Poésies
Traduction par Adolphe Régnier.
Hachette (1p. 418-428).

LES ARTISTES[1]


Ô homme ! que tu es beau, ta palme de victoire à la main, debout sur la pente du siècle, dans ta noble et fière virilité, le sens ouvert, l’esprit fécond, plein d’une douce gravité, dans un calme actif, homme, fils du temps et son fruit le plus mûr, libre par la raison, fort par les lois, grand par la mansuétude, et riche des trésors que ton sein longtemps te cacha, roi de la nature, qui aime tes chaînes, qui exerce ta force en cent combats, et qui, sous ton empire, s’éleva radieuse du sein de la barbarie !

Enivré du triomphe que tu as conquis, ne désapprends pas à bénir la main qui, sur la rive inculte de la vie, trouva l’orphelin pleurant, délaissé, jouet des fougueux caprices du sort ; la main qui de bonne heure commença à diriger en silence ton jeune cœur vers la grandeur morale où il devait atteindre, et écarta de ton tendre sein la convoitise qui souille : ce guide bienfaisant qui forma, en jouant, ta jeunesse aux nobles devoirs, te fit deviner, dans de faciles énigmes, le secret de l’auguste vertu, et qui ne confia son favori à des bras étrangers, que pour l’y reprendre plus mûri… Ah ! ne descends pas, par d’indignes désirs, jusqu’à ses servantes avilies ! L’abeille peut, pour la diligence, te faire la leçon ; un ver te servira de maître pour l’habileté ; ta science, tu la partages avec des esprits supérieurs ; mais l’art, ô homme, toi seul tu le possèdes.

Ce n’est que par les portes du beau, portes de l’orient, que tu pénétras dans le champ de la connaissance. Pour s’habituer à un plus haut éclat, l’intelligence s’exerce sur ce qui charme et plait. Ce qui, aux accords de la lyre des Muses, te pénétra d’un doux frémissement, développa dans ton sein cette force qui finit par s’élever jusqu’à l’Esprit de l’univers.

Ce que la raison vieillissante n’a découvert qu’après des milliers d’ans écoulés, était enfermé dans le symbole du beau et du grand, qui le révélait d’avance à l’entendement encore enfant. L’aimable image de la vertu nous fit aimer la vertu même ; un sens délicat se révolta contre le vice, avant qu’un Solon eût écrit la loi qui produit lentement ses pâles fleurs. Bien avant qu’à l’esprit du penseur se présentât l’idée hardie de l’eternel espace… qui, dites-moi, leva les yeux vers la scène étoilée, sans deviner et sentir l’immensité ?

Celle qui, la face ceinte d’une auréole d’Orions, n’est contemplée, dans sa majesté sublime, que par de plus purs esprits que ceux d’ici-bas, qui s’avance éblouissante par delà les astres, emportée sur son trône radieux, la redoutable et souveraine Uranie… la voilà qui, déposant sa couronne de feu, se présente à nous… sous l’apparence de la beauté ! Enlacée de la ceinture de la Grâce, elle se fait enfant, pour que les enfants la comprennent. Ce que nous avons senti ici-bas, comme beauté, un jour nous apparaîtra comme vérité.

Quand le Créateur relégua l’homme, loin de sa face, dans la mortalité, et lui prescrivit de trouver, par le rude sentier du monde des sens, un tardif retour à la lumière ; quand tous les êtres célestes détournèrent de lui leurs regards : elle seule, humaine, s’enferma généreusement, avec le banni délaissé, dans la mortalité. Elle plane ici-bas, abaissant son vol, autour de son favori, près du monde sensible, et, par une illusion charmante, lui peint l’Élysée sur les murs de sa prison.

