Le Poème de la Sibérie
Revue Moderne52 (p. 242-244).
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VI

L’AGENT DU FISC


Le chaman, après avoir calmé la douleur d’Anhelli, laissa les pêcheurs et s’avança dans le désert.

Et la lune était encore haute quand ils entrèrent dans la cabane d’un vieillard qui salua le chaman comme un vieil ami : c’était un des confédérés de Bar… le dernier de tous.

Sa maison était ombragée par un large pommier et pleine de nids de colombes. Le grillon y murmurait sa chanson. Elle était isolée et tranquille.

Et le vieillard plaça devant ses hôtes une cruche d’étain, du pain et des pommes rouges ; puis il se mit, suivant son habitude, à parler des temps passés et de ceux qui étaient déjà morts.

Il ignorait qu’il y avait en Pologne de nouvelles générations, de nouveaux combattants et de nouveaux martyrs[1], et il ne voulait rien en savoir ; car il était un homme du passé.

Et il n’y avait en lui aucun souvenir, si ce n’est celui des choses qui lui étaient arrivées dans sa jeunesse ; mais il ne savait rien de la veille, et il ne pensait pas au lendemain.

Et il gagnait sa vie en récoltant ces vers que l’on appelle czerw[2], et avec le produit de cette récolte, il payait la redevance du tsar ; or, c’était précisément le jour de la perception.

En effet, à une heure avancée, l’agent du fisc s’arrêta devant la chaumière, et après avoir bu dans la cruche, il réclama son paiement.

Le vieillard se dépouilla de tout pour arriver à payer le montant de la somme et enrichir cet officier.

Et ayant tout pris, l’homme sortit de la maison en disant :

Tu as un pommier couvert de fruits, il faut que j’en prenne la dîme.

En disant cela, il ordonna à ses satellites de secouer le vieil arbre aux rameaux touffus : le chaman dit à Anhelli :

Va te mettre sous le pommier sans rien dire à ceux qui secouent l’arbre, afin que la puissance de Dieu se manifeste.

Anhelli alla donc se placer sous la grêle de pommes rouges et resta immobile.

Et voilà que le pommier se couvrit d’une grande lumière, et ses fruits se changèrent en étoiles : ils étaient éblouissants et ne tombaient plus.

Et les colombes endormies s’éveillèrent pensant que c’était déjà l’aube, et ayant lavé leurs ailes, elles prirent l’essor dans l’air empourpré.

Or, cette lumière épouvanta les serviteurs du fisc, si bien qu’ayant laissé toute la redevance, ils s’enfuirent pleins d’effroi, et, remontant en voiture, ils s’éloignèrent.

Et le chaman appela Anhelli et lui dit :

Allons-nous-en, car notre hôte nous demanderait en vertu de quel pouvoir nous avons fait ceci ; or, c’est un mystère, et le sens de ces étoiles est un mystère.

À ces mots, il s’entoura de ténèbres ainsi qu’Anhelli, et ils partirent.


Notes modifier

  1. Les martyrs de 1830.
  2. Cochenille.