Le Témoignage de Randolph Carter (Lovecraft)

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Le Témoignage de Randolph Carter
The Statement of Randolph Carter — 1920
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Raconter des histoires de fantômes dans des endroits sombres et isolés est une tradition honorable. En règle générale, de tels contes, récités de mémoire, ne sont pas du type qui fait de la bonne littérature — ils sont laconiques, sinistres et généralement décrits comme des faits ayants réellement eut lieu. Les œuvres des « grands » de la fantasy moderne — à l’exception peut-être d’Ambrose Bierce — ne sont pas facilement adaptées en de telle récitation ; ils sont trop complexes ou trop ésotériques. Mais voici un conte de H. P. Lovecraft qui se prête à la récitation. Pas mot pour mot, mais l’idée de l’intrigue est de celle qui peut être transformée en un conte de minuit. Votre rédacteur l’a raconté à plusieurs reprises — habituellement sur des routes rurales désertes — avec un effet remarqué.


Je vous répète, messieurs, que votre enquête est sans objet. Retenez-moi ici pour toujours si vous le voulez ; enfermez-moi ou exécutez-moi s’il vous faut une victime pour vous concilier l’illusion que vous appelez justice ; mais je ne peux pas en dire plus que ce que j’ai déjà dit. Tout ce dont je me souviens, je l’ai dit en toute franchise. Rien n’a été déformé ou caché, et si quelque chose reste vague, c’est seulement à cause du nuage noir qui m’a obscurci l’esprit — ce nuage et la nature nébuleuse des horreurs qui l’ont amené sur moi.

Je le dis à nouveau, je ne sais pas ce qu’il est advenu de Harley Warren, bien que je pense — j’espère plutôt — qu’il repose dans une paisible inconscience, s’il peut exister encore quelque part une chose aussi sacrée. Il est vrai que j’ai été pendant cinq ans son ami le plus proche, et que j’ai, en partie, partagé ses terribles recherches sur l’inconnu. Je ne nierai pas, même si ma mémoire est incertaine et manque de précision, que votre témoin nous ait peut-être vus ensemble comme il le dit, sur Gainsville Pike, marchant vers le Marais du Grand Cyprès, à onze heures et demie par cette nuit affreuse. Que nous portions des lanternes électriques, des bêches et une curieuse bobine de fil avec des instruments attachés, Je vais même le confirmer ; car toutes ces choses ont joué un rôle dans l’unique et hideuse scène qui reste gravée dans ma mémoire ébranlée. Mais de ce qui a suivi, et de la raison pour laquelle j’ai été retrouvé seul et abasourdi au bord du marais le lendemain matin, je dois insister sur le fait que je ne sais rien de plus si ce n’est ce que je vous ai répété maintes et maintes fois. Vous me dites qu’il n’y a rien dans le marais ou dans ses alentours qui puisse constituer le cadre de ces évènements effroyables. Je réponds que je ne sais rien au-delà de ce que j’ai vu. C’est peut-être une hallucination ou un cauchemar — hallucination ou cauchemar, j’espère ardemment que ce n’était que cela — mais c’est tout ce que mon esprit a retenu de ce qui s’est passé pendant ces heures traumatisantes qui ont suivi le moment où nous avons disparu à la vue des hommes. Alors pourquoi Harley Warren n’est pas revenu, lui ou son ombre — ou plutôt quelque chose sans nom que je ne peux pas décrire — seul peut dire.

Comme je l’ai déjà dit, les études étranges de Harley Warren m’étaient bien connues, et, dans une certaine mesure, partagées par moi. De sa vaste collection d’étranges livres rares sur des sujets interdits, j’ai lu tous ceux qui sont écrits dans les langues que je maîtrise ; mais ils sont peu nombreux en comparaison de ceux en langues que je ne comprends pas. La plupart, je crois, sont en arabe ; et le livre d’inspiration démoniaque qui a précipité sa fin — le livre qu’il a emporté dans sa poche hors du monde — est écrit en caractères que je n’ai jamais vus ailleurs. Warren ne m’a jamais dit ce qu’il y avait exactement dans ce livre. Quant à la nature de nos études, dois-je répéter que je ne suis pas bien sûr d’en avoir une totale compréhension ? Il me semble que c’est plutôt une bénédiction que je n’en ai pas été capable, car c’étaient de terribles recherches, que je poursuivais plus par fascination réticente que par inclination réelle. Warren m’a toujours dominé et parfois je le craignais. Je me souviens à quel point je frissonnais devant l’expression de son visage la nuit précédant l’épouvantable événement quand il parlait continuellement de sa théorie, pourquoi certains cadavres ne se décomposent jamais, mais restent fermes et gras dans leur tombe pendant mille ans. Mais je ne le crains plus maintenant, car je soupçonne qu’il a connu des horreurs dépassant mon entendement. Maintenant je crains pour lui.

