Le Bhâgavata Purâna/Livre IV/Chapitre 9

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CHAPITRE IX.

HISTOIRE DE DHRUVA.


1. Mâitrêya dit : Ainsi délivrés de leurs craintes, les Dieux, après s’être inclinés devant celui dont la puissance est immense, se retirèrent dans le ciel. Alors le Dieu qui a mille têtes se rendit avec Garutmat à la forêt de Madhu pour voir son serviteur.

2. Aussitôt l’enfant, avec sa pensée rendue plus pénétrante par la pratique du Yoga, ayant reconnu que la lumière qui étincelait comme l’éclair au centre du lotus de son cœur, venait de s’évanouir, vit hors de lui le Dieu resplendissant du même éclat.

3. Troublé par cette apparition, Dhruva se prosternant à terre devant le Dieu, l’adora comme s’il eût voulu le boire de ses regards, le baiser du visage, le serrer dans ses bras.

4. Hari qui résidait dans son cœur, comme il réside au sein de tous les êtres, voyant qu’il voulait parler, mais que les paroles lui manquaient, lui toucha la joue, dans sa miséricorde, avec sa conque que forment les Vêdas, pendant que l’enfant se tenait devant lui les mains jointes en signe de respect.

5. Alors, en possession de la parole divine, reconnaissant avec certitude l’Être suprême et son âme, l’enfant, qui devait avoir un jour une demeure stable, célébra lentement et avec dévotion celui dont la gloire est répandue au loin.

6. Dhruva dit : Ô toi qui, pénétrant dans mon sein, as éveillé, par ta splendeur, la parole qui sommeillait en moi, ainsi que les organes des mains, des pieds, de l’ouïe et de la peau ; toi qui possèdes toutes les forces, adoration à toi, ô Bhagavat, qui es l’Esprit !

7. Ô Dieu unique ! c’est après avoir créé avec ta propre énergie, que l’on nomme Mâyâ et dont les qualités sont innombrables, cet univers qui se compose de la réunion de l’Intelligence et des autres principes ; c’est après avoir pénétré» en tant qu’Esprit, les qualités de Mâyâ, qui n’ont pas de réalité, que tu parais multiple, comme le feu quand il brûle dans des fragments de bois distincts.

8. C’est avec la science que tu lui as donnée, Seigneur, que Brahmâ, se réfugiant auprès de toi, a contemplé cet univers, comme ferait un homme qui sort d’un profond sommeil ; comment pourrait-il, connaissant ce que tu as fait pour lui, ô toi qui es l’ami des malheureux, oublier tes pieds, cet asile de ceux qui sont sauvés ?

9. Certes, ils ont l’esprit égaré par l’Illusion dont tu t’enveloppes, ceux qui, te regardant, ô toi qui affranchis de la naissance et de la mort, comme l’arbre qui donne tout ce qu’on désire, t’adorent pour autre chose [que pour toi], puisqu’ils aspirent à un bonheur sensuel, fait seulement pour un cadavre, et qui existe même dans l’Enfer.

10. La délivrance finale, que les hommes obtiennent en méditant sur le lotus de tes pieds, ou en écoutant le récit de tes naissances, ne se trouve pas, même au sein de Brahma, qui repose dans sa propre grandeur. Comment y parviendraient-ils donc ceux que le glaive de Yama renverse de leur char brisé ?

11. Puissé-je, ô Dieu infini, jouir de la société de ces grands personnages au cœur pur qui te témoignent, incessamment leur dévotion, afin qu’enivré par le divin breuvage du récit de tes qualités, je franchisse promptement le redoutable Océan de l’existence, plein d’innombrables misères !

12. Ils oublient complètement ce corps mortel qui nous est si cher, ô Seigneur, ainsi que tout ce qui s’y rattache, femme, fils, parents, maisons, richesses, ils oublient tout cela, ceux qui aiment la société des hommes dont le cœur est ravi par le parfum du lotus de tes pieds, ô toi dont le nombril a produit un lotus,

13. Ta forme solide, qui se compose de la réunion des hommes, des Dâityas, des Dêvas, des reptiles, des oiseaux, des arbres et des quadrupèdes ; cette forme dont les attributs existent et n’existent pas [pour nos organes], et qui est le produit varié de l’Intelligence et des autres principes ; cette forme, ô Être suprême et incréé, [c’est la seule que je connaisse,] je ne vois pas celle qui lui est supérieure et que le langage ne peut décrire.

