Traduction par Madame B. J. Lowe.
Librairie Plon (p. 81-91).


VI

REMARQUABLE INCIDENT DU DOCTEUR LANYON


Le temps passait, on avait offert plusieurs mille livres de récompense pour la capture de M. Hyde ; car la mort de sir Danvers avait été ressentie comme une calamité publique ; mais il était à l’abri de l’atteinte de la police ; il s’était éclipsé comme s’il n’eût jamais existé. Beaucoup de son passé fut mis à jour, toutes choses peu honorables ; on racontait des histoires de cruauté qu’avait commises cet homme, cet homme à la fois endurci et violent, des histoires de son existence vile et basse, de ses étranges associations, et de la haine qui semblait avoir entouré sa carrière. Mais de son présent lieu de refuge, pas un mot. Depuis le moment où il était sorti de la maison dans Soho, le matin du meurtre, il s’était simplement évanoui. Et graduellement, avec le temps, M. Utterson se remit de son alerte et se sentit plus à l’aise. À son point de vue, la mort de sir Danvers était plus que compensée par la disparition de M. Hyde. Maintenant que la mauvaise influence était éloignée, le docteur Jekyll commençait une nouvelle vie ; il sortit de sa réclusion, renouvela ses relations avec ses amis, devint une fois de plus leur amphytrion et leur hôte familier.

Très renommé pour sa charité, il n’était pas moins remarqué maintenant pour sa religion ; il avait beaucoup à faire, sortait beaucoup, son visage était plus ouvert et rayonnait de la joie intérieure d’une conscience satisfaite ; et pendant plus de deux mois le docteur connut la paix.

Le huit janvier, Utterson avait dîné chez le docteur, en petit comité ; Lanyon était là, et les regards de leur hôte allaient de l’un à l’autre de ses amis, comme autrefois, quand ils formaient un trio d’amis inséparables. Le douze et le quinze de ce même mois, la porte fut fermée pour l’avocat. Le docteur était renfermé à la maison, disait Poole, et il ne voyait personne. Le quinze, il essaya encore et l’admission lui fut de nouveau refusée. Ayant eu l’habitude, pendant les derniers deux mois, de voir son ami presque tous les jours, ce retour à la solitude lui pesa. Le cinquième soir, Guest dîna avec lui, et le sixième, il alla voir le docteur Lanyon.

Là au moins on ne lui refusa pas l’entrée de la maison ; mais, à première vue, il fut frappé du changement qui s’était opéré dans l’apparence du docteur. Son arrêt de mort se lisait visiblement sur sa figure. L’homme à la face rubiconde avait pâli, sa chair était flasque, il était certainement plus chauve et plus vieux ; mais ce ne fut cependant pas à ces détails d’une ruine physique que s’arrêtaient les réflexions de l’avocat ; il remarqua l’étrangeté du regard de son ami, et les manières qui semblaient indiquer quelque terreur profondément enracinée dans son esprit. On ne pouvait supposer que le docteur craignît la mort ; toutefois ce fut la première pensée de Utterson. « Oui, » se disait-il, « il est médecin, il doit connaître son état, ses jours sont comptés, et cette certitude est cause de ses souffrances. » Malgré cela, quand Utterson fit une remarque sur sa mauvaise mine, ce fut avec une grande fermeté que Lanyon se déclara un homme perdu :

« J’ai été frappé, » dit-il, « et jamais je n’en reviendrai. Ce n’est une question que de quelques semaines. Enfin ! la vie m’a été agréable, je l’aimais ; oui, mon ami, je l’aimais. Quelquefois je pense que si l’on pouvait tout savoir on serait plus content de partir. »

« Jekyll aussi est malade, » observa Utterson. « L’avez-vous vu ? »

Le visage de Lanyon changea ; il étendit une main tremblante : « Je ne voudrais plus voir ou entendre parler du docteur Jekyll, » dit-il d’une voix forte et tremblante à la fois ; « il m’est tout à fait indifférent à présent, et je vous prie de m’épargner toute allusion à une personne que je regarde comme morte. »

« Voyons, voyons, » dit M. Utterson ; et après une longue pause : « Puis-je être bon à quelque chose ? » demanda-t-il. « Nous sommes trois vieux amis, Lanyon, nous ne vivrons plus assez longtemps pour en faire d’autres. »

« Il n’y a rien à faire, » répliqua Lanyon ; « demandez-le à lui-même. »

« Il ne veut pas me voir, » dit l’avocat.