Une fois de plus, je déclare que je n’avais aucune idée précise de notre objectif cette nuit-là. Certes, cela avait beaucoup à voir avec quelque chose dans le livre que Warren portait avec lui — Ce livre ancien en caractères indéchiffrables qui lui était venu d’Inde le mois précédent — mais je jure que je ne sais pas ce que nous nous attendions à trouver. Votre témoin dit qu’il nous a vu à onze heures et demie sur Gainsville Pike, nous dirigeant vers le marais du Grand Cyprés. C’est probablement vrai, mais je n’en ai pas de souvenir bien net. L’image gravée dans mon âme ne représente qu’une scène, et l’heure doit avoir été longtemps après minuit ; car un croissant de lune descendante était haut dans les cieux vaporeux.

L’endroit était un ancien cimetière ; si ancien que je tremblais devant les multiples signes d’années immémoriales. C’était dans un creux profond et humide, envahi par des plantes fétides, la mousse et de curieuses herbes rampantes, et empli d’une autre puanteur vague que mon imagination paresseuse associait de manière absurde à la pierre en décomposition. Nous étions entourés part des signes d’abandon et de décrépitude, et je ressentais un malaise trouble à l’idée que Warren et moi étions les premiers êtres vivants à envahir le silence mortel des siècles. Au-dessus des bords de la vallée un croissant de lune blafard et déclinant perçait à travers les répugnantes vapeurs qui semblaient émaner d’insondables catacombes et au travers de ses faibles rayons vacillants, je pouvais distinguer un étalage repoussant de dalles anciennes, d’urnes, de cénotaphes et de façades de mausolée ; tous émiettés, couverts de mousse et souillés d’humidité, et partiellement cachés par l’exubérance brute d’une végétation malsaine.

Ma première impression consciente de ma propre présence dans cette terrible nécropole concerne le fait de m’arrêter avec Warren devant une certaine sépulture à moitié détruite, et de laisser tomber quelques charges qu’il semblait que nous portions. J’observais désormais que j’avais avec moi une lanterne électrique et deux pelles, tandis que mon compagnon s’était équipé d’une lanterne similaire et d’une paire de téléphones portables. Aucun mot ne fut échangé, car l’endroit et la tâche nous semblaient connu de tous deux ; et sans attendre nous avons saisi nos pelles et commencè à dégager les plantes, les herbes et débarrasser la terre de cette antique chambre mortuaire souterraine. Après avoir découvert la surface entière, qui consistait en trois immenses dalles de granit, nous prîmes de la distance pour inspecter la scène charnel ; et Warren sembla faire des calculs mentaux. Puis, il retourna à la sépulture, et utilisant sa pelle comme un levier, chercha à soulever la dalle qui se trouvait le plus près d’une ruine de pierre qui aurait pu être un monument en son temps. Il ne réussit pas, et me demanda de lui porter assistance. Nos forces combinées détachèrent finalement la pierre, que nous soulevâmes et basculâmes sur un côté.

Le retrait de la dalle dévoila une ouverture noire, par laquelle s’échappa une émanation d’effluves miasmatiques si nauséabonde que nous avons reculé d’horreur. Après un certain temps, cependant, nous avons approché la fosse à nouveau, et trouvé les exhalations moins insupportables. Nos lanternes dévoilèrent le haut d’une volée de marches de pierre, trempée d’une sorte d’ichor détestable issu de l’intérieur même de la terre, et bordées de murs humides incrustés de salpêtre. Et c’est à ce moment-là que, pour la première fois, ma mémoire enregistre un discours verbal, Warren s’adressant enfin à moi de sa douce voix de ténor ; une voix singulièrement imperturbable devant notre environnement fantastique.