14. Cet Être qui, à la fin de chaque Kalpa, renfermant dans son sein l’univers, dort, ramenant à lui son regard, sur la couche du serpent Ânanta son ami ; cet Être dont le nombril, semblable à l’Océan, a produit le lotus doré des mondes, au centre duquel paraît l’éclatant Brahmâ ; cet Être qui est Bhagavat, je m’incline devant lui.

15. Toi qui es perpétuellement libre, qui es parfaitement pur et savant, qui es l’Esprit, qui es immuable, qui es le Purucha primitif, qui es le Bienheureux et le maître souverain des trois qualités, tu es distinct [de l’âme individuelle], puisque, de ton regard qui ne se repose jamais, tu vois les divers états de l’intelligence, toi qui, en tant que Dieu conservateur, es le Chef du sacrifice.

16. Ce Brahma au sein duquel ne cessent d’apparaître les diverses énergies de la science et des autres facultés, en suivant un ordre contraire [à celui de leur absorption], ce Brahma duquel sort l’univers, qui est unique, infini, primitif, inaltérable, essentiellement heureux, c’est auprès de lui que je cherche un asile.

17. Sans doute le lotus de tes pieds, ô toi qui as pour forme ce que l’homme désire le plus, est la véritable bénédiction de la bénédiction même, pour celui qui te rend ainsi un culte [désintéressé] : et cependant, Seigneur, Bhagavat protège les malheureux comme moi, avec l’empressement inquiet de la bienveillance, de même qu’une vache veille sur son jeune veau.

18. Mâitrêya dit : Célébré de cette manière par cet enfant sage et dont les pensées étaient justes, Bhagavat, qui est attaché à ses serviteurs, lui répondit ainsi en l’approuvant.

19. Bhagavat dit : Je connais, fils de roi, le dessein que tu as conçu dans ton cœur ; je t’en accorde le succès, enfant vertueux, quoiqu’il soit difficile à obtenir, et puisse le bonheur être avec toi !

20. Je t’accorde un lieu qui n’a jamais été occupé par personne, vertueux enfant, un lieu éclatant de splendeur, dont le sol est ferme, où est placé le cercle des lumières célestes, des planètes, des constellations et des étoiles, qui tournent tout autour, comme les bœufs [qui foulent le grain], autour de leur poteau, et qui subsiste immobile même après que les habitants d’un Kalpa [ont disparu].

21. Autour de ce lieu tournent avec les astres, en le laissant à leur droite, Dharma, Âgni, Kaçyapa, Çakra et les solitaires qui vivent dans la forêt.

22. Quand ton père se sera retiré dans la forêt, après t’avoir laissé l’empire, tu gouverneras la terre pendant trente-six mille ans, attaché à la justice et maître de tes sens.

23. Ton frère Uttama sera tué à la chasse, et sa mère, ne pensant qu’à lui, ira dans la forêt pour le chercher, et périra au milieu de l’incendie d’un bois.

24. Après m’avoir offert, à moi dont le sacrifice est l’essence, des sacrifices accompagnés de présents nombreux, après avoir joui en ce monde d’une félicité véritable, tu te souviendras de moi au moment de terminer ta vie.

25. Ensuite tu monteras dans ma demeure qui est un objet de respect pour tous les mondes, qui est placée au-dessus des [sept] Rǐchis, et d’où le sage ne revient plus [sur la terre].

26. Mâîtréya dit : Bhagavat, dont Garuda est l’étendard, ayant ainsi promis à Dhruva une place dans sa demeure, partit, sous les yeux de l’enfant qui le saluait avec respect.

27. Mais Dhruva, quoique ayant obtenu, grâce au culte des pieds de Vichṇu, l’objet de ses désirs dont la possession lui était assurée, rentra cependant, non sans regret, dans la ville.