« Cela ne me surprend pas, » fut la réponse. « Un jour, Utterson, après ma mort vous arriverez peut-être à connaître le pour et le contre de tout ceci ; je ne puis vous le dire. Et maintenant si vous pouvez rester et causer d’autre chose, pour l’amour de Dieu, faites-le ; mais si vous ne pouvez vous empêcher de revenir à ce sujet maudit, eh bien ! je vous en prie, allez-vous-en ; car je ne pourrais le supporter. »

En arrivant chez lui, Utterson s’assit et écrivit à Jekyll ; se plaignant de son exclusion de la maison, et demandant la cause de cette rupture malheureuse avec Lanyon ; le jour suivant lui apporta une longue réponse, rédigée en termes très souvent pathétiques, et souvent d’un style sombre et mystérieux. La querelle avec Lanyon était irrémédiable. « Je ne blâme point notre vieil ami, » écrivait Jekyll ; « mais je partage son opinion ; nous ne devons plus nous rencontrer jamais. Je me suis décidé à mener dorénavant une vie de réclusion extrême ; ne soyez pas surpris et ne doutez pas de mon amitié, si ma porte est souvent fermée, même pour vous. Laissez-moi parcourir ma route ténébreuse. J’ai amené sur ma tête une punition et une calamité que je ne puis expliquer ; si je suis le premier des pécheurs, je suis aussi le premier des damnés. Je n’eus jamais cru qu’il y eût un coin dans le monde pour des souffrances et des terreurs si inexplicables ; vous ne pouvez faire qu’une chose pour alléger ma destinée, Utterson : c’est de respecter mon silence. »

Utterson fut ahuri ; la sombre influence de Hyde était détournée, le docteur était revenu à ses anciennes amitiés, retourné à ses anciens travaux ; huit jours auparavant l’avenir souriait avec toutes les promesses d’une vieillesse heureuse et honorée, et il n’avait fallu qu’un moment pour que ses amitiés, sa tranquillité d’esprit et tout ce qui constituait le cours de sa vie régulière fussent engloutis. Un changement si grand et si imprévu indiquait la folie, mais si on considérait les paroles et les manières du docteur Lanyon, on devinait qu’il devait y avoir des causes plus graves.

Huit jours après, le docteur Lanyon se mit au lit ; en moins de quinze jours il était mort ; le soir de l’enterrement, auquel il avait assisté et avait été tristement affecté, Utterson s’enferma à clef dans son cabinet, il s’assit, et là, à la lueur mélancolique d’une bougie, il posa devant lui une enveloppe scellée et adressée par les mains de son ami défunt ; la suscription portait ces mots : « Confidentiel, ne devant être lu que par J.-G. Utterson ; seulement, en cas que le décès dudit Utterson précédât la lecture de ce document, il devra être détruit sans être lu. » L’avocat appréhendait cette lecture. « J’ai enterré un ami aujourd’hui, » pensait-il, « si ceci allait m’en coûter un autre ! » Alors il condamna ses hésitations comme une trahison, et brisa le cachet. En dedans il trouva une autre enveloppe, scellée aussi ; la suscription de celle-ci recommandait de ne l’ouvrir qu’après la mort ou la disparition du docteur Jekyll.

Utterson ne pouvait en croire ses yeux. Oui, il y avait disparition ; ici encore, comme dans le testament insensé qu’il avait depuis longtemps restitué à son auteur, l’idée d’une disparition était mêlée au nom du docteur Henry Jekyll. Dans le testament, cette idée était issue de la sinistre suggestion de cet individu Hyde ; et elle avait été mise là dans un but qui n’était que trop évident et horrible. Mais écrite par la main de Lanyon que pouvait-elle signifier ? Une grande curiosité envahit le dépositaire, une grande envie d’aller contre l’interdiction et de plonger d’un seul coup au fond du mystère le saisit ; mais l’honneur professionnel, et la foi à son ami mort, lui imposaient de strictes obligations ; il ensevelit donc le paquet dans le coin le plus profond de son coffre-fort.

On peut mortifier sa curiosité, mais c’est autre chose de s’en rendre le maître ; et il est douteux qu’à partir de ce jour Utterson désirât la société de son ami Jekyll avec autant d’ardeur. Son amitié pour lui était toujours aussi vive, mais ses idées étaient troublées et craintives. Il est vrai qu’il alla pour le voir, mais peut-être éprouva-t-il un soulagement, quand on refusa de le recevoir ; peut-être, au fond, préférait-il s’entretenir avec Poole à l’entrée de la porte, entouré de l’air et des sons de la ville, à ciel découvert, que d’entrer dans cette maison de captivité volontaire, de s’y asseoir et d’y converser avec son reclus insondable. Il est vrai que Poole n’avait pas de nouvelles bien agréables à communiquer ; apparemment le docteur était plus que jamais confiné dans son cabinet au-dessus du laboratoire, il y couchait même, de temps en temps ; il était triste et silencieux, il ne lisait pas ; on eût dit qu’il était tourmenté par quelque peine secrète. Utterson s’habitua tellement à entendre ces mêmes rapports que peu à peu il espaça de plus en plus ses visites.