Le Duc de l’Omelette

Traduction par Félix Rabbe.
Derniers ContesAlbert Savine (p. 13-21).


LE DUC DE L’OMELETTE



« Il arriva enfin dans un climat plus frais. »
Cowper.


Keats est mort d’une critique. Qui donc mourut de l’Andromaque[1] ? Âmes pusillanimes ! De l’Omelette mourut d’un ortolan. L’histoire en est brève[2]. Assiste-moi, Esprit d’Apicius !

Une cage d’or apporta le petit vagabond ailé, indolent, languissant, énamouré, du lointain Pérou, sa demeure, à la Chaussée d’Antin. De la part de sa royale maîtresse la Bellissima, six Pairs de l’Empire apportèrent au duc de l’Omelette l’heureux oiseau.

Ce soir-là, le duc va souper seul. Dans le secret de son cabinet, il repose languissamment sur cette ottomane pour laquelle il a sacrifié sa loyauté en enchérissant sur son roi, — la fameuse ottomane de Cadet.

Il ensevelit sa tête dans le coussin. L’horloge sonne ! Incapable de réprimer ses sentiments, Sa Grâce avale une olive. Au même moment, la porte s’ouvre doucement au son d’une suave musique, et !… le plus délicat des oiseaux se trouve en face du plus énamouré des hommes ! Mais quel malaise inexprimable jette soudain son ombre sur le visage du Duc ? — « Horreur ! — Chien ! Baptiste ! — l’oiseau ! ah, bon Dieu ! cet oiseau modeste que tu as déshabillé de ses plumes, et que tu as servi sans papier ! »

Inutile d’en dire davantage — Le Duc expire dans le paroxisme du dégoût.

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« Ha ! ha ! ha ! » dit sa Grâce le troisième jour après son décès.

« Hé ! hé ! hé ! » répliqua tout doucement le Diable en se renversant avec un air de hauteur.

« Non, vraiment, vous n’êtes pas sérieux ! » riposta De l’Omelette. « J’ai péché — c’est vrai — mais, mon bon monsieur, considérez la chose ! — Vous n’avez pas sans doute l’intention de mettre actuellement à exécution de si… de si barbares menaces. »

« Pourquoi pas ? » dit sa Majesté — « Allons, monsieur, déshabillez-vous. »

« Me déshabiller ? — Ce serait vraiment du joli, ma foi ! — Non, monsieur, je ne me déshabillerai pas. Qui êtes-vous, je vous prie, pour que moi, Duc de l’Omelette, Prince de Foie-gras, qui viens d’atteindre ma majorité, moi, l’auteur de la Mazurkiade, et Membre de l’Académie, je doive me dévêtir à votre ordre des plus suaves pantalons qu’ait jamais confectionnés Bourdon, de la plus délicieuse robe de chambre qu’ait jamais composée Rombert — pour ne rien dire de ma chevelure qu’il faudrait dépouiller de ses papillottes, ni de la peine que j’aurais à ôter mes gants ? »

« Qui je suis ? » dit sa Majesté. — « Ah ! vraiment ! Je suis Baal-Zebub, prince de la Mouche. Je viens à l’instant de te tirer d’un cercueil en bois de rose incrusté d’ivoire. Tu étais bien curieusement embaumé, et étiqueté comme un effet de commerce. C’est Bélial qui t’a envoyé — Bélial, mon Inspecteur des Cimetières. Les pantalons, que tu prétends confectionnés par Bourdon, sont une excellente paire de caleçons de toile, et ta robe de chambre est un linceul d’assez belle dimension. »

« Monsieur ! » répliqua le Duc, « je ne me laisserai pas insulter impunément ! — Monsieur ! à la première occasion je me vengerai de cet outrage ! — Monsieur ! vous entendrez parler de moi ! En attendant au revoir ! » — et le Duc en s’inclinant allait prendre congé de sa Satanique Majesté, quand il fut arrêté au passage par un valet de chambre qui le fit rétrograder. Là-dessus, sa Grâce se frotta les yeux, bailla, haussa les épaules, et réfléchit. Après avoir constaté avec satisfaction son identité, elle jeta un coup d’œil sur son entourage.

L’appartement était superbe. De l’Omelette ne put s’empêcher de déclarer qu’il était bien comme il faut. Ce n’était ni sa longueur, ni sa largeur — mais sa hauteur ! — ah ! c’était quelque chose d’effrayant ! — Il n’y avait pas de plafond — pas l’ombre d’un plafond — mais une masse épaisse de nuages couleur de feu qui tournoyaient. Pendant que sa Grâce regardait en l’air, la tête lui tourna. D’en haut pendait une chaîne d’un métal inconnu, rouge-sang, dont l’extrémité supérieure se perdait, comme la ville de Boston, parmi les nues. À son extrémité inférieure, se balançait un large fanal. Le Duc le prit pour un rubis ; mais ce rubis versait une lumière si intense, si immobile, si terrible ! une lumière telle que la Perse n’en avait jamais adoré — que le Guèbre n’en avait jamais imaginé — que le Musulman n’en avait jamais rêvé — quand, saturé d’opium, il se dirigeait en chancelant vers son lit de pavots, s’étendait le dos sur les fleurs, et la face tournée vers le Dieu Apollon. Le Duc murmura un léger juron, décidément approbateur.

