Le Bhâgavata Purâna/Livre IV/Chapitre 7

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CHAPITRE VII.

RÉTABLISSEMENT DU SACRIFICE DE DAKCHA.


1. Mâitrêya dit : Satisfait des paroles par lesquelles le Dieu incréé venait de l’implorer, Bhava, ô guerrier magnanime, dit en souriant : Écoutez.

2. Je ne parle pas de la faute d’enfants qui, comme le Chef des créatures, sont dominés par l’Illusion divine ; non, je n’y pense plus. Voici seulement la punition que je leur inflige.

3. Que le Chef des créatures, dont la tête a été consumée par le feu, prenne une tête de bélier ; que Bhaga regarde sa part du sacrifice avec les yeux de Mitra.

4. Que Pûchan mange les grains écrasés, avec les dents de celui qui fait célébrer la cérémonie ; que les Dêvas recouvrent tous leurs membres, eux qui m’ont donné le reste du sacrifice.

5. Que les bras des Açvins, que les mains de Pûchan servent de bras et de mains à ceux qui n’en ont plus ; que les autres sacrificateurs renaissent, et que Bhrĭgu prenne une barbe de bouc

6. Alors tous les êtres, ayant entendu les paroles de Mîḍhuchṭama (Çiva), s’écrièrent, satisfaits dans leurs cœurs : Bien ! Bien !

7. Ensuite, ayant invité le Dieu libéral, les guerriers de l’armée d’Indra et les Rĭchis retournèrent une seconde fois au sacrifice des Dêvas, accompagnés du Dieu et de Vêdhas.

8. Et après avoir tout exécuté selon ce qu’avait dit le bienheureux Bhava, ils adaptèrent au corps de Dakcha la tête d’un bélier destiné au sacrifice.

9. Au moment où cette tête s’attachait au corps, Dakcha, sur lequel Rudra fixait ses regards, se leva tout à coup comme s’il se réveillait, et vit en face de lui Mrĭḍa.

10. Alors le Chef des créatures, dont le cœur avait été souillé par la haine qu’il portait à Çiva, devint, sous le regard du Dieu, pur comme un lac pendant la saison de l’automne.

11. Il voulut célébrer les louanges de Bhava ; mais le souvenir de la fille qu’il avait perdue, réveillant sa tendresse, étouffa sa voix dans les larmes du regret.

12. Ayant ensuite ramené, quoi qu’avec peine, le calme dans son cœur, le sage Dakcha, ému d’attendrissement, chanta les louanges d’Îça avec une affection sincère.

13. Dakcha dit : Ah ! C’est de ta part une preuve de grande bienveillance que de m’avoir puni, moi qui t’avais outragé. Non, vous ne dédaignez pas, Hari et toi, ceux qui ne sont Brâhmanes que de nom. Qu’auraient donc à craindre ceux qui sont fidèles à leurs devoirs ?

14. Tu as jadis, sous la forme de Brahmâ, créé de ta bouche, pour conserver la connaissance de l’Esprit, les Brâhmanes, gardiens fidèles des œuvres, des austérités et de la science. Aussi, Dieu suprême, tu sais, semblable au pasteur qui veille sur son troupeau, protéger, en les châtiant, les Brâhmanes contre tous les malheurs.

15. Puisse celui qui, attaqué dans l’assemblée par les paroles injurieuses, qu’ignorant de sa nature, j’avais lancées contre lui, a oublié cet outrage pour protéger par un regard bienveillant un coupable que son insolence à l’égard de l’Être le plus digne de respect précipitait dans les régions infernales, puisse cet Être bienheureux trouver dans ce qu’il a fait sa propre satisfaction !

16. Mâitrêya dit : Après avoir ainsi calmé Mîḍhvas (Çiva) et reçu l’ordre de Brahmâ, Dakcha, assisté des Agnis, des prêtres officiants et des maîtres, reprit la célébration du sacrifice.

17. Pour continuer la cérémonie, les Brâhmanes versèrent l’offrande dans les trois coupes consacrées à Vichṇu, afin d’effacer les souillures causées par l’attaque des guerriers [de Çiva].

18. Assisté du sacrificateur qui tenait l’offrande, celui qui faisait célébrer le sacrifice médita, ô chef des hommes, avec une intelligence pure ; et alors Hari lui apparut.

19. Il arrivait, transporté par Târkchya, dont les ailes sont des hymnes, effaçant l’éclat de tous ces sages par sa propre splendeur qui éclairait les dix points de l’horizon.

