Le Parc de Mansfield, ou les Trois cousines
Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome I et IIp. 201-216).


CHAPITRE XIII.

L’honorable Jean Yates, le nouvel ami de Thomas Bertram, n’avait pas beaucoup de titres de recommandation au-delà de ceux que lui donnaient son habitude du monde et de la dépense ; et comme il était le plus jeune fils d’un lord avec peu de fortune, sir Thomas aurait regardé probablement son introduction à Mansfield comme n’étant nullement désirable. Thomas Bertram avait fait sa connaissance à Weymouth, où ils avaient passé dix jours ensemble dans la même société ; et il l’avait invité à prendre la route de Mansfield aussitôt qu’il le pourrait. M. Yates vint plutôt qu’il n’avait compté le faire, parce qu’une très-grande partie qui s’était réunie dans la maison d’un autre ami, avait été rompue. Il s’agissait de jouer la comédie ; la pièce dans laquelle il avait un rôle à jouer, devait être représentée dans deux jours, lorsque la mort soudaine d’un proche parent de la famille, avait détruit le projet et dispersé les acteurs. Avoir été si près du bonheur et de la renommée, si près d’obtenir un long paragraphe dans les journaux, qui aurait immortalisé toute la société pour une année au moins, en vantant les représentations théâtrales d’Ecclesford, château du très-honorable lord Ravenshaw, dans le comté de Cornouailles, et perdre tout cela, c’était pour M. Yates un contre-temps si vif, qu’il ne pouvait parler d’autre chose. Ecclesford et son théâtre, les arrangemens, les habillemens, les répétitions étaient un sujet inépuisable pour lui, et sa seule consolation était de vanter le passé.

Heureusement pour lui, l’amour du théâtre et le goût pour jouer la comédie étaient si vifs parmi ses jeunes auditeurs, qu’ils prenaient le plus grand intérêt à ce qu’il disait à ce sujet ; et tous n’auraient pas hésité à essayer leur habilité s’ils en eussent trouvé l’occasion. « Parbleu, dit un jour Thomas Bertram, à la suite d’une conversation où M. Yates avait déploré de nouveau la perte de la représentation de la pièce que l’on avait apprise à Ecclesford, qui s’appelait les vœux d’un amant, il faut, Yates, que vous ayez un dédommagement. Nous pouvons construire un petit théâtre à Mansfield ; vous serez notre directeur. »

Quoique ce ne fût que la pensée du moment, elle ne finit point avec lui. L’inclination pour jouer la comédie était éveillée, et sur-tout dans le personnage qui était alors le maître de la maison, et qui avait assez de vivacité et de goût comique pour être très-propre à s’acquitter d’un emploi dans l’amusement proposé. Ses deux sœurs appuyèrent vivement son idée, et Henri Crawford, qui n’avait pas encore essayé ce genre de plaisir, en fut enchanté. « Faisons quelque chose, dit-il, quand bien même nous ne jouerions qu’une demi-pièce, qu’un acte, qu’une scène ? Qui nous arrête ? Ce n’est pas un théâtre ! qu’importe un théâtre ? Nous ne voulons que nous amuser. Le moindre appartement peut nous suffire. »

« Il faut que nous ayons un rideau, dit Thomas Bertram. Quelques aunes de toile nous suffiront. »

« Certainement, répondit M. Yates. Deux ou trois coulisses, une porte de fonds battante ; voilà tout ce qu’il faut. »

« Je crois que nous pouvons même nous contenter de moins, dit Maria. Nous devons adopter les vues de M. Crawford, et avoir pour objet l’exécution de la pièce et non le théâtre. Une grande partie de nos meilleures pièces peuvent se passer de décorations. »

« Allons ! dit Edmond qui commençait à s’alarmer de ce qu’il entendait ; ne faisons rien à demi. Si nous jouons la comédie, ayons un théâtre complet, avec parterre, loges, galeries ; jouons une pièce entière. Si nous ne surpassons pas Ecclesford, nous ne faisons rien de bon. »

« Ne soyez donc pas maussade, Edmond ! dit Julia ; personne n’aime plus le théâtre que vous, et n’irait plus volontiers voir une représentation. »

« Cela est vrai, pour une bonne et réelle représentation ; mais je ne ferais pas le moindre mouvement pour aller contempler les efforts de personnes qui n’ont point été élevées pour ce métier, et qui ont à lutter contre tous les désavantages de l’éducation et des bienséances. »

Après une courte pause, le même sujet fut continué et discuté avec toujours plus de vivacité ; la résolution de jouer une tragédie ou une comédie finit par être prise, malgré Edmond, qui était déterminé à empêcher que cela eût lieu, quoique sa mère entendît cette conversation, qui avait lieu à table, sans paraître la blâmer en rien.

Le même soir il eut occasion d’essayer ses forces. Maria, Julia, Henri Crawford et M. Yates étaient dans la salle de billard. Thomas en sortit pour venir dans le grand salon où Emond était pensif auprès du feu, pendant que lady Bertram était sur le sofa à peu de distance, et Fanny assise derrière elle arrangeant son ouvrage.

« Quel détestable billard nous avons ! dit Thomas ; je ne puis plus m’en servir. Mais je viens de m’assurer que l’appartement où il est placé est précisément ce qu’il faut pour y établir un théâtre ; la forme et la longueur sont ce qu’il nous faut. La chambre de mon père, qui y communique, sera une excellente chambre de répétition et de préparation. »

« Parlez-vous sérieusement, Thomas ? » dit Edmond à voix basse.

