Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Pride and Prejudice) (1813)
Traduction par V. Leconte et Ch. Pressoir.
Librairie Plon (p. 61-64).


XIV


Pendant le repas Mr. Bennet avait à peine ouvert la bouche. Lorsque les domestiques se furent retirés, il pensa qu’il était temps de causer un peu avec son hôte, et mit la conversation sur le sujet qu’il estimait le mieux choisi pour le faire parler en félicitant son cousin d’avoir trouvé une protectrice qui se montrait si pleine d’attentions pour ses désirs et de sollicitude pour son confort.

Mr. Bennet ne pouvait mieux tomber. Mr. Collins fut éloquent dans ses éloges. De sa vie, affirma-t-il, solennellement, il n’avait rencontré chez un membre de l’aristocratie l’affabilité et la condescendance que lui témoignait lady Catherine. Elle avait été assez bonne pour apprécier les deux sermons qu’il avait eu l’honneur de prêcher devant elle. Deux fois déjà elle l’avait invité à dîner à Rosings, et le samedi précédent encore l’avait envoyé chercher pour faire le quatrième à sa partie de « quadrille ». Beaucoup de gens lui reprochaient d’être hautaine, mais il n’avait jamais vu chez elle que de la bienveillance. Elle le traitait en gentleman et ne voyait aucune objection à ce qu’il fréquentât la société du voisinage ou s’absentât une semaine ou deux pour aller voir sa famille. Elle avait même poussé la bonté jusqu’à lui conseiller de se marier le plus tôt possible, pourvu qu’il fît un choix judicieux. Elle lui avait fait visite une fois dans son presbytère où elle avait pleinement approuvé les améliorations qu’il y avait apportées et daigné même en suggérer d’autres, par exemple des rayons à poser dans les placards du premier étage.

— Voilà une intention charmante, dit Mrs. Bennet, et je ne doute pas que lady Catherine ne soit une fort aimable femme. C’est bien regrettable que les grandes dames, en général, lui ressemblent si peu. Habite-t-elle dans votre voisinage, monsieur ?

— Le jardin qui entoure mon humble demeure n’est séparé que par un sentier de Rosings Park, résidence de Sa Grâce.

— Je crois vous avoir entendu dire qu’elle était veuve. A-t-elle des enfants ?

— Elle n’a qu’une fille, héritière de Rosings et d’une immense fortune.

— Ah ! s’écria Mrs. Bennet en soupirant. Elle est mieux partagée que beaucoup d’autres. Et cette jeune fille, est-elle jolie ?

— Elle est tout à fait charmante. Lady Catherine dit elle-même que miss de Bourgh possède quelque chose de mieux que la beauté car, dans ses traits, se reconnaît la marque d’une haute naissance. Malheureusement elle est d’une constitution délicate et n’a pu se perfectionner comme elle l’aurait voulu dans différents arts d’agrément pour lesquels elle témoignait des dispositions remarquables. Je tiens ceci de la dame qui a surveillé son éducation et qui continue à vivre auprès d’elle à Rosings, mais miss de Bourgh est parfaitement aimable et daigne souvent passer à côté de mon humble presbytère dans le petit phaéton attelé de poneys qu’elle conduit elle-même.

— A-t-elle été présentée ? Je ne me rappelle pas avoir vu son nom parmi ceux des dames reçues à la cour.

— Sa frêle santé, malheureusement, ne lui permet pas de vivre à Londres. C’est ainsi, comme je l’ai dit un jour à lady Catherine, que la cour d’Angleterre se trouve privée d’un de ses plus gracieux ornements. Lady Catherine a paru touchée de mes paroles. Vous devinez que je suis heureux de lui adresser de ces compliments toujours appréciés des dames chaque fois que l’occasion s’en présente. Ces petits riens plaisent à Sa Grâce et font partie des hommages que je considère comme mon devoir de lui rendre.

— Vous avez tout à fait raison, dit Mr. Bennet, et c’est un bonheur pour vous de savoir flatter avec tant de délicatesse. Puis-je vous demander si ces compliments vous viennent spontanément ou si vous devez les préparer d’avance ?

— Oh ! spontanément, en général. Je m’amuse aussi parfois à en préparer quelques-uns d’avance, mais je m’efforce toujours de les placer de façon aussi naturelle que possible.

Les prévisions de Mr. Bennet avaient été justes : son cousin était aussi parfaitement ridicule qu’il s’y attendait. Il l’écoutait avec un vif amusement sans communiquer ses impressions autrement que par un coup d’œil que, de temps à autre, il lançait à Elizabeth. Cependant, à l’heure du thé, trouvant la mesure suffisante, il fut heureux de ramener son hôte au salon.

Après le thé il lui demanda s’il voulait bien faire la lecture à ces dames. Mr. Collins consentit avec empressement. Un livre lui fut présenté, mais à la vue du titre il eut un léger recul et s’excusa, protestant qu’il ne lisait jamais de romans. Kitty le regarda avec ahurissement et Lydia s’exclama de surprise. D’autres livres furent apportés parmi lesquels il choisit, après quelques hésitations, les sermons de Fordyce. Lydia se mit à bâiller lorsqu’il ouvrit le volume et il n’avait pas lu trois pages d’une voix emphatique et monotone qu’elle l’interrompit en s’écriant :

— Maman, savez-vous que l’oncle Philips parle de renvoyer Richard et que le colonel Forster serait prêt à le prendre à son service ? J’irai demain à Meryton pour en savoir davantage et demander quand le lieutenant Denny reviendra de Londres.

Lydia fut priée par ses deux aînées de se taire, mais Mr. Collins, froissé, referma son livre en disant :

— J’ai souvent remarqué que les jeunes filles ne savent pas s’intéresser aux œuvres sérieuses. Cela me confond, je l’avoue, car rien ne peut leur faire plus de bien qu’une lecture instructive, mais je n’ennuierai pas plus longtemps ma jeune cousine. Et, malgré l’insistance de Mrs. Bennet et de ses filles pour qu’il reprît sa lecture, Mr. Collins, tout en protestant qu’il ne gardait nullement rancune à Lydia, se tourna vers Mr. Bennet et lui proposa une partie de trictrac.