Les coins de la chambre s’arrondissaient en niches. Trois de ces niches étaient remplies par des statues de proportions gigantesques.. Grecques par leur beauté, Égyptiennes par leur difformité, elles formaient un ensemble bien français. Dans la quatrième niche, la statue était voilée ; elle n’était pas colossale. Elle avait une cheville effilée, des sandales aux pieds. De l’Omelette mit sa main sur son cœur, ferma les yeux, les leva, et poussa du coude sa Majesté Satanique — en rougissant.

Mais les peintures ! — Cypris ! Astarté ! Astoreth ! elles étaient mille et toujours la même ! Et Raphaël les avait vues ! Oui, Raphaël avait passé par là ; car n’avait-il pas peint la… ? et par conséquent n’était-il pas damné ? — Les peintures ! Les peintures ! Ô luxure ! Ô amour ! — Qui donc, à la vue de ces beautés défendues, pourrait avoir des yeux pour les délicates devises des cadres d’or qui étoilaient les murs d’hyacinthe et de porphyre ?

Mais le Duc sent défaillir son cœur. Ce n’est pas, comme on pourrait le supposer, la magnificence qui lui donne le vertige ; il n’est point ivre des exhalaisons extatiques de ces innombrables encensoirs. Il est vrai que tout cela lui a donné à penser — mais ! Le Duc de l’Omelette est frappé de terreur ; car, à travers la lugubre perspective que lui ouvre une seule fenêtre sans rideaux, là ! flamboie la lueur du plus spectral de tous les feux !

Le pauvre Duc ! Il ne put s’empêcher de reconnaître que les glorieuses, voluptueuses et éternelles mélodies qui envahissaient la salle, transformées en passant à travers l’alchimie de la fenêtre enchantée, n’étaient que les plaintes et les hurlements des désespérés et des damnés ! Et là ! oui, là ! sur cette ottomane ! — qui donc pouvait-ce être ? — lui, le petit-maitre — non, la Divinité ! — assise et comme sculptée dans le marbre, et qui sourit avec sa figure pâle si amèrement !

Mais il faut agir — c’est-à-dire, un Français ne perd jamais complètement la tête. Et puis, sa Grâce avait horreur des scènes. De l’Omelette redevient lui-même. Il y avait sur une table plusieurs fleurets et quelques épées. Le Duc a étudié l’escrime sous B..... — Il avait tué ses six hommes. Le voilà sauvé. Il mesure deux épées, et avec une grâce inimitable, il offre le choix à sa Majesté. — Horreur ! sa Majesté ne fait pas d’armes !

Mais elle joue ? Quelle heureuse idée ! Sa Grâce a toujours une excellente mémoire. Il a étudié à fond le « Diable » de l’abbé Gaultier. Or il y est dit « que le Diable n’ose pas refuser une partie d’écarté. »

Oui, mais les chances ! les chances ! — Désespérées, sans doute ; mais à peine plus désespérées que le Duc. Et puis, n’était-il pas dans le secret ? N’avait-il pas écrémé le père Le Brun ? N’était-il pas membre du Club Vingt-un ? « Si je perds, se dit-il, je serai deux fois perdu — je serai deux fois damné — voilà tout ! (Ici sa Grâce haussa les épaules). Si je gagne, je retournerai à mes ortolans — que les cartes soient préparées ! »

Sa Grâce était tout soin, tout attention — sa Majesté tout abandon. À les voir, on les eût pris pour François et Charles. Sa Grâce ne pensait qu’à son jeu ; sa Majesté ne pensait pas du tout. Elle battit ; le Duc coupa.

Les cartes sont données. L’atout est tourné ; — c’est — c’est — le Roi ! Non — c’était la Reine. Sa Majesté maudit son costume masculin. De l’Omelette mit sa main sur son cœur.

Ils jouent. Le Duc compte. Il n’est pas à son aise. Sa Majesté compte lourdement, sourit et prend un coup de vin. Le Duc escamote une carte.

« C’est à vous à faire », dit sa Majesté, coupant. Sa Grâce s’incline, donne les cartes et se lève de table en présentant le Roi.

Sa Majesté parut chagrinée.

Si Alexandre n’avait pas été Alexandre, il eût voulu être Diogène. Le Duc, en prenant congé de son adversaire, lui assura « que s’il n’avait pas été De l’Omelette, il eût volontiers consenti à être le Diable. »

  1. L’acteur Montfleury. L’auteur du Parnasse réformé le fait ainsi parler dans l’Enfer : « l’homme donc qui voudrait savoir ce dont je suis mort, qu’il ne demande pas si ce fut de fièvre ou de podagre ou d’autre chose, mais qu’il entende que ce fut de l’Andromaque. » (J. Guéret, 1668) Montfleury jouait le rôle d’Oreste dans la tragédie d’Andromaque lorsqu’il tomba malade et mourut en quelques jours.
  2. Les mots écrits en italiques se trouvent en français dans le texte de Poe.