20. Il était noir et couvert d’un vêtement de couleur d’or ; il portait un diadème brillant comme le soleil ; son visage était orné d’anneaux et paré de boucles de cheveux noirs semblables à des abeilles ; avec ses bras chargés d’or, qui agitaient une conque, un lotus, le Tchakra, des flèches, un arc, une massue, un glaive et un bouclier, il ressemblait à un Karṇikâra [tout en fleurs].

21. Tenant son épouse sur son sein, portant une guirlande de fleurs des bois, escorté d’un éventail et d’un chasse-mouche qui se jouaient à ses côtés comme deux flamingos, et la tête abritée par un parasol blanc qui ressemblait à la lune, il répandait la joie dans l’univers avec un seul de ses regards et de ses nobles sourires.

22. À la vue du Dieu qui venait d’arriver, toutes les troupes des Suras, ayant à leur tête Brahmâ, Indra et Çiva aux trois yeux, se levèrent aussitôt pour le saluer.

23. Privés de leur propre éclat par sa splendeur, la voix embarrassée, pleins de trouble, ils adorèrent Adhôkchadja, les mains jointes et la tête inclinée.

24. Atmabhû et les autres Dieux, dont les œuvres, comparées à la grandeur de Vichṇu, sont bien peu de chose, célébrèrent chacun selon la force de leur intelligence, celui qui, par bienveillance pour eux, leur manifestait sa forme.

25. Aussitôt, louant avec joie celui qui prend pour sa part le meilleur des vases consacrés à l’offrande, le Chef du sacrifice, le précepteur suprême des Créateurs de l’univers, qui était entouré de Sunanda, de Nanda et de ses autres serviteurs, Dakcha s’inclina devant lui avec recueillement et en joignant les mains en signe de respect.

26. Dakcha dit : Tu es celui qui, sous sa propre forme, est l’Esprit même, qui est pur, affranchi des divers états de l’intelligence, unique, à l’abri de la crainte, maître de l’Illusion qu’il arrête, et qui, prenant à son égard le rôle d’homme, [entre dans son sein] et y réside comme s’il n’était pas pur, lui qui ne reçoit de lois que de lui-même.

27. Les prêtres officiants dirent : Ô Dieu absolu, ô Rudra ! Il fallait que nous ignorassions ton essence, nous qui, pendant le sacrifice, avons été jetés par la malédiction [de Nandîçvara] dans de fausses idées. Elle nous est connue [maintenant] cette essence qu’on nomme le sacrifice, lequel est dirigé par le triple Vêda, symbole de la loi, et pour lequel tu as établi la réunion de ces Divinités.

28. Les assistants dirent : Dans le chemin de la naissance où il n’y a pas d’abri, que rendent impraticable de grandes misères, où le Dieu de la mort se présente comme un affreux reptile, où l’on a devant les yeux le mirage des objets, où les affections opposées [du plaisir et de la peine] sont des précipices, où l’on redoute les méchants comme des bêtes féroces, où la douleur est comme l’incendie de la forêt, comment une caravane d’ignorants, chargée du pesant fardeau du corps et de l’âme, tourmentée par le désir, pourrait-elle jamais, ô Dieu qui donnes un asile, parvenir jusqu’à tes pieds ?

29. Rudra dit : Si, pendant que ma pensée, ô Dieu libéral, est exclusivement occupée de tes pieds excellents, qui donnent le sens de toutes choses, et qui doivent être adorés avec respect par les solitaires mêmes que ton amour a détacha de tout ; si pendant ce temps le monde ignorant m’appelle avec mépris contempteur des lois, je puis, grâce à ton extrême bienveillance, supporter cet outrage.

30. Bhrĭgu dit : Ô toi dont Brahmâ et les autres êtres revêtus d’un corps, détournés de la connaissance de l’Esprit par l’impénétrable Mâyâ, et dormant dans les ténèbres, ne savent pas, même aujourd’hui, reconnaître l’essence, quoiqu’ils la portent en eux-mêmes, sois-moi favorable, toi l’âme et l’ami de ceux qui te vénèrent.

31. Brahmâ dit : Non, ce n’est pas ta vraie forme que celle que voit l’homme avec ses organes faits pour saisir les divers objets ; car toi, qui es l’asile de la science, de la substance et de la qualité, tu es distinct de ce produit de Mâyâ qui n’a pas d’existence réelle.

