Le Bhâgavata Purâna/Livre IV/Chapitre 22

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CHAPITRE XXII.

CONSEILS DE SANATKUMÂRA.


1. Mâitrêya dit : Pendant que le peuple célébrait ainsi Prǐthu, dont l’héroïsme était immense, les quatre solitaires, [fils de Brahmâ,] qui resplendissent comme le soleil, vinrent le visiter.

2. Le roi et sa suite reconnurent à leur éclat, qui purifie les mondes, ces chefs des Siddhas, qui descendaient du ciel.

3. À cette vue, le fils de Vêna, les assistants et sa suite se levèrent aussitôt, comme pour reprendre la vie qui s’échappait de leur sein, et avec l’empressement que le principe directeur des sens met à saisir les qualités sensibles.

4. Retenu par le respect, ce prince vertueux, inclinant la tête avec soumission, honora comme il convenait ces sages, auxquels il avait présenté un siège et les offrandes de l’hospitalité.

5. Regardant le bandeau qui retenait sa chevelure comme purifié par l’eau où ils s’étaient lavé les pieds, il remplit à leur égard, pour les honorer, les devoirs d’un homme vertueux :

7. Joyeux, plein de foi et de modestie, il adressa ainsi la parole à ces sages, aux premiers-nés de la création, qui assis sur leurs sièges d’or, ressemblaient à autant d’Agnis sur leurs trônes.

8. Prĭthu dit : Quelle bonne œuvre ai-je donc accomplie, ô vous dont la vertu est la voie, pour avoir le bonheur de contempler des sages que les Yôgins eux-mêmes ont tant de peine à voir ?

9. Qu’y a-t-il de difficile, dans ce monde ou dans l’autre, pour celui qui obtient la bienveillance des Brâhmanes, de Çiva, de Vichṇu et de leurs serviteurs ?

10. Ces sages en effet parcourent les mondes ; mais les mondes ne les voient pas plus que les éléments visibles, causes de cet univers, n’aperçoivent l’âme qui voit tout.

10. Quoique pauvres, ils sont certainement riches les chefs de maison vertueux, dans la demeure desquels l’eau, le gazon, la terre, le maître du logis et les domestiques sont agréés des plus vénérables personnages.

11. Mais ce sont des arbres, repaires du serpent, que les maisons mêmes où abondent tous les biens, quand les serviteurs de celui dont les pieds sont un étang sacré, ne les viennent pas visiter.

12. Soyez les bienvenus, ô les meilleurs des Brâhmanes, vous qui, malgré votre jeunesse, désireux de vous sauver, accomplissez avec foi et constance les longs devoirs de la dévotion.

13. Quel peut être notre bonheur, à nous qui n’avons d’autre but que les objets des sens, à nous que nos œuvres ont fiait tomber dans ce monde où l’on ne sème que misères ?

14. Les souhaits de bonheur [qu’on adresse à des hôtes], ne sont pas nécessaires avec des sages qui, comme vous, trouvent leur satisfaction en eux-mêmes, et chez lesquels n’existent pas même les idées de bonheur et de malheur.

15. Je vous adresse cependant mes vœux avec confiance, à vous qui êtes les amis de ceux qui se mortifient en ce monde, pour que dans cette existence le bonheur ne vous abandonne jamais.

16. C’est certainement Bhagavat, l’être incréé, l’âme des sages maîtres de leur cœur, qui, se donnant à lui-même l’existence par bienveillance pour ses amis, parcourt la terre sous cette forme de Siddha.

17. Mâitrêya dit : Après avoir entendu ces belles et excellentes paroles de Prǐthu, ces paroles douces et mesurées, Sanatkumâra lui répondit en souriant presque de plaisir.

18. Sanatkumâra dit : Tu as bien fait, grand roi, dans ta bienveillance pour tous les êtres, de nous adresser tes vœux, quoique tu connusses qui nous sommes ; de pareilles dispositions sont celles des hommes vertueux.

19. La rencontre des gens de bien, et les souhaits, également approuvés de celui qui les prononce et de celui qui les reçoit, qu’ils s’adressent en s’abordant, font le bonheur de tous.

20. Oui, dans l’exposition que l’on se fait des vertus que possèdent les pieds de l’ennemi de Madhu, il y a, ô roi, un amour qu’il n’est pas facile d’éprouver, amour durable et qui peut effacer du cœur les taches et les souillures du désir.

21. Les livres qui ont sagement réglé les devoirs, ont indiqué à l’homme un double moyen de bonheur : le détachement, qui va jusqu’à nous détacher de nous-mêmes, et la passion inébranlable qu’on éprouve pour Brahma, qui n’a pas de qualités.

