Traduction par É. Halpérine-Kaminsky.
La Femme d’un autreLibrairie Plon (p. 133-149).


LE MOUJIK MAREY

SOUVENIR DE SIBÉRIE




C’était le deuxième jour de Pâques. L’air était chaud, le ciel bleu, le soleil haut et radieux, mais dans mon âme il faisait sombre. J’errais derrière la caserne. Je regardais, en les comptant, les barrières qui fermaient le préau. — Depuis deux jours la prison était en fête, les forçats ne travaillaient pas. La plupart d’entre eux étaient ivres. Les chambrées retentissaient d’injures, de querelles et de chansons ordurières. On jouait aux cartes sur les lits de planches. Plusieurs hommes, battus jusqu’à la mort par leurs propres camarades pour avoir fait trop de tumulte, gisaient sur leurs lits. On les avait recouverts de leurs manteaux en attendant qu’ils reprissent connaissance. Plusieurs fois déjà les couteaux avaient été tirés.

Et cela durait depuis deux jours ! J’en étais malade. D’ailleurs, je n’ai jamais pu voir sans dégoût une foule ivre, surtout dans un tel lieu !

Pendant ces deux jours, l’autorité n’avait pas paru à la prison ; les perquisitions avaient été interrompues, on n’examinait plus si des bouteilles de vin n’étaient pas cachées sous les lits. Nos chefs comprenaient qu’il faut laisser « s’amuser », au moins une fois par an, même des forçats, que c’est le seul moyen d’éviter de pires excès.

Mais moi, la colère me prenait…

Je rencontrai le Polonais M…sky, un prisonnier politique. Il me jeta un regard désespéré ; ses yeux luisaient, ses lèvres frémissaient.

« Je hais ces brigands ! » me dit-il à demi-voix en serrant les dents, et il passa.

Je ne sais pourquoi, je rentrai aussitôt à la caserne, quoique je m’en fusse échappé comme un fou un quart d’heure auparavant, quand six hommes, six forts moujiks, s’étaient jetés tous à la fois sur un Tartare nommé Gazine pour le maintenir et le frapper. Ils l’avaient battu comme plâtre : de tels coups pourraient tuer un chameau. Mais le Tartare était un hercule, et on le frappait sans crainte. En rentrant, je l’aperçus dans un coin, étendu sur son lit, presque mort. On l’avait couvert d’un touloupe[1], et les forçats en passant auprès de lui faisaient silence et évitaient de le toucher. On était pourtant sûr que dès le lendemain matin il reviendrait à lui, « mais de tels coups, qui sait ? un homme peut en mourir !… »

Je me faufilai à ma place, en face d’une fenêtre grillagée ; je m’étendis sur le dos, mis mes mains sous ma tête et fermai les yeux. J’aimais cette position : un homme qui semble dormir est ordinairement respecté, et l’on peut ainsi rêver et méditer. Mais je n’étais pas tranquille. Mon cœur battait à coups précipités et j’avais encore dans les oreilles le mot de M…sky :

« Je hais ces brigands ! »

D’ailleurs, pourquoi décrirais-je mes impressions ? Maintenant encore, j’en rêve parfois, et je n’ai pas de plus terribles cauchemars. Peut-être aura-t-on observé que, jusqu’à ce jour, je n’ai presque jamais parlé de ma vie au bagne. Il y a dix ans[2] que j’ai écrit la Maison des Morts, sous le nom d’un personnage fictif : un condamné qui a tué sa femme. Et j’ajouterai à ce sujet que bien des personnes pensent et affirment encore que j’ai été exilé pour avoir assassiné ma femme…

Peu à peu pourtant je me calmai, et insensiblement je plongeai dans mes souvenirs. Pendant mes quatre ans de bagne, je n’ai cessé de songer à tout mon passé, et il me semble que j’y ai revécu, par le souvenir, toute ma vie morte. Les souvenirs se dressaient d’eux-mêmes devant moi. Je les évoquais rarement par un effort de volonté. Cela commençait d’un point quelconque, d’un petit trait à peine perceptible, et peu à peu cela prenait les proportions d’un grand tableau, et l’impression se fortifiait et se complétait. Et moi-même je m’y intéressais, ajoutant de nouveaux traits à des événements depuis longtemps accomplis, les corrigeant et les arrangeant sans cesse. C’était mon seul plaisir.