Quand l’humanité, dans son enfance, reposait encore dans les tendres bras de cette nourrice, alors la sainte fureur du meurtre n’attisait point de flamme ; nulle part alors ne fumait un sang innocent. Le cœur qu’elle mène à sa douce lisière dédaigne la servile direction des devoirs ; son sentier lumineux, serpentant seulement par de plus beaux détours, descend dans la radieuse carrière de la moralité. Ceux qui vivent sous sa chaste loi, nul penchant vil ne les tente, nul arrêt du sort ne les fait pâlir : comme soumis à une sainte puissance, ils recouvrent la vie pure des esprits, le droit précieux de la liberté.

Heureux ceux qu’elle a voués à son culte… les plus purs entre des millions !… dans le sein desquels elle a daigné placer son trône, par la bouche de qui elle commande souverainement, qu’elle a choisis pour nourrir le feu sacré sur ses autels éternellement enflammés, ceux à qui seuls elle apparaît sans voile, qu’elle réunit autour d’elle dans une douce alliance ! Réjouissez-vous de ce degré d’honneur où vous a placés l’ordre suprême ! Vous fûtes, pour monter au monde des esprits, le premier degré de l’humanité !

Avant que vous eussiez apporté dans le monde l’harmonieuse symétrie, à laquelle tous les êtres obéissent avec joie… la création apparaissait à l’homme encore sauvage, comme un édifice immense enveloppé du crêpe sombre de la nuit : il voyait tout près autour de lui, à la lueur de pâles rayons, comme une troupe de spectres hostiles, qui tenaient ses sens dans les liens de l’esclavage, et qui, rudes comme lui, comme lui insociables, dirigeaient contre lui mille forces diverses… Attaché aux phénomènes par les seules chaînes de l’aveugle convoitise, la belle âme de la nature lui échappait, sans qu’il en jouît, ni la sentît !

Et comme elle passait dans sa fuite rapide, votre main saisit sans bruit, avec un sentiment délicat, les ombres voisines : vous apprîtes à les marier ensemble, par les liens d’un harmonieux accord. Le regard se sentait attiré en haut par le port élancé du cèdre, et d’un vol léger s’élevait à sa cime ; le cristal de l’onde en reflétait agréablement la flottante image. Comment pouviez-vous négliger ces signes charmants que vous faisait la nature, secourable et prévenante ? L’art, pour lui dérober son ombre par l’imitation, vous montra l’image qui nageait sur la vague. Séparée de sa substance, devenant l’aimable fantôme d’elle-même, la nature se jetait dans les flots argentés, pour s’offrir à son ravisseur. À cette vue, la belle puissance de rendre les formes s’éveilla au dedans de vous. Trop nobles déjà, ne voulant pas sentir oisivement, vous reproduisîtes sur le sable, dans l’argile, l’ombre gracieuse, et saisîtes son être en traçant ses contours. Alors naquit le doux plaisir de produire, et la première création sortit de votre sein.

Retenues et fixées par l’observation, enlacées en tous sens par vos regards attentifs, les formes vous devenant familières, trahirent le talisman par lequel elles vous avaient charmés. Les lois du beau, aux magiques effets, les trésors découverts de la grâce et du charme, l’esprit inventif les réunit en un léger faisceau dans les œuvres de votre main. Alors s’éleva l’obélisque, la pyramide ; alors se dressèrent les hermès, et s’élancèrent les colonnes ; la mélodie de la forêt coula du chalumeau, et les hauts faits vécurent dans les chants.

L’élite des fleurs d’un champ émaillé, liées en un bouquet par un choix habile : tel le premier art sorti de la nature. Bientôt, les bouquets furent tressés en guirlandes, et un second art, un art plus élevé, naquit à son tour des créations de la main de l’homme. L’enfant de la beauté, se suffisant à lui-même, et sorti parfait de votre main, perd, dès qu’il a reçu l’existence, la couronne qu’il portait. Il faut que la colonne, soumise à la symétrie, se range, voisine bienvenue, auprès de ses sœurs. Il faut que le héros se confonde dans une armée de héros : la harpe du chantre de Méonie ouvre la marche et donne le ton.