22. La foi, l’observation des devoirs qu’a tracés Bhagavat, le désir de connaître, la pratique d’un Yoga dont l’Esprit suprême est l’objet, une soumission constante aux chefs du Yoga, le goût des purs entretiens qui ont pour but le Dieu dont la gloire est pure ;

23. L’indifférence pour la société des hommes qui ne se plaisent qu’aux sens et qu’à leurs objets, le mépris des choses qu’ils estiment, l’amour de la solitude et le pouvoir de se suffire à soi-même, à moins qu’il ne s’agisse de boire l’ambroisie des histoires de Hari ;

24. Le respect de la vie des créatures, la pratique de l’ascétisme le plus élevé, le souvenir qui nous rappelle la délicieuse saveur des hauts faits de Mukunda, l’observation des règles de la morale, la pratique désintéressée des devoirs religieux, la tolérance, l’absence de tout désir, l’indifférence pour toute espèce de sensation,

25. Une disposition constante à énumérer les qualités de Hari, pour en combler les oreilles de ses adorateurs, une dévotion toujours croissante : voilà les moyens faits pour inspirer promptement à l’homme le détachement et l’amour de Brahma, de cet Être exempt d’attributs et de personnalité, qui est à la fois ce qui existe et ce qui n’existe pas [pour nos organes].

26. Quand une fois s’est développée dans l’âme une passion profonde pour Brahma, celui qui l’éprouve, remplissant les devoirs religieux, consume, en l’épuisant par l’ardeur de la science et du détachement, le cœur, cette enveloppe de la vie formée par les cinq éléments, comme le feu qui en se développant dévore le bois où il a pris naissance.

27. Quand l’homme a consumé son cœur, affranchi dès lors de toutes les facultés qui en dépendent, il n’aperçoit plus, en dehors ni au dedans de lui, la distinction qu’il voyait auparavant entre le monde et l’Esprit, parce qu’elle a disparu, comme disparait au réveil le rôle qu’un songe nous faisait jouer.

28. C’est dans son cœur, au sein de cet attribut sans réalité, que l’homme voit [une distinction entre] l’Esprit et l’objet sensible, et qu’il saisit le principe [de la personnalité] qui est différent de l’un et de l’autre ; sans le cœur il ne verrait pas cette distinction.

29. En général il faut une cause accidentelle, comme la présence [d’un miroir ou] de l’eau, pour que l’homme se distingue lui-même de son image ; cela ne peut avoir lieu autrement.

30. Chez les hommes qui ne songent qu’aux objets, le cœur distrait par les sens qu’entraînent les choses extérieures, enlève à l’intelligence la faculté qu’elle a de connaître, comme le gazon pompe l’eau de l’étang [au bord duquel il croît].

31. La perte de la mémoire suit celle de l’intelligence, et la perte de la science, celle de la mémoire ; quant à la perte de la science, les sages l’ont dit, c’est l’anéantissement de l’âme par elle-même.

32. Non, il n’y a pas au monde pour l’homme d’anéantissement plus réel que cet oubli de soi-même qui porte l’âme à trouver hors d’elle quelque chose de plus précieux qu’elle-même.

33. La préoccupation passionnée que produit le mouvement qui entraîne les sens vers les objets, est l’anéantissement complet de l’homme ; il perd ainsi la science divine et humaine qui seule assure sa supériorité.

34. Que celui qui veut traverser les épaisses ténèbres [du monde] ne s’attache jamais à ce qui peut détruire pour toujours le devoir, la fortune, le plaisir et le salut.

35. Parmi ces quatre objets mêmes, le salut est le seul que son caractère de durée rende digne d’être recherché ; car les trois autres biens que l’homme désire sont toujours accompagnés de la crainte qu’inspire le Temps.

36. Les êtres, tant supérieurs qu’inférieurs, viennent tous de la transformation successive des qualités ; le bonheur durable n’existe pas pour eux, parce que le souverain Seigneur met un terme à leur félicité.

37. Celui qui brille au milieu du cœur des êtres mobiles et immobiles qu’enveloppent le corps, les sens, le souffle vital, l’intelligence et la personnalité, parce que présent partout, à la fois extérieur et intérieur, il y dirige l’âme individuelle, celui-là est Bhagavat ; reconnais-le en toi-même, en disant ; C’est moi.

38. Cet être, au sein duquel ce qui existe et ce qui n’existe pas [pour nos organes], parait être réellement, illusion trompeuse que la réflexion dissipe, comme quand on a pris une guirlande pour un serpent ; cet être perpétuellement affranchi, pur, intelligent, existant en réalité, et supérieur à la Nature que souille l’action, c’est celui auprès duquel je cherche un asile.

39. Oui, réfugie-toi auprès de Vâsudêva ; c’est par la dévotion qu’ils prouvent pour les gracieux pétales du lotus de ses pieds, que les sages délient le nœud du cœur, ce siège de l’action, bien plus sûrement que les ascètes mêmes qui, l’esprit vide de toute pensée, ramènent à eux le courant rapide de leurs sens.

40. Ils ressentent ici-bas de grandes douleurs, et ne traversent pas aisément la mer de l’existence peuplée par les monstres des six passions, ceux qui ne prennent pas le Seigneur pour vaisseau ; fais-toi donc un navire des pieds adorables du bienheureux Hari, pour pouvoir traverser l’océan infranchissable du malheur.