32. Indra dit : C’est là cependant ton véritable corps, ô Atchyuta ; ce corps qui produit toutes choses, qui réjouit le cœur et les yeux, et qui est muni de huit bras brandissant des armes prêtes à dissiper les ennemis des Suras.

33. Les femmes dirent : Ce sacrifice qui, institué par Dakcha en ton honneur, et qui maintenant, interrompu par le Maître des créatures irrité contre Dakcha, a vu ses fêtes interrompues et ressemble à un cimetière, daigne, ô toi qui es le sacrifice même, le purifier pour nous d’un regard de tes yeux beaux comme le lotus.

34. Les Rĭchis dirent : Tes actions, ô Bhagavat, ne produisent donc pas pour toi de conséquences, puisque tu accomplis toi-même des œuvres dont tu ne ressens pas l’effet ; tu ne fais même pas attention à cette Déesse souveraine qui s’attache à tes pas, elle que les hommes adorent pour obtenir le bonheur.

35. Les Siddhas dirent : Semblable à un éléphant qui, atteint par l’incendie de la forêt, et dévoré par la soif, se précipite dans le fleuve et ne ressent plus l’atteinte du feu, notre esprit, consumé par la douleur, se plongeant dans le fleuve du pur nectar de tes histoires, oublie l’incendie [des passions], et ne quitte pas plus les eaux de ce fleuve que s’il était réuni à Brahma.

36. La femme de Dakcha dit : Sois, le bienvenu, ô Seigneur ! Sois-nous favorable, adoration à toi ! Protége-nous, toi l’asile de Çrî, avec Çrî ta bien-aimée. Sans toi, Seigneur, le sacrifice est comme un corps dont la tête a été coupée ; ses membres ne peuvent lui servir.

37. Les Gardiens du monde dirent : Comment pouvons-nous te voir avec nos yeux faits seulement pour saisir ce qui n’a pas de réalité, toi le spectateur interne qui vois [également] le monde visible ? Si, en effet, tu nous apparais comme un être individuel formé des cinq éléments, c’est là, Dieu puissant, le produit de ta Mâyâ.

38. Les chefs du Yoga dirent : Nul ne t’est plus, cher, ô Seigneur, que celui qui ne se distingue pas lui-même de toi, de toi qui es l’âme de l’univers. Daigne donc, ô maître bienveillant, accueillir d’une manière favorable ceux qui ont recours à toi avec une dévotion exclusive.

39. Adoration à celui qui n’a besoin que d’un simple acte de sa pensée pour établir en lui-même des distinctions, au moyen de l’Illusion dont il dispose. Illusion dont les qualités se divisent de tant de manières, sous l’influence du Destin, dans les phénomènes de la création, de la conservation et de la destruction de l’univers ! Adoration à celui qui, pour que les qualités et leur trouble cessent en lui, n’a qu’à persister dans l’état qui lui est propre !

40. Le Vêda dit : Adoration à toi qui as adopté la qualité de la Bonté, à toi qui as produit le devoir et ce qui en résulte, à toi qui n’as pas de qualités et dont ni moi ni d’autres ne connaissons l’essence !

41. Agni dit : Celui par la splendeur duquel, brillant d’une énergie extrême, j’emporte dans un bon sacrifice l’offrande arrosée de beurre clarifia, ce Dieu qui veille sur le sacrifice et qui est le sacrifice même dont on compte cinq formes et que dirigent heureusement les cinq prières sacrées, je m’incline devant lui.

42. Les Dêvas dirent : Jadis, à la fin du Kalpa, ayant ramené dans ton sein les effets produits par toi, tu dormais à la surface de l’Océan, porté sur le Roi des serpents ; comme sur un siège, toi le premier des esprits, toi la voie de l’Esprit suprême, sur laquelle méditent les Siddhas. C’est toi-même, qui, te montrant aujourd’hui à nos yeux, nous protèges, nous qui Sommes tes serviteurs.

43. Les Gandharvas et les Apsaras dirent : le plus puissant des êtres ! Marîtchi et les autres sages, Brahmâ, Indra et les troupes des Dêvas qui ont Rudra pour chef, ne sont que des portions des parties de ta substance. Cet univers y ô Seigneur, est l’instrument de tes jeux ; c’est à toi que nous adresserons toujours notre hommage.

44. Les Vidyâdharas dirent : L’homme qui recevant, de la Mâyâ dont tu disposes, ce corps comme instrument, dit : « Moi et le mien, » et qui, même négligé par des enfants ingrats, est encore malheureux parce qu’il désire des objets qui n’ont pas de réalité, l’homme, dis-je, ne peut se débarrasser de ce qui l’égaré qu’en recherchant avec ardeur l’ambroisie de tes histoires.

