Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Pride and Prejudice) (1813)
Traduction par V. Leconte et Ch. Pressoir.
Librairie Plon (p. 206-212).
XLI


La semaine du retour fut vite écoulée. Celle qui suivit devait être la dernière que le régiment passait à Meryton. Toute la jeunesse féminine du voisinage donnait les signes d’un profond abattement. La tristesse semblait universelle. Seules, les aînées des demoiselles Bennet étaient encore en état de manger, dormir, et vaquer à leurs occupations ordinaires. Cette insensibilité leur était du reste souvent reprochée par Kitty et Lydia dont la détresse était infinie et qui ne pouvaient comprendre une telle dureté de cœur chez des membres de leur famille.

— Mon Dieu, qu’allons-nous faire ? qu’allons-nous devenir ? s’exclamaient-elles sans cesse dans l’amertume de leur désespoir. Comment avez-vous le cœur de sourire ainsi, Lizzy ?

Leur mère compatissait à leur chagrin, en se rappelant ce qu’elle avait souffert elle-même vingt-cinq ans auparavant, dans de semblables circonstances.

— Moi aussi, j’ai pleuré deux jours entiers, lorsque le régiment du colonel Millar est parti. Je croyais bien que mon cœur allait se briser.

— Le mien n’y résistera pas, j’en suis sûre, déclara Lydia.

— Si seulement on pouvait aller à Brighton ! fit Mrs. Bennet.

— Oui, si on le pouvait ! mais papa ne fait rien pour nous être agréable.

— Quelques bains de mer me rendraient la santé pour longtemps.

— Et ma tante Philips est convaincue que cela me ferait aussi le plus grand bien, ajoutait Kitty.

Telles étaient les lamentations qui ne cessaient de résonner à Longbourn. Elizabeth aurait voulu en rire, mais cette idée céda bientôt à un sentiment de honte. Elle sentit de nouveau la justesse des appréciations de Darcy et comprit comme elle ne l’avait point fait encore son intervention dans les projets de son ami.

Mais toutes les sombres idées de Lydia s’envolèrent comme par enchantement lorsqu’elle reçut de Mrs. Forster, la femme du colonel du régiment, une invitation à l’accompagner à Brighton. Cette amie incomparable était une femme toute jeune et tout récemment mariée ; la bonne humeur et l’entrain qui les caractérisaient toutes deux l’avaient vite rapprochée de Lydia. Leurs relations ne dataient que de trois mois et, depuis deux mois déjà, elles étaient sur un pied de grande intimité.

Les transports de Lydia, à cette nouvelle, la joie de sa mère, la jalousie de Kitty ne peuvent se décrire. Lydia, ravie, parcourait la maison en réclamant bruyamment les félicitations de tout le monde, tandis qu’au salon, Kitty exhalait son dépit en termes aussi aigres qu’excessifs.

— Je ne vois pas pourquoi Mrs. Forster ne m’a pas invitée aussi bien que Lydia. J’ai autant de droits qu’elle à être invitée, plus même, puisque je suis son aînée de deux ans.

En vain Elizabeth essayait-elle de la raisonner, et Jane de lui prêcher la résignation.

Elizabeth était si loin de partager la satisfaction de Mrs. Bennet qu’elle considérait cette invitation comme le plus sûr moyen de faire perdre à Lydia tout ce qui lui restait de bon sens ; aussi, malgré sa répugnance pour cette démarche, elle ne put s’empêcher d’aller trouver son père pour lui demander de ne point la laisser partir. Elle lui représenta le manque de tenue de sa sœur, le peu de profit qu’elle tirerait de la société d’une personne comme Mrs. Forster, et les dangers qu’elle courrait à Brighton où les tentations étaient certainement plus nombreuses que dans leur petit cercle de Meryton.

Mr. Bennet, après l’avoir écoutée attentivement, lui répondit :

— Lydia ne se calmera pas tant qu’elle ne sera pas exhibée dans un endroit à la mode. Or, nous ne pouvons espérer qu’elle trouvera une meilleure occasion de le faire avec aussi peu de dépense et d’inconvénient pour le reste de sa famille.

— Si vous saviez le tort que Lydia peut nous causer, — ou plutôt nous a causé déjà, — par la liberté et la hardiesse de ses manières, je suis sûre que vous en jugeriez autrement.