41. Mâitrêya dit : Quand Sanatkumâra, le sage fils de Brahmâ, eut enseigné complètement à Prĭthu la voie de l’Esprit, le roi lui ayant exprimé son approbation, lui paria en ces termes :

42. Sans doute Hari, qui a pitié des malheureux, m’a autrefois accordé sa bienveillance ; et c’est pour m’en assurer l’effet, ô bienheureux Brâhmane, que vous êtes venu ici.

43. C’est à la compassion des sages que je dois entièrement l’existence ; car la vie et tout ce que je possède m’a été donné par des Brâhmanes vertueux ; que pourrais-je donc vous offrir ?

44. Femme, fils, maisons, richesses, royauté, armée, terré, trésors, je vous remets tout, et jusqu’à ma vie même.

45. Le commandement des armées, la puissance royale, le droit de punir, la souveraineté sur tous les mondes, sont dus à celui qui connait le Vêda et les livres de la loi.

46. C’est de son bien seul que le Brâhmane mange, qu’il se vêtit, qu’il fait l’aumône ; et c’est par sa ferveur : que vivent les Kchattriyas et les autres classes.

47. Que ces sages, habiles dans le Vêda, qui ont eu assez pitié de nous pour nous enseigner la voie de Bhagavat, en exposant d’une manière complète ce que c’est que l’Esprit, soient satisfaits de leur œuvre ! Qui pourrait jamais reconnaître un tel bienfait, sans leur présenter respectueusement l’offrande de l’eau ?

48. Ainsi honorés par le premier des rois, ces sages, maîtres du Yoga qui a l’Esprit pour objet, louèrent sa vertu et remontèrent au ciel à la vue des assistants.

49. Et le fils de Vêna, le premier des grands hommes, devenu maître de lui-même par la fermeté qu’il devait à la connaissance de l’Esprit, se sentit au comble de ses vœux.

50. Les actions qu’il fit, il les accomplit en vue de Brahma, et selon le temps, le lieu, la convenance et la mesure de ses forces et de ses richesses,

51. Rapportant à Brahma le fruit de ses œuvres, détaché de tout, recueilli, et reconnaissant en lui-même l’Esprit, spectateur indifférent de l’action et supérieur à la Nature.

52. Au sein même de sa maison, quoique entouré de l’éclat de la puissance suprême, il n’éprouvait aucun attachement pour les objets sensibles, et il était aussi désintéressé que le soleil

53. C’est ainsi qu’accomplissant les œuvres, en restant toujours uni à l’Esprit suprême, il eut d’Artchis cinq fils semblables à lui.

54. C’étaient Vidjitâçva, Dhûmrakêça, Haryakcha, Draviṇa, et Vrĭka ; le roi leur père possédait à lui seul les vertus de tous les Gardiens du monde.

55. Pour conserver l’univers, ce prince, ami d’Atchyuta, réjouissait, chacun en son temps, ses sujets, par les aimables qualités de son cœur, de ses discours et de ses actions.

56. Aussi lui donna-t-on le titre de Râdja, comme à un second Sômarâdja, parce que semblable au soleil, il savait répandre à la fois et recueillir les richesses de la terre qu’échauffait sa puissance.

57. Il était indomptable dans sa splendeur comme le feu, invincible comme le grand Indra, patient comme la terre ; semblable au ciel, il accordait aux hommes les objets de leurs désirs.

58. Il les charmait, comme le Dieu de la pluie, en laissant tomber sur eux tous les biens qu’ils souhaitaient ; il était impénétrable comme l’Océan, stable comme le Roi des montagnes,

59. Instruit comme le Roi de la justice, merveilleux comme l’Himavat, opulent comme Kuvêra, habile à cacher ses richesses comme Varaṇa.

60. Sa force, sa vigueur et son énergie étaient celles du vent, âme de tous les êtres ; sa puissance irrésistible égalait celle du Dieu bienheureux qui commande aux Bhûtas.

61. Il était beau comme le Dieu de l’amour, courageux comme le Roi des animaux, bienveillant pour les hommes comme le Manu, puissant comme le bienheureux Adja.

62. Il possédait le Véda comme Vrǐhaspati ; il était maître de lui comme Hari même ; sa tendresse pour les vaches, pour ses précepteurs spirituels et pour les Brâhmanes dévoués à Vichvaksêna, sa modestie, sa soumission, sa vertu et son zèle pour les autres, le rendaient sans égal.

63. Sa gloire, célébrée en tous lieux par les hommes dans les trois mondes, pénétrait dans les oreilles des femmes, comme fait celle de Râma parmi les hommes vertueux.


FIN DU VINGT-DEUXIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
CONSEILS DE SANATKUMÂRA,
DE L’HISTOIRE DE PRǏTHU, DANS LE QUATRIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.