28. Vidura dit : Comment un sage, qui connaissait si bien son intérêt, après avoir obtenu dans une seule et même existence, grâce au culte des pieds de Hari, le séjour suprême, ce séjour si peu accessible à l’homme, jouet de Mâyâ, comment, dis-je, un tel sage put-il se regarder comme n’ayant pas atteint son but ?

29. Mâitrêya dit : Blessé au cœur par les paroles de sa belle-mère, comme par des flèches, et gardant le souvenir de cet affront, ce n’était pas la délivrance qu’il avait demandée au Dieu qui la donner aussi le repentir s’empara-t-il de lui.

30. Dhruva dit : Après être parvenu en six mois à me réfugier à l’ombre des pieds de celui dont Sananda et ses chastes frères n’ont connu la demeure qu’après de nombreuses existences passées dans la méditation, je le quitte en songeant encore à des distinctions.

31. Hélas ! Voyez la folie d’un malheureux comme moi, qui, après avoir adoré les pieds du Dieu qui anéantit l’existence, demande encore un bien qui doit finir.

32. Mon esprit a été troublé par les Dieux, qui ne sont descendus qu’à regret [pour moi sur la terre], puisque je n’ai pu, dans mon ignorance, comprendre les paroles si vraies de Nârada.

33. Enveloppé par la divine Mâyâ, je vois des distinctions, comme un homme qui rêve ; et, en présence d’un autre être qui n’a cependant pas d’existence réelle, je souffre de douleur en pensant que cet être qui est mon frère «est pour moi un ennemi.

34. Ce que j’ai désiré m’est aussi inutile qu’un médicament à l’homme qui a perdu la vie ; après m’être attiré par mes pénitences la (faveur du Dieu, âme de l’univers, dont la bienveillance est si difficile à obtenir, j’ai, dans mon malheur, demandé l’existence à celui qui peut en exempter.

35. Oui, j’ai eu assez peu de vertu pour solliciter la satisfaction de mon fol orgueil du Dieu qui peut m’associer à sa grandeur ; j’ai fait comme le pauvre qui demande à un roi quelques grains de riz.

36. Mâitrêya dit : C’est que les hommes qui sont comme toi, ami, passionnés pour la poussière du lotus des pieds de Mukunda, se trouvent satisfaits de ce que le hasard leur présente, et ne désirent pas d’autre avantage que celui d’être ses esclaves.

37. Quand le roi eut appris que son fils était de retour, il n’y crut pas plus que si on lui eût dit que l’enfant revenait d’entre les morts. D’où me vient, [se dit-il,] dans mon infortune. Un tel bonheur ?

38. Mais, se rappelant avec confiance les paroles du Rǐchi des Dêvas, il fut transporté de plaisir, et il donna, dans l’excès de sa joie, un collier de grand prix à celui qui lui avait apporté cette nouvelle.

39. Monté sur un char traîné par de bons chevaux, et entouré de cercles d’or, escorté par les Brâhmanes, les vieillards de chaque famille, ses ministres et ses parents,

40. Le roi sortit rapidement de sa capitale, empressé de revoir son fils, au milieu du bruit des conques, des timbales et des flûtes, auquel se joignaient les chants du Vêda.

41. Sunîti et Surutchi, femmes d’Uttânapâda, couvertes de leurs ornements d’or et portées dans une litière, avec Uttama, sortirent également à la rencontre de Dhruva.

42. Le roi n’eut pas plus tôt aperçu auprès du bois son fils qui venait à lui, que descendant en toute hâte de son char, il courut à sa rencontre, troublé par l’affection,

43. Et qu’il le serra dans ses bras, soupirant du regret d’avoir été si longtemps séparé d’un fils que le contact des pieds de Vichvaksêna venait de délivrer de tous les liens du péché.

44. En baisant plusieurs fois sur le front cet enfant qui avait conçu un noble désir, le roi le baigna de douces larmes.

45. S’étant prosterné aux pieds de son père, dont il reçut en échange les bénédictions, Dhruva salua de la tête les deux reines, qui accueillaient avec bonté cet enfant, le premier des êtres vertueux.