Bientôt les barbares étonnés se pressèrent, attirés par ces nouvelles créations. « Voyez, criaient leurs troupes joyeuses, regardez, c’est l’homme qui a fait cela ! » Puis la lyre du poète les entraîne après elle, en couples heureux et plus sociables : du poète qui chantait les Titans, les combats de géants, les dompteurs de lions, et ces récits, tant que le chantre parlait, faisaient de ses auditeurs des héros. Pour la première fois, l’esprit jouit, récréé par des joies plus paisibles, qui ne le repaissent que de loin, que son ardeur avide ne s’approprie pas avec violence, qui ne meurent point dans la jouissance même.

Alors l’âme libre et belle se dégagea du sommeil de la sensualité. Délivré par vous, l’esclave du souci s’élança dans le sein de la joie. Alors tomba la sombre barrière de la vie animale : l’humanité apparut sur le front serein de l’homme, et de son cerveau émerveillé jaillit la sublime étrangère, la pensée. Alors l’homme se dressa, et montra aux astres son royal visage. Déjà son œil éloquent remerciait, à de sublimes hauteurs, la lumière du soleil. Le sourire s’épanouit sur ses joues ; l’organe expressif de la voix se développa, s’éleva au chant ; dans ses yeux humides nagea le sentiment, et, par une aimable alliance, le plaisant uni à la grâce découla de ses lèvres animées.

Il était enseveli dans l’instinct du ver de terre, étouffé sous les désirs des sens ; mais vous reconnûtes dans son sein le noble germe de l’amour des esprits. Si des instincts grossiers des sens se dégagea le germe plus pur de l’amour, c’est au premier chant pastoral que l’homme le doit. Élevée à la dignité de la pensée, la passion plus pudique découla mélodieusement des lèvres du chanteur. Les joues, mouillées de la rosée des larmes, s’enflammèrent doucement ; le désir survivant à la jouissance annonça l’union des âmes.

La plus parfaite sagesse des sages, la douceur des bons, la puissance des forts, la grâce des plus nobles, vous les confondîtes dans une même image, que vous entourâtes d’une auréole. L’homme tressaillit devant l’inconnu ; il s’éprit pour ce reflet de lui-même, et d’illustres héros brûlèrent de ressembler au grand Être. Le premier son du type primitif de toute beauté, vous le fîtes retentir dans la nature.

L’impulsion fougueuse des passions, les jeux déréglés du hasard, la contrainte des devoirs et des instincts, vous les disposez avec un sentiment judicieux, les dirigeant, d’après une règle rigoureuse, vers le but. Ce que la nature, sur sa grande scène, sépare, et place à de lointaines distances, devient sur le théâtre, dans un poème, une partie, facile à saisir, de l’ensemble régulier. Effrayé par le chœur des Euménides, le meurtre, bien qu’ignoré de tous, déduit pour lui-même de ce chant la sentence de mort. Longtemps avant que les sages risquent leur jugement, une Iliade résout les énigmes de la destinée à nos devanciers jeunes encore. Du chariot de Thespis, la Providence descendait sans bruit dans le cours des événements du monde.

Pourtant dans le grand train du monde votre symétrie fut trop tôt portée. Comme la sombre main de la destinée ne dénouait pas à vos yeux ce qu’à vos yeux elle nouait, et que la vie se perdait dans l’abîme, avant d’avoir achevé le beau cercle commencé, votre audace arbitraire prolongea la courbe dans la nuit de l’avenir ; vous précipitant sans frissonner dans le sombre océan de l’Averne, vous retrouvâtes, par-delà l’urne fatale, l’existence évanouie. Là se montra, appuyée sur Castor, une torche renversée à la main, la florissante image de Pollux : l’ombre parut sur la face de la lune et l’arrondit, avant que se fût rempli son beau disque d’argent.