Cette fois-ci, ce fut un insignifiant incident de ma première enfance qui me revint à la mémoire, du temps lointain où j’avais neuf ans. Je croyais bien l’avoir oublié. Mais, à cette époque, c’étaient surtout les souvenirs de ma première enfance que j’aimais à me rappeler.

Notre village, un mois d’août. Un jour sec et clair, un peu froid ; du vent. L’été touchait à sa fin, et nous devions bientôt partir pour Moscou : il allait bientôt falloir, durant tout un hiver, s’ennuyer à étudier le français…

Que je regrettais de quitter la campagne !

Je me rendis derrière la grange, je descendis dans le fossé et je montai au losk. (On appelait ainsi chez nous une épaisse futaie située de l’autre côté du fossé, jusqu’à la lisière d’un petit bois.)

Et voilà que j’entre au plus épais des arbustes, et j’entends à quelque distance de là, à une trentaine de pas peut-être, dans le champ, un moujik qui laboure la terre. Je sais qu’il laboure sur le penchant d’une colline et que le cheval doit avoir bien de la peine. De temps en temps j’entends le cri : Hue ! hue ! Je connais presque tous nos moujiks, mais je ne sais pas lequel laboure en ce moment, et, d’ailleurs, ça m’est égal. Je suis tout absorbé par mon occupation : moi aussi je travaille !

Je me taille une cravache en bois de noyer pour battre les grenouilles. Les baguettes de noyer sont si jolies et si flexibles ! C’est bien autre chose que des baguettes de pin ! Les scarabées et les hannetons m’intéressent aussi : j’en fais collection et j’en ai de « très-bien habillés ». J’aime aussi les petits lézards, si vifs, d’un si beau rouge jaunâtre, avec de petites taches. Mais j’ai peur des petits serpents. Heureusement que les serpents sont plus rares que les lézards. Il y a peu de champignons dans la futaie : c’est sous les pins qu’ils foisonnent ! Aussi, je vais y aller… Je n’aime rien tant au monde que la forêt avec ses champignons, ses fruits sauvages, ses scarabées, ses petits oiseaux, ses hérissons, ses écureuils et cette douce odeur mouillée des feuilles pourries !

Encore à cette heure où j’écris, je sens cette odeur de notre pin de la campagne. Ces impressions durent toute la vie.

Tout à coup, au milieu du plus profond silence, j’entends distinctement et clairement ce cri :

« Au loup ! au loup ! »

Je pousse un cri de terreur ; hors de moi, épouvanté, et, toujours criant, je cours droit vers le moujik en train de labourer.

C’était notre moujik Marey. Ce nom existe-t-il ? Du moins tout le monde l’appelait ainsi ; un moujik d’une cinquantaine d’années, fort, haut de taille, avec beaucoup de poils blancs dans sa grande barbe d’un blond sombre. Je le connaissais bien, mais jusqu’alors il ne m’était guère arrivé de lui parler.

Il arrêta son petit cheval en m’entendant crier. Je fus bientôt près de lui et m’accrochai d’une main à sa manche et de l’autre à la charrue. Il remarqua ma terreur.

— Le loup ! m’écriai-je tout suffoquant.

Il leva vivement la tête et regarda instinctivement autour de lui, me croyant réellement poursuivi.

— Où donc ?

— On a crié… Quelqu’un vient de crier : Au loup ! balbutiai-je.

— Qu’as-tu ? qu’as-tu ? quel loup ? Tu t’es trompé ! Oh ! mais… Quel loup peut-il y avoir ici ? dit-il en adoucissant sa voix pour me rassurer.

Mais je tremblais toujours et m’accrochais plus fortement à son cafetan. Je devais être très-pâle. Il me regardait avec sollicitude et paraissait inquiet de me voir dans cet état.

— Ah ! comme il a peur ! Ah iaïe ! dit-il en hochant la tête. Allons, mon enfant ! Allons, petit !

Il me caressa la joue.

— Calme-toi donc ! le Christ ne t’abandonne pas. Fais le signe de la croix.

Mais je ne pouvais faire le signe de la croix ! Les coins de mes lèvres tremblaient, et c’était ce qui paraissait l’intriguer le plus.

Il étendit doucement son doigt épais tout terreux, avec un ongle tout noir, et toucha légèrement mes lèvres.

— Vois-tu !… Ah iaïe !

Il eut un long sourire presque maternel.

— Mon Dieu ! mais qu’est-ce que c’est ? Vois-tu !…

Je compris enfin qu’il n’y avait pas de loup, et que le cri que j’avais entendu était une illusion de l’ouïe. (J’avais déjà plus d’une fois entendu des cris analogues. Plus tard, ces hallucinations passèrent avec l’enfance.)