« Je suis désolé de devoir vous demander de rester à la surface, » dit-il, « mais ce serait un crime de laisser quelqu’un avec vos nerfs fragiles y descendre. Vous ne pouvez pas imaginer, même à partir de ce que vous avez lu et de ce que je vous ai dit, les choses que je devrai voir et faire. C’est un travail diabolique, Carter, et je doute qu’un homme sans une sensibilité blindée puisse le comprendre et en ressortir vivant et sain d’esprit. Je ne veux pas vous offenser et Dieu sait que je serais assez content de vous avoir avec moi ; mais la responsabilité est dans un certain sens mienne, et je ne pourrais pas traîner un paquet de nerfs comme vous vers une mort ou une folie probable. Je vous le dis, vous ne pouvez pas imaginer à quoi la chose ressemble vraiment ! Mais je promets de vous tenir au courant de chaque mouvement par téléphone — vous voyez que j’ai assez de fil ici pour atteindre le centre de la terre et en revenir ! »

Je peux encore entendre, de mémoire, ces mots froidement prononcés ; et je peux encore me souvenir de mes objections. Je me montrai désespérément soucieux d’accompagner mon ami dans ces profondeurs sépulcrales, pourtant, il demeura obstinément inflexible. À un moment donné, il a menacé d’abandonner l’expédition si je persistais plus longtemps ; une menace qui s’est avérée efficace, puisque lui seul détenait la clé de la chose. Je me souviens encore de tout cela, bien que je ne sache plus quel genre de chose nous cherchions. Après avoir obtenu mon acquiescement réticent à son projet, Warren prit la bobine de fil et ajusta les appareils. À son signal, je pris l’un d’eux et m’assis sur une pierre tombale vieillie et décolorée, près de l’ouverture nouvellement découverte. Puis il me serra la main, chargea la bobine de fil sur son épaule et disparut dans cet ossuaire indescriptible.

Pendant quelques instants, je gardai encore en vue la lueur de sa lanterne, et entendis le bruissement du fil pendant qu’il le déposait derrière lui ; mais bientôt la lueur disparut brusquement, comme si un tournant avait été rencontré dans l’escalier de pierre, et le son s’éteignit presque aussi rapidement. J’étais seul, encore lié aux profondeurs inconnues par ces brins magiques dont la surface isolée paraissait verte sous les rayons maladifs de ce croissant de lune déclinante.

Dans le silence solitaire de cette immémoriale et déserte ville des morts, mon esprit conçut les fantasmes et les illusions les plus abominables ; les sanctuaires grotesques et les monolithes semblaient assumer une personnalité hideuse — une demi-conscience. Des ombres amorphes semblaient se cacher dans les recoins les plus sombres des creux encombrés par les mauvaises herbes et voltiger comme dans une procession cérémonielle blasphématoire au-delà des portails des tombes en ruines sur le flan de la colline ; des ombres qui n’auraient pas pu être projetées par ce pâle croissant de lune.

Je consultai en permanence ma montre à la lumière de ma lanterne électrique, et tendis l’oreille avec une anxiété fiévreuse vers le récepteur du téléphone ; mais pendant plus d’un quart d’heure je n’entendis rien. Puis un léger cliquetis vint de l’instrument, et j’appelai mon ami d’une voix tendue. Malgré toute mon inquiétude, je n’étais pourtant pas préparé aux mots qui sortirent de cette étrange crypte avec des accents bien plus alarmés et plus tremblants que ceux auxquels Harley Warren m’avait habitué auparavant. Lui qui m’avait si calmement laissé un peu plus tôt, appelait maintenant d’en bas avec un murmure tremblotant plus annonciateur de mauvais augure que le cri le plus strident :

« Dieu ! Si vous pouviez voir ce que j’ai sous les yeux en ce moment ! »

Je ne pouvais pas répondre je ne pouvais qu’attendre, sans voix. Puis vinrent les tonalités frénétiques à nouveau.

« Carter, c’est horrible — monstrueux — incroyables ! »

Cette fois, ma voix ne me fit pas défaut, et je déversai dans le transmetteur une avalanche de questions exaltées. Terrifié, je continuai à répéter, « Warren, Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? »

Une fois de plus revint la voix de mon ami, toujours enrouée de peur, et maintenant apparemment teintée de désespoir :

« Je ne peux pas vous le dire, Carter ! C’est complètement au-delà de la pensée — Je n’ose pas vous le raconter — aucun homme ne pourrait savoir ça et continuer à vivre — Grand dieu ! Je n’ai jamais rêvé de cela ! »

Le silence à nouveau, à part le torrent, maintenant incohérent, de mes questions tremblantes. Puis la voix de Warren sur le ton de la plus sauvage consternation : « Carter ! Pour l’amour de Dieu, remettez la dalle en place et cassez-vous si vous le pouvez encore !