« Très-sérieusement, je vous assure. De quoi vous étonnez-vous ? »

« Je pense que ce sera très-mal agir : en général, ces comédies bourgeoises sont sujettes à quelques objections ; mais dans les circonstances où nous sommes, je crois que ce serait faire une chose déplacée ; ce serait montrer une grande indifférence pour mon père, absent comme il l’est, et exposé à des dangers. Ce serait être imprudent à l’égard de Maria, dont la situation est très-délicate en considérant tout ; on ne peut plus délicate. »

« Vous prenez la chose trop au sérieux : il semble que nous allions jouer la comédie trois fois par semaine jusqu’au retour de mon père, et inviter tout le pays ! Mais nous ne voulons qu’un amusement entre nous ; nous ne voulons ni spectateurs ni publicité. Nous pouvons choisir une pièce tout à fait convenable, et je ne vois pas qu’il y ait plus de danger à converser entre nous dans un langage élégant de quelque respectable auteur, que dans notre entretien ordinaire. Je ne me sens aucun scrupule ; et quant à l’absence de mon père, loin d’être une objection contre notre plan, elle est plutôt un motif pour l’exécuter. Le moment de son retour, qui approche, cause à ma mère une anxiété dont elle a besoin d’être distraite. Je suis certain qu’elle éprouve beaucoup d’anxiété. »

En disant ces mots, il se tourna vers sa mère, ainsi qu’Emond. Lady Bertram était enfoncée dans le coin du sofa, présentant l’image de la santé, de la richesse, du contentement et de la tranquillité. Elle cédait à un doux assoupissement, pendant que Fanny exécutait pour elle le peu de difficultés qu’il y avait dans son ouvrage.

Edmond sourit, et secoua la tête.

Thomas se jeta dans une chaise, en riant aux éclats. « Ma foi ! dit-il, il faut en convenir, ma mère, votre anxiété… J’ai trouvé là une expression malheureuse. »

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda lady Bertram en s’éveillant à demi.

« Ce n’est rien, rien du tout, madame, répondit Thomas ; et se retournant vers Edmond aussitôt que lady Bertram parût s’assoupir de nouveau : « Je maintiens, lui dit-il, que nous ne ferons en cela aucun mal. »

« Je ne puis être de votre opinion, Je suis convaincu que mon père blâmerait entièrement ce projet. »

« Et moi je suis convaincu du contraire. »

« Si vous êtes résolu à jouer la comédie, j’espère du moins que ce sera sans faire de dérangement, et sans construire un théâtre. Ce serait agir beaucoup trop librement dans la maison de mon père pendant son absence. »

« Je me charge de tout, dit Thomas d’un ton décidé. J’ai autant d’intérêt que vous à prendre soin de la maison de mon père. Ne pensez pas être le seul qui ayez du jugement ici. Ne joues pas, si vous n’aimez pas cet amusement ; mais ne vous attendez pas à empêcher les autres de prendre ce plaisir. »

« Ce n’est point mon intention. Quant à jouer moi-même, c’est ce que je refuse absolument. »

Thomas sortit de l’appartement ; et Edmond resta devant le feu, plongé dans ses réflexions et vivement contrarié.

Fanny, qui avait tout entendu, et qui avait les mêmes sentimens qu’Edmond, se hasarda à lui dire pour le consoler : « Peut-être ne pourront-ils pas trouver une pièce qui leur convienne ? Les goûts de votre frère et ceux de vos sœurs sont très-différens ! »

« Je n’espère rien, Fanny. S’ils persistent dans leur projet, ils trouveront quelque chose qui leur plaira. Je parlerai à mes sœurs, c’est tout ce que je puis faire. »

« Ma tante Norris sera peut-être de votre côté ? »

« Elle devrait l’être ; mais elle n’a aucune influence sur Thomas ni sur mes sœurs. Si je ne puis dissuader mes sœurs de ce projet, je laisserai les choses suivre leurs cours ; car les querelles de famille sont les plus grands des maux. »

Les sœurs d’Edmond reçurent ses observations le lendemain matin, avec autant d’impatience que Thomas. Leur mère, dirent-elles, ne faisait aucune objection contre leur plan, et elles n’avaient pas la moindre crainte de déplaire à leur père. Julia paraissait assez disposée à admettre que la position de Maria demandait une retenue particulière, tandis qu’elle, au contraire, avait toute sa liberté ; mais Maria considérait son engagement comme la mettant au-dessus de toute retenue, et la dispensant de consulter son père et sa mère dans cette affaire. Edmond avait peu d’espoir de réussir ; il persistait cependant encore dans ses instances, lorsqu’Henri Crawford entra dans l’appartement, arrivant du presbytère, et s’écria : « Il ne manque plus rien à notre théâtre, miss Bertram ! Ma sœur vous présente ses complimens ; elle espère qu’elle sera admise dans la troupe, et elle se trouvera heureuse d’accepter un rôle de quelque vieille duègne ou de quelque confidente soumise, dont vous ne voudrez pas. »

Maria jeta un coup-d’œil sur Edmond, comme pour lui dire : « Que répondez-vous à cela ? Avons-nous tort maintenant que Marie Crawford nous approuve ? » Edmond garda le silence, et avec toute l’ingénuité d’un amant, ne vit dans le message de miss Crawford que la complaisance avec laquelle elle secondait le projet de ses sœurs.

Le plan avançait vers son exécution. Toute opposition fut vaine ; et madame Norris, qui prévoyait qu’au milieu de ce fracas elle deviendrait de quelqu’importance, et y trouverait un prétexte pour venir se loger dans le château pendant le temps des représentations, fut tout à fait charmée de ce projet.