— Eh bien ! je m’en vais, dis-je en le regardant d’un air interrogatif et timide.

— Oui, va. Je te regarderai partir. Je ne te laisserai pas prendre par le loup, ajouta-t-il avec son étrange sourire maternel. Que le Christ soit avec toi ! Va.

Il fit le signe de la croix sur moi et se signa lui-même.

Je partis, en me retournant tous les dix pas, et tant que je marchai, Marey resta immobile auprès de son cheval, me regardant comme il l’avait dit et me faisant signe de la tête quand je me retournais.

J’avais un peu honte de ma peur, je l’avoue. Pourtant elle n’était pas tout à fait passée. Elle ne cessa complétement qu’au moment où j’atteignis l’autre versant du fossé, tout près du premier bâtiment. Là, notre chien de garde Voltchok[3] vint en courant vers moi. Avec Voltchok, j’étais tout à fait rassuré. Alors je me retournai pour la dernière fois vers Marey. Je ne pouvais plus distinguer son visage, mais je devinais qu’il continuait à me sourire tendrement tout en hochant la tête. Je lui fis un signe de la main, il me répondit de même et fouetta son cheval.

J’entendis encore dans le lointain : Hue ! hue ! et le petit cheval se remit à tirer la charrue…

D’où m’était venu ce souvenir ? Qui le sait ? Les détails avaient une étonnante précision. Je me dressai sur mon lit de planches, et je me rappelle avoir longtemps gardé sur mon visage le sourire des doux souvenirs. Et un moment encore, je voulus poursuivre cette trace laissée dans ma mémoire par cette heure de mon enfance.

En quittant Marey, je me gardai bien de raconter à personne mon « aventure ». Et quelle aventure ! D’ailleurs, j’oubliai bientôt Marey. Souvent par la suite je le rencontrai, mais sans essayer de lui parler ni du loup, ni de rien du tout…

Et tout à coup, maintenant, vingt ans après, en Sibérie, je me rappelais cette rencontre avec une singulière netteté, jusqu’au dernier trait.

C’est, sans doute, qu’elle s’était gravée d’elle-même dans mon âme, et si je me la suis rappelée à cette heure, c’est qu’il le fallait à cette heure… Et je revoyais ce sourire tendre et maternel d’un pauvre moujik serf, ses signes de croix, son hochement de tête, son : « Comme il a eu peur, le petit ! » Et surtout ce doigt épais, terreux, dont il avait avec une timide tendresse et si doucement touché mes lèvres tremblantes ! Certes, tout le monde est disposé à rassurer un enfant. Mais là, dans cette rencontre isolée, il était arrivé quelque chose de bien différent. J’aurais été son propre fils, qu’il n’aurait pu me regarder d’un air meilleur et plus affectueux. Et qui l’y obligeait ? Il était notre serf, et moi, — tout de même ! — j’étais son petit maître. Personne ne pouvait savoir combien il avait été bon pour moi ! Il n’y avait pas là de quoi le récompenser ! Peut-être aimait-il les petits enfants : c’est possible. En tout cas, la rencontre était isolée, dans un champ vide, et Dieu seul a pu voir d’en haut de quel profond sentiment de tendresse humaine, de quelle fine et presque féminine tendresse était rempli le cœur d’un moujik russe asservi, grossier et sauvage, et qui ne savait pas alors qu’il serait bientôt libéré.

En me levant de mon lit de planches, je jetai un coup d’œil autour de moi, et je sentis tout à coup que je pouvais maintenant regarder ces malheureux tout autrement que je l’avais fait quelques minutes auparavant ; par une sorte de miracle, la haine et la colère avaient complétement disparu de mon cœur. Je fis quelques pas en examinant les visages que je rencontrai. « Celui-ci, pensai-je, ce moujik tout rasé, ce paria ivre qui gueule sa chanson d’une voix enrouée, peut-être est-ce Marey ! Et si je pouvais fouiller dans son cœur… »

Dans la soirée, je rencontrai encore M…sky et je le plaignis.

Il n’avait aucun Marey dans ses souvenirs, et sa pensée était toute naturelle : « Je hais ces brigands ! »

Et puis, ces Polonais avaient souffert bien plus que nous.

  1. Manteau en peau de mouton.
  2. Dostoïevsky écrivait ceci en 1876.
  3. Petit loup.