Vite ! — abandonnez tout et dirigez-vous vers l’extérieur — c’est votre seule chance ! Faites ce que je dis et ne me demandez pas de vous expliquer ! »

J’entendais, pourtant je ne pouvais que répéter mes questions frénétiques seulement. Autour de moi se trouvaient les tombeaux et les ténèbres et les ombres ; au-dessous de moi, quantités de périls au-delà du périmètre de l’imagination humaine. Mais mon ami était plus en danger que moi, et au travers de ma propre peur, je pris conscience d’un vague ressentiment à son égard du fait qu’il puisse me juger capable de l’abandonner dans de telles circonstances. Il y eut encore quelques cliquetis, et après une pause un cri pitoyable de Warren :

« Cassez-vous ! Pour l’amour de Dieu, remettez la dalle en place et cassez-vous, Carter ! »

Quelque chose dans l’argot juvénile de mon compagnon manifestement sous le choc débloqua mes facultés. Je pris et criai une résolution, « Warren, préparez-vous ! Je descends ! » Mais à cette offre, le ton de mon auditeur se transforma en un cri de désespoir total :

« Ne faites pas ça ! Vous ne pouvez pas comprendre ! C’est trop tard — et de ma faute. Remettez la dalle et courez — Il n’y a rien que vous ou quelqu’un d’autre puissiez faire maintenant ! »

Le ton changea encore, cette fois adoptant une qualité plus douce, comme une résignation désespérée. Pourtant, il restait tendu par son inquiétude pour moi.

« Vite… avant qu’il ne soit trop tard ! »

J’ai essayé de ne pas y prêter attention ; j’essayai de briser la paralysie qui me figeait, et pour remplir ma résolution de foncer à son secours. Mais son murmure suivant me trouva encore inerte lié par les chaînes d’une horreur absolue.

« Carter — magnez-vous ! C’est inutile — vous devez partir — mieux vaut un seul que deux — la dalle — »

Une pause, quelques cliquetis de plus, puis la voix défaillante de Warren :

« Presque fini maintenant — ne rendez pas ça plus dur — couvrez ces maudites marches et sauvez votre vie — vous perdez du temps — au revoir, Carter — je ne vous reverrai plus. »

Là le chuchotement de Warren s’enfla en un cri ; un cri qui s’éleva graduellement jusqu’à un hurlement chargé d’une horreur éternelle :

« Maudites soient ces choses diaboliques — légions — Mon Dieu ! Cassez-vous ! Cassez-vous ! CASSEZ-VOUS ! »

Après, il y eut le silence. Je ne sais pas pendant combien de temps je suis resté ahuris, une éternité ; chuchotant, marmonnant, appelant, criant dans ce téléphone. Encore et encore durant tout ce temps interminable, je chuchotais et marmonnais, appelais, criais et hurlais « Warren ! Warren ! Répondez-moi… êtes-vous là ? »

Et là vint l’horreur qui dépasse toutes les autres — l’incroyable, l’impensable, presque l’indescriptible chose. J’ai dit qu’un temps infini avait semblé s’écouler depuis que Warren avait hurlé juste après son dernier avertissement désespéré, et que seuls mes propres cris rompaient le silence atroce. Mais au bout d’un moment, il y eut un cliquetis de plus dans le récepteur, et je tendis l’oreille pour écouter. J’appelai encore une fois, « Warren, est-ce vous ? » et en guise de réponse, j’entendis la chose qui apporta ce nuage au-dessus de mon esprit. Je n’essaie pas, messieurs, d’expliquer cette chose — cette voix — ni même de m'aventurer à la décrire en détail, puisque les premiers mots me firent perdre le sens des réalités et créèrent une amnésie qui s’étendit jusqu’à mon réveil à l’hôpital. Devrais-je dire que la voix était profonde ; creuse ; gélatineuse ; lointaine ; surnaturelle ; inhumaine ; désincarnée ? Que devrais-je dire ? C’était la fin de mon expérience, et c’est la fin de mon histoire. Je l’entendis, et ne connus plus rien d’autre — je l’entendis alors que j’étais assis, pétrifié dans ce cimetière inconnu au milieu de nulle part, parmi les pierres écroulées et les tombes effondrées, la végétation fétide et les vapeurs de miasmes — je l’entendis parfaitement depuis les plus secrètes profondeurs de cette épouvantable sépulture ouverte alors que je regardais les ombres amorphes et nécrophages danser sous une lune en déclin maudite.

Et voilà ce qu’elle disait :

« Pauvre fou, Warren est MORT ! »