Cependant le génie créateur s’éleva, plus haut toujours, à des sommets de plus en plus sublimes. Déjà l’on voit les créations naître des créations, des harmonies une harmonie nouvelle. Ce qui ravit isolément ici l’œil enivré, est humblement soumis ailleurs à une beauté plus haute ; le charme qui pare cette nymphe se fond doucement dans une divine Minerve ; la force qui se gonfle dans les muscles de l’athlète, cesse de parler aux yeux, tempérée avec grâce, dans la beauté du dieu ; la merveille de son temps, la fière image de Jupiter, s’incline, abaissant sa grandeur, dans l’ensemble majestueux du temple d’Olympie.

Le monde transformé par le travail diligent, le cœur de l’homme agité par de nouveaux instincts, qui s’exercent dans des luttes ardentes, étendent le cercle de vos créations. Montant de progrès en progrès, l’homme reconnaissant emporte avec lui l’art sur ses ailes qui s’élèvent, et de nouveaux mondes de beautés s’élancent à ses yeux de la nature enrichie. Les barrières de la science s’ouvrent ; l’esprit exercé, dans vos faciles triomphes, à embrasser, avec un goût promptement mûri, un ensemble de beautés créé par l’art, recule les bornes de la nature et l’atteint dans sa course mystérieuse. Alors il la pèse avec des poids humains, il la mesure avec les mesures qu’elle lui a prêtées ; il la force à passer devant ses yeux, devenue plus intelligible par sa soumission aux lois de la beauté telle qu’il la conçoit. Dans sa joie complaisante et juvénile, il prête aux sphères son harmonie, et loue-t-il l’architecture du monde, c’est par la symétrie qu’elle brille à ses yeux.

Désormais, dans tout ce qui vit autour de lui, le charme des proportions parle à ses yeux. La ceinture d’or de la beauté doucement s’insinue dans le tissu même de sa vie ; la perfection bienheureuse plane devant lui, triomphante, éclatant dans vos chefs-d’œuvre. Là où court la joie bruyante, où se réfugie le chagrin muet, où la pensée s’arrête et contemple, où il voit les larmes de la misère, où mille terreurs l’assiègent, partout le suit un courant d’harmonie, partout il voit se jouer les gracieuses déesses, et par ses sentiments, qui peu à peu deviennent plus délicats, il s’efforce de se mettre d’accord avec son aimable entourage. Aussi doucement que s’enlacent les lignes des plus gracieuses images, et qu’autour de lui se fondent en un seul ensemble les contours délicats des objets, aussi doucement s’exhale et fuit le souffle léger de sa vie. Son esprit se perd dans l’océan d’harmonie dont les flots enveloppent délicieusement ses sens, et la pensée, par une insensible fusion, s’unit à la déesse de beauté partout présente. Dans un sublime accord avec la destinée, s’appuyant, calme et doux, sur les Grâces et les Muses, il offre sa poitrine au trait qui le menace, et reçoit, résigné, le coup qui part de l’arc bienveillant de la nécessité.

Intimes favoris de l’heureuse harmonie, compagnons qui nous réjouissez à travers l’existence, vous le plus cher, le plus noble présent que nous ait donné, pour embellir notre vie, celle qui nous donna la vie même ! si maintenant l’homme, délivré du joug, a la pensée de ses devoirs, s’il aime la chaîne qui le guide, si le hasard ne lui commande plus avec son sceptre d’airain, vous en êtes récompensés par votre immortalité et par le sublime salaire que vous trouvez dans votre cœur. Si, autour de la coupe où coule pour nous la liberté, folâtrent gaiement les dieux de la joie, et se file gracieusement le plus aimable rêve, recevez, pour ce bienfait, nos plus tendres embrassements.