— Le tort que Lydia nous a causé ! répéta Mr. Bennet. Quoi ? aurait-elle mis en fuite un de vos soupirants ? Pauvre petite Lizzy ! Mais remettez-vous ; les esprits assez délicats pour s’affecter d’aussi peu de chose ne méritent pas d’être regrettés. Allons, faites-moi la liste de ces pitoyables candidats que cette écervelée de Lydia a effarouchés.

— Vous vous méprenez. Je n’ai point de tels griefs et c’est à un point de vue général et non particulier que je parle en ce moment. C’est notre réputation, notre respectabilité qui peut être atteinte par la folle légèreté, l’assurance et le mépris de toute contrainte qui forment le fond du caractère de Lydia. Excusez-moi, mon père, de vous parler avec cette franchise, mais si vous ne prenez pas la peine de réprimer vous-même son exubérance et de lui apprendre que la vie est faite de choses plus sérieuses que celles qui l’occupent en ce moment, il sera bientôt impossible de la corriger et Lydia se trouvera être à seize ans la plus enragée coquette qui se puisse imaginer ; coquette aussi dans le sens le plus vulgaire du mot, sans autre attrait que sa jeunesse et un physique agréable, et que son ignorance et son manque de jugement rendront incapable de se préserver du ridicule que lui attirera sa fureur à se faire admirer. Kitty court les mêmes dangers, puisqu’elle suit en tout l’exemple de Lydia. Vaniteuses, ignorantes, frivoles, pouvez-vous croire, mon cher père, qu’elles ne seront pas critiquées et méprisées partout où elles iront, et que, souvent, leurs sœurs ne se trouveront pas comprises dans le même jugement ?

Mr. Bennet, voyant la chaleur avec laquelle parlait sa fille lui prit affectueusement la main et répondit :

— Ne vous tourmentez pas, ma chérie, partout où l’on vous verra ainsi que Jane, vous serez appréciées et respectées. Nous n’aurons pas la paix à Longbourn si Lydia ne va pas à Brighton. Laissons-la y aller. Le colonel Forster est un homme sérieux qui ne la laissera courir aucun danger, et le manque de fortune de Lydia l’empêche heureusement d’être un objet de convoitise. À Brighton, d’ailleurs, elle perdra de son importance, même au point de vue du flirt. Les officiers y trouveront des femmes plus dignes de leurs hommages. Espérons plutôt que ce séjour la persuadera de son insignifiance.

Elizabeth dut se contenter de cette réponse et elle quitta son père déçue et peinée. Cependant, il n’était pas dans sa nature de s’appesantir sur les contrariétés. Elle avait fait son devoir ; se mettre en peine maintenant pour des maux qu’elle ne pouvait empêcher, ou les augmenter par son inquiétude, ne servirait à rien.

L’indignation de Lydia et de sa mère eût été sans bornes si elles avaient pu entendre cette conversation. Pour Lydia, ce séjour à Brighton représentait toutes les possibilités de bonheur terrestre. Avec les yeux de l’imagination, elle voyait la ville aux rues encombrées de militaires, elle voyait les splendeurs du camp, avec les tentes alignées dans une imposante uniformité, tout rutilant d’uniformes, frémissant de jeunesse et de gaieté, elle se voyait enfin l’objet des hommages d’un nombre impressionnant d’officiers. Qu’eût-elle pensé, si elle avait su que sa sœur tentait de l’arracher à d’aussi merveilleuses perspectives ? Elizabeth allait revoir Wickham pour la dernière fois. Comme elle l’avait rencontré à plusieurs reprises depuis son retour, cette pensée ne lui causait plus d’agitation. Aucun reste de son ancienne sympathie ne venait non plus la troubler. Elle avait même découvert dans ces manières aimables qui l’avaient tant charmée naguère, une affectation, une monotonie qu’elle jugeait maintenant fastidieuses. Le désir qu’il témoigna bientôt de lui renouveler les marques de sympathie particulière qu’il lui avait données au début de leurs relations, après ce qu’elle savait ne pouvait que l’irriter. Tout en se dérobant aux manifestations d’une galanterie frivole et vaine, la pensée qu’il pût la croire flattée de ses nouvelles avances et disposée à y répondre lui causait une profonde mortification.