46. Surutchi, relevant Dhruva qui s’était prosterné à ses pieds, l’embrassa et lui dit d’une voix entrecoupée par les sanglots : Puisses-tu vivre longtemps !

47. C’est que, semblables à l’eau qui coule d’elle-même vers les lieux bas, tous les êtres ont une inclination naturelle pour ceux qui, par leur bienveillance et leurs autres vertus, ont obtenu la faveur de Hari.

48. Uttama et Dhruva, tous deux émus par leur affection mutuelle, sentant les poils de leur corps se hérisser dans leurs embrassements, versèrent à plusieurs reprises des torrents de larmes.

49. Sunîti, en embrassant ce fils, qui lui était plus cher que l’existence, sentit son chagrin dissipé par le contact de son corps.

50. Des larmes de bonheur inondaient les seins de la mère du héros, d’où le lait, ô guerrier, sortit à plusieurs reprises.

51. Le peuple louait la reine en lui disant : Quel bonheur pour toi d’avoir retrouvé un fils, depuis si longtemps perdu, qui revient dissiper ton chagrin ! Il doit un jour gouverner la terre.

52. Sans doute tu as honoré Bhagavat qui dissipe le chagrin de ceux qui l’adorent, lui sur lequel les sages n’ont qu’à méditer, pour triompher de la mort qu’il est si difficile de vaincre.

53. Au milieu de ces discours flatteurs, le roi fit monter Dhruva et son frère sur un éléphant, et il entra plein de joie dans la ville, accompagné par les louanges du peuple.

54. Toutes les portes étaient surmontées d’arcs de triomphe au dessus desquels se jouaient des images du Makara, et ornées de tiges de Musa et de jeunes troncs de jaquier portant leurs grappes.

55. On y voyait des lampes et des vases remplis d’eau, auxquels étaient suspendus des jets de manguier, des pièces d’étoffes, des guirlandes de fleurs et des colliers de perles.

56. Les murs d’enceinte, les arcades et les maisons étaient tendues de tapisseries d’or et brillaient de feux semblables à ceux que lancent les toits des chars célestes.

57. La grande route, les rues, les cours, les terrasses avaient été nettoyées, parfumées de santal, et parsemées de grains humectés et rôtis, de fruits et de fleurs, de riz et d’autres offrandes.

58. Pendant que Dhruva s’avançait sur le chemin, les femmes de la ville, en le voyant, lui présentèrent des graines de moutarde, de l’orge rôti, du lait caillé, de l’eau, du panic, des fleurs et des fruits ;

59. En y joignant, dans leur affection, des bénédictions qui devaient porter leur fruit ; cependant Dhruva entrait dans le palais de son père, au milieu de leurs beaux chants.

60. Dans cet admirable palais, formé d’un assemblage de grandes pierres précieuses, Dhruva constamment caressé par son père, vécut comme un Dêva dans le ciel.

61. Il s’y trouvait des lits faits de dents d’éléphant, blancs comme l’écume du lait et recouverts de draps d’or, ainsi que des sièges précieux, et d’autres meubles du même métal.

62. Sur les murs, construits en cristal et ornés de grandes émeraudes, se réfléchissaient, en se balançant, des lampes de pierreries ornées de joyaux.

63. Ce palais renfermait des jardins ravissants, embellis d’arbres divins de diverses-espèces, où gazouillaient des couples d’oiseaux, où bourdonnaient des abeilles enivrées.

64. Les étangs, dont les degrés étaient de lapis-lazuli, y étaient couverts de lotus blancs, bleus et rouges, et fréquentés par une foule de cygnes, de canards, de Tchakrâhvas et de grues Sârasas.

65. Le Râdjarchi Uttânapada ayant appris et vu la grandeur merveilleuse de son fils, fut frappé d’un l’étonnement extrême.

66. S’apercevant que Dhruva croissait en âge, qu’il était vénéré de ses sujets et aimé du peuple, le roi l’établit maître de la terre.

67. Quant à lui, se voyant vieux, il partit pour la forêt, méditant, dans un complet détachement, sur la voie de l’Esprit.


FIN DU NEUVIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
HISTOIRE DE DHRUVA,
DANS LE QUATRIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.