sait pas pourquoi on doit exprimer sa gratitude.

« Il faut seulement espérer, dit ma sœur, qu’on ne le choiera pas trop ; mais je crains bien le contraire.

— Soyez sans inquiétude, ma nièce, dit M. Pumblechook, il n’y a rien à craindre avec elle. »

Elle ?… Je levai les yeux sur Joe en lui faisant signe des lèvres et des sourcils : « Elle ? » Joe me répondit par un mouvement tout à fait semblable : « Elle ? » Ma sœur ayant surpris son mouvement, il passa le revers de sa main sur son nez, en la regardant avec l’air conciliant qui lui était habituel en ces occasions.

« Eh bien ! dit ma sœur de sa voix hargneuse, qu’est-ce que tu as à regarder ainsi ?… le feu est-il à la maison ?

— Quelqu’un, hasarda poliment Joe, a dit : Elle.

— Et c’est bien Elle qu’il faut dire, je suppose, dit ma sœur, à moins que tu ne prennes miss Havisham pour un homme ; mais j’espère que tu n’es pas encore assez bête pour cela.

— Miss Havisham de la ville ? dit Joe.

— Y a-t-il une miss Havisham à la campagne ? repartit ma sœur. Elle a besoin que ce garçon aille là-bas et il y va, et il tâchera d’être content, ajouta-t-elle en levant la tête, comme pour m’encourager à être gai et content, ou bien je m’en mêlerai. »

J’avais entendu parler de miss Havisham. Qui n’avait pas entendu parler de miss Havisham à plusieurs milles à la ronde comme d’une dame immensément riche et morose, habitant une vaste maison, à l’aspect terrible, fortifiée contre les voleurs, et qui vivait d’une manière fort retirée ?

— Assurément ! dit Joe étonné. Mais je me demande comment elle a connu mon petit Pip !

— Imbécile ! dit ma sœur, qui t’a dit qu’elle le connût ?

— Quelqu’un, reprit Joe avec beaucoup d’égards, a dit qu’elle le demandait et qu’elle avait besoin de lui.

— Et n’a-t-elle pas pu demander à l’oncle Pumblechook, s’il ne connaissait pas un garçon qui pût la distraire ? Ne se peut-il pas que l’oncle Pumblechook soit un de ses locataires et qu’il aille quelquefois, nous ne te dirons pas si c’est tous les trois mois, ou tous les six mois, ce qui serait t’en dire trop long, mais quelquefois, payer son loyer ? Et n’a-t-elle pas pu demander à l’oncle Pumblechook s’il connaissait quelqu’un qui pût lui convenir, et l’oncle Pumblechook, qui pense à nous sans cesse, quoique tu croies peut-être tout le contraire, Joseph, ajouta-t-elle d’un ton de profond reproche, comme si Joe eût été le plus endurci des neveux, n’a-t-il pas bien pu parler de ce garçon, de cette mauvaise tête-là ? Je déclare solennellement que moi, je ne l’aurais pas fait !

— Très-bien ! s’écria l’oncle Pumblechook, voilà qui est parfaitement clair et précis, très-bien ! très-bien ! Maintenant, Joseph, tu sais tout.

— Non, Joseph, reprit ma sœur, toujours d’un ton de reproche, tandis que Joe passait et repassait le revers de sa main sous son nez, tu ne sais pas encore tout, quoi que tu en puisses penser, et quoi que tu puisses croire que tu le sais ; mais il n’en est rien, car tu ne sais pas que l’oncle Pumblechook, prenant à cœur tout ce qui nous concerne, et voyant que l’entrée de ce garçon chez miss Havisham, était un premier pas vers la fortune, m’a offert de l’emmener ce soir même dans sa voiture ; de le garder la nuit chez lui ; et de le présenter lui-même à miss Havisham demain matin. Eh ! mon Dieu, qu’est-ce donc que je fais là ? s’écria ma sœur tout à coup, en rejetant son chapeau par un mouvement de désespoir, je reste là à causer avec des imbéciles, des bêtes brutes, pendant que l’oncle Pumblechook attend ; que la jument s’enrhume à la porte ; et que ce mauvais sujet-là est encore tout couvert de crotte et de saletés, depuis le bout des cheveux jusqu’à la semelle de ses souliers ! »

Sur ce, elle fondit sur moi comme un aigle sur un agneau ; elle me saisit la tête, me la plongea à plusieurs reprises dans un baquet plein d’eau, me savonna, m’essuya, me bourra, m’égratigna, et me ratissa jusqu’à ce que je ne fusse plus moi-même. (Je puis remarquer ici que je m’imagine connaître mieux qu’aucune autorité vivante, les sillons et les cicatrices que produit une alliance, en repassant et repassant sans pitié sur un visage humain.)

Quand mes ablutions furent terminées, on me fit entrer dans du linge neuf, de l’espèce la plus rude, comme un jeune pénitent dans son cilice ; on m’empaqueta dans mes habits les plus étroits, mes terribles habits ! puis on me remit entre les mains de M. Pumblechook, qui me reçut officiellement comme s’il eût été le shériff, et qui débita le speech suivant : je savais qu’il avait manqué mourir en le composant :

« Mon garçon, sois toujours reconnaissant envers tes parents et tes amis, mais surtout envers ceux qui t’ont élevé, à la main !

— Adieu, Joe !

— Dieu te bénisse, mon petit Pip ! »

Je ne l’avais jamais quitté jusqu’alors, et, grâce à mon émotion, mêlée à mon eau de savon, je ne pus tout d’abord voir les étoiles en montant dans la carriole ; bientôt cependant, elles se détachèrent une à une sur le velours du ciel, mais sans jeter aucune lumière sur ce que j’allais faire chez miss Havisham.

Séparateur