Le génie brillant et serein qui entoura de charme la nécessité, qui ordonne à son éther, à sa voûte étoilée de nous servir avec grâce, ce génie qui, lors même qu’il épouvante, ravit encore par le sublime, et se pare même pour détruire : le suprême artiste : voilà le modèle que vous imitez. Comme sur le miroir argenté du ruisseau flottent et dansent les rives variées, la pourpre du couchant, la campagne fleurie, ainsi sur l’indigente existence brille le monde riant des ombres que crée la poésie. Vous nous amenez, vêtue en fiancée, la redoutable inconnue, la Parque inflexible. Comme vos urnes cachent les ossements, de même vous couvrez d’un voile aimable le chœur horrible des soucis. J’ai parcouru d’un prompt regard des milliers d’années, l’immense empire du monde ancien : comme l’humanité est riante où vous séjournez ! comme derrière vous elle gît tristement !

Elle qui autrefois, d’une aile rapide, s’était élancée, pleine de force, de vos mains créatrices, c’est dans vos bras qu’elle se retrouva, quand, par le triomphe insensible du temps, la fleur de la vie eut disparu de ses joues, la force de ses membres, quand elle se traînait d’un pas énervé, comme le vieillard appuyé sur son bâton. Alors, d’une source fraîche, vous offrîtes à ses lèvres altérées l’onde de la vie ; deux fois le temps se rajeunit, deux fois, par les semences que vous avez répandues.

Chassés par des hordes barbares, vous ravîtes le dernier tison de la sainte offrande aux autels profanés du levant, et vous le portâtes aux contrées du couchant. Alors le beau fugitif venu de l’orient, le jour se leva, brillant d’une jeunesse nouvelle, dans l’occident, et dans les champs de l’Hespérie on vit germer et, rajeunies, s’épanouir les fleurs de l’Ionie. La nature embellie jeta, comme d’un doux miroir, un beau reflet dans les esprits, et la grande déesse de la lumière pénétra, splendide, dans les âmes dignement parées. Alors on vit tomber des millions de chaînes, et le droit de l’humanité prononça son arrêt sur les esclaves ; comme des frères marchent ensemble dans la paix, ainsi grandit doucement l’humanité rajeunie. Dans la plénitude d’une noble et intime joie, vous jouissez du bonheur qui est votre ouvrage, et, vous cachant sous le voile de la modestie, vous restez à l’écart et taisez vos mérites.

Si, sur les routes désormais ouvertes de la pensée, l’investigateur, dans son heureuse audace, erre librement aujourd’hui, et, enivré des hymnes de triomphe, saisit déjà la couronne d’une main avide ; s’il croit, avec l’humble solde d’un mercenaire, payer son noble guide, et près du trône qu’il rêve daigne accorder à l’art le premier rang parmi ses esclaves… pardonnez-lui… la couronne de la perfection suprême plane brillante sur votre tête. C’est par vous, première fleur du printemps, que la Nature commença à façonner les âmes ; par vous, joyeuse couronne de la moisson, que la Nature clôt et parfait son œuvre.

L’art qui modestement s’éleva de l’argile, de la pierre, l’art créateur embrasse, sans bruit, dans ses triomphes l’immense empire du génie. Les découvertes, les conquêtes du savant dans le champ de la science, artistes, c’est pour vous qu’il les fait. Les trésors que le penseur entasse, il n’en jouira que dans vos bras, lorsque sa science, mûre pour la beauté, se sera transformée en noble chef-d’œuvre de l’art… lorsqu’il montera avec vous sur la colline, et qu’à ses yeux, au doux éclat du crépuscule, la vallée pittoresque… tout d’un coup apparaîtra. Plus vous satisfaites richement le prompt regard, plus l’esprit parcourt dans son vol et embrasse dans une délicieuse jouissance de belles et sublimes créations, unies par vous en un magique ensemble, plus la pensée et le sentiment se sont ouverts au jeu splendide de l’harmonie, au riche torrent de la beauté… plus aussi lui apparaissent, comme le beau complément des formes sublimes du grand tout, ces éléments divers du plan du monde qui tout à l’heure, épars et mutilés, lui défiguraient la création ; plus belles sont les énigmes qui sortent des ténèbres ; plus riche devient le monde qu’il embrasse ; plus vaste s’étend la mer sur laquelle il vogue ; plus s’affaiblit la puissance aveugle de la destinée ; plus s’élèvent ses instincts et ses aspirations ; plus il devient petit lui-même, et plus grand son amour. Conduisez-le doucement ainsi, dans sa course insensible, par des formes toujours plus pures, des tons plus purs, par des hauteurs toujours plus hautes et des beautés toujours plus belles, jusqu’au sommet de l’échelle de fleurs de la poésie… Enfin, au but suprême des temps, à l’heure de la maturité, encore une heureuse inspiration, poétique essor du dernier âge de l’humanité, et… l’homme glissera dans les bras de la Vérité.

