Les Fleurs du mal/1868/L’Imprévu

Spleen et idéal
Les Fleurs du mal (1868)Michel Lévy frèresŒuvres complètes, vol. I (p. 215-217).

LXXXVIII

L’IMPRÉVU


Harpagon qui veillait son père agonisant,
Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches :
« Nous avons au grenier un nombre suffisant,
Ce me semble, de vieilles planches ? »

Célimène roucoule et dit : « Mon cœur est bon,
Et naturellement, Dieu m’a faite très-belle. »
— Son cœur ! cœur racorni, fumé comme un jambon,
Recuit à la flamme éternelle !

Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau,
Dit au pauvre, qu’il a noyé dans les ténèbres :
« Où donc l’aperçois-tu, ce créateur du Beau,
Ce Redresseur que tu célèbres ? »

Mieux que tous, je connais certain voluptueux
Qui bâille nuit et jour, et se lamente et pleure,
Répétant, l’impuissant et le fat : « Oui, je veux
Être vertueux, dans une heure ! »


L’Horloge à son tour, dit à voix basse : « Il est mûr,
Le damné ! J’avertis en vain la chair infecte.
L’homme est aveugle, sourd, fragile comme un mur
Qu’habite et que ronge un insecte ! »

Et puis, quelqu’un paraît, que tous avaient nié,
Et qui leur dit, railleur et fier : « Dans mon ciboire,
Vous avez, que je crois, assez communié,
À la joyeuse Messe noire ?

Chacun de vous m’a fait un temple dans son cœur ;
Vous avez, en secret, baisé ma fesse immonde !
Reconnaissez Satan à son rire vainqueur,
Énorme et laid comme le monde !

Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris,
Qu’on se moque du maître, et qu’avec lui l’on triche,
Et qu’il soit naturel de recevoir deux prix,
D’aller au Ciel et d’être riche ?

Il faut que le gibier paye le vieux chasseur
Qui se morfond longtemps à l’affût de la proie.
Je vais vous emporter à travers l’épaisseur,
Compagnons de ma triste joie,

À travers l’épaisseur de la terre et du roc,
À travers les amas confus de votre cendre,
Dans un palais aussi grand que moi, d’un seul bloc,
Et qui n’est pas de pierre tendre ;


Car il est fait avec l’universel Péché,
Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire ! »
— Cependant, tout en haut de l’univers juché,
Un Ange sonne la victoire

De ceux dont le cœur dit : « Que béni soit ton fouet,
Seigneur ! que la douleur, ô Père, soit bénie !
Mon âme dans tes mains n’est pas un vain jouet,
Et ta prudence est infinie. »

Le son de la trompette est si délicieux,
Dans ces soirs solennels de célestes vendanges,
Qu’il s’infiltre comme une extase dans tous ceux
Dont elle chante les louanges.