45. Les Brâhmanes dirent : Tu es le sacrifice, tu es l’offrande, tu es le feu lui-même ; tu es la prière, le bois, l’herbe sainte et les vases. Les assistants et les sacrificateurs, les époux [qui font célébrer le sacrifice], les Divinités, l’offrande au feu, l’exclamation Svadhâ, le jus de l’aselépiade, le beurre clarifié, la victime, tout cela, c’est toi.

46. C’est toi qui jadis, prenant la forme d’un grand sanglier, retiras avec ta défense la terre du fond de l’Abîme, comme le roi des éléphants soulève sa femelle, pendant que les chants joyeux des Yôgins, ô toi dont le triple Vêda est la forme, te célébraient comme celui dont le sacrifice est l’ouvrage.

47. Daigne aussi nous traiter avec bienveillance, nous qui aspirons à te voir, privés, comme nous le sommes, de l’œuvre des gens de bien. Adoration à toi, Seigneur du sacrifice, toi dont il suffit que les hommes prononcent le nom pour que les obstacles qui s’opposent à la cérémonie disparaissent !

48. Mâitrêya dit : Pendant que Hrǐchîkêça, qui donne l’existence au sacrifice, était ainsi loué, ô Vidura ! Dakcha, le chantre inspiré, dirigeait la cérémonie qui avait été troublée par Rudra.

49. Bhagavat, l’âme de l’univers, adressa ainsi la parole à Dakcha, comme s’il eût été satisfait de la part qui lui était réservée, lui qui jouit des portions de tous.

50. Bhagavat dit : Je suis Brahmâ, Çarva, la cause première de l’univers, l’Esprit, le Seigneur et le témoin [des âmes], qui est intelligent par lui-même et qui n’a pas d’attributs.

51. M’unissant, ô Brahmane, avec la Mâyâ dont je dispose, et que constituent les qualités, créateur, conservateur et destructeur de l’univers, je prends des noms conformes à mes œuvres.

52. Au sein de cet Esprit suprême, qui est l’unique et absolu Brahma, l’homme ignorant distingue Brahmâ, Rudra et les créatures.

53. De même qu’il n’y a pas un homme qui se figure que sa tête, ses mains et ses membres soient ceux d’un autre, ainsi celui qui m’est dévoué pense que les êtres [ne sont autre chose que moi].

54. Celui qui ne distingue pas l’un de l’autre, ô Brâhmane, les trois Dieux qui n’ont qu’une même nature et qui sont l’âme de tous les êtres, celui-là obtient le repos.

55. Mâitrêya dit : Le premier des Chefs des créatures, ainsi instruit par Bhagavat, après avoir adoré Hari, sacrifia aux Dêvas sous leur double nature, à l’aide de la cérémonie consacrée à ce Dieu.

56. Il offrit aussi, plein de recueillement, à Rudra, la part qui lui était réservée, et aux autres Divinités qui boivent le Sôma, ce qui termine le sacrifice ; et après avoir achevé la cérémonie, il prit avec les prêtres officiants le bain final de l’Avabhrǐtha.

57. Pensant, selon la loi, à l’Être qui obtient par sa propre majesté le succès de ses desseins, les Dieux se retirèrent dans le ciel.

58. Cependant Satî, la fille de Dakcha, ayant abandonné, [ainsi qu’il a été dit,] son premier corps, naquit de nouveau, selon la tradition, comme fille de Mena, femme de l’Himavat.

59. [Sous le nom d’] Ambikâ, elle ne cesse de rendre un culte à son époux chéri, qui est la voie de ceux qui l’aiment sans partage, aussi constante que l’énergie qui n’abandonne jamais l’Esprit au sein duquel elle sommeille.

60. Cette histoire du bienheureux Çam̃bhu (Çiva), destructeur du sacrifice de Dakcha, m’a été racontée par Uddhava, ce sage dévoué à Bhagavat, et disciple de Vrǐhaspati.

61. Lorsqu’après avoir entendu le récit de cette œuvre d’Îça, récit qui est un moyen suprême de purification, qui donne de la gloire, une longue vie, et qui efface tous les péchés, l’homme le raconte sans cesse, il secoue toutes ses fautes par l’effet de cette dévotion.


FIN DU SEPTIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
RÉTABLISSEMENT DU SACRIFICE DE DAKCHA,
DANS LE QUATRIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.