Elle-même, la douce Cypris, couronnée de son auréole éclatante, apparaîtra alors, sans voiles, sous la forme dUranie, à son fils sorti de tutelle, d’autant plus vite saisie par lui, qu’il a fui d’abord plus noblement loin d’elle. Telle fut la douce, la bienheureuse surprise du généreux fils d’Ulysse, lorsque la céleste compagne de sa jeunesse se transfigura en fille de Jupiter.

La dignité de l’homme est remise en vos mains : gardez-la ! Elle tombe avec vous ! avec vous elle s’élèvera ! La sainte magie de la poésie a son rôle bienfaisant dans un sage plan du monde : que doucement elle nous guide à l’océan de la grande harmonie.

Repoussée par son siècle, que l’austère Vérité se réfugie dans la poésie, et trouve protection dans le chœur des Muses. Dans toute la plénitude de son éclat, plus redoutable sous le voile de la grâce, qu’elle ressuscite dans le chant, et punisse par ses accents victorieux l’oreille timide et lâche de son persécuteur.

Libres enfants de la mère la plus libre, élevez-vous, le regard ferme, au trône radieux de la plus haute beauté. Ne briguez pas d’autres couronnes ! La sœur qui a disparu ici à vos yeux, vous la retrouverez dans le sein de sa mère ; ce que de belles âmes ont noblement senti ne peut être qu’excellent et parfait. Élevez-vous, d’une aile hardie, au-dessus du cours de votre temps ! Que déjà, dans votre miroir, commence à poindre le siècle futur. Par les mille sentiers entrelacés de la riche diversité, venez, les bras ouverts, à la rencontre les uns des autres, devant le trône de l’unité suprême. Comme la blanche lumière se divise gracieusement en sept doux rayons, comme les sept rayons de l’arc-en-ciel se fondent dans la blanche lumière, ainsi jouez-vous en mille clartés magiques, aux regards enivrés ; ainsi refluez, confondus, dans un seul faisceau de vérité, dans un seul torrent de lumière.

  1. Ce poème didactique, commencé à Rudolstadt, dans l’automne de 1788, et fini à Weimar en 1789, fut d’abord publié dans le Mercure allemand. C’est, pour le fond comme pour la forme, une pièce très-remarquable, et les critiques d’outre-Rhin ont raison de la vanter pour la manière dont le sujet y est conçu, développé et rendu. Elle a cependant, si je ne me trompe, un défaut : c’est de demander pour être comprise trop d’attention et d’étude, trop de connaissance de certaines idées particulières de philosophie dont l’auteur était alors occupé. La traduction pourra paraître obscure en maint endroit ; mais pour lui donner cette clarté transparente qui manque également à l’original, comme le prouvent les interprétations qu’on a cru devoir en publier même en Allemagne, il eût fallu paraphraser en lieu de traduire et ôter au poème, avec sa concision et la hardiesse des images dont les abstractions y sont revêtues, le caractère qui le distingue et en fait surtout le mérite. Traduire, ce n’est pas commenter, et une traduction ne doit pas prétendre à plus de clarté que l’original.