Le jour qui précéda le départ du régiment, Wickham et d’autres officiers dînèrent à Longbourn. Elizabeth était si peu disposée à se séparer de lui en termes aimables qu’elle profita d’une question qu’il lui posait sur son voyage à Hunsford pour mentionner le séjour de trois semaines que Mr. Darcy et le colonel Fitzwilliam avaient fait à Rosings et demanda à Wickham s’il connaissait ce dernier. Un regard surpris, ennuyé, inquiet même, accueillit cette question. Toutefois, après un instant de réflexion il reprit son air souriant pour dire qu’il avait vu le colonel Fitzwilliam jadis et après avoir observé que c’était un gentleman, demanda à Elizabeth s’il lui avait plu. Elle lui répondit par l’affirmative. D’un air indifférent il ajouta :

— Combien de temps, dites-vous, qu’il a passé à Rosings ?

— Trois semaines environ.

— Et vous l’avez vu souvent ?

— Presque journellement.

— Il ressemble assez peu à son cousin.

— En effet, mais je trouve que Mr. Darcy gagne à être connu.

— Vraiment ? s’écria Wickham avec un regard qui n’échappa point à Elizabeth ; et pourrais-je vous demander… — mais se ressaisissant, il ajouta d’un ton plus enjoué : — Est-ce dans ses manières qu’il a gagné ? A-t-il daigné ajouter un peu de civilité à ses façons ordinaires ? Car je n’ose espérer, dit-il d’un ton plus grave, que le fonds de sa nature ait changé.

— Oh ! non, répliqua Elizabeth ; sur ce point, je crois qu’il est exactement le même qu’autrefois.

Wickham parut se demander ce qu’il fallait penser de ce langage énigmatique et il prêta une attention anxieuse à Elizabeth pendant qu’elle continuait :

— Quand je dis qu’il gagne à être connu, je ne veux pas dire que ses manières ou sa tournure d’esprit s’améliorent, mais qu’en le connaissant plus intimement, on est à même de mieux l’apprécier.

La rougeur qui se répandit sur le visage de Wickham et l’inquiétude de son regard dénoncèrent le trouble de son esprit. Pendant quelques minutes, il garda le silence, puis, dominant son embarras, il se tourna de nouveau vers Elizabeth et, de sa voix la plus persuasive, lui dit :

— Vous qui connaissez mes sentiments à l’égard de Mr. Darcy, vous pouvez comprendre facilement ce que j’éprouve. Je me réjouis de ce qu’il ait la sagesse de prendre ne serait-ce que les apparences de la droiture. Son orgueil, dirigé dans ce sens, peut avoir d’heureux effets, sinon pour lui, du moins pour les autres, en le détournant d’agir avec la déloyauté dont j’ai tant souffert pour ma part. J’ai peur seulement qu’il n’adopte cette nouvelle attitude que lorsqu’il se trouve devant sa tante dont l’opinion et le jugement lui inspirent une crainte respectueuse. Cette crainte a toujours opéré sur lui. Sans doute faut-il en voir la cause dans le désir qu’il a d’épouser miss de Bourgh, car je suis certain que ce désir lui tient fort au cœur. Elizabeth, à ces derniers mots, ne put réprimer un sourire ; mais elle répondit seulement par un léger signe de tête. Pendant le reste de la soirée Wickham montra le même entrain que d’habitude, mais sans plus rechercher sa compagnie, et lorsqu’ils se séparèrent à la fin, ce fut avec la même civilité de part et d’autre, et peut-être bien aussi le même désir de ne jamais se revoir.

Lydia accompagnait les Forster à Meryton d’où le départ devait avoir lieu le lendemain matin de fort bonne heure. La séparation fut plus tapageuse qu’émouvante. Kitty fut la seule à verser des larmes, mais des larmes d’envie. Mrs. Bennet, prolixe en vœux de joyeux séjour, enjoignit avec force à sa fille de ne pas perdre une occasion de s’amuser, — conseil qui, selon toute apparence, ne manquerait pas d’être suivi ; et, dans les transports de joie de Lydia, se perdirent les adieux plus discrets de ses sœurs.